Quinze Février 2023, le papier est papier.
la radio diffuse un quatuor : elle non plus, pas plus que le papier où j’écris, elle ne m’entend pas – comme Narcisse qui met du monde au miroir et s’y croit regardé par un public ombreux, comme un idolâtre qui mettrait une présence au plâtre de ses statues

Papier sourd.

Depuis Octobre ou Novembre 2008, au rez-de-chaussée d’un immeuble où j’écoute avec un stéthoscope le murmure des poumons et des valves cardiaques, le recueil scolaire d’une agrégée de lettres, ramassé sur le marbre de l’entrée. Les livres scolaires de Colette, déposés dans le hall d’entrée pour la mémoire des voisins si nombreux, par ceux de ses amis qui vidèrent après sa mort l’appartement je ne sais plus auquel des dix sept étages

ces dix sept étages où

encore aujourd’hui

tant d’années après que les nouveaux étudiants ignorent peut être qu’il y eut une Salle de la Table Ronde

C’est une page de la culture à l’université qui se tourne. Dans le cadre du plan Campus, le projet de réhabilitation du bâtiment principal de l’université de Strasbourg (USDS) prévoit la destruction de la salle de la Table Ronde à l’été 2018. Fermée au public depuis 2009 pour des questions de sécurité, ouverte uniquement pour des cours de la faculté des arts et des répétitions de l’orchestre universitaire, cette salle est surtout connue pour avoir accueilli les pièces de l’Artus, le plus ancien 

ces dix sept étages où

encore aujourd’hui

d’autres lectrices

mais le livre de latin de Colette Weil (palmes académiques) née le vingt six Novembre mil neuf cent vingt six elle a ainsi quatorze ans lorsqu’avec ses parents chassée de Bouxwiller…

Sur le marbre de l’entrée de l’immeuble, 2008 : aujourd’hui comment réveiller sa mémoire, justement quatorze années après ? Heureusement qu’elle a une rubrique Wikipedia

Colette Weil.

on peut la voir exactement comme lors de ses derniers passages en Avignon où elle ne loupait rien.

Ses bouquins, en tas, sur le marbre de l’entrée : j’ai reconnu son nom – elle avait dit à son docteur qui était moi qu’elle ne survivrait pas elle avait eu raison le lacrimosa devrait être chanté sans cesse mais je ne m’en sortirais pas il remplacerait par sa splendeur musicale la détresse médicale de tant d’impuissances

elle avait eu raison, depuis son appartement dans les étages de cette tour qui dit bien le silence taiseux de l’inesthétique bunkérienne des années d’après guerre moi au pied de la tour

Wir leben ewig wir leben trotzdem (songeant à Esther Bejarano)
Esther Bejarano qui chantait.

comme aux pieds d’un concours de mutisme architectural qui dit sa passion pour le rangement des gens – business business – vous savez quand on est en haut de ces tours on voit la cathédrale gothique (passionnant!) maaaiiiis… quand on est …. en haut de la cathédrale on voit quoi… on voit le parallélépipède (silo je crie ton nom ! Silence de l’architecture je sais qu’on peut t’aimer aussi, Tours des années soixante dix vous êtes aimables aussi quoique quoique…), on voit depuis la cathédrale les trois tours de la rue ça doit pas être folichon de voir ces trois tours à la place des perspectives enchanteresses que signala Goethe depuis la cathédrale … et donc voilà : en bas de ma tour, ce jour de 2008, il y eut une petite offrande de bouquins de classe et de fac des années de l’Après-Guerre de Colette, oui les tragédies grecques, Sophocle oui il est actuel et Plaute, ( ah mes amis la dérision alexandrine n’est pas de trop en 2023 pendant que la machine à massacres se perfectionne en Ukraine ) dirait-on pas de tout le progrès technique qu’il nous tire de guerre en guerre comme un machiavélique danseur, dans un pas de deux, un danseur machiavélique qui valse avec chacun de nos gestes intelligents vers le futur pour en faire à chaque fois le pire. (Ça y est j’ai compris : l’esthétique de ma tour est mariée avec l’esthétique des bunkers comme celle de la cathédrale l’était avec le bâti des châteaux forts)

Le livre de latin.(avec dedans une affichette de pub pour un film colonial projeté en 1945 à Lyon)

je remarque tout de suite les grecs, et puis c’est écrit sur chaque livre Colette Weil la reine de tous les ami•es théâtraux – celle qui a donné au théâtre universitaire ses lettres arthuriennes en mai 1968 quand le TUS est devenu l’ARTUS – le petit tas de livres je les prends avec effroi je les empile derrière moi entre les manuels d’anatomie et les guides thérapeutiques

et, j’avoue, les écrits de Lacan et je ne dirai pas tout il va y avoir suffisamment d’énumérations ensuite dans ce texte je vais pas dire tout ce qui s’est amalgamé derrière moi comme un bouclier de superstitions littéraires. Et les livres scolaires de Colette Weil – je pense à ce qu’elle m’avait raconté de la dispersion du mobilier familial chez les voisins qui s’étaient servi et d’un portrait d’Adolf retrouvé dans un cadre qui avait servi aux portraits de la famille je crois me souvenir.

Avant hier c’était un jour gris de Février et j’ai emporté un des livres, son manuel de latin, jusque chez moi, sur mon vélo, dans la brume la nuit après le dernier patient c’était une belle brume de Février

presque comme si on était encore avant, dans les temps d’avant le réchaud et j’ai traversé le campus où régna Colette j’ai longé le spectre de la salle de théâtre de la Table Ronde, qu’elle chérissait tant au point d’en rêver la reconstruction,

De Colette on sait tous qu’elle avait vécu, enfant, dans une cité au nord de Strasbourg et au delà des bois et des collines, et l’actuel conservateur du musée juif de Bouxwiller me rappelle que les Juifs de Bouxwiller ont été expulsés par les nazis après la débâcle de juin 40, conduits en camion jusqu’à la Ligne de Démarcation en son point le plus proche, c’est à dire le Jura, côté Lons-le- Saunier. Aussi, elle était restée en plein péril, en dessous de la ligne de démarcation pendant la guerre, puis il n’y a plus eu de ligne de démarcation et elle a vu les soldats allemands de tout près – sauf que dès la libération de Lyon, elle a intégré – je le vois dans le livre de latin : « KHÂGNE LYON » et la date

           1945.

Les titres des chapitres elle les a rédigés en lettres gothiques.


Dès le premier instant de liberté (je dis ton nom) elle a été rejoindre la source tonitruante du savoir et l’a embrassée à bras son corps d’élève acharnée – on voit la somme de travail dans les pages de ce petit manuel scolaire qui au fil des pages devient universitaires et où surgissent des noms parmi les plus grands de l’enseignement littéraire d’alors.

Colette Weil en gothique.

Après la guerre ils ont voulu rentrer chez eux les potes leur ont fermé les portes aux nez –ah vous êtes pas morts ?- comme si assassins rentrant du bagne les assassins c’était qui on allait mettre du temps à se le mettre dans la tête avant de savoir qui était qui et puis pire évidemment il y a toujours pire : quand la synagogue a failli être vendue pour en faire un parking (c’était bien après la guerre et toujours une super ambiance) heureusement que le frère de Colette enseignait l’urbanisme à Aix Marseille il a su trouver les mots et alors la synagogue un musée.(je me rappelle y être allé avec Tomi un beau très beau jour le six octobre en deux mil treize il avait dessiné une statue pour le parvis on dit le parvis ?

Pas foule à Bouxwiller pour l’inauguration du monument imaginé par Tomi pour marquer l’entrée du musée juif.

Moi en 1789 mon arrière arrière arrière grand père il est là dans cette ville il est orphelin il rejoint les révolutionnaires il écrit des poésies dans ses papiers j’ai des tonnes de papiers qu’il a gardé avec son portefeuille militaire pour passer les douanes révolutionnaires puis réactionnaires puis les époques et les paradoxes pas la tête dans la guillotine surtout pas au secours il a failli c’est tout juste heureusement Robespierre en prison et alors lui sort de la prison des Madelonettes à Paris où il avait essayé d’écrire une poésie -mais en allemand, le nigaud !- sur une bataille révolutionnaire dont il aurait été un des héros près du Bastberg, le Bastberg c’est une colline pour sabbats de sorcières à côté de Bouxwiller, l’aïeul il vient de cette ville nous on croyait que cette ville était remplie de révolutionnaires mais pas tant pas tant. Comme Luther leur disait et comme la jalousie leur dictait le retour des Weil après la guerre ça a dû plutôt les emmerder ils l’ont dit en tous cas et j’imagine trop bien je sais trop bien.

Tous ses devoirs elle les a gardés, depuis la khâgne jusqu’à l’agrégation.

En tournant les pages tout d’un coup un choc.

En 1961 Mandouze demande aux agrégatifs un thème depuis un fragment de «  La Peste » de Camus vers le latin alors il demande ça est ce qu’il sait – bien sûr qu’il sait ! Eh, c’est Mandouze, un révolutionnaire aussi, le contraire d’un monstre, il sait quoi il sait qu’est-ce il sait ce que c’est que la peste de Camus, premières notes en 1940 pendant une peste à Alger – le texte est embroché par ce à quoi peut être Camus voulait tourner le dos, la Shoah. Et le fragment choisi par Mandouze, Colette le recopie de son écriture.

Colette la décharnée.

La peste de Camus.
Qu’est ce qu’elle a bien pu penser Colette en recopiant ce texte… qu’est ce qu’il a bien pu penser Mandouze, en donnant ce texte à traduire en 1960…
Sur la colline d’Ettendorf en m’y promenant j’ai trouvé le nom de Colette Weil sur une stèle.

Son livre, avec une étiquette sur la couverture de

papier

bleu pâle

C.W.

LATIN

HIs

En l’ouvrant, des feuilles calligraphiques s’échappent, scolaires ( de papier, sourd comme celui où j’écris, déposées avec d’autres livres à l’entrée encore plus sourde de l’immeuble en 2008 le passé est il aussi sourd que la mort)

la première de ces feuilles est double, y est agrafée une notule où :

 «servam itam ad locum…»

au verso, à l’envers :

 » Écrire à Paris. Blind (poème) »

puis : « Je pense être là vers 11h 1/4» signé V.J.

c’est agrafé à un thème latin du vingt avril 1961 noté «  15. Très bien!» ( et c’est le même texte dont le début est repris sur la notule agrafée :

ubi adproquinquabat vesper, e summa insula descendam liberterque, ilam et apud locum, ad ripam…»

puis, sur un fragment comme rongé : Rev. des Études Latines

Abbé Cantin,

potentiel-irréel 1947/ le 17 mars 1948

… les papiers avancent-ils à reculons vers les années de clandestinité passées pendant la guerre ?

Tout seul, sur une feuille libre, calligraphique : «  Version latine, concours général »

Sur une autre notule pliée en deux, du Cicéron, un thème : «  As-tu déjà cru que tu voyais quelqu’un, alors que tu ne voyais rien du tout ? »

Dès les premières pages du cahier lui même, une fois passée la page de garde ou C.Weil est soigneusement écrit en gothique, des dates d’exercices qui commencent en septembre 1944.

Après une centaine de pages constituées des cours et des exercices de 1944/45, une dizaine de pages vierges puis quelques copies doubles incluses dont la première est le texte proposé par André Mandouze à l’agrégation de 1960 et le travail de Colette est noté -1/20 – Colette a pris la précaution pour la postérité, au cas improbable où quelqu’un retrouverait cet exercice mais à qui donc pouvait elle songer !- d’écrire en haut et à gauche de ce cuisant échec, au crayon : «thème fait en 4h. mais je n’ai pas remis de thème écrit depuis 1949» Thème : Effet de la séparation extrait d’A. Camus, La Peste

(Question que se pose le non agrégé que je suis misérablement en 2023 combien de séparations au sein de la communauté juive alsacienne pendant… que Camus esquissait « La Peste »?)

La dernière pièce que je lui aie vu monter aura été Le retour de la vieille dame.

en effet : Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient,le plus souffert de cette séparation, s’habituaient ils à la situation ? Il ne serait pas tout à fait juste de l’affirmer (pendant que je recopie ce texte en février 2023 les ouvriers dans la cour derrière moi sont en train d’en détruire la splendeur en recouvrant une façade de brique de 1890 avec de la laine de verre, du plastique et un crépi. Je les entends, plus innocents que moi, commettre le pire en s’en contrefoutant) Colette, elle, recopia ce texte en 1960 avant de le traduire.

Il serait plus exact de dire qu’au moral et au physique, ils souffraient de décharnement. Au début de la peste, ils se souvenaient très bien de l’être qu’ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s’ils se souvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ils reconnaissaient après coup qu’il avait été heureux, ils imaginaient difficilement ce que l’autre pouvait faire à l’heure où ils l’évoquaient dans des lieux désormais si lointains.

En somme, à ce moment-là, ils avaient de la mémoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxième stade de la peste, ils perdirent aussi la mémoire. Non qu’ils eussent oublié le visage, mais, ce qui revient au même, il avait perdu sa chair, ils ne l’apercevaient plus à l’intérieur d’eux-mêmes. Et alors qu’ils avaient tendance à se plaindre, les premières semaines, de n’avoir plus affaire qu’à des ombres dans les choses de leur amour, ils s’aperçurent par la suite que ces ombres pouvaient devenir encore plus décharnées

plus décharnées

Unica Zürn, exposition temporaire sur les rapports entre le surréalisme et Lewis Carroll, au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.

décharnées, en perdant jusqu’aux infimes couleurs que leur donnait le souvenir. Tout au bout de ce long temps de séparation, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre près d’eux un être sur lequel à tout moment, ils pouvaient poser la main.

de ce point de vue, ils étaient rentrés dans l’ordre même de la peste (ou de la perte ?) d’autant plus efficace qu’il était plus médiocre. Personne, chez nous, n’avait plus de grands sentiments.

Tout le monde éprouvait des sentiments monotones.

 “Il est temps que cela finisse”, disaient nos concitoyens, parce qu’en période de fléau, il est normal de souhaiter la fin des souffrances collectives et parce que en fait, ils souhaitaient que cela finisse.

La ziqurat pliable, cadeau d’un génie, au dessous des rayonnages où les quelques livres scolaires de Colette Weil…