Anatole Coizard de l'océan maudit

Auteur/autrice : Anatole COIZARD Page 2 of 9

Tentative de définition ou tentation d’défininive : la halle du marché de Bâle la ville sœur de Celle du Hans im Schnockeloch c’est à dire d’un type certain de Strasbourg jamais content de ce qu’il a mais ce qu’il n’a pas alors ça…

L’impossédable, le jeté, l’insatisfaisant.

Mille fois refait le geste que je voudrais définir serait intérieurement de s’attaquer au jeté, non pas le pas de danse, non.

Ni quelque plaidoirie contre le continent des plastiques qui s’amassent en plein océan, toute apocalypse trouvera bien ses déclinaisons même celle de nos villes si peu sexy depuis que le charme discret des vieilles baraques s’est effacé devant le structuralisme de nos empilements – et que nous (ce « nous » qui se définit comme une biomasse de concurrents acharnés par les luttes pétrolières ) cherchons avidement quels édens nous n’aurions pas détruits.

Il paraît que c’est l’effet des marchés. Nous, du marché. Nous, du plasticocène.

Le je s’oppose artistement au nous. Les géants du je, les héros qu’on se fait, leur signature s’appose encore, comme les vieilles baraques s’opposent encore, par la douceur de vivre qui peut encore s’y partager (cheminée, flambées, au fond du jardin les espaliers, rameaux croulants de fleurs, hivers surlignant par neiges les branches des vergers dans l’encadrement des vieux châssis de fenêtres au verre irrégulier.) De même, certain•es je parviennent encore à opposer à l’apocalypse insignifiante de la révélation industrielle d’une marée de nos déchets, leur Dire dévoilant. Une apocalypse insignifiante, lapalissade paradoxale malgré la mort qui rôde et tend ses bras si fort.

c’est énigmatique ?

Il me faut cependant contourner les apparences. En 2018 j’avais déjà été impressionné par le mécanisme de discrétion qui caractérisait le travail de François, apposant sur des images existantes un appareil de gommettes…

François qui n’avait pas commencé encore sa geste et sa geste serait, dès 2019, de descendre à la nuit tombée dans les caves collectives de son immeuble et là, au fond du garage, d’y retrouver ce qu’il appelait le bac jaune, pour y relever les emballages en cartons jetés là. Voilà contournée cette apparence d’énigme que pouvait contenir la proposition « s’attaquer au jeté »… Mais quel est ce pas de danse, ce jeté qui rira bien qui rira le dernier, le dernier des rebuts ?

François et les cartons encadrés après leur remontée depuis l’abîme du bac jaune du garage.

Comme un prêtre égyptien il remontait ces cadavres de boîtes vers la lumière du jour et, embaumement, les dépliait, allait récupérer des cadres abandonnés dans une déchèterie ou en acheter pour trois fois rien chez « Emmaüs » ( mais qu’est ce donc qu’ »Emmaüs », historiquement ?), et installait chaque cartonnage déplié dans un cadre puis, se tournant vers le propre emballage de ses propres jours, il les prenait et il les disposait ensemble sur la surface de ses murs. (Il se tourna, il les prit puis il les disposa ensemble …)

Après mon passage à New York

Après un passage au Whitney muséum je trouvais anormal que les travaux antérieurs de François n’y fussent pas déjà mentionnés (il recouvrait des images avec des gommettes, préfiguration de l’élision d’l’auteur qui m’remplissait d’élation….

Janvier deux mil dix neuf. Ils partîmes une poignée et z’arrivâmes a plus de mille…

Thérèse Willer, la conservatrice du musée Tomi Ungerer, a été plus loin, et après avoir constaté aux murs de François plusieurs centaines de cartons aux ailes déployées, elle a décidé avec Dimitri Konstantinidis, instigateur d’une galerie déposée entre institutions européennes et quartiers des sans-besoin, d’organiser, et c’était juste après le passage vers l’abîme de Tomi Ungerer, une exposition montrant conjointement les façons de détourner les objets des deux inattendables personnes. Expect the unexpected, aimait à répéter ad nauseam Tomi.

Toute la ville se recueillant une dizaine de jours après que Tomi, annotant une correspondance d’un écrivain qu’il aimait, se soit éteint en Irlande chez sa fille Aria.
Tomi s’éteignait précisément au moment où sans m’en apercevoir, le neuf fevrier au lieu de recopier un arlequin vénitien de Tiepolo, je fabriquais un Finnegans Wake bien irlandais tout verdi.

C’est donc après avoir visité le Whitney et avant le blocus sanitaire de l’épidémie du Pangolin que l’héroïque Thérèse, rendant visite aux appartements de François, décidait d’organiser une exposition dans les locaux d’Apollonia…

Dix huit Juin… 2019… l’Appel… Massuuuuuuuu! Madame Thérèse Willer bientôt à la manœuvre !


Soudain il fallait peser l’âme des cartons morts. Savoir si de leur période fonctionnelle ils avaient gardé trace de quelque faute et comment Anubis l’évaluerait.

Tomi en 2017 à Threecastlehead…Mais Tomi ne sera plus là pour assister à la résurrection du fameux Touthankarton. Oh ce jour là il me regardait si intensément que je me suis dit j’ai enfin un ami en Irlande
L’atelier a Threecastlehead
L’aquarelle du neuf février 2019 à sept heures trente quatre. C’est dans une heure que Thérèse m’avertira de notre esseulement par l’extinction de Tomi.
Le deuil et les larmes dans l’auberge du Schwartzwald a dix heures du matin…
Lanterne de déploration posée à la Villa Ungerer le soir. O vanitas vanitatis…

Ainsi Tomi n’était il plus là pour le dire ce qu’il aurait pensé de cette épidémie qui nous a tous masqués dans un gigantesque carnaval d’effrois. Mais Thérèse Willer avait déjà pris, avant que le premier pangolin couronné se soit fait bouffer, sa décision d’exposer les jetés repris au bac jaune de son immeuble par François Duconseille. Aussi la pangolépidémie allait-t-elle jeter un de ses étranges décrets sur la première sortie triomphale des édits du Néant arrachés aux rebuts par la geste Duconseillère .

Brice Bauer jouant pour la ville déserte comme il avait joué pour la ville bruyante. Juste avant de cesser pour toujours sa fabuleuse mélopée.
Oh quel silence affreux depuis que tu n’es plus là pour dire que c’était une cathédrale derrière toi.

Les affiches avertissant de l’expo seraient suspendues comme des fantômes pendant des mois et des mois et des mois, ça tandis que la ville, comme toutes les villes du monde de l’Effroi, se transformait en Pompéï. Rues mortes et permis de marcher.

Un déluge de signifiants et en même temps (je veux dire que les temps sont à la caricature) : Lacan supplanté par les antidépresseurs.

Les cartons encadrés pouvaient bien attendre. Comme les très grands crus de Bourgogne cette attente, et ensuite la tragédie en quelque sorte, qui voudrait que l’exposition à peine ouverte soit immédiatement interrompue toujours à cause du pangolin et du virus couronné … comme les grands crus les cartons sauvés des eaux par Thérèse Willer profiteraient de la brièveté infinie de l’ouverture de l’exposition pour revenir en toute puissance dans la ville qui a toujours su prêter secours à Strasbourg par un décret médiéval. Assistance serait portée à l’habitant de la république de Strasbourg. Par Bâle. Mais longtemps après l’épidémie. Car d’abord les cartons trouvaient le chemin d’Apollon, et étaient hissés comme autant de pieds de nez, sous le regard des objets (pelles, outils.., ) ressuscités par Tomi.

Tomi ressuscitait depuis la tombe.

François officiait depuis l’existence.

François officiait de son vivant. Mais tous nous étions devenus spectre, et quand après des mois de clôture hermétique de la galerie d’exposition il y eut ce brévissime vernissage, de quoi avions nous l’air et comme Tomi l’aurait dessiné !

Vernissage du 29 Novembre 2020 et puis hop fermeture !!!!!

Que purent se dire les étudiants de l’Ecole des Arts Décoratifs, suspendant méticuleusement la mise en scène des cartons promis à la réincarnation d’une ré-présentation, arrachés à leur fonction pour édicter un sens, se travestir en totems, en silhouettes, en masques, en effigies de l’irreprésentable.



Je sentais se rapprocher le Whitney museum … I had the feeling Whitney was getting closer to the satisfaction of ever unsatisfied Hans of Schnockeloch… Quelque chose du triomphe de la non signature, quelque chose de l’effacement absolu du sujet derrière le cadavre même de l’humanité consommatrice.

Exposition Mary Corse, Whitney, 20 Juillet 2018 à 14 heures.

Boîtes dépliées bras en croix transformées en Adonis suaves attendant l’âge parfait, 33 ans, pour rejoindre une révélation mais de quoi sinon de l’attente du créateur – Tomi créateur, le télépathant, va savoir s’il ne m’a pas VRAIMENT diligenté un cours de dessin de loin, à moi l’insignifiant, à moi qui suis si pataud , un cours de dessin pour que je recopie bien, le matin même où peut-être ses pensées croisaient celles de tous ceux si nombreux qu’il a chéri, moi tentant d’aquareller une copie du polichinelle de Tiepolo pendant que Tomi annotait les correspondances de Nabokov dans son lit au Comté de Cork… Qui va servir d’Anubis pour juger des fautes passées des emballages, des cartons et des jetés (comme dans le « Messie » de Haendel : He was despised he was rejected…). Évidemment l’osiriaque François et tous les pratiquants de l’art de la Représentation (oh convoquez s’il vous plaît la femme qui dessina si bien dans la Grotte Chauvet il y a trente cinq mille ans), oui.

Vallon Pont d’Arc.

François créateur des gorgones-carton et des gargouilles-carton greffées spontanément comme autant de greffes automatiques, de surjets-Rohrschach, d’hypnose, sur les décombres même de la cave du Schnockeloch, (les appartements du créateur sont au long de ce ruisseau qui en porte le nom – Schnockeloch, haut lieu de l’insatisfaction universelle puisque la comptine alsacienne le dit «  Der Hans Im’Schnockeloch , L’Hans su trou à moustiques hat alles was er will il a tout c’qui veut awer was er hat er willer nèt mais c’qu’il a il en veut pas un was er will er hater nèt et pis c’qui veut ben il l’a pas. » Le désir d’avoir la grandeur de l’abîme voilà. Mais tendrement. Par l’extrémité la plus tendre. Et la plus désirable. Strasbourg membre planétaire, Dublin Joycienne offerte aux lectures de toutes les Marylin du futur.

Ainsi de la maladie de la mort, mon avoir le plus sûr. Mon cadavre ne vous ressemblera pas mais quand il restera que la poudre décomposée, les ossements, je serai l’image de tout un chacun et je dirai l’abîme avec la grandeur qu’aucun écrit qu’aucune légitimité, qu’aucun empire, qu’aucune bataille ni aucune Thèse ne me donnera jamais.

Vingt neuf Novembre Deux mil vingt, galerie Apollonia, Strasbourg.

Incroyable abîme de l’exposition première des œuvres de François à Apollonia par temps de blocus et avant la guerre en Ukraine. Incroyable prise de note par Bruno Carpentier l’immense dessinateur de nos mondes, debout devant les cartons ressuscités.


Et puis, l’exposition clôturée précipitamment il n’était possible que d’y repasser dans une forme de désert.

Bruno Carpentier.

Oui, de clôture pour observer les momies d’emballage attendant le regard de quelque Dieu qui saurait rappeler tout l’engrenage qui jette les créateurs les plus humbles jusqu’aux coffres du marché de l’art.


Et soudain la nouvelle m’a déchiré tout reste de désespoir pour ne plus laisser (et pourtant la guerre, tout près) que le gazouillis printanier des oiseaux. Les objets du «  bac jaune » vont faire réapparition et rester visibles pendant trois mois dans la halle du marché de Bale.

Socle de la statue offerte par Strasbourg à Bâle en souvenir du secours apporté aux blessés du blocus de 1870.

O Bale la sainte qui déjà nous dépêcha ses secours pendant l’atroce siège de 1870 … o noble peuple .

Whitney le vestiaire où j’avais pris en photo mon téléphone mis à recharger près de la prise et du coup francois m’a offert l’encadrement d’un emballage de téléphone jetable.
Le projet au MarktHalle de Bâle.
Il ne me reste plus qu’à espérer le passage de Christophe Marthaler au marché de Bale dans quelques mois pour que la boucle soit bouclette…Christoph Marthaler (born 17 October 1951, in Erlenbach, Switzerland) is a Swiss director and musician, working in the style of avant-garde theater, such as Expressionism and Dada, a theater of the absurdelements.

Quand y a pu l’ébruitement d’radio Paris et que c’est grève.

Y reste les photos de mon frère

Y rest, pour l’actu, les photos que mon frère m’a expédié cette nuit d’Paname. Mais il sortait de la librairie Tschann et moi, moi en grève de tout éditeur et de tout libraire mes seuls écrits, dont comme tout papy perdu Robinson sur son propre blog je serai jusqu’à mon dernier souffle le seul lecteur, ils sont dans la précarité virtuelle de cet hébergement fosse commune remblai d’une impossible barricade je suis le seul émeutier de mon propre silence la librairie Tschann m’apparaît comme le rempart immarscessible de vrais vrais de vrais, et comme il y a grève à la radio, je lis Victor Hugo les misérables, vieux papy blogueur qui dans cinq minutes puisque c’est l’aube, repart voir ses gentils patients qui lui pardonnent en plus (pas tous, rétrospectivement y en a un qui voulait me défoncer ) en ce moment d’être plus préoccupé par les barbelés que représente pour sa journée de petit médecin généraliste du coin de la rue, un nouveau logiciel médical, hébergé comme mon blog par la fausse Commune du blog – et rempli de complexités effarantes lorsqu’on doit s’occuper du monsieur qui fait un infarctus devant soi alors que le logiciel ne permet pas de bien faire la lettre pour les urgentistes voilà

Hier soir un des écrivains qui peuplent ma bibliothèque, Georges, Georges Didi Huberman, savait il qu’il prenait la parole sous les enluminures du Londinio-Cherbourguo-Lorrain (infiniment mittel europien) Philippe Haag ?

je vois sur la photo envoyée aussi par mon frère, ces dessins merveilleux de Philippe Haag, suspendus derrière un des plus actifs remueurs de ma pensée et les radios sont en panne – les radios sont en panne ce 23/3/23, je ne peux pas même savoir si et comment la guerre et les guerres continuent de tendre leurs lacets pétroliers autour de mon destin dans le quartier classé par l’Unesco des grandes avenues teutoniques de Strassburg où dans quelques secondes je dois sauter sur mon vélo pour arriver avant les malades pour essayer de pallier avant leur cohorte les complexités aristotéliciennes de mon nouveau logiciel – sans savoir si des missiles balistiques sophistiqués ne vont pas venir se planter dans mon thorax pendant que je pédalerai au milieu d’un printemps charmant — pourtant trotz Allerdem tout refleurit et Didi Hubermann parlait hier soir, devant les dessins du Lorrain des lorrains, un savant éperdu de perspectives d’océans et d’arbres et connaisseur, lui, d’une anthologie des images (chaque fois qu’ensemble nous traversons les musées et les œuvres contemporaines il édicte nom après nom les auteurs de ce qui l’effare de jouissances picturiesques.

chez moi je remarquais ce matin trois tableaux chacun d’un•e ami•e

A gauche le compte rendu d’un retour historique chez elle après soirée, d’une amie qui aurait dû vraiment être exposée ailleurs que sur mon blog et à droite la Géorgie par un autre Georges, Georges Pasquier d’la télé et la radio toujours muette ce 23/3/23

Mais si les murs sont offert au regard solitaire de celui qui file soigner (qui est au menu ce matin des gens qui me regardent avec compassion me noyer dans mon logiciel ? Ah si seulement je mourais sous leurs yeux quel mort triomphale ce serait enfin du Poquelin !)

Et donc celui qui m’a parlé dans ses écrits des fluidités de la toge des nymphes (Nympha Fluida) celui qui m’a offert de lire en outre et avec précision le peu d’images échappées des camps (Mémoire des Camps) et faire son anthologie serait infinie, il était hier soir sans le savoir peut-être, en face de Philippe dont les dessins décoraient la librairie.

On voit bien à son sourire qu’il est suspendu par son œuvre

… et c’est le silence des radios et moi je lis Les Misérables pendant que se tait la radio je lis les raisonnements de Victor Hugo tentant de discerner l’émeute de l’insurrection, et je me demande si le Bien est un drapeau ou si je vais le croiser en descendant dans deux secondes, prendre mon biclou, traverser le campus universitaire plein d’architectures (un coup d’œil-de-coté aux vieux platanes rangés comme les soldats casqués des casernes de la vieille Prusse qui étaient là avant les universités) et embrasser le monde en songeant à tous les amis qui parviennent à dresser une re-présentation du monde, depuis celles de la grotte Chauvet jusqu’aux douceurs colorées de mon frère – songeant à Michel Foucault et à Coluche qui ne sont plus là pour nous dire pourquoi les radios se taisent ce matin. Ah! S’adosser au Bien d’une représentation tangible et pas trancheuse, cela ferait il de moi un despote ?

Représenter l’ennemi (le nouveau logiciel médical qui me dit mon égarement et ma maladresse) dans ma grotte ce serait rendre au paysage la force qu’il y avait il y a trente cinq mille ans lors des aurochs et de la Femme de la Grotte Chauvet ? Femme lionne qui était dans mon lit cette nuit – hier, me semble-t-il, oui, hier, la grotte Chauvet chantait de toutes ses parois conservées pieusement par ceux qui y dessinaient. Trente cinq mille ans et les parois conservées pendant que le monde notre monde nos paysages détruits disparus les mammouths et moi et moi et moi. Vingt aïeux tout au plus me sépare des mille ans écoulés, deux cent tout au plus des dix mille, une toute petite troupe de six cent aïeux me séparent de la dessinatrice des mains de la grotte Chauvet mais où sont parties les neiges d’antan ?

Représenter l’objet qui m’empêche de savourer le regard de mes interlocuteurs et me contraint de prêter attention aux statistiques glacées de l’interconnexion des robots…

voyaient ils, ceux de la Grotte Chauvet, voyaient ils comme l’aïeul de mon frère, Haendel, une Providence dans chaque forme du monde ? voyaient ils une providence dans la forme des parois de cette grotte dont ils ont respecté chaque relief comme un donné prodigieux, comme cette arche naturelle de rochers, le Pont d’Arc, qui en marque l’être ? Respectait il le monde en le représentant sans intention de le troubler, comme mon frère représentant le GLASWALDSEE (lac de verre et des forêts , tout près d’ici dans le silence du Schwartzwald et la fuite des animaux d’ensauvagerie).

Ghislain, Glaswaldsee.

Pavane pour une défunte expressionniste.

Dirait-on pas le fabuleux collectif Oh! En train d’conjurer la disparition d’la façade arrière d’la rue Gerhardt (qu’historiquement il connut) sur les notes richissimes de son immense jazzman ? – au piano j’ai nommé Christophe Imbs ! (Bon d’accord c’est la danse du Veau d’Or d’Emil Nolde au Musée de München)

Heureusement qu’elle ne vivait que par mes yeux : elle n’a rien senti

à droite c’était la belle façade arrière en briques ocres qui chantait son air ancien avec ses volets blancs.

Elle était en briques. Que voulaient évoquer les architectes en 1900, en déposant ces architectures aux façades de brique autour de la petite ville de Strasbourg redevenue allemande  depuis 1870 ? L’Allemagne du nord ?

Von Seebach.

La cour ainsi n’avait guère bougé depuis plus d’un siècle et j’y entendais comme les échos du cinéma berlinois. Des plaisirs qui doivent paraître immoraux en temps de guerre, mais justement le plaisir de savourer que quelques une des fenêtres de ces cours puissent encore, malgré les guerres, être intactes ce soir. Retenant mon souffle. Peut être pour quelques jours encore. Comme ce serait improbable que tout cela dure vraiment, la saveur en est d’autant plus ahurissante.

Soudain les échafauds.

Un matin soudain quelques échafaudages annoncent que l’immeuble va se rhabiller par sa cour arrière, de laine de verre.

Noirceur.

Une forme de noirceur envahit d’abord la cour. Pas sans rapport avec toutes les horreurs qui ont pu se dérouler en rhénanie comme ailleurs, pendant ce siècle de guerres ininterrompues…

Mais pas franchement encourageant.

Blêmir.

Et puis là dessus hop un coup d’blanc. Au passage les vieux volets sont passés à la poubelle… 

Un jour dans cette cour, quelques longues années avant la deuxième guerre mondiale…

S’ils regardaient subitement tous en haut et à leur droite ils pourraient s’étrangler d’horreur comme moi ils verraient l’absurdité consistant à recouvrir un mur de briques d’une isolation en laine de roche… L’homme à chapeau melon, qui porte mon nom et se prénommait Charles, le jetterait à terre et le piétinerait. Le petit jeune homme son voisin qui n’est pas encore inscrit à l’école centrale de Paris et n’a pas encore fait un enfant à Janine Solane danseuse étoile à Chaillot, pousserait des cris d’orfraie et inventerait un surnom pour chacun des ouvriers. La grosse veuve Moll découvrirait scandalisée que sa baignoire n’est plus dans sa salle de bains au deuxième étage en face d’elle mais déposée sur le balcon depuis quelques décennies. Son gendre le Charles a transplanté la Pharmacie à l’Ange de son papa à Tucuman en Argentine – comment ne pas retourner prendre un bain chaud ?

Sur le flanc.  Chaque fois que je me brosse les dents j’imagine la mollesse de la belle mère de Charles.

Et puis je peux aussi rêver que derrière l’Observatoire resurgisse en lieu et place de cette cour, la  douceur des prairies qu’observa Goethe…

LA COUR SERA LÀ.

…de toutes façons la nuit…voit-on seulement les briques ?

Heureusement les dessins de Lothar Von Seebach permettent de se remémorer quelques  sensations d’époque.

Mais il y eut une revue illustrée qui a capté cent anecdotes . Cent anecdotes du temps où ces immeubles qui me paraissent receler l’immémorialité des styles cinématographiques expressionnistes de ceux qui, comme Murnau ou Fritz Lang, ou Ernst Lubitsch, fuyant le nazisme se sont  retrouvé à New York… mais dont j’entendais toujours les répliques se répercuter aux briques de la façade arrière.

M le maudit.
Faust.
Die Austernprinzessin


„Papa, ch’t’en brie ! Tiens toi un peu autrement, y a mes potes qui arrivent !

Oui il y a eu cette revue avec par exemple ce dessin où un gamin est gêné de la tenue débraillée de son père comme je suis gêné de l’air sinistre et blafard du revêtement posé en moins d’une semaine sur une façade qu’il va probablement faire pourrir sous son hermétisme et qu’en tous cas il me dérobe.

Hermès ! La baignoire de la veuve Moll que je contemplais depuis 1994 sans savoir que son gendre portait mon nom, Charles.

La baignoire pour Molle.
Et après une semaine un petit coup d’ocre pour calmer d’un poil mon effroi. Mmmouais mmmouaiss… pffff.

Ô divin Hermès, ô divine Hestia ! Protégez nous encore des bombes !

Le Retour de Colette Weil

Quinze Février 2023, le papier est papier.
la radio diffuse un quatuor : elle non plus, pas plus que le papier où j’écris, elle ne m’entend pas – comme Narcisse qui met du monde au miroir et s’y croit regardé par un public ombreux, comme un idolâtre qui mettrait une présence au plâtre de ses statues

Papier sourd.

Depuis Octobre ou Novembre 2008, au rez-de-chaussée d’un immeuble où j’écoute avec un stéthoscope le murmure des poumons et des valves cardiaques, le recueil scolaire d’une agrégée de lettres, ramassé sur le marbre de l’entrée. Les livres scolaires de Colette, déposés dans le hall d’entrée pour la mémoire des voisins si nombreux, par ceux de ses amis qui vidèrent après sa mort l’appartement je ne sais plus auquel des dix sept étages

ces dix sept étages où

encore aujourd’hui

tant d’années après que les nouveaux étudiants ignorent peut être qu’il y eut une Salle de la Table Ronde

C’est une page de la culture à l’université qui se tourne. Dans le cadre du plan Campus, le projet de réhabilitation du bâtiment principal de l’université de Strasbourg (USDS) prévoit la destruction de la salle de la Table Ronde à l’été 2018. Fermée au public depuis 2009 pour des questions de sécurité, ouverte uniquement pour des cours de la faculté des arts et des répétitions de l’orchestre universitaire, cette salle est surtout connue pour avoir accueilli les pièces de l’Artus, le plus ancien 

ces dix sept étages où

encore aujourd’hui

d’autres lectrices

mais le livre de latin de Colette Weil (palmes académiques) née le vingt six Novembre mil neuf cent vingt six elle a ainsi quatorze ans lorsqu’avec ses parents chassée de Bouxwiller…

Sur le marbre de l’entrée de l’immeuble, 2008 : aujourd’hui comment réveiller sa mémoire, justement quatorze années après ? Heureusement qu’elle a une rubrique Wikipedia

Colette Weil.

on peut la voir exactement comme lors de ses derniers passages en Avignon où elle ne loupait rien.

Ses bouquins, en tas, sur le marbre de l’entrée : j’ai reconnu son nom – elle avait dit à son docteur qui était moi qu’elle ne survivrait pas elle avait eu raison le lacrimosa devrait être chanté sans cesse mais je ne m’en sortirais pas il remplacerait par sa splendeur musicale la détresse médicale de tant d’impuissances

elle avait eu raison, depuis son appartement dans les étages de cette tour qui dit bien le silence taiseux de l’inesthétique bunkérienne des années d’après guerre moi au pied de la tour

Wir leben ewig wir leben trotzdem (songeant à Esther Bejarano)
Esther Bejarano qui chantait.

comme aux pieds d’un concours de mutisme architectural qui dit sa passion pour le rangement des gens – business business – vous savez quand on est en haut de ces tours on voit la cathédrale gothique (passionnant!) maaaiiiis… quand on est …. en haut de la cathédrale on voit quoi… on voit le parallélépipède (silo je crie ton nom ! Silence de l’architecture je sais qu’on peut t’aimer aussi, Tours des années soixante dix vous êtes aimables aussi quoique quoique…), on voit depuis la cathédrale les trois tours de la rue ça doit pas être folichon de voir ces trois tours à la place des perspectives enchanteresses que signala Goethe depuis la cathédrale … et donc voilà : en bas de ma tour, ce jour de 2008, il y eut une petite offrande de bouquins de classe et de fac des années de l’Après-Guerre de Colette, oui les tragédies grecques, Sophocle oui il est actuel et Plaute, ( ah mes amis la dérision alexandrine n’est pas de trop en 2023 pendant que la machine à massacres se perfectionne en Ukraine ) dirait-on pas de tout le progrès technique qu’il nous tire de guerre en guerre comme un machiavélique danseur, dans un pas de deux, un danseur machiavélique qui valse avec chacun de nos gestes intelligents vers le futur pour en faire à chaque fois le pire. (Ça y est j’ai compris : l’esthétique de ma tour est mariée avec l’esthétique des bunkers comme celle de la cathédrale l’était avec le bâti des châteaux forts)

Le livre de latin.(avec dedans une affichette de pub pour un film colonial projeté en 1945 à Lyon)

je remarque tout de suite les grecs, et puis c’est écrit sur chaque livre Colette Weil la reine de tous les ami•es théâtraux – celle qui a donné au théâtre universitaire ses lettres arthuriennes en mai 1968 quand le TUS est devenu l’ARTUS – le petit tas de livres je les prends avec effroi je les empile derrière moi entre les manuels d’anatomie et les guides thérapeutiques

et, j’avoue, les écrits de Lacan et je ne dirai pas tout il va y avoir suffisamment d’énumérations ensuite dans ce texte je vais pas dire tout ce qui s’est amalgamé derrière moi comme un bouclier de superstitions littéraires. Et les livres scolaires de Colette Weil – je pense à ce qu’elle m’avait raconté de la dispersion du mobilier familial chez les voisins qui s’étaient servi et d’un portrait d’Adolf retrouvé dans un cadre qui avait servi aux portraits de la famille je crois me souvenir.

Avant hier c’était un jour gris de Février et j’ai emporté un des livres, son manuel de latin, jusque chez moi, sur mon vélo, dans la brume la nuit après le dernier patient c’était une belle brume de Février

presque comme si on était encore avant, dans les temps d’avant le réchaud et j’ai traversé le campus où régna Colette j’ai longé le spectre de la salle de théâtre de la Table Ronde, qu’elle chérissait tant au point d’en rêver la reconstruction,

De Colette on sait tous qu’elle avait vécu, enfant, dans une cité au nord de Strasbourg et au delà des bois et des collines, et l’actuel conservateur du musée juif de Bouxwiller me rappelle que les Juifs de Bouxwiller ont été expulsés par les nazis après la débâcle de juin 40, conduits en camion jusqu’à la Ligne de Démarcation en son point le plus proche, c’est à dire le Jura, côté Lons-le- Saunier. Aussi, elle était restée en plein péril, en dessous de la ligne de démarcation pendant la guerre, puis il n’y a plus eu de ligne de démarcation et elle a vu les soldats allemands de tout près – sauf que dès la libération de Lyon, elle a intégré – je le vois dans le livre de latin : « KHÂGNE LYON » et la date

           1945.

Les titres des chapitres elle les a rédigés en lettres gothiques.


Dès le premier instant de liberté (je dis ton nom) elle a été rejoindre la source tonitruante du savoir et l’a embrassée à bras son corps d’élève acharnée – on voit la somme de travail dans les pages de ce petit manuel scolaire qui au fil des pages devient universitaires et où surgissent des noms parmi les plus grands de l’enseignement littéraire d’alors.

Colette Weil en gothique.

Après la guerre ils ont voulu rentrer chez eux les potes leur ont fermé les portes aux nez –ah vous êtes pas morts ?- comme si assassins rentrant du bagne les assassins c’était qui on allait mettre du temps à se le mettre dans la tête avant de savoir qui était qui et puis pire évidemment il y a toujours pire : quand la synagogue a failli être vendue pour en faire un parking (c’était bien après la guerre et toujours une super ambiance) heureusement que le frère de Colette enseignait l’urbanisme à Aix Marseille il a su trouver les mots et alors la synagogue un musée.(je me rappelle y être allé avec Tomi un beau très beau jour le six octobre en deux mil treize il avait dessiné une statue pour le parvis on dit le parvis ?

Pas foule à Bouxwiller pour l’inauguration du monument imaginé par Tomi pour marquer l’entrée du musée juif.

Moi en 1789 mon arrière arrière arrière grand père il est là dans cette ville il est orphelin il rejoint les révolutionnaires il écrit des poésies dans ses papiers j’ai des tonnes de papiers qu’il a gardé avec son portefeuille militaire pour passer les douanes révolutionnaires puis réactionnaires puis les époques et les paradoxes pas la tête dans la guillotine surtout pas au secours il a failli c’est tout juste heureusement Robespierre en prison et alors lui sort de la prison des Madelonettes à Paris où il avait essayé d’écrire une poésie -mais en allemand, le nigaud !- sur une bataille révolutionnaire dont il aurait été un des héros près du Bastberg, le Bastberg c’est une colline pour sabbats de sorcières à côté de Bouxwiller, l’aïeul il vient de cette ville nous on croyait que cette ville était remplie de révolutionnaires mais pas tant pas tant. Comme Luther leur disait et comme la jalousie leur dictait le retour des Weil après la guerre ça a dû plutôt les emmerder ils l’ont dit en tous cas et j’imagine trop bien je sais trop bien.

Tous ses devoirs elle les a gardés, depuis la khâgne jusqu’à l’agrégation.

En tournant les pages tout d’un coup un choc.

En 1961 Mandouze demande aux agrégatifs un thème depuis un fragment de «  La Peste » de Camus vers le latin alors il demande ça est ce qu’il sait – bien sûr qu’il sait ! Eh, c’est Mandouze, un révolutionnaire aussi, le contraire d’un monstre, il sait quoi il sait qu’est-ce il sait ce que c’est que la peste de Camus, premières notes en 1940 pendant une peste à Alger – le texte est embroché par ce à quoi peut être Camus voulait tourner le dos, la Shoah. Et le fragment choisi par Mandouze, Colette le recopie de son écriture.

Colette la décharnée.

La peste de Camus.
Qu’est ce qu’elle a bien pu penser Colette en recopiant ce texte… qu’est ce qu’il a bien pu penser Mandouze, en donnant ce texte à traduire en 1960…
Sur la colline d’Ettendorf en m’y promenant j’ai trouvé le nom de Colette Weil sur une stèle.

Son livre, avec une étiquette sur la couverture de

papier

bleu pâle

C.W.

LATIN

HIs

En l’ouvrant, des feuilles calligraphiques s’échappent, scolaires ( de papier, sourd comme celui où j’écris, déposées avec d’autres livres à l’entrée encore plus sourde de l’immeuble en 2008 le passé est il aussi sourd que la mort)

la première de ces feuilles est double, y est agrafée une notule où :

 «servam itam ad locum…»

au verso, à l’envers :

 » Écrire à Paris. Blind (poème) »

puis : « Je pense être là vers 11h 1/4» signé V.J.

c’est agrafé à un thème latin du vingt avril 1961 noté «  15. Très bien!» ( et c’est le même texte dont le début est repris sur la notule agrafée :

ubi adproquinquabat vesper, e summa insula descendam liberterque, ilam et apud locum, ad ripam…»

puis, sur un fragment comme rongé : Rev. des Études Latines

Abbé Cantin,

potentiel-irréel 1947/ le 17 mars 1948

… les papiers avancent-ils à reculons vers les années de clandestinité passées pendant la guerre ?

Tout seul, sur une feuille libre, calligraphique : «  Version latine, concours général »

Sur une autre notule pliée en deux, du Cicéron, un thème : «  As-tu déjà cru que tu voyais quelqu’un, alors que tu ne voyais rien du tout ? »

Dès les premières pages du cahier lui même, une fois passée la page de garde ou C.Weil est soigneusement écrit en gothique, des dates d’exercices qui commencent en septembre 1944.

Après une centaine de pages constituées des cours et des exercices de 1944/45, une dizaine de pages vierges puis quelques copies doubles incluses dont la première est le texte proposé par André Mandouze à l’agrégation de 1960 et le travail de Colette est noté -1/20 – Colette a pris la précaution pour la postérité, au cas improbable où quelqu’un retrouverait cet exercice mais à qui donc pouvait elle songer !- d’écrire en haut et à gauche de ce cuisant échec, au crayon : «thème fait en 4h. mais je n’ai pas remis de thème écrit depuis 1949» Thème : Effet de la séparation extrait d’A. Camus, La Peste

(Question que se pose le non agrégé que je suis misérablement en 2023 combien de séparations au sein de la communauté juive alsacienne pendant… que Camus esquissait « La Peste »?)

La dernière pièce que je lui aie vu monter aura été Le retour de la vieille dame.

en effet : Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient,le plus souffert de cette séparation, s’habituaient ils à la situation ? Il ne serait pas tout à fait juste de l’affirmer (pendant que je recopie ce texte en février 2023 les ouvriers dans la cour derrière moi sont en train d’en détruire la splendeur en recouvrant une façade de brique de 1890 avec de la laine de verre, du plastique et un crépi. Je les entends, plus innocents que moi, commettre le pire en s’en contrefoutant) Colette, elle, recopia ce texte en 1960 avant de le traduire.

Il serait plus exact de dire qu’au moral et au physique, ils souffraient de décharnement. Au début de la peste, ils se souvenaient très bien de l’être qu’ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s’ils se souvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ils reconnaissaient après coup qu’il avait été heureux, ils imaginaient difficilement ce que l’autre pouvait faire à l’heure où ils l’évoquaient dans des lieux désormais si lointains.

En somme, à ce moment-là, ils avaient de la mémoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxième stade de la peste, ils perdirent aussi la mémoire. Non qu’ils eussent oublié le visage, mais, ce qui revient au même, il avait perdu sa chair, ils ne l’apercevaient plus à l’intérieur d’eux-mêmes. Et alors qu’ils avaient tendance à se plaindre, les premières semaines, de n’avoir plus affaire qu’à des ombres dans les choses de leur amour, ils s’aperçurent par la suite que ces ombres pouvaient devenir encore plus décharnées

plus décharnées

Unica Zürn, exposition temporaire sur les rapports entre le surréalisme et Lewis Carroll, au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg.

décharnées, en perdant jusqu’aux infimes couleurs que leur donnait le souvenir. Tout au bout de ce long temps de séparation, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre près d’eux un être sur lequel à tout moment, ils pouvaient poser la main.

de ce point de vue, ils étaient rentrés dans l’ordre même de la peste (ou de la perte ?) d’autant plus efficace qu’il était plus médiocre. Personne, chez nous, n’avait plus de grands sentiments.

Tout le monde éprouvait des sentiments monotones.

 “Il est temps que cela finisse”, disaient nos concitoyens, parce qu’en période de fléau, il est normal de souhaiter la fin des souffrances collectives et parce que en fait, ils souhaitaient que cela finisse.

La ziqurat pliable, cadeau d’un génie, au dessous des rayonnages où les quelques livres scolaires de Colette Weil…
Baldun Grien

Sauveuses de livre

Hopper, Met.

Isis allaitante, Met. Bleue en anticipation de la Vierge ?
Le problème de l’invention de la Croix de Jesus (en lieu et place du poteau où certains disent qu’il’fut au vrai assassiné) et l’exigence par les,premiers coptes qu’il fut posé sur un fragment de leur hiéroglyphe signifiant la vie, ankh, n’intéresse pas grand monde – et me bouleversa.

Cette voisine se sentait une dette mais l’extraordinaire : quand mon premier livre est sorti elle venait d’avoir un boulot, après des années de galères – et où ? dans le tabac de la gare, elle a mis plein d’exemplaires de mon livre totalement confidentiel, mais plein, en vitrine, dans le hall des départs : grâce à elle un peu plus tard Thérèse la conservatrice du Musée Ungerer saurait que j’avais commis un faux polar et grâce à elles deux éclaterait dans mon téléphone  la voix de celui qui m’offrirait ensuite une promesse de joies interminables – ALLO C’EST TOMI – la voix du moraliste qui a croqué New York dans les sixties – donc le bien, c’est quoi ? Son livre pour enfants, les trois brigands ? Un argument pour se dire qu’on a raison et être de bons soldats ? Un rire de joie immense devant la beauté des ailes du papillon ?

Octobre 2017, Tomi tout content de l’édition des chapeaux de ses Trois Brigands.

Les quelques sous que je n’avais réclamé pas à la voisine ? La critique spinozienne ? Avoir des biens ?

Toubib … quelle autre direction possible, quand sans avoir encore rien analysé de l’idéologie ou plutôt de la phraséologie bourgeoise m’oeuvrant, je comprenais vers douze-treize ans que curé, ce job qui m’était apparu encore plus formidable que pompier ou pilote de chasse, ça supposait un sacrifice impossible de plus en plus impossible à envisager à mesure que montait comme une marée ma libido, à mesure que s’établissaient comme des horaires de marées, lorsque apparaissaient les astres attrayant•es d’un bonheur plus que probable. Les désirables faisaient gonfler mes désirs. 

Je n’en aurais jamais parlé. Heureusement c’était un peu moins visible que le nez au milieu du visage mais à mon insu de petit adolescent tout ça se devinait si facilement que mes silences taiseux faisaient la comédie.

L’hypo-crisie porte bien les deux termes du lot qui m’échut, car la pudeur non. Pour être pudique il aurait fallu que j’aie plus de fierté et moins de honte. La pudeur est tragique l’hypo-crisie, la crise du gourdin hyposlippe : grotesque comme un concombre une courge une cucurbitacée – de comédie. Au fond mon hypocrise et celle de tant d’autres nous font comprendre en effet très très tôt qu’être un saint, au sens où l’enfant en avait lu, impubère, les images pieuses, ne peut que devenir à l’adolescence une épineuse et pinailleuse image d’Epinal. À quel bien adosser, pour qu’il soit bien assis, le Héros ?

Cette hypo crise orageuse je n’arrivais cependant pas à l’imaginer honnêtement celable, certainement à cause ou grâce à l’habitude enfantine d’être compris par les grands, l’habitude catholique que tout se dise, l’entraînement de la confession dont les deux termes du mot disent quelle exhibition du con et de la fesse … 

à quatorze ans Michel Foucault et son travail sur l’historique des examens de conscience stoïciens puis néo-platoniciens, je les avais pas encore lus !

Mais j’avais bien subi l’œuvre et la phraséologie gréco-romaine des examens de conscience, métamorphosée par des siècles et des siècles du syncrétisme christique, ça continuait de tatouer au plus profond de moi la virilité, l’honneur, l’héroïsme, l’admiration pour le et les martyres, l’appartenance (si rassurante quand on a trois ans) à une foule puissante de fidèles, la beauté inhérente aux canons romains de la vertu : ce pare-brise (ma gueule) fut soudain vers l’adolescence, embrassé d’un palot fabuleux – et je me rappelle le caractère complètement inexact et inapproprié de ma gratitude pour la générosité du premier patin. Ma dame, victime comme moi pensè-je d’une soumission au serpent biblique, perdait toute mon estime en me donnant au fil de notre sensuelle promenade, le contact avec quelques morceaux de son corps. Mais c’est en mendiant que lorsqu’elle se lassait j’y revenais (encore un coup de ce langue-à-langue ! encore !) pour me convaincre que ce toucher avait été une appropriation. Alors je me haïssais déjà – puisqu’elle se dérobait – de mon désir que je prenais pour un besoin.- et sa lassitude je prenais ça  pour une mise aux enchères opposée à ce que je prenais pour un appétit : l’habitude, certainement, de confondre autonomie désirante et gestion des besoins alimentaires. Sois propre, chéri, m’avait on dit quelques années plus tôt…

Dans libido j’entendais hideux bidon livide et en aucun cas ce cadeau glissé dans chaque maison des villes les plus grises, qui permet -Tomi dessinerait ça si bien, (j’imagine par exemple chaque petite maison de la cité Ungemach dont il était parfois voisin, retour d’Irlande)-  qu’on y perçoive autre chose que les comptes de fins de mois, les odeurs de cuisine et d’évacuation, la liste des travaux à faire, l’appropriation, la location ou le squatt mais aussi les cris de jouissance orgastique. Se dire que dieu a déposé dans chaque demeure, dans chaque jupon dans chaque pantalon la possibilité d’un jouir c’est peu représenté aux cathédrales mais au contraire des panneaux avertisseurs genre freiner, stop.


Portail cathédrale Strasbourg, Bloßarsch.
Freiner STOP !

Voilà c’est là le souci là le bât qui blesse l’âne bâté par l’exploitation romaine de ses transports amoureux, bâté pour un monde organisé mille, deux mille, cinq cent mille ans avant sa naissance et qui va bien draîner le désir pour ne plus en faire si possible et malgré l’extrême difficulté, que des besoins, les besoins selon lesquels une famille, société, tribu, nation, humanité – va interdire au sujet, entre deux révolutions, de faire la part des choses entre un monde des besoins et un monde des désirs – entre un monde des fonctions et un monde extatique du sublime rêvable. 

Rome, Met.

C’est du boulot, il faut dire, d’arriver à arracher le sujet à tout ce dont l’orgasme partagé l’avertissait d’une possibilité d’existence ( pour ceux à qui on aurait pas encore fait le coup : ex dans existence peut être lu et a été lu mille fois comme le ex de extérieur l’existence serait une façon de se tourner vers l’extérieur, alors que vivre serait juste satisfaire les besoins du dedans, du bidon ) donc c’est vrai qu’il n’est pas facile d’arracher les gens à ce qu’ils découvrent subitement quand ils parviennent à lier la découverte de leur jouissance la plus formidable, la sexuelle, à la présence de quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes – c’est pas facile, à ce moment, de les enfermer quand même dans quelque chose, – même s’ils apprennent, en général, très tôt, l’orgasme solitaire – il faut bien quand même s’y représenter l’autre, l’orgasme solitaire pourrait trop facilement donner à l’individu•e l’envie d’un être-à-l’autre … qui suppose désir. Et donc pas simplement besoin. Mais avec cinq cent mille ans de domination du sujet par son groupe, il y a ce qu’il faut de méthodes au point pour détourner la fille ou le garçon de tout ce qui ne satisferait pas simplement aux besoins. On pourrait mettre ça en mélodie. Le titre de la chanson ?  On sera tous des peine-à-jouir.

Mais pourquoi ? Comment vous ne connaissez pas le goût du deuil ?

Marthaler. Saignement de Nez à la noce, Dass Weiß vom Ei L’île flottante.

La mort toque à la porte depuis bien plus que cinq cent mille ans justement : bonjour vous allez tous crever, organisez vous un peu.

 La société s’empare terrifiée d’un risque d’innocence menaçant les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics et ne se préoccuperaient pas suffisamment d’être de bons rouages au service des besoins du ronronnement de la horde – agiter le spectre de la mort un peu plus que de raison n’est pas qu’une activité philosophique – ça peut devenir une rhétorique. Rappeler au sujet sa fonction en faisant sonner le glas.

La société des cavernes je suis sûr, déjà, y a qu’à voir la femme de la grotte Chauvet, pas franchement épanouie, totémique, sans autre visage que le double prolongement d’un bison et d’une lionne. Pas d’identité, pas d’amour. Mais aussi maternelle et enveloppante, aussi irrévocable et intouchable que les parois d’une caverne éclairée par les torches des aurignaciens. Un monde dont les formes font dieu, un peu comme la musique et les vitraux de l’Eglise fomentent l’émerveillement et le désir de les rendre intouchables. Sacrés.

Grotte Chauvet. Représentation de la femme, 30 ooo ans.

 Aux grottes des premiers hommes, la force du dominant, aux branches des arbres des premiers hommes, la vue parfaite des guetteurs… sauvageries d’un âge d’or des désirs ou non? Un âge d’or d’avant les pièces d’or en tous cas.

grotte de Hohlenstein-Stadel, humain•e-lion•ne, même période aurignacienne.

Quoique, après l’époque des cavernes et celle des branchages soit venue celle des  murs, celle des cités et donc de la monnaie, pas de monnaie avant les cités : allons, résignez vous, humanoïdes évolués, pourquoi ne pas préférer un rassurant avoir-l’autre monnayable au monarque, plutôt que l’oiseau volage et bohème de l’être-à-l’autre des temps pré monétaires ? Les besoins d’argent ont cela de pratique qu’ils pourront masquer, une vie entière, quel désir on aurait pu se découvrir en se donnant du mal avant de posséder des biens.

Le monde des monnaies, le monde de la cité, c’est ce monde où il devient de plus en plus facile de prendre le désir pour un besoin, de prendre les obsessionnels avaricieux pour les sages de la Banque.

Umberto Boccioni, The city rises, 1910, Met.

Et comme dit Boris Vian, le désir peut rentrer alors dans le bocal des possessions avec le chasse-filou, le repasse-limace et le ratatine-ordure et le frigidaire. Tout ce que tenta de fuir, dans une course vers un rêve, le mari tunisien milliardaire de mon amie Denise, qui vint l’enlever pour avec elle partir dans les premiers kibboutz en leur léguant toute sa monnaie. Qu’a donc voulu quitter Denise lorsqu’elle a voulu quitter Jérusalem et qu’elle a surgi, entre le campus universitaire et les H.L.M de ma consultation, nonagénaire et déçue par l’âge d’or, espérant en retrouver un précisément dans ce quartier du campus où elle avait étudié dans les fifties, ce qui me permit de lui faire visiter le musée et les œuvres de Tomi Ungerer avant qu’elle ne reparte, déçue par ma ville et non par ce qu’elle découvrait de ses dessins, terminer ses jours à Jérusalem ?

…la vague sollicitude que j’avais témoigné à la voisine qui sauva mon livre de l’anonymat absolu en le placardant aux vitrines de son magasin à la gare, c’étaient quelques sommes non réclamées, ainsi qu’agiraient, éthico-spasmodiquement, tous ceux des toubibs qui ont fait médecine quand ils ont compris que curé c’était un job où on peut pas savourer l’amour comme il pousse dans la culotte des humains ! – mais la réalité de ce bien offert à la voisine se chiffrait – un rendu pour un prêté – et se chiffreraient aussi les biens accumulés par Tomi – fourmi prêteuse et morale – ( tout se calculerait-il a l’aune de ce cadeau immense ensuite : grâce à ma voisine j’ai pu bavarder une bonne centaine de fois avec la pensée de Tomi, la radicalité de son rapport au bien et aux biens !)- un jour tu fleuriras qu’il me dit, le gars pour me consoler de mon insuccès littéraire permanent.

Claude Gelée, dit « Le Lorrain», Met.

Mais le bien comme on me l’a rentré dans le citron c’est le catholique romain – et d’abord la musique, l’obscur du mystère, les parfums les architectures, les marmonnements incompréhensibles, la paix, le sentiment de pas être seuls, le sentiment de  tribu, que les parents malgré leur soucis faisaient partie d’un groupe impressionnant capable de chanter tous ensemble et ça jusqu’à mes presque six ans à la Chapelle du carmel de Casablanca dont j’adore, dans ma mémoire, (pas quand j’observe la photo faite en y repassant en 2013), dont j’adore encore la couleur, intérieure à moi, du souvenir des carreaux.

Casablanca vitraux de la chapelle du Carmel.

J’ai évidemment du mal à me souvenir quelles rhétoriques pouvaient bien interpeller ce garçonnet de moins de six ans, hormis cette beauté que je prêtais, comme à autant de bonbons, aux verres colorés de fenêtres, aux grilles mystérieuses qui devaient bien cacher des carmélites à l’époque où j’y entendais caramel, et au visage du prêtre qui, lorsque je le  regardais assez  longtemps, se nimbait d’une auréole, mais sa sainteté faisait partie de mon processus d’accès à la virilité, et cette sainteté c’était le courage des martyres, dont je regardais les images colorées depuis ma place de nain quand ça durait trop longtemps, ces images étaient faites pour ravir et le ravissement me proposait de devenir aussi puissant que les géants éternels qui m’entouraient et me cachaient tout, sauf quelques reflets des vitraux-bonbons, sur les bancs, les martyres, modèles de virilité, il fallait donc s’identifier à eux sous peine d’être un déchet. Il y avait le blanc de leur héroïsme, il y avait la noirceur des traîtres et le nom de Judas, alors que j’avais cinq ans à peine, était déjà une insulte que, vu la foule présente dans la chapelle, il était plus prudent de ne pas mériter. Les vitraux auraient amusé, soixante ans plus tard, Denise la séfarhade tunisienne quittant Jérusalem pour retrouver à  Strasbourg la ville de ses études.

Denise Zeitoun au musée Tomi Ungerer (trucage accidentel)

Mais les fameux vitraux se sont mis tout seuls à la  place d’un dessin de Tomi Ungerer par hasard au moment où je corrige cette ébauche en y posant des photos! (On voit le reflet de sa fille Mikhal!) En réalité elle ne les a jamais vus. Par contre la légèreté des lumières de son enfance a Tunis à elle, Denise Zeitoun, avant et pendant la guerre, ça, elle l’a écrit et j’ai pu le ressentir en la lisant.

Imiter les martyres a donc correspondu dans mes vœux projectifs de garçonnet, à l’imitation du parent. Être un athlète. Et sans avoir besoin de l’appareil inquiétant de la sexualité, sans être la moitié d’un couple car les saints et les héros ne sont pas du registre Roméo et Juliette , ni de Tristan et Yseult, ni de papa et maman. Le héros c’est l’enfançon de lamaman, fait roi, au fil du temps, de l’adulte qu’une partie de lui se pense devenue. Et il est d’une force surhumaine ce qui tombe bien pour contrecarrer le père, modèle international et universel inconscient mais patenté de l’ogre.

Annonciation. 13° siècle, Met.

Être capable du martyre résumera l’idée d’avoir ce qui s’appelle déjà la foi, à un âge précédant toute lecture de tout texte qui étudierait le contenu de cette croyance. Une foi sans rien avoir lu mais pleine du savoir immense qu’il est nécessaire, pour pas crever,  qu’il est nécessaire de prendre un rôle de héros-enfantin, ce David plus fort que Goliath, ce Saint Pierre, n’importe lequel, donné aux lions, écartelé, lapidé. Sinon ça pourrait chier. Et le ciment qui fabrique cette certitude que ne plus avoir la foi serait trahir la tribu protectrice, cette tribu si puissante qui fait se taire les parents (pas comme aux cocktails)  pendant que le curé là-bas, est clairement nimbé d’une auréole tamponnant et double-tamponnant sa qualité de saint authentique, ne plus avoir la foi ce serait d’être exposé à la castration même si depuis Saint Étienne, autre martyre, le christianisme permet d’éviter la castration secondaire symbolique de la circoncision qu’avaient subi tous les héros mâles des débuts de l’affaire chrétienne, tous circoncis.

El triumfo de La Muerte, Prado. Piéter Brueghel l’ancien 1562
.Piéter Brueghel le jeune 1608, Musée de Bâle Le triomphe de la mort. Même préfiguration du même wagon et même chapeau de Chinois dans les clients du massacre entrant dans le « wagon ».

Mais bon, la réalité indiscutable de la toute-puissance d’un ogre continuait de se lire à l’inquiétude dans le regard des parents si tout d’un coup on avait la fièvre. Et christianisme ou pas le triomphe de la mort, comme dans l’épouvantable tableau du Prado de Madrid, le triomphe de la mort proposait encore bien fort dans les années cinquante de ma naissance des choses aussi inquiétantes que l’inquiétante étrangeté de ce wagon qui me saute aux yeux quand je découvre le tableau, au Prado. Un wagon et un camp de la mort.

Serait-ce cet effroi que j’entends lorsque d’authentiques adultes aujourd’hui observent avec haine, dégoût et certitudes confites la phrase, toutes religions confondues, ne pas avoir la foi, entendue avec d’autant plus de rejet et de peur qu’à cette foi on n’y connaît rien, s’en contre-foutant de la théologie, mais, sabre et mitraillette à la main, souhaitant rien plus que de participer à la troupe immense de ceux qui, par leur fidélité, continuent de se proposer comme les seuls garants du pilier de nos sociétés urbaines ?

     L’héroïsme de la foi cependant j’avoue le ressentir quand je m’approche des menhirs et des dolmens je sais je suis grotesque cet état de choses a commencé lors de mes premiers passages en Irlande, où les dispositifs des pierres dressées permettent non seulement une forme de visée céleste et astrale et donc de la mathématique du temps mais parfois aussi de se trouver au devant de ce mareyement océanique que petit je regardais avec joie depuis la corniche d’Aïn Diab à Casablanca, en  prenant le souffle du vent à mes deux oreilles pour la sollicitude d’une puissance dont je n’avais pas non plus idée d’à quelles lois elle répondait mais qui faisait une belle musique, une liturgie formidable, et pour laquelle j’aurais certainement été ravi d’être un héros capable de porter des menhirs comme les espagnols portent leurs statues sur des palanquins lourdissimes pendant la semana sancta à Pâques. Porter quoi ? Des pierres éternelles qui crevaient leurs yeux dans le paysage à force de cette éternité tellement opposée à nos crevardises de doryphores, des pierres à chérir dans le paysage des pierres dont se saisir un beau jour trouver comment fabriquer du paysage autour des cadavres du dolmen autour du pourrissement du corps des héros et du menhir comme autant de doigts tendus vers l’infini stellaire, reconstruire les grottes premières, obscures et tant chéries, et porter quoi, sinon ces morceaux d’éternité, se réunir à cent, à mille pour porter les pierres jusqu’au lieu qui un jour (comme à la cathédrale du Mans où un menhir était collé aux escaliers du portail) manifesterait la fraternité de l’homme et de ce désir d’éternité, cette confiance en l’éternité des pierres d’abord remarquées aux cavernes et aux éboulis glaciaires comme aux sommets vosgiens. Quelle fraternité ça souderait entre peuples des mégalithes, y a qu’à voir encore aujourd’hui cette solidarité entre irlandais, entre bretons, entre portugais, marocains, ces peuples de l’ouest encore enclins à prêter l’épaule pour hisser le savoir-temps,

Mais la culture des mégalithes précède celle des villes. Qu’est ce qui coïncide avec l’apparition des sociétés urbaines sinon la monnaie ?

Les héros porteurs de rocs ne connaissaient pas la monnaie, ne deviendraient pas les soutiens aveugles des banquiers. 
On peut se moquer de leurs traces, de cette adoration qu’ils vouaient aux pierres, à leur durabilité peut-être ? On peut au contraire se réjouir que déjà ils aient été préoccupés d’éviter la disparition complète de leur présent une fois qu’il serait passé, dans le futur, et en ça ils étaient déjà comme les historiens et les prêtres, dévoués à ce qui est mort pour dire la préciosité de ce qui, aujourd’hui vivant, mort demain, garde à leurs yeux la grandeur d’une dimension autre que celle, plus médicale, de la stricte disparition. S’adosser aux pierres éternelles, faute de théorie, ça repose.

Une vingtaine d’années plus tard que mes passages émerveillés et é-mère-veillant dans La Chapelle du Carmel, je lis l’Histoire des religions, de Mircea Eliade : quelque chose de la structure même du sacré m’apparaît en même temps qu’une peur  immense. 

    Je suis à plusieurs reprises seul en forêt, je dors sous la tente, j’applique sagement le programme de l’héroïsme, au fond, scout. 

Karl Caspar Friedrich, Met.

  Je n’ai trop rien noté de ma sexualité, pendant ces années d’adolescence tardive, rien par écrit de ce qui me préoccupe avant toute chose, la marée quotidienne et joyeusement gonflante du désir montant. Ni que cela risquerait de m’inféoder, si je tombais amoureux d’une porteuse de l’objet obscur du désir, comme époux, m’inféoder comme papa à un couple dont je continue de porter innocemment, inconsciemment, la certitude que le seul héros, le seul martyre et le seul aimé est : baby. 

Être seul, dans les bois, la nuit, sous la tente. Se sentir adulte et vieux alors que je n’avais que dix sept ans. Dans les carnets que je retrouve : un alignement de grommèlements. Dans le souvenir : ces nuits de terreur, dans le glapissement des renards et les étendues des montagnes, entre les lignes du dévoilement par Mircea Eliade d’une structure du sacré.

Coupable en le lieu du cornichon. Coupable d’avoir égaré les certitudes du religieux, faute d’y avoir prêté suffisemment d’attention quand elles s’installaient en moi par les moyens de la rhétorique la plus simpliste, celle de la séduction toute puissante des vieilles institutions de la foi, celle de la culture musicale, des liturgies, des vitraux, celle de la morale – les certitudes du religieux ont ceci de particulier qu’elles n’ont presque jamais rien de métaphysique. Et je serais aujourd’hui aussi incapable de reconstruire la scénographie de ce à quoi je croyais si fermement que de retrouver ce qui faisait que j’aimais lire le club des cinq ou Bob Morane. Un goût très enfantin d’aventures très approximatives. Une consommation.

Je me souviens (je l’avais noté à l’époque, dans des petits cahiers), de ma terreur quand glapissaient les renards, petits ogres dentus autour de la tente, ou bien quand fougeaient les sangliers à grands bruits de grouins, pas loin – je me rappelle mon regret ces nuits-là d’une maison en dur.

Alors, dans les  bruits du vent et les courses d’animaux, mon souhait se  disproportionnait d’angoisses, je rêvais d’un hébergement, d’une forme de maman.

Sainte Atilia, église de Marcenat, plateaux sublissimes du Cézallier.


Et j’ai retrouvé, toujours dans mes notes de l’époque, quel plaisir je m’y racontais qu’alors j’avais eu, une fois terminées les longues nuits d’incertitude en forêts, de trouver au milieu de chaque hameau, dans chaque village – un refuge grâce au formidable réseau des églises, puisque dans les années soixante dix leurs portes étaient encore systématiquement ouvertes, on y croisait même parfois des gens, et au plus reculé de l’Auvergne.

Église de La Godivelle, Cézallier.

La nuit, en forêt, au contraire, la peur générée surtout par la lecture si surprenante pour moi, du livre de Mircea Eliade sur l’Histoire des Religions, la peur de me sentir en train de perdre tout le re-Père qu’avaient été mes fois, dénuées de tout savoir et pourtant pleines de belles images- indifférent enfant que j’avais été à autre chose qu’au narratif des histoires bibliques :  l’enfance s’évaporait, et cette peur je m’en souviens allait au point parfois de faire trembler toute la tente. Petit cerf tremblant sans le savoir, bien plus devant les dianes qui pourraient bien sonner l’hallali de son refuge aux jupes de sa mère, que devant les trois coups mystérieux annonçant la pièce de théâtre philosophique des dévoilements laborieux qui se feraient tout seuls, à mon insu pratiquement, occupé que je serai, après une enfance inattentive, par l’enthousiasme nigaud d’un petit papageno superficiel et apeuré par tout effort…

La chasse de Diane, anonyme, Musée du Mans.

 Mais pourtant pas peur au point de perdre complètement le vœu d’héroïsme, comme tatoué dans les premières années, par l’image des martyres chrétiens qu’on m’avait servis,martyres à peine retouchés par le christianisme, probablement, collant au modèle des héros antérieurs à Rome, antérieurs aux Celtes, ceux qui portèrent sur leurs épaules les mégalithes. J’ai tremblé sous ma tente, je réalisais la fragilité de ce que je m’étais raconté de ma religion – et pourtant je restais fidèle au modèle de l’héroïsme sacrificiel, prêt pour de longues et impitoyables heures studieuses dans l’étouffoir de la Faculté, prêt à être l’outil, le rouage qui ferait perdurer la cité en sa laideur croissante. 

  Prêt au martyre de transporter, avec mes contemporains, ce que sont devenus les menhirs au fil du temps puis des siècles des siècles : un fonctionnement social absurde rendu obligatoire par notre explosion démographique, parmi les tours des conurbations…

Si j’isole d’abord l’idée du martyre, parmi toutes les idées d’une éducation catholique, c’est parce que je parviens encore à me souvenir de mon enthousiasme naïf pour cette propagande simple visant à exalter dans l’enfant tout ce qui fera de lui un bon candidat à l’endurance et à la mort. 

Le degré de complexité atteint, par l’union entre des sociétés de natures différentes au gré des régions et des époques, fait que le livre sacré ne tatoue pas les cerveaux qu’au travers de la thématique du héros, du martyre ou du soldat. Le livre sacré, celui des ancêtres familiaux de la Chine jusqu’aux livres sacrés du Machu Pichu, du livre des rois mésopotamiens ou à l’ultime propos, fut-il futile comme le spectacle contemporain,( dégoulinant, incohérent, baveux) du livre télévisé des écrans et des modèles façonnés pour les séries et les mangas – pas si multiples- qu’ils proposent aux enfants – le livre sacré comporte d’autres catégories que celle du martyre, certaines franchement philosophiques, comme les  multiples avertissements chrétiens concernant la mort, avec parfois en option la résurrection à l’égyptienne, le jugement dernier. La Défense et l’illustration d’une autre catégorie qui me soit restée, c’est celle d’une maternité inhérente, tant à l’image de la reine du ciel égyptienne, Isis, que de la Regina Coelis romaine, Marie. Ça n’est pas rien. Le bleu du ciel, étoffe maternelle, ça n’est pas rien.

Église de La Martyre, Finistère.

Et puis, outre les modèles de martyre, de mort, de jugement dernier, de maman céleste, bien entendu il y a eu aussi pour moi la proposition d’un père supérieur, appelé tel – et doté par le christianisme d’une grande sollicitude… la liste m’échappe des autres modèles, de ce dont j’ai été lesté, farci, gravé. Mais le supersage, le scribe, le mage savant avaient tous une allure de dieu le père.

Le scribe du Met.

Ayant parcouru Mircea Eliade pour découvrir quelque chose de la théologie, le vide mystique de la pédagogie pourtant sacrée dont on avait usé à mon endroit, me désemparait. 

Je ne pouvais plus croire que je croyais, tel le Socrate moqué par Aristophane dans « Les Nuées ». Pourtant voilà : restais robuste et pratique en somme, utilisable pour ma société, toujours avide de martyres, de sainteté et, comme le précise Nietszche cruellement, de soumission. L’ivresse me demeurerait, puisque finalement seule l’étiquette du flacon avait été discutée auparavant. Comme si ce qu’on porte en grimaçant des mille douleurs de l’effort, par la puissance de ce qui fait l’essence de nos croyances, était une forme de perfectionnement des mégalithes : ne suffit il pas de contempler l’empilement  urbain des immeubles de bureaux ?

La sinistre (puisque dénuée de sécurité sociale) île de Manhattan observée depuis le pont.

On dirait un chaos, (alors que les pierres et les dolmens érigés il y a si longtemps, près d’un bois, d’une plage ou au sommet d’une colline, organisaient autour d’eux une magnifique orientation) -mais c’est  l’organisation d’un pouvoir omniscient de régulation et de distribution, Manhattan ou Shangaï : l’image urbaine planétaire de menhirs qui disent la loi. Non pas la simple loi céleste d’un retour régulier des solstices : la loi qui rétrécit le monde parce qu’informatique, cette loi est celle de de la prise en compte de tout ; elle nous tient au pied de nos menhirs aussi fermement que si nous n’étions qu’une petite tribu.

William H. Schenck. The third Avenue Depot, 1859, Met.

La calculette internet est devenue championne dans l’art de rétrécir le monde à la dimension d’un village. Et les temples n’arrivent plus à dominer la skyline des cités, un peu comme en moi l’Histoire (la rigoureuse, voudrais-je croire, pas celle de ces historien•nes qui n’y voient que l’occasion de conforter le névrotique spasme de vouloir affirmer son propre roman, et qui sentent bien quel trésor la narration du religieux constitue en matière de magistère identitaire) – un peu comme en moi l’Histoire a remis en perspective les éléments du religieux. Ça ne dépasse plus. Ça ne dépasse plus comme des cathédrales, qui elles même avaient peut être poussé juste pour ressembler à des menhirs, pour être aussi rassurantes que ces pierres si aimables aux hommes premiers. Ce qui domine ce sont les gratte-ciels qui dureront moins que les pierres premières, et leurs logos déclinent la puissance de multinationales ou même de tycoons, mais en réalité hébergent un monde fou, éberlué par les instants qu’ils pense éternels, hébergent des populations tellement pullulantes qu’on pourrait écrire une bible chaque jour, que dis-je, chaque heure, rien que pour raconter comment ils ont passé leur journée, que dis-je, l’heure écoulée.

Dorénavant, comme  le net peut dénoncer chaque comportement de chaque humain ou presque, ainsi que les participants avertis et précautionneux d’une Cour où tout manquement à l’étiquette serait immédiatement quantifié, il devient une évidence que nos maîtres, nos pharaons à nous, ils nous tiennent, et si pas sous leur regard totalement méprisant, au moins sous celui, automatisé, de leurs équations.

Est-ce qu’il ne nous faut pas déjà être beaucoup plus polis que cardinaux au Vatican ou courtisans à Versailles ? Est ce que le  simple fait d’apprendre à  se servir du clavier d’un téléphone ne nous comprime pas dans une gesticulation déférente ?

Est-ce que le net n’a pas rétréci la planète à quelques menhirs banquiers qui font paroisse ?

Et est-ce que, sur le chapeau pointu de ce magicien omniscient et hyper organisationnel que sont les informatiques, le cri guerrier des martyres de ma foi perdure – ma foi elle-même n’est elle pas en réalité intacte, immuable parce que statufiée par une nécessaire terreur – ne me suis-je pas contraint d’être plus croyant que jamais ? La peur d’être un traître un sans foi ni loi, une merde méprisée de tous et menacée par les pires qui s’en feraient un galon sans péril – s’est-t-elle multipliée aussi exponentiellement que l’espèce ? – bien sûr que non, le seul risque n’est jamais que celui sur l’Un majuscule égoïste de mon unité individuelle, que j’en crève ne ferait qu’une mort, une seule, la mienne, rien de plus.

En route pour la Vienne moderne, New York où Musil eût placé son homme sans qualité sans s’gêner.

Mais quelles sont les saintetés qui parviennent encore à atteindre mon désir absolu de solidarité, de fraternités, mon souci anthropologique d’appartenance, mâtiné du paradoxal vœu de pauvreté hérité lui aussi de mes soumises et décisives années d’enfance ?

Tomi Ungerer. Die drei Raüber.

Mourir pour la Sainte Banque ne propose clairement aucune sainteté.  Mourir pour les biens de quelque singe humain qui en aurait, du bien, et qui se présenterait vaguement, outrageusement, cyniquement voire naïvement comme bienfaiteur ? Évidemment personne ne se bousculerait pour défendre les sous d’un banquier, sauf les mercenaires, troupe peu sûre même si toujours pullulante. Donc la question reste brûlante : comment pharaon peut il s’entourer d’une nuée de héros, encore et toujours, dans l’aujourd’hui, minoritaire hélas, des démocraties ?

Par l’Art ?
Par l’art.

Les œuvres accumulées au cœur du musée au milieu de Central Park sont éloquentes. N’ai-je pas eu l’impression d’être un saint pendant que je passais des semaines à dévisager les œuvres enchâssées au milieu du quartier le plus cher de New York, comme en un temple ?

Veduta, depuis la terrasse du Metropolitan Museum.

Quand on suit la trace de toutes les œuvres d’art du monde qui se sont réfugiées au cœur de l’adoration planétaire, les musées des grandes villes, comme le Metropolitan Museum sur l’ancienne île des indiens, à Manhattan, concentre à lui seul mille bibles.

Mourir pour l’art ? Voilà.

Camille Claudel, Met.

L’émotion qui nous balaie dans les salles du Musée, miroir tendu aux passions des passionnés  autant qu’aux désœuvrements des badauds, naît devant cette gigantesque et mouvante mosaïque du musée, réceptacle de toutes les fois fidèles, croyantes ou convaincues de ne l’être pas – on croise donc et par ce fait même, aux sous sols du metropolitan muséum, Camille Claudel, son image amoureuse nue d’avant l’asile psychiatrique, nue comme l’humanité, (cette autre implorante amoureuse que torturent les dettes familiales et le Réel)…

Camille, enfouie de tout son désarroi au milieu de tonnes et de tonnes d’imprécations, de prières, d’œuvres d’art ou de déco, d’antiquités et de modernités, de formes et de magies infinies et indiscutables, soudain aussi massivement présentes que les vitraux d’une chapelle sous le regard d’un adulte retrouvant l’enfance, accumulées comme autant de joies muettes enfin exposées à de possibles regards.

Une vraie apocalypse, vraie de vrai. Ils sont venus, les touristes, venus de tous les coins de la planète y décrypter sans relâche les œuvres venues elles aussi comme eux du monde entier et en plus depuis tous les replis du temps passé, l’Imploration de Camille Claudel voisine, à quelques chambres, l’incroyablement ancienne imploration de la bufflonne Ninsun, sage divinité sumérienne de l’oniromancie, tendant son offrande à des regards tout aussi incrédules et tout aussi fascinés… et à moi-même tendant son gobelet puisque c’est cela que je pratique aux soirs de mes consultations depuis 1989, l’onirocritique…

Ninsun, Met.

Pendant que le regard banquier vérifie grâce au Net que l’erre de chaque gesticulation de la foule humaine soit unie vers les banques, l’Art de la Banque, lui, précisément, étonnamment, énigmatiquement, garde conscience et manifeste quelle est la puissance de l’Art sur le cours des choses et des valeurs, quelques soient leurs algorithmes. Puisqu’aussi bien c’est la rencontre entre le regard d’un puissant et la beauté d’une œuvre qui, faisant les cours de l’art, fait office d’étambot au gouvernail des valeurs, de manchon pacifique et de refuge directeur, permettant à l’espoir de rester caché tout au fond de la jarre des plaies que jette Pandore sur l’humanité,  pendant que le cours de la Bourse régit guerre et paix.

Pandore, Met. Odilon Redon.

  Ainsi convaincu d’être martyres, fidèles parmi les fidèles, les pauvres naïfs visitent-ils aux musées ce qui fait et défait la cote boursière de l’instrument de saisissement du jouir de mille maîtres.

Gargouille, Aurélie de Heinzelin, Strasbourg.

Ainsi les mille maîtres de nos guerres sont, eux aussi, dans une foi naïve, celle de se goberger d’une accumulation. Leur manque de créativité est proportionnel à leur savoir comptable. Ce sont comme deux vases communicants qui se siphonnent mutuellement.
En vérité je vous le dis, seule la passion collective, la passion des peuples, pour les objets qui constituent leur accumulation de princes, leur collection de Picsou, leur spéculation, leur garantit qu’ils ne se seraient pas trompés. Ils ont ce besoin de nos martyres d’innocents aux mains vides.

Car prisonniers du drame commun, les pharaons sont incapables eux aussi, le plus souvent, d’avoir fait de leur propre désir la terrible étude. 

Etude effroyable, précisément celle dont le religieux tente d’écarter le sujet depuis cinq cent mille ans, il n’est que de voir la Vénus de la grotte Chauvet.

Le rêve naïf de Freud, au décours de cette enquête que le sujet peut entreprendre, le rêve du Wo “Es” war soll “Ich” werden, ce rêve du siècle passé, que le héros de la psychanalyse pourrait, tel Saint Thomas, vaincre ses fois aveugles en des choix automatiques, par la splendeur d’un rétablissement de l’autorité de sa Raison enfin informée de toute l’étendue de son Inconscient – ce rêve joyeux a évidemment pris un peu de plomb dans ses ailes si belles. Parce que, c’est vrai ce que formulait Lucien Israël : l’inconscient est fait pour le rester.

Sur le toit du Met.

Seul le cri des martyres du peuple informe les pharaons nos oligarques d’un triomphe de la sensibilité. La leur est purement gustative et ne saurait se permettre d’être morale, la morale étant le lot des soumis, l’éthique étant ce petit bout à jeter dans un reliquaire pour atteindre aux strates supérieures de la pyramide des hiérarchies humaines. Depuis la géhenne et la tour anonymissime au pied de laquelle chaque jour depuis 1989 je roule mes miettes comme un scarabée j’ai pour seul privilège ce qui en est le contraire, la joie partageuse des solidarités, qui fait le fond de toute beauté et dont les hérauts verront leur œuvre finir paradoxalement suspendue aux murs ou dans les coffres des princes.

Wir sind lebend.
James Rosenquist, 1981, House of fire. Met.

Et donc une autre des images que ma raison raisonnante n’ait pu effacer des rouages inconscients qui me pilotent, l’image rutilante conservée depuis la Chapelle des carmélites à Casablanca, avec ses vitraux en bonbon-rouges-à-lèvres, c’est évidemment celle d’un paradis – antinomique des ces quadrillages urbains qui m’annihilent chaque jour. 

Oui, d’une Jerusalem Céleste, pas terrestre comme celle qu’avait voulu fuir Denise Couca à cause des hommes avec mitraillettes qui traînaient au marché vous iriez au marché, vous, avec des gens qui se promènent leur kalashnikov sous l’bras ?

Strasbourg. Racing, Cinq Février 2023.
Foot Béatification.



Denise, visitant le musée de mon saint (Tomi Ungerer, Saint Tomi), lui a rendu cette grimace.  Savait-elle qu’il m’avait dit un jour oui mais si y a plus de religion y aura plus de temples ? Elle qui, lors d’un séjour comme jeune stagiaire enseignante en Irlande du Nord entendait avec ravissement les petits lui dire : Is It true, Ma’am, you coming from Holy Land ? – et qu’elle avait dû pour finir le leur décrire.

Tomi tirant la langue à Denise.

Lui, habitant du paradis à l’Ouest paradisiaque de l’Irlande bénie, il n’avait pas le désir d’une Jerusalem céleste, ni, comme moi j’en ai désir, de la cathédrale qui incarne un paradis au milieu de ma ville à distance respectable des bâtiments anonymes où j’exerce.

 pas besoin puisqu’il habitait, lui,  l’Eden (dont l’étymologie vaut son pesant de noyau d’abricot). L’étymologie d’Éden ? Une vraie révélation. Donc en fait voilà : les gens de bien se divisent entre ceux qui ont du bien et habitent loin du tumulte et de la puanteur des villes, comme les riches mésopotamiens, et ceux qui pratiquent le bien et leur servent de marchepied. Et à l’occasion voient en eux leurs Saints, et dans le fait qu’ils vivent en Éden la preuve qu’ils sont quand même mieux orientés qu’eux puisque l’Eden, c’est l’paradis…

Threecastlehead , chez Yvonne et Tomi.

Et en matière d’Irlande j’en connais un rayon, de paradis, mais le sien, celui de notre Saint à nous, Strasbourgeois, Tomi l’a protégé scrupuleusement contre les marées de constructions insultantes pour le sacré que je me raconte discerner à ces paysages et qui s’abattent depuis les années soixante dix sur l’Irlande. 
(Ça m’a tout de suite plus à la grotte Chauvet, ce respect qu’ils ont eu pour chaque relief et la probable lecture qu’ils ont eu, une lecture anthropocentrique, aux immenses rochers qui décorent Vallon Pont d’Arc – lire, il y a trente mille ans, un paysage comme un corps, comme un message, lire la nature comme une providence, et du coup ne rien vouloir en heurter)

Oui, ça m’aurait plus que les irlandais se soient attachés à la splendeur de leurs paysages aussi mais les années soixante dix ont permis que les petits bungalows « dénotent » un peu partout, et posent leur confort sanitaire joyeux un peu partout. C’est plus rigolo mais bon.

Tomi Ungerer, depuis l’atelier.

Une escouade de vrais irlandais, au sens de la véracité qui caractérise l’irlandais, de vrais Kerrymen, au sens où le Kerry contemple sans cesse l’amitié, l’a aidé à remonter,  patiemment, l’espoir, face à l’Ocean, tout près de trois tours médiévales effondrées. En les regardant j’imagine la régularité de leur fréquentation de la messe et des pubs, lieux aussi intriqués que l’inconscient et le conscient et, si l’on y rajoute le spectacle de l’océan allé avec le Ciel, aussi intriqués que le réel, l’imaginaire, et le symbolique. Les ancêtres du symbolique, l’imaginaire de la cuite, des voisins et de la table du pub, l’océanique Réel. ( c’est plus joliment dit sur le site delcaflor,

Le Pré des Florence, Antoine Walter, 10 Juillet 1997.

dont le nom vient de l’ancestrale et symbolique maison d’un ami extraordinairement au fait de l’imaginaire et détenteur d’un violoncelle Réel :Delphine et Camille Florence, je crois, gravé au linteau au dessus de la porte de sa vieille maison, près des douceurs forestières du Petit Hohnack.)

L’équipe des restaurateurs de Threecastlehead Castle Head, il y a une cinquantaine d’années…)

Et maintenant que depuis 2019 Tomi s’est dérobé, une nuit qu’il lisait la correspondance de Nabokov, quel au-delà, (pour rester dans les objets du mythe égyptien de l’au-delà) ?

Cimetière de la grande famine, threecastlehead , west Cork, Irlande.

Le petit cimetière de la famine, à côté de chez Saint Tomi ?

Ou bien le souvenir du bonheur dont tel un démiurge il posait la surprise au dedans du pantalon ? 

Tomi, atelier, pantalon.
Egon Schiele, Breuer, Met.

L’au-delà pour faire patienter les naïfs en les menaçant d’un jugement, ou bien l’au delà de l’Éternité de l’Instant,  une des deux seules éternités dont parlent les manuscrits codés mais décryptés des prêtres d’Osiris ?

Ainsi voilà l’ancien enfant de chœur rendu à quoi sinon au fantôme de la liberté. Le sujet enfantin qui se croyait croyant sans rien savoir sait à présent qu’il ne sait rien mais se souvient d’avoir eu extrêmement peur en découvrant l’inexistence des contes à dormir debout inséré dans sa mémoire enfantine par lui-même, sans plus pouvoir imaginer pourquoi il a eu si peur, et qu’évidemment en rien il n’a déplacé le tissu, pluri millénaire, entré en interaction avec sa cervelle chaque fois qu’il se retrouvait devant le discours tenu dans les années cinquante et soixante, de ma naissance à mes quatorze ans, par le ton magistral qu’il (car j’étais lui et chaque fois que je suis un peu demeuré, c’est lui qui s’en accroît d’autant plus) croisait aux lieux dévolus au sacré – arrivé depuis Casablanca en 1962 dans une ville de Strasbourg où Albert le grand avait pu laisser son influence, et moi, peut être aussi effrayé que lui par la masse immense des automatismes de pensée et la difficulté à produire quoi que ce soit qui ne soit pas un obscurantisme, je regarde aujourd’hui au centre de ma ville un bâtiment roman et gothique et la tour qui le surplombe en dominant le centre de la ville, beffroi pédagogique, disant un savoir architectural et proposant mille énigmes dont je n’ai cependant plus aucune idée, ne serait ce que celle du savoir-faire des sculpteurs et des penseurs de l’époque.


Pour les idées empruntées par Ambroise à la République  de Platon (la Tempérance qui surmonte la Colère, la Force la Lâcheté, la Prudence la Folie et la Justice l’Injustice) je me plais à les voir, ces vertus, non seulement dans les statues qui les représentent, mais dans les quatre tours d’angles qui s’élèvent depuis la plate forme jusqu’à l’octogone.

Où les huit escaliers aux marches minuscules symboliseraient ensuite, plus haut que les quatre vertus des quatre escaliers dits des quatre coins, les huit vertus aristotéliciennes, la tempérance, la continence, la justice, la libéralité la grandeur d’âme. Ça serait chouette.

Hans Bock le vieux, allégorie du Jour, 1585. Musée de Bale.

Les huit escaliers traversant sept chapelles comme étaient sept les planètes dénombrées à l’époque, les planètes à l’incessant ballet incarnant au ciel ce qui change, ce qui bouge, à l’opposé de l’Un figuré par l’étoile immobile et polaire, ce sept que traversent les huit dispositions transcendantales d’escaliers symbolisant les vertus, incarnerait le monde changeant que traversent les candidats à une rencontre ultime tout en haut avec l’unique, ça serait très chouette aussi et on pourrait gloser à n’en plus finir, patiner là dessus comme des champions sur la glace éblouissante de nos délires et dans le vertige approprié des siècles qui s’enfilent depuis le début de la construction de cet interminable escalier, tout ça bien soyeux comme de la bonne neige.

Allégorie du jour en 1655, 140 années après l’achèvement de la flèche de la cathédrale, Bock le vieux étant né à Saverne et ayant fait ses études à Strasbourg…

Mais bon c’est uniquement un sketch qu’on se raconterait et on pourrait dégoiser tout c’est c’qu’on veut en matière d’hypothèses sans risquer d’autre démenti que le sourire placide de ceux qui savent (les médiévistes un peu sérieux) qu’on n’en sait plus rien de rien, sinon que les architectes de ce genre de pari étaient plutôt des intellectuels que des terre-à-terre d’ailleurs y a qu’à voir. On peut pas dire que leurs architectures soient matérialistes.

Tout ce plaisir spéculatif des hypothèses… pour pouvoir se jucher de nouveau à la fois sur la terrasse d’une cathédrale et du coup un peu comme sur les épaules de l’enfant naïf que j’fus, çui qui croyait sans savoir quoi, pour pouvoir me raconter encore et encore une aventure de Lilliput au royaume des géants éternels qui cernaient l’interminable enfance première : on monterait à quatre ami•es les escaliers en se racontant que chacun•e des quatre incarnerait une des quatre vertus, et surtout sans s’avouer que ce serait régressif. (Est ce que la vérité est une vertu me demandè-je en regardant la tourelle d’angle nord est Est-ce que la vérité est une vertu se demande Thomas d’Aquin en bouquinant Aristote. Est ce que cette tour qui contient deux escaliers dont un des deux s’interrompt en route pourrait incarner autre chose que ça, la duplicité des vérités, aimè-je à me dire)

Pour dire la vérité on clignerait des yeux d’horreur en regardant ce qui entoure maintenant la cathédrale, mais peut être à tort car pourquoi éviter la vue, à quelques kilomètres de la balustrade, d’une muraille contemporaine de bâtiments bancaires moins disant ? Si on était encore dans l’enthousiasme des bâtisseurs, encore en 1419, nos laideurs n’étaient pas les mêmes, on kifferait peut être à mort les façades de métal et de faux ciments roses en treillages ? Toute cette population de gens dont on saurait qu’ils n’ont pas la peste puisque nous voila en 2023, et même qu’ils ont trouvé le traitement ? On trouverait ça bien. En me regardant les gars de 1419 seraient abasourdis de m’entendre leur dépeindre ma façon d’envisager les travaux à entreprendre selon moi pour continuer une architecture monumentale, bavarde, protreptique et lacanienne. Ils courraient vers les immeubles banquiers et s’achèteraient des lofts pour y prendre leur bain.

Image insérée depuis mon bain, trop fatigué par la panne téléphonique de ce matin pour rejoindre la manif contre le retardement de l’âge des retraites.

Tirant avantage sur les gars de 1419 et même sur Bock le savernois de 1550, je leur demanderais de m’écouter sous peine de ne pas leur indiquer ou trouver des bières à la pression dans un périmètre rapproché.
Alors, que si ce que je pourrais pérorer, pour leur dire qu’à l’image du tableau de ce protestant de Bock (quand il peint ses bâtisseurs la cathédrale est protestante depuis un moment) les humains, génération après génération, fondent leurs inconscient sur le constat qu’ils réalisent, pendant leurs six premières années de vie, de tout ce qui leur est perceptible des manques de la génération qui les éduque. On peut vouloir ou pas le représenter en architecture, soit. On peut se dire qu’il n’y a guère d’importance à figurer ce qu’a été réellement la foi enfantine, cette scrutation permanente de la vie menée par des parents gigantesques autour d’un enfant lilliputien pendant un temps interminablement long.

Leur manque-à jouir.

Hans Bock der Älterer, le bain. Musée de Bale.


Le manque à vivre dont ils témoignaient lorsqu’ils regardaient avec angoisse nos fièvres et nos rougeoles de gosses.

Mythe orphique de Médée, Sarcophage, musée de Pergamon, Berlin.


Le màque-à-savoir, enfin, dont ils nous faisaient part et qui nous fit, à un âge donné, leur demander interminablement et ça c’est quoi et ça et ça et ça ?

Hans Baldung Grien, deux sorcières, 1523.

Et du coup chaque génération est lancée vers la satisfaction d’une réponse à ces trois manques de la génération précédente, en fonction, en plus, de son intrication à l’invraisemblable hiérarchisation des rapports humains, une vraie tapisserie mais évolutive d’une décennie à l’autre. La nuit pendant le sommeil les rêves se dressent géants. Y lire, comme à l’envers, de quel bois la cité se chauffe. Et vers quelles déplorations Camille Claudel nous entraîne à sa suite, dans cette nuit de la raison qui dicte pas à pas notre course invraisemblable à l’abîme de la vérité la plus trompeuse.

Hans Bock der Älterer. Allégorie de la nuit, musée de Bale.

Debouts sur le spectre atroce de l’ensevelissement de tout désir architectural d’un dire, aphones, aphasiques, muets devant les silences bétonnières de l’industrie du logement par ensilage des foules de la société pourtant clairement du spectacle, privé de toute cosmogonie, fut-elle lacanienne, quantique, ou simplement romanesque, les hérauts du dire d’aujourd’hui sauraient ils, si quelque pharaon l’exigeait soudain d’eux, représenter une forme de logique collective de la logique des tâtonnements de ce qu’on pourrait appeler comme le fit Foucault la biomasse ?

L’image artistique serait celle d’une petite troupe soumise à la mode comme à un essentiel infiniment sérieux. On pourrait schématiser l’image d’une humanité, guère plus importante à quelques milliards aujourd’hui qu’à quelques centaines de milliers pendant l’aurignacien, mais lancée, petit caillou dans l’cosmos, avec à chaque génération nouvelle les six premières années de vie de chacune et de chacun pour forger un état des lieux du désir à mettre en tension, ensuite, une vie de catastrophes durant…


le recours au mot caillou risquerait de susciter l’idée d’une fronde. L’avantage alors reviendrait au double sens du mot, l’arme ou la rébellion.

mais cependant que je blablate, les voisins ont recouvert leur belle façade arrière, de briques, qui bavarde évoquait depuis cent ans les architectures du nord de l’Allemagne, par la noirceur d’une couverture isotherme, sous le drapeau d’un déchet de plastique amené aux branchages ici d’un vent pollué, aux débuts de la dernière pandémie couronnante, et deux ans avant que la guerre d’un bond ne se rapproche vampiresquement depuis la Syrie jusqu’à l’Ukraine.


Avant hier
La cour, ainsi noircie, semble encore plus propice à accueillir les cris effroyables d’M le maudit, quoique la mode expressionniste ait brutalement déserté les lieux, croquée comme passoire thermique par la frilosité du corps sans chair de l’instant présent. Caillou dans la fronde vers l’éther de quelles méditations colossales et indéfinissables …
Hans Baldung Grien, Der Tod und die Frau. Musée de Bâle

Gamer’s paradise adieu l’Ennui

La onzième plaie de l’Egypte c’est cette console hors de prix (et pour l’instant pas encore disponible à part dans deux points de vente… Cellui qui ne l’a point s’en tord les mains – j’ai honte d’avouer qu’ayant plus l’oreille musicale que Fidel Castro (on devait le prévenir quand l’hymne national cubain commençait, il disposait de l’oreille musicale zéro) les sons du monde me réjouissent plus que n’importe quel jeu vidéo même en réseau et je ne vous parle pas du piano, au point qu’avant hier je trépignais de bonheur lorsque l’immense soliste Marino Formenti terrorisait les trois quarts de son public par les coups dits de marteau de l’immense compositrice Galina Ustvolskaia (née en 1919 huit ans après mon père mais tellement plus moderne !), et, cependant que la poésie théâtrale m’enchantait, qui se jouait autour du piano dans plusieurs lits successivement amenés là comme le vrai écran du seul jeu qui puisse élever un enfant jusqu’à la grandeur romanesque – je ne pouvais que me précipiter, après la représentation, aussi excité que mes voisins de métro s’il se fut agi de jouer à Honeycrush ou Candypop – pour savoir qui était la non moins immense metteuse en scène Silvia Costa – découvrir alors quoi ? Que Silvia Costa mon enchanteresse d’un soir, elle a travaillé dans cette seule ville du monde où, dès le lendemain de leur première arrivée, même les touristes chinoises (surtout les touristes chinoises) comprennent qu’il faut s’habiller autrement ( ah si elles avaient connu la kitschissime Roberta Di Camerino et son palais !) : Venise !… mais diriez-vous que ce labyrinthe qu’est Venise ne serait que la play station d’un gamer perpétuel, et que ce joueur invétéré et inconscient ne serait autre que moi ? Aussi insensé que n’importe quel joueur mais ne me distrayant que de textes peut-être impénétrables et ne riant aux éclats que si de savantes musiques viennent à résonner avec mon casino intérieur déjà rempli de fanfares ?

Anne Lise Heimburger

Je suis né au dernier millénaire ; regarder quelqu’un c’est pour moi, quoique je fasse, une injonction de décryptage.
Vous êtes né du temps que les gens se faisaient chier. Naître aujourd’hui, c’est s’exposer à devoir rapidement décrypter qu’un des partenaires essentiels des géants ( les adultes -nos parents – qu’on va s’appuyer quasi- comme des dieux pendant ces six premières années qui vont nous paraitre une Eternité) c’est l’écran, celui de leurs communications téléphoniques (bonjour papayou ! Coucou mamichette !), celui de leur série préférée, celui enfin de ce jeu qui les absorbe au point qu’ils vont nous envoyer paître quand on tentera de les en distraire par notre babélien babil. Les bébés qui ont six mois aujourd’hui pendant que j’écris, ils savent que l’écran est quelqu’un de la famille, et comme tous les futurs adultes, ce savoir leur fera Réel…

A l’intérieur du Palais de la grande couturière Roberta Di Camerino.

On avait ce jeu formidable, jadis et naguère, mais c’est vrai que tout le monde n’avait pas envie d’y jouer : on disait autrui quand on croyait que l’autre hébergeait une solution. Dans la colonne immense des lieux infernaux du transport en commun, serait-ce une des plaies d’Egypte, personne ne s’ennuie, un livre magique s’est jeté aux visages des gens du sous-sol des métros et de toutes les personnes de la tribu qui a du temps à tuer, le petit écran et, le plus terrible, le jeu. Terrible ? Parce que ce serait l’abyme de toute raison : vouloir décrypter par distraction, ce qui ne serait qu’une forme d’agacerie.

Qui connait encore l’histoire des plaies d’Egypte ? Parce que, bon, merde, là, y doit y avoir de quoi déchiffrer des kilotonnes d’Histoire, de mythe, d’un rapport à la Cause en Soi voire même à l’amour d’un dieu qui serait tout de bonté ou tout de colère enfin merde du boulot… Combien de gamers propriétaires du dernier modèle de Play Station, savent quelles sont et ce que furent les plaies d’Egypte.

Est-ce que c’est un jeu vidéo ?

Quelles furent les dix plaies ? (Vite regarder sur mon qui-sait-tout)
Est-ce que ce jeu serait susceptible de distraire tous les gamers du monde qui au moment où je rédige sont dans un ouragan neuromédiatique faisant d’eux la huitième plaie pour celleux de leurs contemporain•es qui seraient en train de vouloir vraiment vivre et donc être hors du jeu, dans le vrai réel ? On serait hébétés. On entendrait un truc aussi fou que « les dix plaies d’Égypte», et on se demanderait si toute l’Histoire qui nous structure serait pas par hasard un jeu en réseau concocté dans la Silicon Valley ou à Beijin. Exilés de toute possibilité d’exister puisqu’absorbés par un jeu, fut-il en réseau, qui nous interdit tout accès à ces moments du vrai où la présence physique des autres est condition sine qua non de la joie ? Ceux qui me verraient, si j’étais le geek de base, enterré loin de tout plaisir amoureux et pour des années entières avec mon jeu, me regarderaient comme une des sauterelles enthousiastes de la huitième plaie d’Egypte, occupées à dévorer les champs de l’amour avant surtout que rien n’y prospère.

Sauf que les plaies d’Egypte ont permis la sortie d’Egypte, la libération d’un peuple qui était esclave de pharaon comme nous sommes les jouets de nos richissimes et délirants tout-puissants. Voui parfaitement observez bien à quel point nous sommes tous prisonniers de l’arbitraire de gens parfaitement malfaisants et beaucoup plus actifs que moi, mûs par une sorte de jubilation intérieure tout à fait infâme et qui en fait les maîtres assourdissants de pire qu’une play station, l’organisation funeste, guerrière et prédatrice de leurs revenus abyssaux et dont en plus ils savent parfois ce qu’ils veulent faire : jouir.
Notre asservissement nous prive en plus de tout temple (bon j’exagère j’habite la ville possédant sans conteste la plus fabuleuse cathédrale du cosmos) qui nous permettrait de nous reconnecter à une dimension de la toute-puissance du monde en soi, celle qui resplendit au delà de l’horizon encombré et cruel du jeu humain. Quelles plaies d’Egypte pourraient contraindre les pharaons actuels à nous laisser fuir vers l’espoir de renouailles avec la Nature plutôt que de nous distraire en nous jetant en pâture aux jeux en série pendant qu’on circule, ballottés dans le boucan colossal des métros, d’une misère à un asservissement ? Les yeux rivés à l’écran qu’on pianote, loin, horriblement loin et de plus en plus, du Deus sive Natura.

Parce que les temples, les rituels mystiques, ça a quand même occupé du monde. C’est Descartes, qui parlait de distraction, ou Pascal ? J’en suis étourdi. Le gamer est en prières : rendu à l’enfance, il torée l’étrange taureau du Réel – il désespère celleux qui voudraient l’aimer, se replie en riant loin de toute la pesante gravité. Il est en exil de l’Amour avec un grand a comme Alpha ? L’amour, pesante gravité à fuir, l’adoration du Réel, pesante gravité à fuir, ah! Jouer quel soulagement.

Maintenant je suis cerné par des nonnes et des moines qui ne construisent plus aucun temple vraiment crédible en tant que bâtiment d’appréhension du sublime, qui rient tout seuls en tapant sur le clavier de leur petit écran. Pire qu’un nuage de sauterelles qui s’abattrait sur les champs pas encore récoltés. Et comme des nonnes et des moines, ielles vivent dans des gigantesques conglomérations dont les sinistres ouvertures ressemblent à des écrans aveugles : confondre la banlieue de Shangaï ou l’architecture de Manhattan depuis sa surconstruction serait plus facile à un extraterrestre en week-end, que de confondre l’immortel Li Pei et l’immortel Casavetes.

Alors pourquoi leur demander d’être capables d’écouter un samedi soir les six invraisemblables sonates pour piano de l’immense Galina Ustvolskaia ? Que c’est dur de s’enthousiasmer, loin des paysages intacts de la Nature de l’Asie qui enchantaient Li Pei, ou des architectes résurrectiophiles de l’Egypte ancienne voire du gothique récent voire de n’importe quel bistro new yorkais où Casavetes n’aurait pas manqué de transcender, caméra sur l’épaule, quelque Gloria en train de chercher fébrilement où elle aurait encore oublié une providentielle ultime cigarette ?

Peut-être précisément est-ce ce dont la monumentale et contemporaine Galina Ustvolskaïa voulait nous avertir, après le Désespoir (avec un d comme Delta du Nil) des Camps et des bombes de la dernière guerre, peut-on ne pas frapper sur le clavier des comptines assez puissamment pour donner à toute notre enfance une cuirasse sanctuarisée ? André Breton lui-même il en pleurait, qu’aucune provocation du tonneau de celles, surréalistes, qu’il avait tentées avant guerre, ne soit plus sensée, après la démonstration d’Auschwitz quant à l’abjection absolue et illimitée d’un pouvoir devenu industriel du sadisme ?

Comment ne pas se précipiter dans la consolation du game, maintenant que règne l’obscurcissement, pareillement industriel, de cités trop énormes et trop monotones, puisque leur illisible architecture en réplication à l’infini coupe leurs habitants de la moindre chance de pouvoir jamais percevoir, du fond de leurs avenues, les naturelles sublimités d’un monde. cette Nature qui, n’apparaissant plus à ses habitants devenus infra-terrestres taupes, ne peut en eux fermenter l’enthousiasme ?

Tomi Ungerer , exposition au musée en Avril 2015.

Le paradoxe serait d’écrire ça – ce que je fais, écrire, je suis quand même gonflé – alors que l’écriture suppose justement un retrait, le même voire pire, moins inventif et fantaisiste que celui des gamers, galère mue uniquement par deux injonctions intérieures :

  1. Comment faire pour n’être pas, par mon écriture, une ennuyeuse punition pour qui se trouverait, par extraordinaire, amené à lire ce brouillon abandonné aux méandres virtuels du net ?
  2. comment faire mieux, à ce titre, que les concepteurs de jeux qui permettent à n’importe quel habitant du métro, de Brooklyn jusqu’à Beijin, de se réjouir intimement de n’être pas né il y a trente six mille ans, dans le monde qu’on peut voir, peint aux murs sacrés de la Grotte Chauvet, un monde glaciaire pourtant apparemment moins glauque que les tunnels où le gamer fréquente l’écran de son portable ?
  3. (Oui bon, trois)… D’autant que les ruminations qui peuplent mes arrière-pensées ne sont que l’écho d’une vie tellement banale : vu mon âge j’ai le temps de m’émerveiller de la façon dont James Joyce témoigne du Réel, de m’émerveiller que notre société, au moins depuis l’empire romain, soit devenu un peu celle d’un aveu – et qu’écrire soit une activité d’aveu quand ça ne sombre pas dans l’autopromotion – que pendant que nous nous avouons à nous même ce que nous pourrions bien être c’est en ayant sous les yeux des milliers d’années de travaux d’artistes qui nous proposent trente six façons de se sentir bien en se racontant qu’on pourrait s’échapper de la prison du moi en s’identifiant à l’héroïsme protéïforme de statues baroques ou bien classiques ou bien maniéristes ou bien surréalistes, bref, mille vertus contradictoires en rayons de l’héritage des temps. James Joyce étant lentement devenu pour moi le roi de cet été 2022, (ici on pourrait placer une première intervention d’un “modérateur” : Monsieur : nous avons conscience que vous pensez être tout seul avec votre texte. nous vous avertissons qu’il présente un grave danger social. Nous vous prions instamment d’arrêter immédiatement de parler de vos lectures littéraires comme si elles vous permettaient de prétendre à un niveau quelqu’onques dans les games édités par la société dont je suis le mandataire”)… je me rends compte qu’il y a toujours comme une régence qui s’exerce sur mon style d’aveu et donc de vie et que, du coup, les effigies enviables en quoi je m’identifie fatalement quand je pense – que ce soient des effigies de mon enfance, de la littérature ou de l’art – sont des Ogres qui me retirent l’authenticité du Sens comme il me vient a l’esprit, (ici deuxieme intervention du modérateur : ” Monsieur, cessez de nous emmerder avec la soi-disant authenticité possible d’un quelconques sens et ayez l’obligeance de retourner jouer immédiatement. Nous vous créditons gratuitement de 1000 points sur Candypop “) et ces titans que je fantasme tout seul, ça me rejette, depuis leur centralité, vers une périphérie où, coupé de mes conforts d’enfance par leur stature, je me retrouve comme un marmot en sevrage, contraint de re-fabriquer le lait d’un silence intime, loin de tout blabla et de toute communication : une crypte maternelle, inaccessible au lecteur, sans intérêt … Car si je devais réellement me rhabiller aux mensurations des héros qui me fascinent alternativement c’en sera fini de toute possibilité que le moment exquis m’isolant jadis, chérubin au Sein, puisse retrouver la moindre innocence propre à ce qui se constitua au préalable, silencieusement, extatiquement, entre la Mère et un moi enfantin dont toute culture me libère en me détachant par là-même de cette essence profonde de mon identité.

Chapelle sainte barbe
J’aurais bien mis une des décorations intérieures de la Grotte Chauvet mais j’ai pas eu le Temps. Alors hop un vitrail de la chapelle Sainte Barbe au Faouët.

Flambeau du Sens.

Est-ce qu’elle (Christiane Beck, la lettrée) se disait  «ça n’a aucun sens », quand elle nous disait vouloir disparaître ?

Christiane Beck

Elle ? Mon flambeau porteuse de Sens ?

Captiver, charmer : les plus beaux colliers géométriques que je connaisse – venant avec elle : les plus délicieux bouquets de fleur parce que :

Voilà des fleurs volées.

Et sa voix rauque aspirait au whisky. Dans le livre qui me reste d’elle, un énorme numéro des Cahiers de l’Herne consacré au Maître secret de la transformation du Mot en Toboggan, James Joyce, après la page 480, un de ses amateurs éclairés écrit cette phrase, qui me laisse les bras ballants de jalousie:

Un jour, il y a plus de vingt ans , je me mis en quête et en mesure de lire en anglais des pages de Finnegans Wake».

Oh comme j’aimerais avoir été cultivé suffisamment pour dire la même chose, sentir ne serait-ce que le centième de ce qu’évoque Joyce ? Christiane, elle, avait fait du savoir la radicale épreuve. Elle savait qu’elle était entourée d’obscurs incultes dans mon genre, alors elle tentait de faire quelque chose, Christiane enluminait le monde de ses interlocuteurs par la signification secrète de ses colliers : une jouissance jetée aux yeux pour dire le sublime du raisonnement géométrique.

Christiane Beck au Collier

Elle voulait disparaître et elle s’est éclipsée avant cette épidémie qui, faisant de la ville un désert pendant presque un an, a rendu le parvis de la cathédrale à un autre géomètre, musical, Brice Bauer et son incessante mélopée.

Brice Bauer, pendant la mise en quarantaine de toute la ville, en train d’enluminer le parvis de la cathédrale à nous en faire crever de joies.

Evidemment les afflictions des deuils s’allégeraient si le projet de résurrections inclus dans les textes d’un certain nombre de textes sacrés se trouvait par le futur réalisé : l’affliction ressentie par ceux qu’il réjouissait à la disparition de Brice Bauer – quand sa mort, après la fin de la quarantaine du covid, sa mort (à lui qui ne l’avait pas encore, la quarantaine), a privé le parvis de la cathédrale de Strasbourg de la mathématique Bauerienne qu’il y entretenait comme un bon feu, ou bien, – et si la résurrection avait lieu, pareil : l’affliction ressentie par Nicole Bonaventure quand son amie d’enfance Christiane Beck est morte en lui laissant un mot (si court mais si puissant : “pardon”) et puis, pareil encore, tous les milliards de stèles, de tombes, de regrets, de sentiments d’absences – se trouveraient soudain résolus en tous cas pour ceux qui regrettent leur disparu (mais la ou le disparu•e regrettait il vraiment cellui qui se plantait devant la tombe la stèle le dolmen l’absence ?) – si ça ressuscitait, faudrait une planète bis tant y aurait de monde, ça allègerait ça alourdirait, quel sens ça a-t-il pu avoir dans la tête des prêtres d’Osiris quand ils se sont dit, comme ça : allez, on va vendre a Pharaon l’hypothèse qu’y pourrait bien garder éternellement son ego et ressusciter allez on lui dit ça. Et puis ça a si bien marché qu’un millénaire (à peine) plus tard : ben tiens, même les chats ressuscitent. Pourquoi on s’priverait.

Trouver en tout du sens, même dans la mort, n’est ce pas comme se jouer de l’opacité essentielle du réel – et les trois deuils que je pleure à l’instant de ce texte – Brice Bauer, Christiane Beck, Nicole Bonaventure – ne sont-ils pas comme une éclipse m’obligeant à écrire, à graver sur leur stèle des noms.

Le vingt sept Juillet 2022, dans la nef grisâtre d’une église qui avait ceci de voltairien qu’elle s’appelle Sainte Candide, au moment où y résonna la géométrie musicale d’une partita de Bach je me suis dit que c’était cette musique transcendante, la Voie Lactée où eussent rêvé de se réveiller pharaons et celtes.

Circé Notté, 2019

A tous les résurrectiophiles des lointains passés : quel doux choc ils auraient ressenti si on leur avait laissé entendre qu’allait surgir un jour l’opus gigantesque des partitions du Cantor de Leipzig et que ça avait vraiment valu le coup qu’ils confient à leur descendance ce futur, où quelqu’un finirait par mettre, à force d’y croire, l’éternité en équations audibles.
Si je n’entendis Bauer jouer les suites pour violoncelle seul de Bach qu’à son enterrement, dans une nef, évidemment sublime mais en plus d’acoustique parfaite, celle de Saint Guillaume, la mélopée incessante qu’il tira (quand encore en vie) de son violoncelle quasi-disloqué, au parvis de la vertigineuse cathédrale, disait une autre forme d’éternité que celle des pharaons et que resservent les textes protestants, lui c’était une éternité plus déraisonnée que celle de Bach, non pas mue par une croyance en la permanence des egos, mais en une éternité de l’Un, de ce qu’il y a. Quand son cercueil fut emporté du choeur vers le portail par l’allée centrale de l’église, le public se mit à applaudir.

Christiane, agnostique, trouverait ça insensé d’imaginer que des applaudissements entre vivants puissent atteindre un cadavre – et encore moins que la musique de Bach puisse faire Voie Lactée aux oreilles sourdes des momies de l’Egypte ancienne – elle, flambeau porteuse de sens qui me fait parvenir, après sa propre mort l’énorme numéro des Cahiers de l’Herne sur James Joyce. Elle me signifierait que le sens du sens ne pourrait se résumer à se fabriquer un auditeur céleste, à se dire que puisque dieu me scrute j’ai un destin, à ne pas se demander si continuer de faire l’enfant en se représentant qu’on serait à jamais des petits sous l’effigie d’un grand n’est pas un aveuglement volontaire plutôt qu’un éblouissement devant la dimension du Monde.

Je lui dirais qu’à toute oreille musicale le clavier bien tempéré rend le paysage environnant à raison, même celui de désolation des villes atroces et des tunnels du métro.
Je ne m’imagine pas un pharaon se réveillant au fond d’une église de Leipzig ni que pof! il entendrait le clavier bien tempéré et se dirait nom de dieu c’est encore mieux que la Voie Lactée et une navigation céleste – par contre la vie n’a pas cessé depuis l’Egypte antique, et c’est cette vie qui s’est ré-incarnée en tous ceux qui ont pu, depuis Bach, se laisser métamorphoser l’existence à son écoute. L’écoute de Bach m’a métamorphosé. dans les gènes ce serait bien étonnant qu’il n’y ait pas une petite partie de ceux de Toutankhamon. J’écoute les cantates, j’écoute le clavier bien tempéré, j’écoute les partitas, la chaconne : le monde autour de moi, même si c’est une bagnole prisonnière d’un parking ou le métro a East New York : le Temps Retrouvé !

D’ailleurs est ce que James Joyce n’aurait pas écrit encore plus explicitement sur la Musique, si un douanier allemand n’avait pas fait péter ses varices oesophagiennes en le lanternant à la douane suisse sous prétexte que : Monsieur Joyce…. Bloom ?- (l’oeuvre de Joyce le soudait à la diaspora par le patronyme qu’il donnait à son Ulysse. Soudé à mort à l’innocence par Bloom interposé. Bloom devenu son nom-du-père ! )

Je vois se dresser devant moi James Joyce comme un acteur de théâtre qui soudain ne serait plus acteur mais sujet de sa propre vie : et proférerait du Sens. Flambeau du Sens pour libérer ceux qui n’en peuvent plus d’une vie d’esclaves au service des pharaons.

Aurait écrit quoi si pas retenu à cette douane suisse pendant la guerre par un officier allemand au point d’en péter ses varices oesophagiennes de céleste Poivrot, aurait écrit quoi… forcément son troisième chef-d’oeuvre et alors sur quoi, sur l’Éternité, et alors pourquoi pas sur la musique du clavier bien tempéré, des suites pour violoncelle seul, et sur la joie que délivrent les cantates de Bach le protestant résurrectiophile ?

Les visages, dans la rue, derrière les fenêtres du bus du tram du métro : pressés vers un but pressés l’un•e contre l’autre : un sens, à part la direction de la ligne ? Evidemment le rêve absolu ce serait l’existence d’un dieu qui aurait du temps pour nous déchiffrer : chacun de nos gestes prendrait autant de sens, subitement, que ceux des acteurs exhaussés par la sacro-sainte scène…

FLAMBEAU DU SENS ET SA VALSE AVEC L’OGRE.
Du sens, les êtres, à part l’être ? Christiane me demanderait de passer l’agrégation avant d’écrire. Nicole dirait que l’écriture est ma thérapie, illisible. Christiane n’avait pas souhaité avoir d’enfant, ou adopté, ni enfant ni personne chez elle, avec elle, et après dîner, après la farce rituelle des fleurs volées, après le whisky et quelques critiques si la discussion, entre non-agrégés, non de Normale-sup, lui était trop superficielle, on sentait cette déception : que les autres n’avaient pas assez de sens.

Soucieux de me trouver du Sens je jaillirais de mon texte comme un claudo de son abri d’infortune en disant aux lecteurs des maisons d’édition (soucieux de donner à mes textes une forme plus lisible), que mes textes m’hébergent. Christiane et Nicole, en voyant une scène aussi pitoyable, ne me réprimanderaient pas. Elles souriraient gentiment. Me chantonneraient :

-« Hop, petit coco, l’essence du sens c’est que rien n’a de sens.»

J’imagine l’horreur ressentie par James Joyce à la douane suisse pendant la guerre : il a fallu que l’officier allemand sache le patronyme juif du héros de son chef-d’oeuvre Ulysses – alors que lui est en train de tenter de retrouver Zürich un peu comme la fin tranquille d’une Odyssée – et là ce qu’il a écrit ne sert que de pièce à conviction d’un procès kafkaïen dont le procureur, le douanier !- est forcément d’un sadisme débridé par la convention national-socialiste. J’imagine la suite, la varice dans l’œsophage, due à l’obstacle sur le retour veineux que constitue un foie d’alcoolique chronique et tout d’un coup la fragile paroi veineuse se déchire et tout le sang du corps ou presque fout le camp. Le sang de Joyce. L’alcool de l’abandon – téter maman une vie durant, sucer le biberon, agripper Nora Barnacle comme la bouée providentielle d’un retour maternel et dégorger les mots pour dire jesuisjesuisjesuisjesuis et tout d’un coup en arrivant en Suisse les mots se transforment en sang.

Elles n’étaient ni fatalistes, ni Aquoibonistes, mes flambeaux Nicole et Christiane. Nicole a survécu un an à Christiane qui au moment ultime de son existence avait eu la force de rédiger pour elle un message d’un seul mot, mais si plein de sens, pour les deux amies d’une enfance qui avait contemplé l’ignominie de la guerre : pardon.

Peu avant que Christiane ne meure Nicole, épuisée, avait précisément dû faire un petit séjour en cardio. Christiane lui avait rendu visite avant de venir diner avec nous ( les fleurs avaient été volées rue d’Ypres je crois, et puis le whisky) et de dire, d’un ton scandalisé : Nicole veut même pas mourir – la question pour Nicole s’alourdissait de l’énigme d’avoir eu des enfants. Sollicitude. Pas mourir d’une manière que contredirait la joie amoureuse qu’il y a de contempler des enfants venus précisément réciter génétiquement une forme de comptine de la résurrection : mourir d’amour d’accord, mais par amour ne pas se laisser mourir.

Est-ce que c’est le nouveau-né qui donne du sens à mon sentiment d’exister, mais ça, alors qu’il est déjà en train de décrypter le monde où il vient d’émerger – et sans opposer le moindre frein à son colossal effort d’interprétation de toutes nos grimaces de frustrations, de tous nos regards inquiets, de cette pulsion immémoriale vers un savoir hérité à transmettre…

La Grand’Goule de Poitiers.

Tombeau des Ogres.

Ogre, international car où es tu absent des histoires pour enfants ?

Je rentre dans ta chambre, rien que pour enfin te voir pour de bon.
Tu es partout.

Il n’est pas une culture, j’en suis presque sûr, où l’ogre n’apparaisse pas dans l’effroi enfantin et les histoires à dormir debout des adultes. Quand j’étais petit tu ne me faisais peur que lorsque je t’imaginais – et je ne t’imaginais que dans le noir.

Dirais-tu un mot, ogre forcément réel ?

C’est, mon enfant adulte, que j’existe ougre, ougrrrr (bruit des machines de guerres) ogrrr…»

-«Croqueur de quoi, en vrai ?»

Comme les gamins occupés à manger au Sein m’ont vu surgir et s’attendent à ce que je leur croque un bout exactement comme, dès leur première heure d’existence, ils ont su faire, car ils savent cela, les marmots, attraper le sein. Et moi je vous salue maigries pleines de laits. Divinités pour amoureux ignorants, qu’est-ce que c’est constructif vos fois bâtissent des enceintes pour mettre les ogres ogrants au secret de la naïveté. Je suis le miroir amoureux de l’enfant qui ogrant sa mère apprend le verbe M et voyant un géant aimer sa mère lui, avec ses yeux tout ronds, me dit : tu vas m’ogrer comme j’ogre maman.»

-«Car je suis le géant qu’aimait maman. »

C’est entendu, à la tête de nous tous, dansent des vrais ogres.
Acteurs du pire, des guerres et de tous écrasements, ils nous réduisent, lorsque nous sommes devenus leurs sujets assujettis, à l’infantilisme. Pour chasser de nos pensées l’image monstrueuse et obsédante de leur haine de l’amour, et de leur amour d’une jouissance proprement monstrueuse, c’est un travail à temps complet de rechercher quelles mains, au milieu d’un cafard pareil, rassureraient notre certitude que vraiment nous ne sommes pas aimables puisque que les ogres qui nous dirigent, nous méprisent en plus toute la journée ?
Une divinité qui nous aimerait, vivants encore ?

Ou bien si revenaient ces foules qui surent aimer jadis leurs héros au point de transporter jusqu’autour de leurs dépouilles les rochers énormes des dolmens ?

Y en aurait encore de disponibles, des mains bienveillantes qui contrediraient l’internationale des ogres ?
Pourrait-on encore trouver des émois en puissance d’agir ? Des gens qui entoureraient notre identité regrettée de dolmens ? Ça serait, pour le coup, vraiment et absolument le contraire de l’Ogre dominant que j’entends jacasser aux News , susurrant le bruit de guerres et de meurtres.
Bref, où se cacheraient-t -elles, la sollicitude des dieux, l’exaltation des mythes et la sollicitude de foules antiques pour leurs héros ?

Dolmen de Saint Nic, vingt Juillet 2022.


Si j’ai voulu oser pousser la porte de la chambre de l’Ogre, il ne me reste dans la main que la clenche, que le mythe de l’Ogre. Si je tourne ce levier, il ouvre l’accès à l’anéantissement de tout dans une dévoration aveugle – quelle ridicule activité quand on a connu comme moi les deux porteuses de flambeau du Sens, Nicole et Christiane ( et senti derrière elles l’immense théorie de leurs semblables).

Christiane voulait l’agrégation comme un préalable au discours, sinon c’est du blabla, devait-elle se dire en espérant une mort immédiate et un bond vers le silence éternel plutôt que les inepties ânonnées par les péremptoires et les abrutis.

Christiane Beck chez elle, rue Erckmann Chatrian.

Pour la mort de Tomi Ungerer, comme Strasbourg était emplie de gens avec qui il avait été si doux, si tendre depuis les cimes de sa célébrité, immense en Allemagne, pour sa mort donc la cathédrale fut pleine – et cette nuit, trois années après sa mort et alors que je passe une quelques heures loin de Strasbourg, dans la petite chambre silencieuse des Buttes-Chaumont où surgissent étouffés pourtant les échos de Paris, la cathédrale s’est déployée dans un rêve aussi noire et vertigineusement verticale que mon sommeil.

le mur du fond le douze Novembre deux mil dix sept.


Et je voyais l’arrière de la nef, le mur sérieux qui file, vertigineusement haut, vers l’envers de la grande rosace, oeil éteint, dans mon rêve c’était également la nuit – et l’aède se tient tout au fond, comme un garde- était-ce James Joyce ? Était-ce Tomi qui l’aimait tant, même si c’est en lisant la correspondance de Nabokov qu’il s’est endormi en Février 2019 ? Était-ce, dans mon inconscient un écho de la professeure de littérature anglaise Christiane Beck, valsant avec l’Ogre du sens qu’est le processus d’écriture Joycien ?

Deux ans après la mort de Christiane, c’est bien grâce à elle que je dormais, rue Manin, la tête à côté de l’énorme recueil consacré à Joyce ! L’aède de mon rêve avait prononcé et continuait de dire un texte infiniment dense et riche et long. Peut-être ce roman, consolation de la maturité, fiction infiniment crédible et fabuleusement documentée, Ulysses ?

Pendant que je faisais mes courses Tomi m’attendait dans ma Saab et farceur s’enturbanne de mon écharpe bleuâtre.

Je sais que derrière moi l’église est aussi pleine qu’elle le fut à l’enterrement de Tomi Ungerer : toute une ville palpitant au deuil de son propre aède. Toute une ville qui regarde ce que voit ordinairement l’archevêque : le fond. Tomi avait quitté Strasbourg encore plus jeune que James Joyce n’avait quitté l’Irlande, pour New York et, depuis quarante cinq ans, il vivait dans les prairies du County Cork, cent mètres au dessus de l’Océan, sa maison et le lac cristallin et les ruines d’un château médiéval.

Au premier silence du chantre, comme c’est parfois le cas quand le public n’est pas suffisamment envoûté pour oublier de partir vite dès la fin d’un spectacle vers ses manteaux ses autos ses soupers ses marmots – je vois des silhouettes qui tentent de rejoindre portail nord et portail sud, de part et d’autre de l’aède – mais lui, il a l’autorité de les rappeler à l’ordre : alors ils refluent. Je les sens de nouveau en masse immense, derrière moi. Et devant moi de nouveau, la délectation du spectacle du mur occidental gigantesque, noble, silencieux de tous ses échos.

Goethe, l’autre Aède, auteur des Affinités Électives et du Faust…

Et quittant la prose, l’aède passe alors soudain à quelques poésies. La poésie, cri vers une grande Maman caressant éternellement les cheveux du poète, de l’inspiré, comme s’il avait encore du lait à attendre, comme si la tombe de Tomi, (ce monde où il fit disperser ses cendres), était une caresse gigantesque à l’envers, non de la façade occidentale de la cathédrale, mais de mon inconscient.

Le douze novembre deux mil dix sept, Brice Bauer de l’autre côté du Mur.

En me réveillant je me dis que cet aède de mon rêve se tenait contre le même mur de la Cathédrale que Brice Bauer le violoncelliste aussi inconnu et méprisé que Tomi fut célèbre et célébré – simplement mon aède onirique était rentré à l’envers du mur, par rapport à la place où s’est tenu pendant tellement d’annees, avec son instrument dévasté par les pluies, Brice – et mon aède : des mots pleins de sens, pas des notes échevelées en ritournelles semblables à celles de Brice, autre Leiermann, celui de Schubert (écoutez voir ce texte glaçant lorsqu’on comprend qui est le musicien des rues, d’apparence misérable et nu-pieds que croise le musicien glorieux – le musicien des rues c’est Sphinx-ta-mort.).

Mes mots vous paraissent-ils une ritournelle, Nicole, Christiane, Charlotte Delbo, James Joyce ?
Tomi, lui dont le deuil avait rempli la cathédrale, Tomi me souhaitait que fleurisse le succès de mon écriture et, à travers cela, que je fleurisse moi-même.

Les hortensias comme ils se présentaient en haut d’l’armoire de Christiane.

Mes mots un vilain bourgeon pas fleuri. Le sens que j’essaie d’exprimer : mangé par un ogre avant que mon lecteur puisse m’entendre.

Christiane-Tomi-Joyce suspendraient à leurs lèvres la Cité pendant que la nef ferait son boulot de maman… celle qui attend du sens de celui qui précisément, enfant au regard attentif, tente de la décrypter, Sein du Sens. Il observe que les vitraux paraissent en muant les lumières du jour, analyser en quelque sorte la lumière, jeter sur sa silhouette minuscule marchant dans les bas-côtés comme une surinterprétation de ce Bien qu’est le soleil.

Mais moi, ce que j’essaie de dire, d’une danse que partageraient le Sens et l’Ogre, c’est que les mots me sont arrachés comme si je n’étais qu’un joueur.

Ils deviennent, en s’échappant de ma plume, la mélodie ininterrompue de Brice Bauer devant la cathédrale

Et si je suis offert en sacrifice, à l’ogre du sens, n’est-ce pas comme les victimes sacrificielles que les celtes tuaient, officiellement pour interroger le futur, structurellement pour assurer et démontrer leur pouvoir absolu par un sadisme drapé de blanc et de gui ? Convoquer les foules, choisir la victime parmi elles ou peut-être même choisir un martyre parmi plusieurs candidats convaincus – puis, sous le regard calibré et pieux de groupes humains parmi lesquels probablement la famille, l’amoureuse ou l’amoureux de la victime : observer sa souffrance, entendre son cri, devoir se mêler au rituel de ce genre d’observation ancien :

« (Diodore de Sicile, Histoires) :”Leurs devins (des gaulois) prédisent l’avenir par l’observation des oiseaux et par l’immolation des victimes. Ils tiennent toute la population sous leur dépendance. Mais c’est quand ils consultent les présages pour quelque grand intérêt qu’ils suivent surtout un rite bizarre, incroyable. Après avoir consacré un homme, ils le frappent avec une épée de combat dans la région au dessus du diaphragme, et, quand la victime est tombée sous le coup, ils devinent l’avenir d’après la manière dont elle est tombée, l’agitation des membres et l’écoulement du sang. C’est un genre d’observation ancien, longtemps pratiqué, et en quoi ils ont foi.”

Quand le pouvoir industriel et ses guerres montrent leurs premiers gros muscles (la période noire de Goya montre parfaitement quels massacres en série permet à l’armée napoléonienne l’évolution cartésienne pré-industrielle de l’art de la guerre) – et puis la montée du grand soufflé mortuaire, le vingtième siècle, la «première guerre» – alors est-ce que c’est pas pour ça qu’on voit la musique en devenir atonale : plus de sentiment, le neutre Blanchotien (« salut Momo » écrit Grégoire Bouillet)… et ensuite encore, l’industrie en progrès et le massacre sadique traditionnel, associés dans la notion des Camps (idée précieusement conservée et très probablement encore répliquée dans des lieux de Terreur aujourd’hui, pendant que j’écris) la musique ? – se fait rafale de mitrailleuse, en 1968 mon enfance est toute ragaillardie par le même rock’n roll qui fait un peu peur aux anciens combattants – et puis la complainte du rap : Galina Ustvolskaïa n’est pas seule à précipiter ses doigts puissants contre le vertigineux pouvoir de ceux qui concentrent victimes sacrificielles, pouvoir, et certainement la paranoïa dont ils semblent, aux sommets des industries sadiennes de la domination, presque systématiquement affectés.

J’observe angoissé ce grand ballet entre le Sens et l’absurdité de l’Ogre : les celtes transformaient le crâne de l’ennemi en verre à boire, le cerclaient d’or. Les titans contemporains joignent les aéroports du monde dans des jets tout aussi dorés et sirotent, tout pareil, mille cadavres par investissement. Pour bien faire la guerre faut en jouir, y a pas. Donc aimer personne, ce serait un frein idiot, quoi. Bien haïr.

Et j’écoute Galina avec ravissement, songeant aux discussions sur la guerre qu’échangeaient devant nous Nicole et Christiane. Comme Tomi Ungerer, elles l’avaient constaté de leurs yeux d’enfants mais – pour Nicole- dans l’effroi d’ignorer où avaient été emmenés sa mère et son grand père, cependant qu’avec sa soeur elle était protégée par une héroïque directrice d’école de Saint Léonard de Noblat.

Nicole Schwab et sa soeur déjà bien avancées dans leur décryptage du monde, en Moselle d’avant-guerre.

Fin des capitales et triomphe du Réseau.

La musique qui vient de s’entrecroiser dans ma tête vient d’y faire concerter le sens et son tueur – la pensée qui décrypte et illumine contre l’avidité qui bouffe et se rengorge, replète de l’absurdité qu’elle répand autour de son siège chiottard – je vois s’approcher de ma table de travail un autre duo, celui que fait la capitale des capitales, Ur ou Beijin, Moscou, Istambul ou Delphes ou Rome ou Lisbonne ou ce qu’on veut, si elle danse avec sa divinité des divinités, celle de la Grotte Chauvet (si c’est une déesse) ou Isis ou Khâli – je sais pourquoi ce pas de deux soudain surgit et taquine mon envie de penser : c’est qu’il n’y a plus de capitale, les derniers hyper-monarques sont totalement dépassés par le réseau où chacun croit être environnés par des foules qui ne sont que solitudes, par des amis qui ne sont que spectres numériques, et les capitales de leur mégalomanie ressemblent à des prisons stériles, pendant que l’organisation capillaire des réseaux instantanés balbutient leurs certitudes, sans plus y être freinées par aucun Ordre du Discours ni modérées par la moindre rivalité d’avec le réel… ?

On entendrait comme une fugue l’idée du sens après laquelle courrait le spectre d’un Ogre mythologique et de plus en plus réel, actuel.

Le fragment du corps d’une femme, peut-être dessiné par une femme, il y a trente mille ans, est loin de toute capitale. la grotte appartenait aux ours l’hiver. Certains soutiennent qu’au contraire le grand arc qui enjambe la riviere devant la grotte de Vallon pont d’Arc en faisait un Centre mystique mêlant l’eau, la terre et l’air…

En grattant ma feuille de papier je vois se présenter dans la grotte plusieurs couples et trios de danseuses qui incarneraient successivement préludes puis fugues. Le Sens et l’Ogre sont retournés s’asseoir. Isis et l’idée de la centralité d’un Centre n’ont pas encore chanté : quelles ruminations intérieures estivales ont bien pu convoquer ce couple ? Assis en regard de la stalagmite décorée de la Grotte de Vallon Pont d’Arc, je vois enlacées la notion du Sein et celle de Solitude. (Juxtaposition qui m’a semblé captivante)

Là-bas (d’où le tendre regard des chevaux nous a captivé•es), je vois s’entraîner à une danse endiablée une représentation de James Joyce, la notion du menhir, et le concept de périphérie. Il me faut à ce stade confesser faire l’inventaire approximatif des mégalithes où que je me promène, depuis que j’ai découvert leur charme en Irlande. C’est par conformisme aussi qu’étant en Irlande j’ai cru bon d’ouvrir les premières pages du Ulysses de Joyce et donc ensuite Finegans Wake – et c’est dans ce second texte que surgit à tout instant la question phallique de l’érection monumentale des mémorials.

Enfin je sais que les coups de tambourin vers l’entrée de cette grotte (rouverte pour le ballet au monde d’il y a trente six mille ans, aurochs et mammouths compris, gigantesque glaciers revenus) c’est le trio constitué par la notion d’Aveu, la notion de régence et la notion d’identification à une génération. Dehors, idées de drôlerie, de sentimentalité maniériste rhénane et de sagesse séduisante sont encore en train de préparer le festin

Depuis que j’ai vu la «dame » de la Grotte Chauvet, elle me semble au Centre des mondes premiers, il y a trente six mille ans.

Mélopée du Centre. (Ce type est fou : maintenant il va nous assommer avec son ballet aurignacien avec des concepts en tutu !)

Tous rassemblés par nos regards portés à l’aède, nous n’avons cessé de porter aux nues, depuis les temps les plus reculés, celles ou ceux dont notre admiration assurait qu’il y avait un sens à se partager leur Dit.
– «S’il faut un centre à mon empire, qu’il soit fiscal ! Car toute ville convoque fatalement une monnaie ! Oh, ma gueule sur un potin en or ! Mon profil sur un billet ! Mon pourcentage sur une monnaie électronique, en forme d’un désir !»

-« Pauvre ahuri, si tu domines la Cité au nom de ton Dit, si nous nous prosternons devant ton pourcentage sur nos monnaies, tu vas te retrouver sans besoin : et sans besoin tu t’imagines un peu ?»

-«Que voulez vous dire, misérables cloportes désargentés ?»

-« Si tu es sans besoin, qu’est-ce qui te guidera, toi pauvre de toi si tu n’avais pas fait du désir la terrifique étude !»

-«Maman!»(cri désespéré – on entend courir la personne despotique et monétaire dans les galeries obscures de la caverne. On pourrait imaginer qu’un ours lui courre après en poussant des grognements d’appétit).«Qu’est ce que je suis venu foutre dans cette galère de l’aurignacien, trente quatre mille ans avant les premières monnaies mais que je suis conne

Le seul humain représenté dans la grotte Chauvet est une femme, réduite comme à la fontaine de sa fécondité, jambes, cuisses et vulve soudées à une identité d’auroch et à une identité de lionne. La déesse Mère aurait délivré aux premiers groupes humains errant parmi les ours et les mammouths, par sa générosité, tout le sens de l’être qui émane de la puissance animale et, en l’adorant comme le centre de tout, une humanité s’est constituée en la re-présentant. Soudain je revois Galina la femme au marteau tapant comme une lionne sur le clavier… Je me revois quittant la salle de concert, éclaboussé d’un sens salvateur après des jours et des jours à voir passer la mort dans ma ville, perdant progressivement mon insouciance, entendant ceux qui racontent les guerres d’un peu plus loin, de pas si loin, de tout près, ielles sont là devant moi, essaient de bien se tenir pour pas que je surprenne l’obscénité qu’ils ont croisée – de l’immonde bête humaine (moi). Les centres du monde ne se partagent pas que l’émission des monnaies, des modes, des langues, des lois – mais la puanteur de la charogne.
Le centre est comme sécrété par la Mère et par son attention à l’enfant. Là, nulle pestilence de charogne, mais au contraire les chairs joyeuses de l’enfant que la mère dorlote.

Isis, la déesse-mère, la gardienne des cavernes dont nous vînmes un jour mythologique, comme toutes les mamans dans la rue, croisées comme des déesses : Isis dessine au regard de son enfant comme une aurore infiniment centrale. Isis capitale.

Metz, chapeau de Jeanne Notté, Jeanne Notté soi-même, son enfant Aymée – constitution de la capitalité de Metz.

Toute divinité, fut-elle simplement du stade, nécessite pour s’affirmer telle la convergence d’attentions. Centre, foyer. Je vois Isis danser avec l’idée même du Nil comme centre du monde, et continuer ce pas de deux longtemps après que l’Egypte se fut ouverte au monde en y semant l’héritage de ses millénaires d’astronomie stupéfaite.

Et pourquoi le centre ne serait pas l’endroit le plus reculé du monde, l’ermitage muet, les pierres levées en forme de champignon colossal qui sont sous le cimetière d’Hyds, où cette vieille ferme près de Montmarault dont le paysan disait Il faut trente ans pour faire une haie. Et pourquoi ne serait-ce pas loin, très loin de tout centre que peut se dresser, ballerine cosmique, l’Isis fêtarde des bocages éperdus d’aubépines et de chévrefeuilles, la sage, celle qui sait où se trouve la plus vieille fontaine des Gaules, la Saint Patrocle ? Là, ni réseau, ni centre. Là : le chant éternel des brises secrètes d’entre buissons, là les aurores, là le cri des oiseaux, là, oui.

Les menhirs d’Hyds, dans l’Allier !

Quand je me suis penché, ayant quitté la fontaine Saint Patrocle et les menhirs globuleux d’Hyds pour les plus vieilles marches de Gaule, celles de la pierre qui me semble atrocement sacrificielle, la pierre aux neufs gradins de Soubrebost – pourquoi me suis-je penché sur la cupule en forme de corps -pourquoi, dans la partie céphalique, cette leçon de dessin donnée par l’ombre des feuillages – Oh ! Qui étais tu apparue dans ce Juillet de 2019 ?

La pierre au neuf gradins et la Femme.

Ce visage dessiné en Juillet 2019 par l’ombre des feuillages d’une chênaie, sur la partie céphalique d’une double cupule, avec sa lèvre inférieure si délicate : un retour dans nos mémoires du sacrifice si fréquemment évoqué dans les textes sur les guerres gauloises, dans Iphigénie, et dont j’ai presque senti l’haleine a Dublin devant les peaux conservées par les tourbières, de nobles tués rituellement par cent coups de poignards ? Le visage de toutes celles qui périssent dans la guerre pétrolière.
Une image accidentelle, un lieu d’écart, le dessin parfait des lèvres et d’une forme d’aspiration à quelque douceur de vivre, palpitant sous les feuilles d’une jeune chênaie, sur un petit puy juste à côté de Soubrebost : le contraire de New York ou d’Heliopolis, et soudain, central, inscrit comme une ancre à mémoire.
J’aurais dû me méfier de toute excentricité.

Sans celle de James Joyce, Lacan aurait-il osé faire le zazou avec sa lavallière ? Et l’excentricité de James Joyce ne l’amène-t-elle pas, moderne David, à se saisir de son exil comme d’une pierre à fronde pour viser le centre de sa vie d’enfant, l’humble Dublin, afin d’en faire le centre de la vie de toute la collection planétaire des tarés dans mon genre pour qui James Joyce a réécrit le monde, Ulysse et Finnegans Wake, nous faisant connaisseurs de Dublin comme les vinophiles le sont du Chambolle Musigny 1976 ? ou du La Tâche ?

J’aurais dû me méfier de l’excentricité de l’Allier, et ce nom si étrange, pour un village français, de  «Hyds» il aurait dû m’inciter à changer de chemin, à n’écouter pas la proposition de Pelletier le châtelain me disant vous savez la fontaine Saint Patrocle est la plus vieille de France, sous  «Saint Patrocle» se cache Sucellus, le dieu gaulois au maillet.

Je n’aurais pas su alors que les fontaines gauloises étaient anthropomorphes, avaient un corps et une tête.

Et ainsi je n’aurais pas été frappé par l’«apparition » sur la vidéo de la pierre aux neuf gradins, puisque du coup je n’aurais pas réalisé que, oui, le dessin de la tête charmante de jeune femme sacrifiée apparaissait précisément dans la partie céphalique des cupules.

La palpation du monde par l’espèce humaine,

Foucault pose au début des années quatre vingt, au cours de ses séminaires du Collège de France, la question : «  est-il possible », d’indicer une faculté humaine du progrès – il parle d’un progrès vertueux et il décline d’ailleurs les visages successifs de la vertu, de la démocratie, de la parole juste, chez les penseurs grecs qui ont laissé des textes, puis il parle de l’évolution de ces penseurs célèbres jusqu’aux inflexions de ceux de la Renaissance et des Lumières puis jusqu’à l’avènement du désastre blanchotien, de l’emploi dé-moralisant d’un progrès truand.

Truand oui, car, quoi du futur si le passé se dévalorise face à un progrès eblouissant, quoi du précieux Instant si le torrent d’existence qu’il croise doit être sans trace de l’autre coté de ce gai gué – et bien évidemment que dire d’une évolution de l’humanité si après autant de millénaires on reste sans outils qui émettraient la moindre hypothèse nous assurant que l’on soit en route vers autre chose qu’un perfectionnement de l’Horreur et que l’Âge d’Or serait foutaise ?
La  «triple antenne » avec laquelle chaque nouveau-né va palper puis extraire du monde ambiant pendant une dizaine d’années éternelles la substance de ce qui, toute sa vie, lui « donnera le moral » ou pas (c’est à dire véritablement sa tension vers un Bien infiniment personnel) – cette triple antenne, selon la philosophe psychanalyste Colette Soler à la claire pensée, est sensible à trois manques repérés par le génie einsteinien de tout marmot – cette antenne triple évalue, dans le mur dressé devant elle par la Toute-Puissance parentale des premiers ans, trois manques, et Soler dit :
-manque-à-jouir.
-manque-à-savoir.
-manque-à-vivre.

On peut, si une telle classification faisait sens, la prendre comme grille de lecture de la constante modification de l’humanité…. constante ?
Evidemment s’il devait s’avérer qu’il n’y en a pas, de  progression, si, inlassablement, l’humain se retrouve depuis ses débuts devant des manques en suspension éternelle… s’il ne s’est agi que d’un va et vient toujours dans la même soupe…

Pour un écrivain , il y aurait bien un avantage puisqu’alors s’atteler à la tâche de décrire la Condition Humaine, mais dans l’hypothèse scabreuse d’un Eternel Retour de la même eau sous les mêmes ponts, ce serait le privilège vain mais glorieux, de faire une oeuvre à validité définitive. Grand train de l’écrivain. Statue et marbre. Habit d’immortel.

Bon, et puis on a le droit d’en douter et il me semble que l’observation plus fine des conséquences, déjà vérifiables, d’une mise en tension historique de chaque humain par sa propre dette attestera du contraire.
D’une vertigineuse quoique peut-être vaine propulsion de l’humanité, visant un objectif.
Lequel, vers quoi est lancée notre grappe humanosimiesque, suspendue à sa goutte d’eaux polluées et à sa motte de minerais précieux ? Je suis fasciné à l’idée qu’on puisse pressentir même le début d’un commencement de figuration de la direction qui aimante tout ce bastringue.


Ainsi, et en se glissant parmi sa génération, l’humain, en même temps qu’il prend une conscience aiguë de la place précise de chaque primates parlant, de chacun de ses contemporains par notre invraisemblable sens hiérarchique, ainsi chaque humain s’est forgé sa petite pente à lui. Vers quoi grimper, que fuir, que vouloir.
Évidemment, plus grand le nombre d’humains partageant des « pentes » voisines de son inclinaison, et plus ça teintera dans la Masse – au point qu’on peut espérer ou craindre et en tous cas quantifier un mouvement résultant, une révolution, et pas forcément une annihilation réciproque de tous ces émois. Ah, si Foucault avait su ça ! Clairement il était plus calé en philosophie grecque qu’en psychanalyse.

L’idée que le progrès tienne à une résultante de la palpation de trois manques n’est pas très clairement celle d’un progrès éthique aux divers sens pris par un mot si souple. L’humanité serait lancée dans l’cosmos juste pour… régler son compte au manque de jouissance ? c’est flou, et en quoi les modes successifs des réponses générationnelles au manque-à-jouir permettraient-ils de caractériser ne serait-ce qu’un peu la direction approximative de notre errance, de ce dont s’excuse si souvent Foucault lorsque dans son Cours, pour être clair, il se répète, savoir un piétinement fastidieux – c’est bien trouble aussi.

Victor Braun 1934
Victor’Brauner 1934.

D’abord il m’apparaît impossible de parler d’un progrès équivalent entre les trois modalités : si le  « manque-à-savoir » a pu (et encore faudrait-il être sûr des modalités qui feraient de ce manque supposé un des piliers de la structuration de l’inconscient) paraître faire évoluer l’humanité dans le sens d’un progrès, que penser du  « manque-à-jouir » et d’un progrès dans nos  «manque-à-vivre»?

Le jouir humain aurait -il progressé en cent mille ans, autant que, par exemple, la connaissance ? Les connaissances ne se seraient elles amplifiées que comme l’appendice le plus décent du manque-à-jouir ? La jouissance de l’homme contemporain serait-elle plus ample par le simple fait de l’accumulation d’un héritage collectif – en un mot l’humain•e qui a du bien jouit-il plus que l’innocent•e des débuts caverneux ? Jouit-on plus aujourd’hui du fait des musées, du capital, des héritages, de la mémoire des périodes passées ?

A l’expérience je trouve pourtant hyper pratique cette division en trois modalités de perception du monde parental par le futur adulte. Le procédé des trois chapitres c’est de toutes les manières toujours élégant. J’évite, paresseux, de me demander si, de la naissance à l’âge de six ans, on ne palperait pas d’autres « manques » parmi tout ce qui fait cette Dette transmise précieusement de génération en génération par le vivant. Foucault avait fort à faire de son côté et certainement pas trop envie de devenir l’exégète de Lacan, pendant les quelques années où il a continué son travail de recherches et de cours, après la mort de son collègue en sciences de l’être …

Mais la réponse à la question de Foucault quant au mécanisme d’appropriation, génération après génération, d’une tension vers les lendemains de l’humanité, il me semble bien la retrouver dans le travail de Colette Soler : seulement voilà : qu’en déduire ? Et la paresse me reprend…

Feue Christiane Beck, se tenant le genou , Saint Avold.
Christiane Beck et un manteau à Saint Avold.

Mais ai-je le droit de paresser ?


Les trente années que je viens de consacrer en partie à la psychothérapie, en m’aidant de la notation par les patients de leurs rêves, me remplit la mémoire d’un dossier extraordinaire quant à la façon dont les dettes familiales s’y déploient, quant à la réception, par chaque sujet, des trois manques dont parle Colette Soler.

Et c’est bien évidemment à cause de mon travail que je reçois celui de Foucault, celui de Lacan, celui de Colette Soler comme le désert la pluie.

La connaissance humaine n’aurait-elle progressé qu’en fonction du manque-à-jouir ? Ça reviendrait-il pas à dire que l’homme de bien, le philosophe, l’ami du savoir, ne serait que cellui qui a du bien ? Le vrai problème c’est qu’évidemment nous avons pratiquement tout oublié des années premières, celles pendant lesquelles se forgeaient en nous même la représentation des manques fondateurs de nos aînés – il est impossible de se contenter d’interroger nos mémoires propres.

L’avantage de ma paresse étant d’éviter peut-être de découvrir que j’aurais pallié un manque par l’autre, et que mon désir d’écrire ne serait là que pour masquer par une jouissance déviante ma crainte quant à celles qui seraient plus compréhensibles : prendre son pied plutôt que la plume et raconter des histoires distrayantes plutôt que partager des interrogations auxquelles certainement tous les lecteurs avisés de Foucault ont déjà répondu.
Et le manque-à-vivre aurait-il pas pu augmenter nos longévités plutôt que la masse démographique monstrueuse du monde pullulant de vivants pas forcement très viveurs… ? Vivre à sept milliards est-ce que c’est franchement plus que si on s’était quégnié à chacun une bonne petite truffe de deux cent ou deux mille petites années même en rabiotant sur les bissextiles ?

Les Lumières, le fantasme des Lumières dans l’Europe de despotes qui commettront les pires crimes qui soient en la jetant, prédatrice hors-concours, sur le monde entier… les lumières de l’enfant ? pareil, non, pour cet enfant éclairé et qui deviendra fauve même s’il se croit innocent, complice de l’horreur administrée par cette multiplication inconsidérée de la biomasse – sept milliards de destructeurs des forêts où prospère … où prospérait, plutôt, un monde d’une beauté si parfaite -pensez à la danse nuptiale des paradisiers !- qu’on ne voit pas quel progrès on puisse y apporter en matière de jouir et que les plumages insensés des espèces disparues sont si peu insensés et si pleins de sens qu’on peut se demander quelle drôle idée a eue le primate de se perfectionner le cerveau.

Feue la Professeure Christiane Beck.


Mais peut être que les dettes accumulées par les milliards de bébés en cours, là, maintenant, à ce moment où j’écris, vont continuer de se hisser jusqu’à un équivalent mental de cette sublimité du paradisier ou des papillons ? Qu’est ce qui nous fait chérir les fleurs sinon le projet d’en approcher intérieurement ?

L’espèce serait ainsi, génération après génération, en route, dans le cosmos, vers le parfait, vers un invraisemblable parfait. Dans une insondable imperfection qui ferait justement rêver.

Feue Nicole Bonaventure et Feue Christiane Beck, radicalement amies.

Structurés en tribus planétaires, un des tissus du manque à vivre que les petits humains découvrent à leurs tribaux géants est la pulsion qu’ils ressentiront plus tard parfois, vers les savoirs historiques, tissu scénographié par les mémoires collectives du groupe humain auquel, pensant parfois sincèrement y appartenir, les petits humains délègueront une fois adulte le fantasme de leur identité. Tribalement historisé, le passé se tient bien tranquillement devant nous, on peut le regarder – et le passé que les tribus nous proposent de regarder comme nôtre (même si, européen, je ne me demande jamais à quelle tribu j’appartiens, ma tribu n’a pas même de nom, quand tous mes interlocuteurs africains ont encore mémoire de ce qui fut avant les frontières coloniales, ces peuples dont ils savent toujours les langues, au point qu’ils m’ont renvoyé à une nouvelle compréhension, par exemple, des sobriquets étranges caractérisant encore aujourd’hui chaque village, chaque ville germanique… comme autant de tribus qui ne se savent peut-être pas telle par honte des génocides … Strasbourg, tribu des Meiselocker. Et cet air entendu des charentais des bords de la Boutonne quand on leur dit qu’ils viennent d’un Bel Ébat dans les palisses ! La tribu des buveurs de pineau ? ) Le passé des tribus se tient devant nous, carrément surélevé par les estrades de ces patrons couturiers pour naufragés identitaires … Alors que l’avenir est derrière, invisible, libre de toute accroche mais faussement psalmodié par les peu crédibles oracles qui voudraient s’en servir pour nous asseoir dans le jus des identités tribales qui, précisément, nous interdisent toute individualité propre ….

Cette trame historique raconte à l’enfant ( celui que nous fûmes ou bien que sont en ce moment où j’écris les enfants de cet instant présent), avant même qu’il lui soit possible d’écouter mais juste, bébé, d’entendre -raconte la trame historique des ancêtres imaginaires et tisse évidemment déjà pour l’enfant une histoire vocalisée des manques canoniques du groupe de ses pédagogues et allaitant•es. C’est toujours ça de pris, comme boussole.

Célèbre tribu d’André Nabarro.


André Nabarro (Arts Déco 1968)


Si je ne me reconnais dans aucune identité tribale c’est que je n’en viens pas si clairement… Au contraire de la tribu, les familles resserrées comme fut la mienne, ces biotopes parfois amoureux, impriment dans ce cas (évidemment exceptionnel comme toute préciosité) sur chaque enfant une tendresse qui n’a pas à se répartir comme elle doit le faire dans les familles moins limitées, quand l’activité parentale se répartit sur une horde de pions conçus en urgence absolue, en urgence maîtresse. Là les gamins sont conçus, immémorialement comme assurance-vie, aux temps de terreur – alors qu’au nid secret des petites fratries (sororités ?) ah, comme l’atmosphère semble y bénir l’amour de deux parents pleins de connivence réelle. Parmi de tels petit groupe, trois, cinq,  « petites familles », celles où peut encore prévaloir une intimité, le sentiment de perfection fabrique forcément moins le sentiment d’un manque, dans le cerveau du mouflet. Je me représente un peu comme ça les images bucoliques de l’excessif bonheur agricole d’un  «jadis » de contes de fées : ils seraient si bien, ces gens heureux de la petite famille fragile de ceux qui ne fondent pas de tribu, qu’ils se contentent de répéter des gestes immémoriaux, labourer et cueillir, transmettre aux enfants que tout va bien et que c’est vraiment pas la peine de bouger – peut-être que cet état aura été la norme dans les jadis les plus antédiluviens, peut-être est ce à cause de ça qu’ils n’inventèrent pas la psychanalyse, ne se ressentant d’aucun manque, on peut rire mais est ce que ce n’est pas là en quelque sorte ce qui a fait des millénaires de chasseurs-cueilleurs, y a-t-il plus beau temple que la Grotte de Vallon Pont d’Arc, avec ses instantanés ramenés d’un dehors qui fait pleurer quant à la magnificence et à la puissance qu’eut à leurs yeux un monde neigeux, une course de mammouths et d’aurochs, une femme au sexe inscrit dans les jambes d’animaux totémiques, sous et dans le corps d’une lionne, sur un stalagmite plus vertigineux que les colonnades du Parthénon par son inscription dans les volumes naturels de cette grotte adorée elle-même en tant que source du Sens par ses formes ?

Femme, Grotte de vallon Pont d’Arc.

Au delà de ces quelques situations – la tribu, la famille nucléaire – l’enfant qui prépare ses désirs ultérieurs d’adulte, est aussi devant le manque en soi – celui dans lequel il se trouve, lui, et qui est manque de ce qu’aurait dû lui apporter le grand, son géant ou sa géante parentale – il ne s’agit plus pour lui, là, d’enregistrer les manques structurant la société des adultes comme lui la perçoit – mais de se sentir tatoué, fouetté, endolori par les nombreux manques qui se peuvent révéler au fil de ses années de dépendance et d’immaturité, du manque de lait au manque de voix en passant par toutes les catastrophes et la liste est encyclopédique ! Alors pourrait surgir le désir de s’approprier le distributeur de ces objets manquants – dérober au père ou à la mère la mère ou le père, vouloir remonter à l’effacement de toute douleur par l’apparente plénitude de l’appropriation d’un•e des deux géant•es parentaux. Hitlérisme de l’âme en gestation vers ses prédations ultérieures futures, quand se dressera en place d’un manque de la Mère une pulsion de dévoration du monde. L’Hitler, c’est à dire l’homme sans empathie, celui qui jouit de posséder et s’exaspère de ceux qui à ses yeux font semblant de jouir d’aimer l’autre sans avoir à s’approprier de lui le moindre objet, marque son époque de façon si dominatrice qu’on l’oublie moins que la foule des justes ses contemporains et opposants. Denys de Syracuse le tyran fait vendre Platon pour punir son estime du Bien philosophal. L’industrie de la consommation pornographique des corps consomme plus d’énergie que toute autre sur l’internet. Et quand Rémi Bonaventure, horrifié par l’aventure nazie, croit apercevoir une éclaircie dans le Communisme, les procès staliniens le font rapidement déchanter et il planque ses livres communistes dans un petit enfer de sa bibliothèque.

Rémy Bonaventure.

Si disparaît le Rival culpabilisant dans cette configuration de la prime enfance, si meurt lepapa, ou Dieu, ou Mère, ou toute déclinaison envisageable de cette effigie première que fut la maman, vers quelle pente future se presse le minot sinon vers l’envie toujours d’effacer le géant inquiétant, l’autre de l’Autre,  Océane ou Ogre, Océan ou ogresse ?

Enfin il y aussi, mais au terme des années de gestation de l’inconscient du sujet, la découverte justement de l’autre – quelle est cette première personne que l’on envisage autrement qu’un•e géant•e géante ?

N’est ce pas souvent la grand-mère, un instituteur, une voisine ? Regardé•e avec stupéfaction comme identifiable, avec soudain la compréhension des plaisirs qui la ou le meuvent. Mamie buvant son café. La tasse. Le fauteuil derrière elle. Le tableau qu’elle regarde longuement. Le moment même où s’éteignent au fond les mécanismes de la fabrication de l’inconscient gigantesque tramé par les six premières et éternelles années au pays des géant•es. Le surgissement de l’autre marque-t-il le début de la fin d’une éternité enfantine ?


Cary Planchenault, Modèle de l’être-à-l’autre.

Et enfin alors seulement surgit ce sentiment de l’Un – vers quel progrès tout ça mènerait il l’ensemble humain, Parménide y travaillait déjà et certainement les peintres de la grotte Chauvet aussi… Mais non, en aucun cas précisément cette palpation du Réel par l’imaginaire d’un enfant, d’un million d’enfants, ne pourrait justement s’illusionner et penser un Manque de l’Un… fut il l’unique, l’insécable, le premier à la fois comme dans la prose du divin Empédocle.

Quand je dis « et enfin le surgissement de l’Un » c’est tragi-comique. Comme on présenterait une boule de cristal, une potion magique, un pendule d’hypnotiseur – pourquoi le Un arriverait-il enfin sinon pour avoir pris ses moires et ses ailes de papillons séduisantes dans les discours les plus séducteurs et donc captieux, du Parmenide à Spinoza pour ne pas parler de la chicane qui le rétrécissait, cet Un, en l’étant de l’instant avant que Levinas le réouvre à l’être à l’autre en sa dualité fondatrice – comique parce que les trois valences identifiées par Colette Soler dans son étude minutieuse des contradictions et évolutions révolutionnaires du propos lacanien, parce que ces trois valences ne simplifient pas l’invraisemblable différance entre les milliards de morpions qui opposent à la dette dont ils héritent, déjà infiniment multiple selon le hasard du lieu et du groupe humain où ils surgissent, leur infinie diversité. Quant à moi, en trente années d’écoute, certes flottante (mais quand même!) , il ne m’est jamais arrivé d’entendre deux personnes rêver de semblables rêves. Ce qui laisse bien comprendre que l’inconscient est plus caractéristique encore, et c’est une évidence, que mettons une empreinte digitale.

Sept milliards de postures différenciées vis à vis de centaines de milliers d’origines bien différentes, et là dessus cette question de l’évolution du rapport au Bien posée par un Foucault qui précise dans son séminaire de février 1983 combien pour l’analyse grecque antique du sujet, même une société parfaite et idéale ne laisserait pas l’humain libre de la nécessité de se doter d’un gendarme de la sexualité…

L’apocalypse du Bien dans le regard d’un maître bienveillant comme Spinoza, qui commence l’Ethique en proposant qu’on se débarrasse de la libido, c’est la scie qui grince au début des Lumières comme, au soir des séminaires de Foucault, la nouvelle pour lui inaudible qu’un virus viendrait cibler en premier ce qui réveillait précisément, son désir. L’invention d’Aides par son compagnon, après sa disparition, a sonné je m’en souviens le début d’une révolte contre l’impossible aveu dans lequel était alors (comme dans les sociétés militarisées d’aujourd’hui, comme dans les millénaires du monachisme égyptien préfigurant ceux du monachisme romain) l’homosexualité – que seul le secret permettait de transporter au sein de la société. Aussi le moment où Foucault interroge la nécessaire clef de voûte morale sexuelle à une société qui pourtant serait déjà  parfaite et répondrait à la topique utopique – aussi est-il vertigineux, pour nous qui avons la chance de l’observer depuis le sommet des quarante années qui nous en séparent – ce rappel par le philosophe de la préoccupation déjà platonicienne
du libidinal qu’avait étonnamment d’escamoter le genial sommet de l’Ethique de Spinoza, mais devant laquelle ne se détourne pas la psychanalyse pourtant si redevable a ce penseur.

Vivre, jouir et savoir plus amplement, plus amplement que la génération précédente.

Éléphantville sur Rhin

Ça ferait du bien à n’importe qui, l’apparition mettons allez dans un jardin public, d’un ou de plusieurs éléphants paisibles, ça nous acclimaterait tous s’il savait tenir une discussion (comme tout éléphant sérieux) avec les astronomes dont les vieilles coupoles hors d’usage dépassent des séquoias, et si ces jardins étaient ceux de l’Université, l’éléphant qui donnerait des conseils aux botanistes fascinerait le public venu promener la poussette du petit nouveau-né.

Faire apparaître l’éléphant sacré aux foules occidentales est d’ailleurs un exercice convenu depuis déjà le grave Goethe statué derrière la faculté de psychologie : ah, parlez-moi d’un éléphant qui viendrait assister les professeurs de la faculté de Psychologie, eux qui sont tant en mal de « neuro sciences » et dont le compte en banque rêve d’une efficace robotisation du job, ah, si seulement on pouvait monsieur l’éléphant, aussi bien gagner notre croûte que les robots des autres disciplines médicales, les scanographies, les lasers, ah mais comment donc répond l’éléphant je vais vous donner un générateur d’ondes trans crâniennes qui vous fouettera le cerveau et que vous pourrez facturer bonbon aux humanoïdes survivants à la connerie des humains, humanoïdes qu’un coach bègue va vous envoyer par légion. Avec la moustache d’absolu ou avec celle de Staline ?

d’ailleurs l’éléphant sacré fume des pipes et des joints, on me l’a décrit avec sa veste de velours côtelé, il esquisse des dessins du buste de Goethe datant de la première représentation du second Faust au château Monbijou à Berlin, va , ca ferait du bien à n’importe qui.

Deux semaines après la disparition de Tomi Ungerer

Si je me raconte un monde vide, c’est à dire où mon individu serait seul face à ses besoins et  dans lequel la substance autre a pour fonction de servir mes besoins, je suis alors dans un monde sans désirs.

Méditation aux iles Skelligs ou effervescence à Manhattan

Jamais rien de plus agréable n’a eu lieu pour moi dans le centre gothique de ma ville que cette façon dont les lieux de la splendeur historique sont rendus à leur véritable identité depuis que la grotesque marée des touristes ne vient plus en entretenir l’entretien, effarouchée et tenue à distance par la pandémie qui sévit depuis un an.

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