Ce n’est pas l’exceptionnel qui me surprendrait par son évocation, parce que les journaux le relatent sans discontinuer; ce serait bien plutôt qu’il me touche personnellement, que je découvre la carte au trésor, les indications qui manquent, un flacon d’immortalité.

Certains d’ailleurs ont réussi à opter définitivement pour l’exceptionnel, sont allés vivre dans le sublime, paysages de chartreuse, palais à Venise, et ils sont là, satisfaits au sens de la plénitude, je crois que vraiment l’exceptionnel ne les surprendrait pas non plus par son évocation.

Pour peu qu’en plus ils aient clos leur psychanalyse, aucune indication probablement ne leur manque — et n’est-ce pas pourtant à ceux-là qu’il serait le plus plaisant d’écrire?

Mais qu’oserais-je évoquer pour eux, quels mots déposer, a quel moment, que murmurer en face de la satisfaction, de cet état idéal, exceptionnel, peut-être inexistant, et désiré par la multitude?

Une musique ne viendrait que perturber le chant du vent, ou des vagues, qui les entoure.

Un roman ne saurait surpasser la vie qu’ils mèneraient au vrai; toute étude leur serait devenue inutile.

Des oraisons ils n’auraient pas besoin d’en lire.

Me serait-il possible, à moi, ridiculement l’un parmi les milliards, et alors que l’humanité aurait commencé de peindre depuis trente deux mille ans si pas plus?

Car souvent l’envie m’a pris, au fil des lieux extraordinairement beaux que, comme vous probablement, je traverse parfois, de concocter l’hôtel où volontiers s’interromprait le pas.

Nul écot, à cet hôtel fictif, qu’on y puisse parvenir démuni. Natifs comme des métaux, ainsi avons nous été accueillis un jour par une terre qui ne nous demandait aucune qualité de plus que l’être.

Rendu à l’innocence, à la toute puissance d’exister et à l’inutilité de l’agir, à l’inutilité de toutes ces oisivetés que nous appelons nécessité.

J’ai l’impression que cette histoire m’est arrivée, au détour d’un extrême dénuement je suis tombé un jour non pas sur la simple hospitalité mais, comment dire, à l’hôpital du Sublime. Voilà: je souhaiterais que vous vous soyez ainsi réveillé de plaies douloureuses dans une cathédrale où flamberait une brassée de bois parfumé – et tout d’un coup vous ne sentiriez plus rien. Aux fresques des murs vous vous livreriez à l’émerveillement pendant qu’un chant vous naîtrait, peut-être, dans les silences, sûrement.

Et c’est alors qu’on se met à observer, soucieux, inquiet d’y découvrir un signe du réel, les perspectives d’un horizon tourmenté de splendeurs paysagières.

En fait, et vous le saviez bien entendu, dénués nous le sommes, à la vitesse des néons qui s’allument le soir et de la mort qui surprend.

Et donc, si cette première condition du dénuement est remplie, ne suis je pas libre de pousser, d’ouvrir les lourds vantaux en métal noir de la cour secrète, si souvent pluvieuse et où s’agitent lentement des marronniers gigantesques, devant la puissante et magique pension?

CHAMBRE BADOISE :

LE MIROIR PARLE.

A l’accueil il y a dévêtissement.

Et ce geste, dans l’éventail des significations possibles de la nudité, gagnerait ici à être modeste et médicinal.

Par un jour de pluie chemineriez vous dans les vieilles rues d’une cité de la Forêt Noire, que d’énormes collines vous avaient signalées depuis la plaine remplie d’arbres fruitiers.

Alors, tout en vous extasiant au silence et au carillon de l’église où sont inhumés les princes de Bade, vous remarquerez dans l’enfilade de ses clochers, une perspective de montagnes forestières avec un château intact et luxueux en deuxième plan, une ruine encore plus loin, au milieu de la Forêt Noire, et beaucoup plus proche de vous, l’architecture rigoureuse d’une façon d’institut du début de ce siècle.

De hautes fenêtres masquées par un enduit blanc, deux ailes en demi-coupoles incompréhensibles, bâtiment dont vous découvrirez en l’approchant que l’église en réalité le surplombe.

Des escaliers somptueux, moussus, enlierrés, énigmatiques à souhait, permettent en les descendant d’en rejoindre l’espèce de parvis.

La façade se révèle alors, immense où trônent les bustes de quelques empereurs mélangés entre Rome et l’Allemagne. Au-dessus de gigantesques croisées plusieurs devises gothiques armorient le fondateur-écrivain, Goethe. On comprend que ses quelques mots sur l’eau, la santé et les sources ne s’adressent plus qu’à quelques rares historiens. Il n’est plus le miroir culturel d’antan.

Vous seriez venu un jour de pluie désert, j’imagine en fin de journée. C’est vrai que vides, les rues sont plus lisibles. Débarrassées de contemporains qui sont, au fond comme tout aujourd’hui, l’outrage quotidien de tous les hier.

C’est qu’il y a une partie pourtant fondamentale des cultures qui ne se transmet pas; l’humeur, le ton, le goût. Et ça n’est pas sans intérêt d’en déduire que les foules à venir seront plus fidèles à l’irréel dont elles se savent légataires qu’aux réalités qu’il pourrait nous sembler que nous leur avions proposées.

Le bâtiment des Friedrichsbad est devant vous, et vous venez de réaliser que c’est la porte d’un au delà. Précisément celui dont cette mode tourmentée, ses kiosques, ses pilastres et ses envols, a tenté de dicter son genre comme pour l’éternité de ses murs monumentaux en pierre taillée. Car résumons: forêts touffues des premiers temps.

Le heurt de tribus nomades avides d’orfèvres et de héros.

Les sarcophages, taillés dans les monolithes de grès rose, et noyés pour toujours dans les terres rhénanes.

Alors que nous serons tout au plus enterré, nous, dans une caisse en planches légères, bon marché. Voire incinérés, puis signalés pour quelques années par un fragment de granit poli aussi rare, aussi surprenant et aussi épicier qu’une boîte de coca, sur lequel aucune main humaine n’aura tracé nos noms mais une machine, un automate.

Quel contraste avec l’individualité, la rareté précieuse d’un individu forcément princier, ou en passe de le devenir, ou en souffrance de ne pas l’être, qu’invoquent les exploits des tribus rhénanes et de leurs héros fondateurs, sous entendus sans relâche par les rues néo-romantiques de Baden Baden les titans des terrasses, les atlas à lèvres tordues.

Et pourtant: c’est bien vous qui allez franchir les arcades vitrées de cet établissement.

Pour permettre d’effectuer dans les meilleures conditions possibles le périple mythologique, la préposée, derrière un long guichet moderne et devant quelques agrandissements photographiques des différentes salles du Bain, est en blouse blanche.

Les colonnades de ce hall d’entrée se sont voulues palatines, elles préparent le surgissement d’un mérovingien, pressé de rejoindre à votre insu un gynécée rempli de blondes en adoration.

Il y a également, toujours pour faciliter votre voyage, un tensiomètre automatique, mais surtout les larges degrés des escaliers qui mènent au bain des hommes et au bain des femmes. Au premier palier, et sous un monumental bas relief mithriaque du deuxième siècle, en grès rose, les escaliers se divisent. Mithra, sculpté avec une certaine finesse, y terrasse un taureau énorme pendant que sa cape de légionnaire embrasse le ciel, devient littéralement le ciel, et que son bonnet phrygien tient fermement le coup. En compartiments voûtés, tout autour de la divinité misogyne, des représentations zodiacales se détachent et vous quittez ce hall pour la porte en verre dépoli du vestiaire silencieux.

Contrairement à ce qui vous arrive si vous lisez ce texte, nul guide ne vous précède.

Vous êtes infiniment à l’étranger.

Pourtant, ces lieux vont accueillir votre nudité. Des cabines très récentes divisent le grand vestiaire éclairé d’une verrière zénithale; il faut tout abandonner pour ne garder que la petite clé de votre armoire nouée en bracelet autour du poignet, puis vous avancer vers le fonctionnaire qui, c’est certain, a reçu des consignes strictes pour, dans ce temple de la germanité, ne pas prononcer un mot en langue étrangère qui vous permettrait de vous sentir un peu chez vous; il vous tend une immense serviette blanche, vous traversez le local, rempli de chariots à serviettes fraîches et en débouchant dans un très grand hall carrelé vous découvrez intacts les pommeaux de douche monumentaux, les tubulures cuivrées, les leviers immenses de mitigeurs métaphysiques. Devant cette batterie de douches hétéroclites et somptueuses un bassin rectangulaire d’eau très froide, carrelé de blanc, remue à peine, bleu sous une discrète voûte en plein cintre.

Vous êtes presque seul, quelques personnages silencieux pas- sent sans mot dire et, un peu en les imitant, vous entrez après un long moment sous les douches, dans le grand caldarium où une vingtaine de banquettes anciennes sont alignées au dessous des céramiques murales qui représentent un étang, nénuphars, hérons, roseaux, canards, ciel bleu. Les couchettes en bois offrent au regard les ventres allongés de gens muets, à côté d’elles sont déposées modestes des paires de claquettes en plastique qui protègent les clients des carreaux chauffés.

Un rideau cache l’entrée du tépidarium, cinq banquettes et quelques chaises curules y concentrent à l’abri d’une façon de crypte étroite le silence résistant d’individus lentement calcinés.

Le carrelage en est plus luxueux, parfois fendillé comme une ancienne vaisselle, les coins sont ornés de chapiteaux corinthiens dorés.

La santé qu’il faut restaurer n’est pas simplement celle d’u corps égoïste puisque cette allure de chapelle fait bien signe qu’on vous honore, qu’à travers votre corps le thermalisme vénère autre chose, votre appartenance au dix neuvième siècle vous êtes bien entendu un soldat de la Prusse, un écrivain de la Hanse, un compositeur fatigué d’avoir arpenté trop longtemps les paysages, un pasteur luthérien atypique, pour finir … Vous ressortirez vers le bassin glacé, irez vous soumettre au brui énergique de massages (il vaudrait mieux dire savonnages) à brosse qui se terminent par une claque rituelle aux lombes terminé !

Depuis un moment déjà, vous aurez définitivement oublié qu’il pouvait être une heure précise d’un jour déterminé, et poussa une autre porte de verre vous voilà. entré dans une brume sulfureuse, vous entendez les lointains applaudissements du bruit des eaux volcaniques en cascades artificielles sur les pierre et vous montez quelques marches jusqu’à suffoquer, vous arrêter, pour un moment debout, immobile, nu dans le brouilla qui brûle vos bronches.

Derrière une autre vitre corrodée vous devinez des vapeurs plus chaudes.

Les individus que l’épreuve de leur nudité médicale rend peut-être mélancolique s’aspergent à brefs intervalles d’eaux froides.

Tous les bruits, les chuchotements et votre respiration, résonnent lorsque vous vous préparez à franchir un ultime panneau vitré derrière lequel passent, nues, des silhouettes de l’autre sexe.

Au delà, les bassins seront en marbre, cinq, dont le central, circulaire et frais, sous u grande coupole frisée d’angelots, vous surprendra par son atmosphère basilicale. Quel empire ancien, quelles aristocraties byzantines et complexes l’empire allemand convoquait il là? Quelles familles, et d’où venaient-elles? Quels stratèges, quels diplomates, revenus de quels comptoirs étrangers? Certaines piscines sont chaudes, les corps s’y amollissent, ils sont distribués énigmatiquement, comme dans les parties d’un labyrinthe.

Il y a un Japonais venu retrouver méticuleusement, guidé certainement, le caractère idéal du bain, antipodiquement semblable à ses rites domestiques. Vous l’aviez vu, dans la salle aux douches de cuivre, rentrer lentement et sans frémir dans le bain glacé en carrelage blanc, habité d’une chaleur intérieure et suivant un ordre dont. il avait paru être le seul à savoir les liturgies. Les Allemands eux-mêmes sont peut-être tellement coupés de leur passé par la lourdeur des maléfices et du Crime, que toute référence à des habitudes, à une répétition de gestes anciens, générerait des ressouvenirs, le malaise, l’effroi, et en réalité ils donnent le sentiment de le proscrire, de vouloir gommer, d’avoir voulu depuis les derniers jours de la guerre, s’enivrer d’un air neuf, recrépir sans cesse les maisons, fuir l’Europe sans la quitter.

Au grand bassin circulaire, sous la coupole, lors de votre premier passage, si c’était un jour tranquille de semaine, si c’était le soir, auriez-vous vu la blonde et ses longs cheveux dénoués, qui est entrée dans l’eau avec arrogance, et le gros barbu, a-t-il commencé à la poursuivre?

Les dix autres clients ont-ils alors rejoint cette course circulaire?

Et puis, lorsque vous vous êtes assis sur les marches et que vous avez senti alors de quoi ils s’amusaient en silence, la force de ce courant circulaire que leur farandole générait, dont vos jambes pendantes trouvaient emportées?

Dans ce cas vous n’oublieriez jamais (comme bords de parchemin), les quelques gestes que le barbu avait pu avoir vers l’incarnation blonde et pâle, alors qu’un discret sourire transfigurait la scène; n’étant pas vraiment allemand, vous auriez regretté qu’un piano de concert n’eût pas été présent, afin d’écheveler plus encore le mystère et de légender les émotions. Mais eux, Allemands, couraient en rythme.

Ecrasé de surprise vous pouviez retraverser les différentes stations de votre chemin, remarquant parallèles corps blancs au blanc marbre de tièdes bassins, la salle de massage désertée. Puis, seul à la douche puis, recevant de cerbère grandes serviettes blanches.

D’ailleurs si vous n’aviez pas été intrigué par une porte, le cerbère, paresse peut-être, mais il me semble plutôt incroyable mépris, ne vous aurait pas guidé à l’ultime station.

C’est à votre demande qu’il aurait poussé la porte, écarté le rideau noir d’une très grande salle hémicirculaire où règne la pénombre d’un air léger et divinement silencieux autour de trente lits disposés en éventail le long des murs arrondis. Sur les banquettes ce sont des momies immortelles, êtres humains enroulés, nus, comme vous dans un instant puisque le guide d’un geste enfin bienveillant, vous invite à grimper sur la couchette qu’il vient de vous

choisir.

Mouvements secs du gardien vous emballant de draps repassés et d’une couverture, refermant sur la tête, vous laissant là, le regard au plafond dont la grosse moulure suit la courbure de

cette hémi-coupole même que vous vous souvenez d’avoir vue tout à l’heure, depuis l’église, alors que cette ville vous était encore étrangère, que vous ignoriez y devenir pèlerin de l’ordre des eaux reçu en sa succursale.

L’assoupissement viendra, rythmé par les quarts d’heure cristallins du bulbe des princes: de Bade et vous découvrirez, envahissant de l’intérieur de vous même l’abri des draps frais, la chaleur résiduelle que les eaux volcaniques avaient dissimulée au plus profond de votre corps.

C’est par le sommeil qu’un passeur de confiance vous mène, avec sa lanterne à bougies tenue devant vous, sous le labyrinthe des grandes forêts alentour, vers des rochers de surplomb où, les jambes ballantes au- dessus des à-pic vous respirerez les étoiles et les milliers de silhouettes pointues des arbres magiques, odeur de soirées finissantes que balaiera le secret du vent nocturne sur les longues vallées inconnues.

CHAMBRE LANTERNE: DES FENETRES AUX QUATRES MURS.

L’intérêt serait d’une plaine cernée de montagnes, de perspectives frissonnantes de peupliers et, au bout, lumineuse, la barre des échelons progressifs des sommets.

De champs, qui s’emplissent l’été d’un chant, à la maturité des blés, des houblons, du maïs et du tabac. Qui se taisent l’hiver.

​Et, s’élevant comme un rempart lointain à l’horizon de ces champs, un pays de forêts toujours intactes, d’un mystère que l’hiver ne fait qu’approfondir. 1

Grâce au dégagement que permet bien la plaine on peut observer les ascendances provoquées par les Vosges, et les efflorescences nuageuses majeures qu’elles soufflent au-dessus de leur front – si seulement on pouvait réfléchir à ce point …

La chaleur, près du fleuve à l’opposé, lève parfois une buée, une haleine qui rapproche les arbres les uns des autres, une humidité qui transporte l’été le parfum sucré des grandes

fleurs mauves et du vert des ciguës pendant que dans les arbres immenses permis par l’eau du fleuve, les corbeaux de leurs cris rares donnent une dimension vertigineuse à l’espace des jardins et des parcs.

Les philosophes ici naissent, meurent, indifférents à la production du maïs et à la gestion des banques, mais passablement bien nourris — on ne sait plus ce qu’ils interrogent mais ils arpentent, comme un secret joyeux, les forêts montagnardes qu’ensuite ils contempleront avec nostalgie depuis leur ville au bord du Rhin.

Quand ils reviennent des dix nuits précieuses où les cerfs concourent au brame, octobre, quand ils reviennent à l’aube en ville, leur regard accroche peut-être les colonnades de la cathédrale en grès rouge, fatigués par ces longues nuits successives à guetter dans le noir la musique des vallées, sont-ils envahis par l’idée que ces colonnes rouges ont été édifiées jadis dans la plaine par des hommes nostalgiques des fûts de la montagne forestière.

La flèche de la cathédrale, forme de cascade en grès, issue d’un point unique, de l’Un, de l’immuable, et au sud de la ville des instituts de génétique s’emploient, comme hantés par cette métaphore, à approfondir la même notion, qu’Empédocle proposait en ses siècles lointains (et que les maçons du monument ont bien dû connaître), d’un mélange de l’Un, ce qui ne s’altère jamais, et de l’Autre, le principe de ce qui change, mélange irréalisable humainement, mixture qui doit absolument, mathématiquement selon Empédocle le philosophe volcanique, avoir été préalable à la possibilité du Monde?

En plus le sommet de la tour, la flèche de la cathédrale, poème métaphysique, s’affine certes à l’extrême, mais c’est en multipliant à mesure qu’elle est plus étroite les passages qu’elle propose, pour comporter huit escaliers pas moins, convergents au sommet.

Plus on s’élève, plus les voies se multiplient en s’imbriquant pour en quelque sorte que la flèche ne soit plus qu’un mélange d’accès, un imbriquement d’escaliers en marches de plus en plus minuscules et qui libèrent de plus en plus le corps de l’ascensionniste simplement entouré à ces hauteurs de potelets minuscules en grès et bien trop fragiles pour proposer un appui sérieux.

Plus bas la partie large de la tour ne comprend paradoxalement, elle, que quatre escaliers. Est ce l’étage des «nombreux» dont parlait Epicure?

(Un de ces quatre escaliers est double, double hélice dont chacune ignore l’autre mais dont une s’interrompt brusquement, imprévisiblement aveugle.)

Et puis, au contraire, les huit escaliers de la flèche permettent de passer successivement sept espaces, sept chapelles superposées qui constituent l’intérieur inconnu de cette flèche que toute la ville croit contrôler en permanence, et ceci reste assez évocateur de la même hypothèse, les sept planètes étant en effet, pour Empédocle en particulier, la partie mobile du Ciel, le signe de l’Autre, du Changeant, le contraire de l’Un, de l’immuable que les étoiles représentent.

Et si ces deux principes n’ont pu, selon Empédocle, être mêlés que par une divinité, les escaliers s1entremêlent comme les brins chromosomiques s’entremêlent, dont on nous montrait à l’école les schémas en nous expliquant qu’ils ne se sépare- raient qu’au moment de l’amour pour un mélange, pour un appariement, certes de hasard, mais réglé par les lois antédiluviennes de l’appariement des bases génétiques.

L’immuable et le changeant des lois génétiques se fondent aux surprises de la rencontre, comment le nier, n’est ce pas? L’intrication entre la pierre et les escaliers de la cathédrale est imprévisible tout autant, grès rouge qui parle des montagnes tutélaires et ce mélange de l’immuable et du changeant observable depuis tout point de la ville, ressemble le plus énigmatiquement possible à l’appariement des brins chromosomiques observable depuis tout point de l’humanité et qui s’établit pour sa part dans un instant plus vif que l’instant humain, sur des lois plus pérennes que les législations humaines.

En cette fraction d’éternité se croisent d’ailleurs d’une autre manière encore le toujours changeant et le toujours immuable, toujours changeant de matières qui se défont, toujours semblable de la loi qui prévoyait leur devenir, et cela pendant que nous supposons, témoins indifférents aux émotions qui ne nous ont pas atteints, être les divinités, être des astres vraiment immobiles dans un éther vraiment inaccessible, où l’on pourrait penser à nous voir que nous nous tiendrions sans fin le même propos sur la même question.

N’y serions nous pas enclins, à constater cette autre immuabilité qui malgré la pluie parfois tenace, ne s’effondre pas à Strasbourg avec les pâtisseries élancées de la cathédrale qui s’envolent en une flèche célibataire depuis tellement de générations? Il faut nous le pardonner à ce titre, puisque nous ne nous pardonnons rien.

J’ai entendu d’ailleurs que si quelques bourgeois, patriciens contemporains de sa construction eussent souhaité doubler cette flèche solitaire d’une flèche jumelle, plus symétrique, plus rassurante, les intellectuels mystiques ici vainquirent, imposant leur désir, imposant l’unicité de la très haute tour.

En prétextant qu’un sol trop meuble provoquerait la bascule de l’édifice si seulement on lui adjoignait une deuxième tour.

Et c’était un prétexte certainement car en réalité les premiers signes de faiblesse des fondations n’apparurent que six cents ans plus tard, quand il fallut faire venir des centaines de chênes. Les habitants vinrent en foule à l’arrivée des arbres en gare, jetèrent leur chapeau, même neuf, très haut en l’air avec cet enthousiasme qui était mode de vie.)

Je regarde passer la flèche à travers les vitres de la voiture, dans le bourdonnement des moteurs, l’odeur d’essence et la rapidité des déplacements. Je m’étonne qu’elle résiste à la médiocrité de l’air, à l’acidité nouvelle des pluies, mais peut- être sera-t-elle encore là lorsque, l’industrie anéantie, nous serons rendus à la marche à. pied et aux chants d’oiseaux, et que l’air de la ville sentira de nouveau, par grand vent, l’odeur des forêts voisines, des foins qu’on fauche, du gazon.

Peut-être s’y dérouleront un jour de nouveau de grandes noces?

Fréquemment en tous cas, lorsqu’on l’observe d’un point quelconque de la ville, de la plaine, ou des montagnes, elle garde intacte sa fonction d’inscrire ou d’amarrer aux nuages, aux étoiles, à cette modestie sublime., disparue dès le dix huitième siècle de l’artisanat, de la façon des objets, assiettes ou châteaux.

(Ensuite, le 19ème siècle aurait enlevé l’Idée hors des formes, par leur réalisation en série, par le galvaudage qui dit bien clairement l’absence d’un penseur derrière les volutes des entrées du métro et les courbes coulées industriellement qui perdent leur sens à force de se répéter sur les lampadaires, puis sur les radiateurs, puis sur les lampes de chevet, avant de retourner même aux objets mystiques, aux vitraux, à des églises elles aussi bâties en bégaiement et qui ressemblent aux châteaux des parcs d’attractions de Walt Disney, ceci jusqu’à ce que le 20ème siècle enlève, lui, les matières précieuses de toute fabrication, de toute façon, de tout meuble comme de tout immeuble.)

L’eau.

Des déluges d’eau, toute l’année. Et des conflagrations vertes, trembles, peupliers, qui répondent aux pluies dès les lisières, dès que s’interrompt l’ondulation des épis. Aux risées chuchotant sur le blé, les orges, les maïs, succède l’émeraude des grands bosquets qu’empoigne le vent pour les agiter.

Penser, se laisser faire, oublier, ne surtout pas chercher. Dans cette époque qui s’interdit de réfléchir encore aux mouvements du soleil, à la géométrie des molécules, à l’incandescence des soirs.

Tout au long de l’année observer ce tissage de grand gris nuageux qui véhicule les parfums de l’eau.

Il faut, tout au long des saisons, maudire la science qui apportait l’estocade au mystère et puis qui a donné droit et pouvoir aux entrepreneurs de défigurer en 50 ans mille ans de puzzle, du puzzle mystique des chemins et des jardinets, des prairies et des grandes allées de platanes. Cocon d’où nous émergerons chenilles, fourmilière où perdre l’extase, raccourcir nos existences derrière l’entretien des usines, des machines, et des réseaux que les plus brillants cerveaux s’épuisent à gérer après d’épuisants concours.

D’où des enfants, que personne ne penserait à envoyer à la philosophie — qui ne rirait pas à l’idée d’envoyer des gamins s’enflammer au discours d’un philosophe qui marcherait pieds nus dans les rues de la ville, et comment?

Pieds nus dans la rue, sur du goudron, quel plaisir?

Il faut comme à des singes que nous leur apprenions à grimper aux branches des intégrales curvilignes et à la gestion des stocks, pour qu’ils arrivent à devenir les garde-chiourmes de nos continentales galères, pour qu’ils échappent au banc de nage.

Mais la comparaison avec les galères qui fendraient une mer intacte est encore bien trop douce. Car il n’y a plus de paysage pour les galériens, plus d’espoir de fuir à l’occasion d’un naufrage vers des plages dangereuses mais étincelantes. Il n’est plus l’heure de regarder les ciels, et aucun philosophe n’arrive plus à convaincre personne qu’il y aurait dans l’attention portée aux météores, aux mouvements des jours et des saisons le moyen d’un contact avec la puissance suprême de l’étant.

S’échapper devant la mort n’est pas le but.

Quoiqu’on puisse, et j’en ai vu un, professeur de philosophie généré dans cette université justement, qui, ayant appris sa propre condamnation, un cancer du cerveau, pourquoi pas, quelque chose qui terrorise la plupart d’entre nous, quoiqu’on puisse alors réagir secrètement, je veux dire dans le secret silencieux de celui qui se sait seul porteur et de la forme de sa vie et de la fin de sa vie — je l’ai vu partir tous les jours pour les plus grandes promenades possibles à travers forêts, opposer à la fuite soudain accélérée du temps la puissance intacte du plaisir, traverser par les sentiers suspendus des vallées où s’accroche en silence la brume et respirer les fraîcheurs goutte à goutte produites au travers du tissu incroyablement précieux, invraisemblablement enluminé de ces brindilles dont les noms paraissent échapper à toute étymologie sérieuse: aigle impériale, violette de serpent, bouton d’or, menthe endormie, patience d’eau, raiponce, serpolet.

Monter, dans cette ville où on peut avoir l’impression que la cathédrale descend depuis l’ineffable point de flèche vers le sol, on peut dire et faire comme s’il n’y avait pas

d’ascension, on peut prendre l’air un peu écœuré du chargé de cours déçu, en deuxième année de Philo, par la déception qu’il enregistre, par le désappointement d’élèves qui croyaient que l’amphithéâtre sentirait l’odeur très douce des collines grecques, et qu’ils seraient

interpellés par des Platon, qui d’ ailleurs les attendraient comme des prophètes, sous les branches des gattiliers.

C’est ensuite de ne pas être mêlés à la vie publique qui endolorira les étudiants en philosophie, au moment où ils comprendront que dans les tout petits casiers des villes industrieuses ils ne se dirigeront que vers l’oubli de la philosophie ou vers son enseignement tout au plus, s’ils arrivent à devenir professeurs à leur tour. Sinon ils seront comme bannis, diront «j’ai fait philo» sans être écoutés. Ils ne croiront peut-être que difficilement à l’idée d’une élévation.

Puis un soir, en réalité saouls, entendront sonner les cloches énormes de la cathédrale, marcheront longtemps sous la pluie, s’abattront, rendus à l’obscur et donc à la profondeur. Loin des institutions se rappelleront les énigmes, se souviendront des douleurs originelles qui les avaient fait se tourner pendant plusieurs années vers la philosophie.

Les montagnes à l’horizon figureront la hauteur des bibliothèques dont il faut que les maîtres soient en permanence conscients, et que les autres souhaiteront gravir lignes rondes, sublimes même si on n’y est pas allé, mais lorsqu’on en choisit une et qu’on se glisse sous l’humidité parfumée de ses sentiers, la stupéfaction est totale.

Vous observez l’invraisemblable tour gothique qui sculpte le vide du centre de cette ville en s’édifiant, immense figuration des montagnes qui sont à plus de vingt kilomètres.

Et c’est cela que les gens font; ceux du moins que les sentiers ont blessé; que les gens font, sans cesse: tout en étant dans la ville leurs pensées se laissent à tout instant marquer du souvenir ou du désir des élévations, ils cherchent à travers l’odeur des fumées goudronneuses, de la suie, le vertige du souffle des lisières d’altitude et en observant la flèche toujours visible elle les rassure comme un maître à penser, elle les incite à croire en leurs montagnes et en des dimensions qui sont clairement célestes.

Le discours de Socrate se mêle, vingt cinq siècles après, au discours des élèves. ~

Cet échange de verbe forme et informe les consciences et les inconsciences jusqu’à -ai-je lu — les structurer et faire qu’ on a pu supposer que nous serions avant tout voire uniquement des «parlêtres «.

Apparemment comme la matière se forme et s’informe d’acide désoxyribonucléique et structure les cellules et les corps du vivant, étant le code que tout être transporte. (Chaque habitant de Babylone ne pouvait circuler sans son sceau.)

Le mélange des deux discours, celui du maître et celui de l’élève, ne provoque aucun enrichissement clairement visible à l’opposé d’un gain d’argent qui finit par se voir.

Le philosophe peut rester dans le même état qu’avant.

Quelqu’un qui découvrirait la musique de J. S. Bach et à qui l’on demanderait de prouver que cela lui a apporté Plus que ce qu’il avait déjà entendu … il reste bien difficile de dire qu’on ne serait pas modifié, mais il est encore bien plus aisé de dire — «regardez j’ai fait l’acquisition d’un château médiéval en Auvergne «que de prétendre à quelque accroissement impalpable du fait de la compréhension des travaux de Freud par exemple.

On peut d’ailleurs signaler, et on s’en prive peu, qu’une psychanalyse finit par coûter le prix d’un château.

L’accroissement ne peut être que de même nature que les choses qui s’entremêlent, le discours du maître et celui de l’élève déterminent un accroissement du discours en générant par la rencontre une potentialisation de ce qui informe le sujet, en générant une multiplication des combinaisons possibles. Et cette combinatoire étant constituée d’un nombre plus ou moins grand de propositions l’exponentialisation va toucher d’abord à la dimension de ce que contiendra l’élève, et peut être ensuite va modifier la structure même de sa façon d’appréhender le monde.

La métamorphose du discours ainsi générée aurait pu ne pas être si la rencontre entre le maître et l’élève n’avait pas eu lieu. Avant que les yeux ou les oreilles de l’élève ne soient touchés, tombés sur le discours du maître, la transformation du discours n’était pas encore entrée dans le réel, elle n’était encore pas, appartenait à l’inexistence. Et soudain ce discours existe.

D’où a-t-il jailli?

N’est-t-il pas chronologiquement issu du non-être, auquel il appartient autant qu’à l’être en matière de probabilité puisqu’il aurait pu ne pas être, ayant pu n’être pas?

L’accroissement du discours par la rencontre est, lui aussi, un seuil entre l’irréel et le réel.

N’est ce pas pour cela qu’un nouveau discours navigue si extraordinairement, trois mats hauturier?

La permanence de la tour immense, érigée au vu et au su de tous, a le romantisme d’un héros solitaire, qu’on a sans cesse chez soi, qui est là, visible au travers de toutes les fenêtres de la ville.

Evidemment les marchands de soupe l’ont éclairée à giorno toutes les nuits et Nanni Moretti le cinéaste le dit dans «Caro Diario», s’ils le pouvaient ils éclaireraient les couchers de soleil. Ca n’a aucune importance, ils pourraient aussi la raser, elle figure l’existence des Vosges, de Vogesus, ancien dieu d’ici. Héros solitaire mais pas du tout désespéré car tout puissant et immense de toutes nos finitudes, extatique d’une borne qui proclamerait la totalité de nos limites.

La flèche fait paysage aux foules, à l’Océan des gens qui peuplent les cavernes de leurs rêves et chaque nuit s’approfondissent d’un abyssal insu.

D’infimes structures se révéleraient, comme autant de signes intuitifs du monde lui même, ainsi la très lente animation d’un peuplier au vent suggère le mouvement des algues, la rumeur océanique: «Chopos sabidores de la mar «(Peupliers savants de la mer).

Les murs de la cathédrale sont d’ailleurs ainsi traités qu’on y pressent une obéissance aux sphères, ares: élévation d’une géométrie infiniment harmonique en résonance de l’enveloppe d’un univers perçu accessible.

Est ce parce qu’à la succession, suggérée par Freud, d’Aton, le dieu égyptien, et d’Adonaï, le dieu de Moïse, se superpose celle d’Adonis, mort à trente trois ans et ressuscité à Pâques aux cris de «Il est vivant» et du Christ — enfin s’éclaire par cette transitivité la sublimité du costume des curés au bout de la rue: ce sont des prêtres d’il y a trente trois siècles !

CHAMBRE DES FORETS SECRETES.

L’odeur de la cire fraîchement passée sur la table me rappelle l’odeur des forêts au moment du brame, leur silence alors même qu’on est censé s’être enfoncé dans les chemins pour entendre ce rite certainement inconscient, les cerfs n’ayant pas de conscience.

C’est musique avec sa partition et ses variantes, salle de concert aussi les vallées, exigence personnelle la nuit. Les chasseurs eux connaissent plutôt le brame du petit matin; il ne s’agit pour moi de chasser nulle angoisse ou nul ennui à coups de fusil.

Encore moins de lier connaissance avec une espèce animale dont je ne sais rien d’autre que ces feulements qui s’entrechoquent avec l’écho des falaises de rochers rouges, encore moins de savoir quoi que ce soit.

Il nous est arrivé de quitter un concert délibérément pour rejoindre ces appels que nous écoutions alors par leur tonalité, leur composition et surtout leur rythme; Antoine disait une nuit de brame que c’étaient les étoiles qui criaient.

Les rubans des rivières ont dessiné les vallées, au milieu de la nuit je les rejoins en voiture, dix nuits de suite, en octobre, à guetter l’inconscience, mon corps exposé à l’imprévisible surgissement d’un animal réputé dangereux, lorsque je suis assez frais pour m’extraire de la voiture qui, autrement me protège et fait de moi une sorte de taupe dans son terrier.

Je ne Pense Pas qu’il s’agisse d’une excentricité. Ce qui me paraît beaucoup plus excentrique, C’est cette grégarité qui préoccupe en ville mes voisins, les empêche me semble-t-il de s’arracher à leurs sociales obsessions, pour se confronter à l’inhumain et aux astres.

Je connais en fait seulement deux vallées de brame. La première est assez petite, proche de la plaine, comme une rue ultime de la ville tant j’y arrive vite, et les cris jaillissent tout autour, très proches. L’autre est énorme, j’y arrive en surplomb, elle commande le lit de plusieurs rivières où les brames éloignés sont comme d’une foule cachée, même si quelquefois une bête puissante peut surgir à quelques mètres — de là, aussi loin que le regard puisse porter, vertige de lignes arrondies des crêtes, encre des profondeurs où sont les sources et le début de nombreux ruisseaux, ciel immense.

Si je marche, précautionneusement, les graviers crissent. C’est urbain le plus souvent, le plus souvent nous y sommes allés à deux ou à trois, et une fois sûrs d’avoir bien entendu l’invraisemblable clameur qui emplit plusieurs foyers de la nuit forestière, nos discussions ont repris sur leur thèmes lancinants.

L’âge de la cérémonie: combien de dizaines de milliers d’années? Je m’y suis glissé par l’interstice en velours côtelé des savoirs forestiers, lesquels appartiennent surtout à des chasseurs pour qui le brame n’est qu’occasion de la chasse Qui viennent surveiller leurs concessions. Dénombrer les «têtes» à venir tirer à l’aube. La superficialité de leurs préoccupations n’Entame cependant pas le plain-chant inconscient des cerfs en train de perpétuer l’espèce au mépris de prédateurs qui jadis devaient être autrement coriaces.

Grégoire de Tours signale qu’en ces mêmes forêts le roi son contemporain craignait déjà la disparition de certaines espèces animales; un officier des véneries pris à avoir tué un buffle s’en était trouvé à son sens excessivement puni, lapidé.

Ce qui menace le plus, quatorze siècles après, serait cette étrange lumière qui parcourt la plaine, glu lumineuse d’une mégapole en train de se constituer, laissant peu d’espace entre les villages.

La société de la plaine rhénane dont je suis, est aussi peu consciente des parties philosophiques qui la travaillent que les cerfs de leur rituel. Individus porteurs du fanion de leurs origines, réelles parfois, imaginaires toujours.

Les Egyptiens quittant la vallée du Nil arrivaient aussi très vite à des horizons inhumains peuplés d’oiseaux majestueux et rares, le Levant et le couchant; je me suis trouvé pour moi totalement stupéfait de découvrir que ces forêts de promenades, de pique-nique, recalaient la puissance ensanglantées des chasses à l’aube, indifférente à tout au milieu des nuits. Indifférente à mon corps qui avance prudemment, guettant depuis le noir l’origine de grognements, de mugissements, d’ahans.

Qu’un jour le cerf, notre voiture s’étant arrêtée sans que je le sache pile à sa hauteur, ait trouvé bon de crier directement

sur l’ouverture de la fenêtre, ne m’apporte aucune proximité.

La plus vieille figuration d’un dieu, trouvée au flanc du Donon que j’aborde avec crainte pendant ces nuits d’octobre, le montre cornu, accompagné d’un cerf.

Je n’ai besoin d’aucun effort pour imaginer la violence de la rumeur d’il y a 2000 ans, puisque cette rumeur n’a absolument pas changé et que je suis dans une solitude quasiment totale à traverser ces fracassements d’arrogances, m’interrogeant sur les hardes, la soumission tremblante des femelles, l’extrême solitude des combattants, vainqueurs ou perdants — parfois, terré contre un talus de terre mouillée, la peur vraiment, quand des sabots s’approchent trop, j’ai simplement souhaité que l’animal s’éloigne à nouveau et que ma peur ou mes blessures ne viennent pas troubler l’extraordinaire paix de ces nuits.

Comme dans une rue un peu écartée de la ville, se secoue l’énorme rumeur des cerfs.

La forêt d’ici, c’est entendu, est montagneuse. Et, pour être rentable, très résineuse. Il faut dire en plus que ses sommets s’appelaient, déjà sous le règne de Chilpéric, hautes chaumes lieux d’un dégagement soudain, plus le fait des animaux broutant (paxon) que des hommes. Il faut dire surtout que soudain les forêts se trouvent interrompues de gros rocs erratiques, débris de glaciers antédiluviens, et parfois interrompues plus encore par des amoncellements de rochers énormes qui peuvent constituer la silhouette d’un château rouge, striant l’étendue des arbres, et depuis les créneaux de quoi l’on se trouve en surplomb.

Ces points étant d’une telle puissance .plus encore que des lieux guerriers ils se sont trouvés lieux des cultes oubliés.

Lieux d’observation, de domination des foudres, des mouvements des constellations, des combats d’animaux aussi. Des procès des hommes peut-être.

Ils scandent les forêts de leurs murailles mystiques.

En bouleversant un peu la rentabilité se retrouvent en les lieux les plus reculés certaines de ces épines rocheuses jaillies d’un désert, contemplant — et c’est alors le plus sublime me paraît-il — des suites de pentes tout aussi désertes; ces successions de courbes montagneuses parlent alors réellement de l’écart.

Du lieu de l’ermite, du point de l’interrogation véritablement céleste, du lieu où véritablement parlent les silences, se taisent les années, les siècles morts.

En ces rochers qui surplombent l’écart, l’image (qu’on retrouve aux murs des restaurants), est celle d’un cerf.

Campé au-dessus du vide.

Qui lance son brame au dessus du silence des vallées.

Ces fresques pompeuses, fastidieuses ne m’enlèvent pas de l’idée que ce spectacle existe simplement, vraiment.

Je mesure, pour avoir mesuré déjà la menace d’un cerf qui me croisait, le délice qu’une aussi prodigieuse surprise a dû déterminer la nuit où quelques promeneurs égarés, ignorant tout des cerfs, du brame et de ses rites, ont eu la vision subite d’un brame exhalé, depuis la pointe culminante des énormes rochers rouges de l’écart, au delà de l’agitation subreptice des feuillages immenses où leur déambulation nocturne s’était perdue.

CHAMBRE DU TONNERRE

Plaine et Bruche sont les deux rivières et elles s’éloignent l’une de l’autre, et elles fuient un sommet qui n’a pas toujours dû être comme aujourd’hui la frontière de deux langues, le parler germain pour la Bruche dont le nom parle de murmurer et le parler latin pour la Plaine.

Tout au fond de la perspective très douce de montagnes arrondies et qui s’élèvent jusqu’à lui de plus en plus, le Donon est un sommet dédoublé, le petit et le grand: au grand les antennes radio, au petit un temple gallo-romain, faux mais romantique historiquement, signal de fouilles archéologiques anciennes déjà et incroyablement fructueuses puisqu’on y trouva, sur un bas-relief, l’image unique de Vogesus, le Dieu toponyme des Vosges.

Y fut longtemps apparente, en plein vent, l’image un peu grossière de l’affrontement entre deux puissances, un lion et un sanglier affrontés, avec pour légende incompréhensible: «bellicus» sous le lion, et «surbur» sous le sanglier.

Le Donon serait-il une montagne réservée aux plus forts depuis qu’on y observait les surgissements et disparitions d’un soleil absorbé puis recraché par les chevelures forestières de cet horizon si peuplé de sommets qu’on les croirait eux mêmes solaires.

Aujourd’hui, l’habitant dominateur des forêts c’est le silence, c’est l’absence, le désert.

Grégoire de Tours, emploie un mot germain dans l’Histoire des Francs pour désigner le fisc romain devenu barbare, le wergeld, un mot que dès le sommet du Donon n’importe quel enfant comprend, puisqu’il parle généralement cette langue aujourd’hui encore -” l’argent de la guerre”.

Le lieu du sommet du Donon, dès qu’on approche les limites des clairières ultimes, des dernières perspectives agricoles, prend une allure différente; les dalles en grès d’une voie romaine intacte, rainurée tout au plus par quatre ou cinq siècles de chariots, y courent durant plusieurs kilomètres dans l’obscur des énormes sapins de la crête, arbres brutalement différents de ce qu’ils étaient en vieille France, plus noirs plus majestueux. Cela a fait l’objet de guerres pendant deux mille ans et ainsi le sommet a longtemps constitué la borne des germaniques, la borne à partir de quoi les toponymes s’inversent par leur son et par leur sens, et pourraient convaincre d’un début d’absurdité l’ouïe gauloise.

C’est dans ce lieu par exemple qu’entre en désinence, en quelques mètres, le mot de

Il sapins”, qui se voit alors substituer celui d’Arbres — Tannen -, de Tannen-Baum, comme deux phonèmes explosifs se succédant pour signaler qu’à partir de là, pour les gens, pour tous les gens (all men) cet arbre est comme serait une vache sacrée aux hindous. Thânn ! — Bamm!

Car, une fois dépassées les sources claires et montagneuses de ruisseaux qui s’appellent le Rabodeau et la Plaine, surgissent les forêts monumentales d’un sommet germain d’allure et cruciales sur le plan de l’Esthétique — n’est-il pas préférable, si l’on souhaite en tous cas y gagner un envol et une puissance, de l’envisager comme le lieu d’énigmes vaincues plutôt que de la frontière des absurdes?

Non que les valeurs esthétiques soient littéralement inverses de part et d’autre de cette frontière, mais, ici comme ailleurs, les variations sémantiques et phonétiques permettent aux étrangers de se reconnaître, de se distinguer, et fonctionnent encore comme mode de distinction.

Ainsi pourrais je chanter Allarmont, Vexaincourt et Raon lès leau où, pour une éternité, je m’adosserais au mur de l’auberge un verre à la main regardant l’enfilade tranquille des

vieilles façades fermières qu’adoucissent les cris de coqs — j’écouterais la fontaine, bien sûr observant sur son reflet vibrant ensuite le soleil, qui paraît se coucher dans la vallée elle même et proposer, comme le vent très frais qui secoue les herbes poussées dru jusque dans le macadam, proposer voire affirmer que ces quelques villages sont aussi satisfaisants que l’univers tout entier.

Et pourtant Depuis des dizaines d’années le sommet au dessus de Raon n’est plus que le passage de quelques consommateurs de chasses et de multiples promeneurs, agglutinés par leurs voitures près des routes, les dimanche.

Au delà de cette disparité cruelle il reste que les autres jours, et la nuit plus encore, le Romantisme seul s’approprie cette frontière, et remonte depuis les alentours vers l’amont sans se troubler du passage énigmatique et soudain, qui projette le visiteur, jusqu’aux quelques établissements du sommet qui annoncent toute la société allemande, propreté exceptionnelle, garages, grosses voitures, organisation méticuleuse et intimiste, des services publics.

Des lignes de force persistent ainsi, à l’écart de toute mythologie. C’est le caractère des anciennes tribus qui colle étonnamment au paysage, céleste et bénin ici, romantique là- haut.

En bas c’est ainsi, en haut c’est différemment: la promenade n’est décidément pas banale, elle traverse des points de limite éthique, elle bouscule les ordres établis, elle met le voyageur devant de réels confins où il peut juger à quel point il est vrai que les jouissances nous sont distribuées au moment où

nous crachons sur nos limites; et si par bravade, par malheur, par bâtardise, le sujet prétend se reconnaître de part et d’autre des frontières, de part et d’autre d’un point qui était de limite pour ses parents (imaginez seulement qu’ils soient nés de l’un et l’autre côté d’une quelconque frontière, nationale, culturelle, fantasmatique) et si, donc, par insouciance et impréparation le sujet s’imagine pouvoir de lui même soulever les bornes limitantes de ses conceptions esthétiques, alors il ne trouve plus le moindre point de jouissance possible, alors il est d’abord dans le désarroi, puis dans la douleur, puis il se surprend à attendre, sans savoir quoi, attendre des lettres qui s’écriraient aux murs, des voix qui claironneraient un sens, des démons qui franchiraient le chemin.

«Le plus misérable d’entre nous jouit encore en crachant sur ses limites».

Le paysage donc, laisse succéder aux rues bénignes d’un hameau de conte de fées, une maison forestière teutonique, aux bardeaux en pain d’épices, totalement, délibérément rhénane, et dans une clairière subitement dominée d’arbres noirs.

Ma mutation intérieure est plus frappante encore, elle me fait rejoindre un autre lexique, moi qui parle cependant si mal l’allemand — au moment précis de ma mutation de gaulois en germain, quelles sont les jouissances qui me restent?

— Aucune, vraisemblablement, puisqu’à cet instant mes bornes sont soulevées de terre, de ce Donon où fut conçu Victor Hugo, le plus allemandes scolaires français ne pouvait avoir pour nom qu’un prénom allemand: Hugo, de — Hug, «qui comprend».

Il y a tout au plus, pour me consoler, la conscience de chaos plus forts encore, ceux des Alpes, ceux des climats épouvantables des plaines souabes, polonaises, russes, ceux des mers du Nord à quoi mène le Rhin vers où coulent les ruisseaux de l’autre versant du Donon — on touche l’organisation si sérieuse, de gens confrontés à de périlleuses géographies où le soleil doit devenir une femme fragile et la lune un mâle guerrier.

Si je souhaite connaître d’un lieu ses contingences et m’y plier c’est en m’imaginant atteindre aux plaisirs qui lui sont propres.

La limite commence à être dès ici le Froid. Notre jouissance sera dès lors de le braver, de sortir nu d’étuves confortables d’embrasser la neige, de plonger dans l’auge en grès vibrante de l’eau des sources glacées.

Sous le regard incrédule et ironique bien sûr du Lorrain qui serait caché de l’autre côté de la vallée: les plaisirs en effet, dont la détermination nous échappe, peuvent provoquer le rire, dérision efficace qui permet de n’être pas dans le souci, de n’être pas dans ce tourment qui engendre la folie.

Tant ces atroces limbes illimitées, où l’on n’a même plus gardé l’empreinte du plaisir, conviennent aux voix de fantômes, aux ombres des spectres.

Ce lieu où les lieux m’échappent, où ce que j’aurais pu croire simple dissonance réveille une illusion d’absurde, évoque ce qui n’aurait vraiment pas de sens, au delà de toute traduction ce qu’aucune humanité ne pourrait légender jamais qu’en une seule langue et qui serait au delà de cette langue une frontière de l’irréalité parmi le réel, un lieu du non-être presque à moins d’imaginer un fabuleux amont des esthétiques et des langages, un principe antérieur aux a priori mêmes, même aux paysages et aux errances qui ont forgé l’esthétique des peuples.

Décentré, hors toute esthétique familière, je crois faire connaissance des objets mais dans le surgissement de leur première dénomination, dans ce mouvement où leur surgissement n’a pas encore forcé les vocabulaires humains, les morales humaines.

OÙ le soleil et la lune n’ont pas encore de sexe et pourtant sont déjà concrets parfaitement, phénomènes parfaitement observables.

Donon: du dieu du tonnerre, donner? Ou bien du mot — dunum, éminence?

Le Donon reste invisible tant qu’on s’est contenté de la route aveugle qui le traverse voire de sentiers qui l’exorcisent, reste invisible jusqu’au moment où, sous le couvert d’une très très vieille forêt sous quoi ne poussent plus que des jeux d’ombre, on rencontrera la Via, flottant au dessus des tapis d’épines et de mousses par ses deux larges dalles rainurées et reproduites jusqu’au tréfonds des cols et de leurs détours, jusqu’aux buissons d’après le Donon où elles reprendront le secret de leur existence souterraine.

Contemplation des phénomènes. Les ornières sculptées dans les dalles de grès rouge de la via sont autant mérovingiennes que romaines; le tonnerre déchire le ciel au-dessus des forêts, déterminant d’innommables terreurs si la foudre frappe à proximité, l’innommable surgit dans ce que j’expérimente seul, en dehors des dictionnaires et des morales.

Il faut que l’arbre se fende bien près de moi sous la foudre pour qu’elle perde son nom.

Se fait jour en ce moment de vacarme la vraie frontière, la muraille de Chine des insus — au-delà, l’inédit, l’inécrit, le dehors. Tout Donon renferme le dehors, l’idée d’un dehors’ d’un réel, d’une réalité innomée par aucun langage précédent, sur quoi glisseraient les mots comme des gouttes d’eau sur les plumes d’un canard.

Prends garde — je prends garde: cet innomé marche en moi comme les pas claqueraient d’un bûcheron sans visage au détour obscur de la via, profonde une nuit où j’aurais négligé de la quitter et me serais endormi sur ses bas-côtés. Comme le sang sonne aux tempes, l’innomé, l’inécrit roule ses grondements allez écouter le propos des fous comme le noyau le plus inébranlable de tous les propos, sans même prendre la peine de vous terroriser par des nuits passées en forêt obscure.

” Je souffre tant, me disait la vieille folle jadis, que j’entends depuis le Rhin la neige tomber à Moscou.”

Soudain surgi campé de ses jambes immenses, silhouette par les étoiles et les sapins que son corps masque, considérez le bûcheron sans visage -va-t-il rire? De quel empire fait-il signe? De quelle identité plus réelle que mon visage son anonymat me nargue-t-il, toise-t-il, condescendant, la dimension de ma prétention d’exister, d’être né, d’avoir prospéré, d’accrocher des dates aux progrès de ma biographie, de ma famille, de l’espèce -croisez le bûcheron sans visage avant d’être étripé de ce qui vous paraissait orgueilleux béton: votre instinct de survie.

«Moi je» disent en général les gens si l’on tend l’oreille dans les lieux publics. Et puis «Alors je lui ai dit…», «Il m’a répondu», «Alors je lui ai dit» … se racontent les gens sans paraître s’être écoutés, revenant à des duels certainement perdus déjà.

Seule la maison sublime des clergés prétendra rendre au silence les assemblées sous le regard rouge des vitraux et dans l’explosion du buffet d’orgue -mais c’est avant que le clergé ne les encense de son: «Alors Il dit», affublant d’hypothèses l’innommable dieu dont (au fait!) notre part démente nous avertit seule.

Dont notre nucléaire folie nous prévient en nous arrimant à l’inéluctable dérive de notre navigation désastrée.

Le bûcheron sans visage s’approche de vous, arrache la boussole que vous aviez au cou, part à grandes enjambées, laisse votre cœur s’émouvoir enfin de la fatalité du chaos que traverse sournoise cette voie romaine qui relie des villes — des villes qui ont bien changé, elles, des villes qu’elle ne relie plus, donc — peut-être en restant sous la terre de l’Insu la voie dallée s’évite-t-elle de découvrir ce que Trêves et Lyon sont devenues, peut-être ne faut-il pas parler de devenirs mais d’interminables ruptures, catastrophes, brisures -il est tellement étrange de croiser sous les grands arbres un lieu — cette voie intacte — qui semble tout ignorer du fait que chaque nouvel instant assassine son prédécesseur.

Le bûcheron sans visage ne vieillit pas, et vous avez remarqué que certaines de vos habitudes non plus, ces plis de pensée qui vous ont rendu tellement familier à vous même que si un jour vous deviez sentir dans le regard d’un adolescent votre grand âge il vous semblera qu’il se trompe. Il se trompe. Allez vous réfugier dans les limbes, si vos jambes à ce moment acceptent encore de vous porter, écoutez la rumeur des nuits forestières au détour des dalles qu’absorbent les mousses dès la première clairière et qui réapparaissent lorsque les sapins sont assez grands pour tuer toute végétation sous leur bruissante majesté.

CHAMBRE A L’HORLOGE

Les murs qui protègent, qui protégeaient les vergers sont là pour cacher les enfants qui s’en font les rois, légataires universels de la splendeur des cerises dont seuls ils savent apprécier les rouges, les noirs des reines-claudes dans la profondeur du jaune-vert translucide de quoi ils sont seuls à savoir plonger, des framboises dont seuls ils savent s’empourprer.

Les cloches égrènent impérativement leur splendeur de bulles à tintamarre qui survolent en connaissance les prés, les cuisines et les cabanes, existent pour eux seuls et leur dire que l’heure approche d’un goûter.

L’idée religieuse de s’approprier les airs en égrenant un rituel du temps lui- même, et les enfants, qui se savent immortels, y croient, ils veulent bien entendre des morceaux de temps que d’invisibles religieux auraient domptés comme eux.

Il semblerait au contraire que l’airain se soit emparé des églises et des clergés depuis l’immémorialité des forgerons, le métal refroidi il faut le battre.

Il y a ici une famille qu’on appelle Kling.

L’airain ne sonne pas partout, tant s’en faut -le chant des forgerons a pris forme depuis le simple chaudron frappé d’un maillet, le bouclier, jusqu’aux cloches des campaniles, et en acquérant une forme donne la sienne au temps; tout d’un coup, s’agrégeant au paysage, le tintement signe en chantant l’alarme, dans quoi il faudrait se tenir.

Trouant au contraire l’obscur le bourdon suggère aussi un éveil constant dont le sommeil des voisins finit par ne plus se soucier.

Les enfants ne connaissent en général qu’un ou deux sons de cloche, celui du village, du quartier, régis par des automatismes, c’est un maillage au fond assez serré du pays.

Or, Les murs des vergers qui cachent à mes yeux leur paradis insolent, cachent aussi les enfants qui en sont empereurs, légataires magnanimes du rouge des cerises, donc, et puis, encore une fois, du jaune-vert translucide des reines-claudes (Sénateurs empourprés des framboises.)

A proximité des grands murs, encore le dire, une batterie de cloches égrène ses splendeurs et ses tintamarres pour les piloter au-dessus des prés, des cuisines et des cabanes, donc. Oui, principalement, les avertir de l’heure du goûter.

Le métal asservit l’air qui sonne, lorsqu’il est tranquille, dans les grands silences des alentours du village où, allongé à côté du ruisseau j’avais oublié le temps en écoutant les chuchotis de l’eau qui courait sous l’herbe.

Le temps consacré égrène des quarts immatériels sur la plaine, chaque village son clocher, chaque dimanche ses longues sonneries qui pourraient un jour rappeler la foule à une couleur d’essentiel, à une tonalité effrayante d’éternité, en cognant sans relâche les cloches même les plus légères, celles dont le vent chasse parfois à lui seul la monodie.

Comme si, revenus avec les Huns, quelques moines tibétains étaient juchés là haut à frapper sans relâche l’airain dans un exercice spirituel immense.

Ou peut-être un forgeron irlandais hanté par ces voix d’outre- tombe qu’au jour conservé sur les calendriers par la Toussaint, l’on chasse encore chez nous de la même manière qu’aux temps anciens, puisque je découvre tous les cimetières remplis de petites bougies tremblantes, quoiqu’elle soit oubliée, la crainte gaélique de voir ressortir de dessous les amoncellements mégalithiques les habitants d’avant le temps, les maîtres cruels. Les guerriers fracasseurs de crânes.

Voire un ultime cistercien qui aurait débranché les minuteries électriques pour dire à l’air sa scansion en même temps que la lente mélancolie d’un amour idéalisé, proclamé au-dessus des aubépines, des paysages en cuisses, des buveurs, des toxicomanes, du grand tissage des caractères, des métiers, des âges, si près des banlieues où s’édifient monstrueusement les temples en béton, boue imputrescible, retour des argiles babyloniennes, des antiques promiscuités et du Meurtre antique, tissage d’autres que n’atteindront plus jamais les cloches. La paix argentine des tribus villageoises est poignardée par la démesure urbaine, l’époque ensanglantée qui nous vit naître.

L’indifférence au destin est le nid des enfers que s’érigent les néroniens, les hitlériens, soucieux de se botter et se cuirasser du cri de leurs victimes, cette insouciance n’est pas même conjurée par l’appel des bronzes et des airains aux hommes quand les tocsins battent le rappel, encerclent les bois d’une alarme, soulèvent la révolte.

Mais ainsi, puisque les villages possèdent la plaine en réseaux serrés, on peut entendre une dizaine d’angélus se répondre, jouissance du siècle passé, d’autant plus précieuse qu’hors de prix. Que chaque église ait sa batterie de cloches n’étonne encore personne et c’est du fait que confusément une sorte d’acception, ou plutôt d’absence de refus, existe vaguement de cette voix de l’histoire, rapportant le sujet au rythme du paysage, que les moments du jour s’épaulent, se galonnent d’insignes honorifiques fondus dans le métal. Les instants sont anoblis, leur existence précisée, établie au moment même de leur fugitive apparition par ces voix tellement plus cérémonieuses que nous. Le temps, loi divine observée depuis les tours d’Uruk et les plate-formes de Memphis.

Cependant il n’y a pas des carillons, comme il n’y a pas des sangliers mais un seul. Celui que l’on croise et qui interrompt le temps.

Si les vallées le permettent le son d’un clocher isolé peut rejoindre et anéantir toute envie d’un travail utile.

Oublieux d’oublis à chaque quart d’heure le coup régulier des cloches me fait oublier que j’avais tout oublié.

D’une cloche, d’un clocher. Aux oreilles musicales le châtiment d’attendre à chaque quart les notes mémorisées à force de sans cesse les réentendre, aux gens du quartier ou du village cette intimité d’avec leur carillon.

Si elles ne rythment pas un peu le séjour, dans un quartier ou un pays sans cloches, elles s’évaporent, on sait qu’elles existèrent, on n’arrive plus vraiment à les évoquer. C’est dommage; la fréquence des enterrements aux grandes villes adoucit la gravité du glas qui devient une mélopée abstraite. Ces cloches plus graves évoquent en lieu de tristesse les fleuves et les puissances, le deuil se lève comme un mage, comme ces âmes auxquelles les églises ont la faiblesse de tenir autant qu’aux saints et à l’eau bénite, toute chose étant exquise par ailleurs et archevêque je ferais interdire le bruit des moteurs qui éteint de sa rumeur la finesse de l’air martelé par les campaniles.

De Monsieur Wernher qui voici quinze ans me disait — «Vous voyez? Elle sonne. Je l’attendais presque.» Je comprends qu’il était d’une subtilité proche de celle des sons qui s’égrenaient au-dessus des grands jardins devant sa maison.

(Sa bien aimée dont il m’avait tant parlé sans que jamais je la visse, le soir même du jour où il est mort, acceptait les fraises, y reconnaissait un geste que m’aurait dicté Erwin depuis les murs de la rue dont il

avait déjà repris possession n’est-ce pas. Ne lui avait il pas souvent imposé, savourant leur immense différence d’âge, de jouer à considérer son corps mimant la mort ?).

L’église Saint Maurice allait sonner. Pour le pianiste qu’il fut cela sonnait comme son instrument à la maison, ce meuble mystérieux où il consignait d’inintelligibles méditations, avec la sourdine, pour être encore plus secret.

C’est de là qu’est venue sa complicité avec le carillon, reconnaissance d’une note qu’il pouvait situer sur le clavier mais qui, elle, a toujours résonné dehors en dominant tout son quartier -il y vivait depuis l’enfance-, unifiant mieux qu’un concert, unifiant à leur insu des habitants qui le plus souvent ne remarquent absolument pas qu’une cloche vient de frapper un quart; et le sujet commun à tous, sous le regard du pianiste, étant justement qu’ils sont tous sous son regard, sous les histoires qu’il se racontait en permanence à leur endroit — la cloche les réunit, d’une certaine manière, alors que lui, le célibataire qui à chaque événement réagissait en écrivant une partition, souhaiterait qu’on arrête de fonctionner en dehors de son propre et obsédant roman intérieur, qu’au lieu de se détourner de lui en bâillant (lorsqu’il demandait par exemple à la pâtissière si elle avait lu Henry James), on s’aperçoive enfin de l’humoristique pertinence de son avis et de l’universalité de sa connaissance des pourquoi et des encore.

Le dernier silence européen est conservé à Venise par l’absence de boulevards et de

circulation. C’est la faculté d’entendre des carillons infimes, tout à fait éloignés, qui détaille la profondeur de la ville.

Grands animaux immobiles parlent les églises et tiennent sans cesse le même discours sur le même objet, la percussion des métaux, le point sonore, les éclosions et tintements d’une musique qui fait apparition pour

s’éteindre, découpant les jours en quatre vingt seize percussions, et donnant la mesure du ballet des planètes avec les étoiles.

Au milieu de la nuit un retentissement de l’airain; l’insomniaque oppose à ce moment là, comme chaque nuit, le miroir d’une agonie qu’il sait porter en germe, à la nuit qui s’interroge en faisant vibrer l’air, l’insomniaque se relève, va d’un pas traînant secouer des bibliothèques les livres pour en réveiller les lignes.

La sonnerie des quarts renouvelle le temps, si le passé n’était pas, quoi du présent. Il n’y a pas des carillons, une fois encore, comme il n’y a pas des sangliers, mais un seul, celui que l’on croise, qui interrompt le temps.

Avez vous connu le sommeil dans les granges, la longueur des nuits froissées d’ailes de poules et froissées de paille, hachées, incertaines, les nuits où l’on empruntait des lieux sans rien dire aux paysans endormis mais guettant l’amplitude du fenil avec l’oreille inquiète qui se rassurait pourtant si pas loin une petite église de village toquait ses sonores méditations.

Ou bien, imaginez votre déconvenue pour peu que vous soyez arrivé à quelque refuge parfumé de vieux planchers un milieu d’hiver, avec pour dessein d’achever un travail impératif et urgent et qu’alors, rejoignant la chambre bien chauffée où vos papiers étaient disposés, vous asseyant là, déterminé, brutalement l’égrènement d’un son infiniment sérieux soit venu d’au-delà les champs enneigés et les bois en vous étreignant de l’essentielle

mélopée de ceux qui toujours furent, anéantissant toute volonté et tout efficace et vous arrachant pour toujours à la réussite de votre propos.

C’est l’air qui sonne, lorsqu’il est tranquille dans les grands silences des alentours du village, et que les cloches les plus légères cognent l’éternité sans relâche, même si le vent chasse parfois à lui seul la monodie qui ressemble à une pirouette ancestrale, donc.

C’est cela, un moine tibétain, un forgeron irlandais ou un ultime cistercien et la lente mélancolie de son amour idéal proclamé au dessus des sapins bleus de neige dont il encercle les bois d’une alarme.

L’éveil des quarts frappe aussi là-bas les murs des vergers qui cachent à nos yeux leurs

paradis insolents endormis de neiges et de nuit — devant les vieux poiriers engoncés dans la collerette glacée, éclatante sous la lune, les enfants qui en furent amis n’entendent pas le signal des clochers si loin de la saison du rose, du jaune-vert et du pourpre.

Discuter très avant dans la nuit d’un sujet précis et débrider la plaie de l’insu pour inciser les lois, les accoucher. Le matin, malgré l’insomnie, on réglera les affaires usuelles d’Athènes. Les cloches auront veillé comme des vestales, seules compagnies des malades, des insomniaques, des philosophes.

Puis midi sonne au contraire les vieilles soupes des casseroles en cuivre sous le visage épanoui de cuisinières heureuses au tablier propre, les matières délicieuses apportées des fermes, débitées aux tables de bois, métamorphosées pour l’assiette blanche des enthousiasmes anciens.

A proximité de telles cuisines rayonnantes, mes seuls repas de réfectoires antiques ont été dans un restaurant universitaire protestant, et là, un jour, un repas d’éveil comme un tintement inscrit dans l’air léger de ce bâtiment du seizième siècle où une petite foule d’étudiants d’abord se pressait dans la cour pavée puis se précipitait aux chaises, et moi, seul.

Aux grandes tables, ce fameux jour là, pendant le repas, s’est installée une discussion qui me parait avoir aboli le temps, avec deux convives extrêmement différents l’un de l’autre, et qui étaient assis en réalité assez loin de moi, le flûtiste et l’architecte.

Je ne sais pas comment nos paroles avaient trouvé à se rejoindre au travers du bruit d’ambiance dans ce décor muséal.

Hiver, études musclées, rien ne devait nous permettre de briser cette journée très chargée, avec d’interminables cours de médecine où la tension très forte de la préparation des concours, mais justement elle explosa, et même aboutit dans la neige et les forêts où notre discussion avait fini par nous transporter.

Discussion d’éveil en réalité

qui me donnait le sentiment d’être la première discussion que j’aie jamais tenue. Pour commencer plus personne ne resta d’autre à cette table que nous trois — sauf peut être le fantôme de cette salle consistoriale vidée de son petit monde des années quatre vingt.

Sous le clocher de l’église voisine, romane immense et en pierre rouge, dont nous n’entendions plus battre le rythme et dont l’alarme était enfin en nous.

Je me souviens surtout que nos emplois du temps extrêmement chargés, coincés, se sont effrités ce jour là grâce au plaisir d’oser se trouver mutuellement considérables.

Que la voiture du flûtiste nous a emmenés sur les routes enneigées d’une forêt montagneuse, celle où court un mur peut être celtique et peut être beaucoup plus ancien encore — et que nous avons couru dans cette neige épaisse puis que nous avons évoqué, en redescendant, le bonheur que ce serait de mourir là, en ce paroxysme d’attention que nous prêtions les uns aux mots des autres, enfin vivants, enfin dignes de disparaître, ainsi qu’Adonis lorsqu’à trente trois ans il rencontra le sanglier qui devait le blesser à mort.

(Les cloches des villas bretonnes, on peut songer qu’elles sonnaient aussi, l’été, mais pour avertir du repas leurs hôtes qui se trouvaient loin en contrebas, à la plage, occupés d’activités plus sérieuses que n’importe quelle étude. La légèreté des corps marqués de sable, la forme que j’observais, la blonde et ses taches de rousseur, elle se lève vers la cloche et recouvre ses épaules si fines d’un ineffable polo pour le déjeuner où d’inimaginables aveugles ne sursauteront pas à son arrivée.

A quel moment du monde, et de nous mêmes, l’état du verbe et du savoir dont nous sommes les scribes furtifs, a-t-il permis qu’on fît retentir le métal dans des retentissements énormes de cloches hissées d’autant plus haut que le paroxysme du quatorzième siècle s’approchait pour signer la présence de boucliers, de chaudrons, de tocsins accrochés en haut des remparts, des échafaudages, des tours, pour amarrer nos estomacs à la suprématie du bleu céleste.

Les heures tintent, périssables surtout des prétentions de la cité à l’immortalité. Les échafaudages grincent avant que les carillons s’évaporent qui dissoudront cependant le temps en faisant rire de l’heure. Impétrant, vous commenceriez à vous soumettre au rythme des cloches de monastères, de couvents ou bien même des cloches du quartier voire d’un petit tympan de métal caché par les vieux bois de votre propre horloge.

Aube.

Trois heures, ils devaient à Auschwitz se lever pour boire, aux bols qui sentaient la soupe infecte et sale de la veille, l’ersatz de thé du matin. Trois coups sonnent. Un héros quelque part dans les villes ne s’est- il pas éveillé, l’esprit envahi d’une réflexion, d’un sujet qui ferait sa passion?

Noter quelque chose, rejoindre un livre, contrôler une pellicule, une portée, un paysage des bois ?

Quelqu’un, dans l’enfer des tours de Chicago n’ouvre-t-il pas les yeux pour penser précisément à ce son des campaniles éloignés que propage le silence de Venise.

Le clocheton des hospices civils doit être du quinzième siècle. Règne sur le mystère des couloirs, des morgues, des salles d’accouchement.

Combien d’enfants sont ils nés au quatrième coup de quatre heures entre ces vieilles charpentes infinies du cœur de la cité?

Introduits dans un réel dont ils

devineront peut être qu’ils ne sont que les gardes champêtres, les crieurs publics’, les cornets- porte- voix, les transcripteurs éphémères?

Quatre heures sonnent et tout près des corridors que veillent les infirmiers, dans les grandes cuves remplies d’eau de vie qui sont sous l’Institut d’Anatomie Normale il y a depuis cinquante ans les corps aux peaux tatouées de ceux dont nous aurions pu ignorer les cheminements atroces, les cadavres tatoués des camps de concentration et des expérimentations nazis.

Les cloches ont continué de tinter pimpantes pendant leurs années de supplice, comme pour nous faire croire que nos larmes sont des pleurs d’enfants qui ignorent le dessein de ces imperturbables chantonnements au bord des berceaux où nous nous étranglons de douleur.

Si vous étiez forestier ou garde chasse la perspective de partir de bonne heure à travers les lisières, les lumières et les étangs, vous ferait chérir les heures claires et jamais peut-être tout au long d’une vie n’entendriez-vous trois heures du matin sonner. Il est vrai que c’est l’inquiétude qui rend la nuit plaisante.

Les heures y passent sans le dire, sans se laisser voir, pendant que tous rejoignent l’innocuité du sommeil, et la ville imaginaire démarre de la ville réelle.

Vous revenez à vous-même avec dans la paume les étoiles, les distances, les durées, les dates, et vous êtes au beau milieu des avenues nocturnes de la ville.

L’asphalte et la lumière orangée des gaz d’éclairage parlent du crime et des patrouilles de Police quoiqu’il n’y ait personne.

L’obscurité, la superstition, persistent malgré ce siècle électrifié, dans les intérieurs d’appartements puisque certains craignent d’impossibles phénomènes, de subites apparitions qui du bout d’un couloir surgiraient, sabre à. la main, pour les démembrer. Mourir là, rapidement, et atteindre avant que ne sonne l’heure suivante une nuit des yeux (la lumière impuissante touchera ma peau refroidie).

Etiez vous sorti pour un instant par la porte, ouverte sur le silence, d’une boîte de nuit où toujours les gorges de femmes enflent des multiples regards qui les savourent depuis l’ombre et le tintamarre?

Pas encore dégrisé, vous avez marché un peu pour savourer l’irréalité des bitumes muets tout en appréciant que de brûlants genoux puissent vous attendre.

Et puis vous vous êtes éloigné, attiré au loin par un quart qui sonnait dans les graves. Tinter la nuit, vous êtes vous dit, devrait être au contraire réservé à des clochettes argentines. Ne serait-il pas temps qu’une hallucination vous arrache à votre flegme, que par exemple un mort surgisse, qui serait quelqu’un d’extrêmement regretté?

Mais il aurait fallu boire plus et certes le moment serait exquis pour s’écarter de la prison

du visible, des mesures, qui décuplent l’ignorance sans entamer l’ignoré: fourmis enflées à en crever de savoir par cœur la biographie des mouches, bégayant les formules chimiques du

réel, hypnotisées du berceau jusqu’au tombeau par la mise en équation d’un infime voisinage, nous nous entêtons d’infimes riens.

Vous marchez d’une masse. Lentement, au bord de l’avenue des Vosges, vous racontant un rêve fait la veille. L’avenue des Vosges est très bien pour ça parce qu’elle est une abominable tranchée, ouvre toute la largeur de la ville, et parce que ses rhétoriques façades alignent les schémas mentaux de quelques dizaines d’architectes allemands du siècle passé: Nadler, Walter, Brion, leurs immeubles paraissent moins haut que l’avenue n’est large, n’effacent pas la plaine environnante dans l’axe astronomique qui fait se lever le soleil vers la Forêt Noire et laisse voir le Couchant jusqu’à ses rouges ultimes du côté des Vosges — les soupiraux, les portes sont dessinés à la plume.

L’avenue est tellement immense et large, d’ailleurs, tellement homogène son invocation des montres à gousset et des soldats à cheval, que les voitures et les camions n’y font que passer. Rouilleront au pied des immeubles.

A quatre heures du matin sont plus fantomatiques que le clin d’œil des impostes vitraillées et des balcons allégoriques.

Il y a deux ponts pour

interrompre l’avenue. Et les deux ponts sont à traverser justement, à quatre heures du matin. Qui franchissent deux cours d’eau dont les noms sont brefs avec chacun une lettre redoublée, peut-être pour dire l’étrange d’une dénomination des eaux qui passent: l’Ill, et puis l’Aar.

Tout cela coule vers le Nord, vers Rotterdam. Bien plus au Nord que Rotterdam, sur la Baltique, une ville porte ce même nom d’Aar, la ville d’Aarhus, un tocsin tout rouge sur la grande place, les vagues y font un bruit de paillettes gelées à la fin du printemps.

De l’ambre fut ramenée des plages danoises bien avant l’invention de la roue. Votre itinéraire est un pèlerinage, aussi quelque chose qui voudrait noyer l’histoire et la vitesse des heures.

Au milieu du pont vous rejoint le tintement sombre de la cloche de quatre heures qui éteint vos souffrances d’une voix tranquille.

Les quatre coups vous

étourdissent, s’évaporent, se dissolvent, vous proposent les escaliers du temps. Où trouver la cloche la plus vénérable de cette ville?

La cloche détache sa douceur et approfondit le silence sereinement. Vous levez les yeux juste à temps pour voir glisser au dessus du pont une chouette et le silence de son vol vous frappe plus qu’à l’accoutumée — auriez-vous perdu la capacité de penser que ce passage de

rapace au-dessus de vos yeux écarquillés vous soit destiné? Comment ne vous serait-il pas destiné?

Ne faudrait-il pas que vous ayez perdu la tête pour ne plus réaliser que l’oiseau, au-dessus du halo orange, signifie «vers» vous, augure et miroir, transperce l’indifférence de votre apparence et révoque ainsi les discours qui vous niaient?

Reprenant votre souffle vous observez, encore loin de vous sur l’avenue, un clocher de pierre blanche où vous savez que niche la chouette.

L’asphalte noire, venue de babylonien les ruminations gothiques des façades, de temps en temps le chant de voitures aux chauffeurs abstraits — il est trop tard pour que travaillent encore, entre l’Aar et l’Ill,

les favoris d’Ishtar sous leurs jupes, perruques et prothèses, là où l’odeur est âcre des pétroles d’une station.

La ville, depuis qu’elle s’éclaire, éclaire surtout un ciel vidé d’anges et de démons

qui se sont réfugiés en des obscurités un peu plus lointaines. Il n’est qu’un quart et un seul

coup vient d’être frappé, que vous attendiez.

Il serait un petit peu délicat de s’asseoir en tailleur par terre et d’attendre là, comme un fakir les tintements, une vie durant.

Vous auriez l’air fin, surtout le jour, avec le tonnerre des voitures. Personne ne croirait que vous puissiez être rentré dans le frappé des sons, on vous jetterait la pièce, on appellerait une ambulance. Les travestis vous taperaient à coup de parapluie après vous avoir tiré les cartes tout au plus.

Pour entendre la pureté des cloches il faut se cloîtrer ou retrouver une campagne extrêmement reculée, parce que ce bruit de voitures est un bruit de fuite et que les cloches invitent au contraire à demeurer.

A Venise, organisée par le scintillement des carillons, l’air devient velours par la profondeur silencieuse où peuvent s’incruster les campaniles les plus divers et même les plus lointains, les presqu’ inaudibles dont la palpitation s’effeuille à peine du chuchotement lagunaire.

Puisque vous doutez un peu de la réalité de cette ville touristique, il serait tout à fait efficace que vous y soyez victime d’un accident, d’une maladie comme cela m’était arrivé, lorsque les heures frappées au clocher et dans les cloîtres de l’hôpital Saint Paul et Giovanni m’avaient consolé de l’atroce douleur de risquer la mort, d’attendre une dissolution proche de celle des sons argentins dans le ciel brumeux d’au delà les fenêtres nobles du cloître où j’avais surpris le chant du jardinier, l’huissement de sa brouette de bois.

A distance de la ville, alors qu’il n’y avait pas maladie encore nous avions pu nous écarter dans la lagune, et depuis l’embarcation, trouant la nuit, entendre cette écume des églises, des monastères.

A présent assis, n’osant plus laisser s’élaborer en moi le moindre projet, atterré de l’inconsistance des souvenirs lorsqu’une cellule les enserre, je n’avais plus que l’instant, les notes frappées d’airain qui le marquent.

Bien sûr il serait tout à fait confortable que ces voix de bronze puissent être divines, regardant par la fenêtre une immense structure de nuages je me suis souvent imaginé furtivement le choc délicieux que ce

serait d’entendre à ces altitudes un petit clocheton campagnard frapper l’heure du goûter pour des anges sympathiques et débonnaires.

Et qu’ainsi je ressente le soulagement d’une première hallucination. Car, si seulement

vous aviez pu connaître ce franciscain amaigri, extatique parce que depuis plusieurs semaines il voyait l’Esprit Saint, sous forme d’une céleste perfusion le nourrissant sans cesse, vous garderiez en mémoire la certitude que l’hallucination, au fond, soulage d’un réel qui, lui, s’inscrit temporel et donc d’une usure qui mène à la mort d’un constant bras de fer.

Ce que l’on sait n’étant bien sûr que science, vaudrait il

mieux se confier a ce que l’on ne sait pas, se confier au doux babil d’un prélat pontifiant en italien qui viendrait sonder en souriant nos dispositions quant à l’extrême onction?

Entendre cette voix de l’origine des mouvements j’en ai certainement jalousé l’espoir. Depuis il m’est beaucoup plus loisible d’en scruter avidement les battements et les tintements que prolonge extraordinairement la cloche cristalline du cloître.

Les carillons comme acteurs sur planche prêtent leur voix aux fondeurs dont la démiurgie fait écho peut-être à celle des tout premiers forgerons lorsqu’en

des années qui, forcément, existèrent, ils prenaient plaisir à répandre autour du hameau le chant des martelages. Le marteau se contente d’interroger, de loin on le voit s’abattre avant l’éclosion de la réponse sonore qui vient alors que le sonneur a interrompu déjà son propre travail, éclosion puis tenue du son. Puis amuïssement jusqu’à devenir presqu’un silence. Jusqu’à ne pas s’en distinguer.

Horizon maritime où ne se sépare plus un ciel blanc d’une mer

en reflet. Brumes dans la vallée qui métamorphosent les sommets bleuis en nuages suspendus.

Je me demande si le silence ne serait pas rempli toujours d’infimes percussions, d’inaudibles vibrations dont le coup de cloche des quarts d’heure serait la révélation, un appel à l’éveil, un réveil d’une attention, un désir de rendre attentif. Qu’est ce qui répondrait mieux à mes alarmes que le tocsin? Que cette sagesse initiale d’une voix de géant qui puisse traverser la lande venteuse — et les bois. Attentif à l’au-delà, à l’inapparent, à l’imperceptible et à l’Insu, je le suis plus que jamais dans le vieux corridor d’hôpital et au contraire indifférent même à la douce générosité de l’italienne brune qui nous apportait tout à l’heure quelques sourires et quelques caresses. Le clocheton gothique, ici comme à Strasbourg, me paraît infatué d’une voix d’Insu.

CHAMBRE DES NIEBELUNGS.

” La royauté étant descendue du ciel «(Eri)du (fut) pour la royauté. A Eridu, Alulin (fut) roi; il régna vingt huit mille huit cents ans ;… (Chroniques mésopotamiennes. Les Belles Lettres, 1993. p. 138.)

Il faudrait un éperon rocheux, une étrave rouge dont les falaises couperaient l’émeraude des bois.

L’émeraude qui se dit en persan Zoummouroud. Puis de là, souhaiter encore que cet éperon soit orienté, d’Orient en Occident.

Ou bien, longtemps avant de l’avoir souhaité, longtemps avant d’avoir imaginé quelque importance au mouvement de la terre, il aurait été plus modeste et donc en un sens plus glorieux d’avoir trébuché sur cette falaise par hasard — comme un écolier japonais trébuche sur des estampes: une métaphore n’est jamais de trop dans ce domaine où le réel n’est qu’apparent et l’existence un sentiment, et la douleur un sanglot de nouveau-né aveugle.

Assis en haut de l’éperon de grès rouge avez-vous déjà senti une joie bizarre en voyant rougir et s’éteindre le ciel, pensant à ceux qui sont morts, à ces corps que vous vîtes inertes et blafards, sans peut-être même les avoir jamais connus et alors dans l’anonymat des anonymats, comme des bateaux sans nom et sans contenu palpable.

Tels qu’avant leur naissance où en leitmotiv vous pouviez vous dire que n’étant pas encore ils avaient été à l’irréel.

Et qu’ils appartenaient maintenant totalement au Réel, loin de cette impondérable vie au cours de laquelle ils avaient habité en découvrant ses métamorphoses et usures, la trace réelle qu’ils déposaient en creux du réel, la peau qu’ils respiraient et qui les aspira vers son hostile minéralité.

On ne sait pas. Ce rocher du Faucon. Ce Falkenstein: cette horloge fine, longue, d’orients, d’accidents: on ne sait pas combien de temps cela a bien pu se tenir en face d’une civilisation, je veux dire avant ce Moyen âge où y furent édifiées les tours tellement immenses que les dessins, au seizième siècle, de Matthias Merian, représentent très précisément des babels en grès.

Combien de temps arriverais-je à revenir avant les campements celtiques, qui s’y tinrent certes, en ces époques de jungle. Quand circulaient lentement les chariots de gens venus presque des pôles qui rejoindraient avec leur ambre presque les oasis; ces levers et ces couchers de soleil sur la falaise de grès rouge lorsqu’elle n’avait pas encore été forée de citernes et de grandes salles, que les mouvements d’astres s’opéraient, dans une forêt encore si dense aujourd’hui que ce sont bien plus souvent des yeux d’animaux que des yeux d’hommes qui en ont au total guetté depuis ces temps reculés lumière et éclipse.

Sitôt vu, cet éperon, même comme aujourd’hui recouvert d’un appareil important de tours et de murs, évoque en effet l’absence d’hommes. Il assied l’idée minérale d’une efflorescence méditative, rouge, offerte au bon vouloir des créatures inhumaines qui ne se poseraient le que pour fomenter la chute du soleil à travers l’éther, la complexité de leurs calculs d’abaques facilitée dans leur entreprise titanesque par ce calme chuchotement des cimes d’arbres que la terrasse de roc, étroite, domine très largement.

C’est d’ailleurs la foudre qui a rendu ce château à la cendre. On y voit encore loin du sol la pierre à eau d’un quotidien aboli par un beau jour d’orage. Le ciel avait cessé de supporter une éminence telle.

Nuit de lune aux cris de grands-ducs.

La nuit gagnerait parfois à être passée seul sur un roc aussi formidable que le Falkenstein pour attiser en soi la conviction pas si délirante que de notre active attente de moine surgira l’aube.

Il y aurait un humain en promenade nocturne là, qui aurait divisé à l’avance sa nuit d’attente de l’Aurore en une scansion de gestes, en un rituel qui ne serait que de lui, un canon émané de l’instinct qu’il aurait de lui-même et qui trouverait dans cette nuit précieuse passée au milieu de la forêt invisible l’exercice de son efficace.

Le choix serait alors entre les différentes places à occuper au Falkenstein à mesure que s’annoncerait le mouvement de la nuit: l’entrée d’abord, où une chaussée de roc effondré de l’ornière de mille charrois dont c’est la dernière trace, s’engouffre en tournant sous un portail intact; par un seuil encore animé des mouvements d’arbres proches, voisins, appuyés aux, murs et c’est par là qu’entrent, la nuit, ceux des animaux qui savent trouver des prairies dans le château même.

Vous pouvez imaginer ainsi un brasier du premier quart de nuit dont l’odeur dit aux sangliers, renards, qu’il y a quelqu’un. Eteint la peur première du Noir, des châtiments et des ogres qu’il pourrait receler; pour apprivoiser l’obscur à l’épaisse durée dont la consistance semble la seule possible — comme l’aveuglement paraît le seul état, et l’étroitesse l’étalon de la pensée.

Comme les hôpitaux ou les maisons de retraite, les camps de concentration, semblent révéler la condition du vivant.

L’obscur: quarante kilomètres au sud un des hauts lieux de l’abomination humaine dont le nom appartient au chapelet des craintes égrenées par les déportés des camps de naguère dont tant y passèrent d’entières nuits, et des années durant, exposés nus aux vents glacés et au sadisme vainqueur. Vous attendez peut être que reviennent leurs

spectres mélancoliques parmi votre bonheur oisif, qu’ils étranglent tous vos espoirs en rappelant l’inconfort de la

nuit, de la soif, et de la faim, des poux. De la pestilence des cadavres et de l’humilité des loques.

Les clochards qui se multiplient au coin des rues depuis quelques années sont des rois paisibles à côté de ceux-là qui furent pour finir suspendus au croc du boucher dans l’allée principale du Struthof: où je n’ai jamais voulu aller par crainte de ne plus aimer ces montagnes et de me soumettre ainsi au désir réel des soldats: nous écarter du monde, nous en interdire l’accès pour le réserver à l’arrogant célibat des obsessionnels. Ah ! Si le diable pouvait emporter leur souvenir et ressusciter leurs victimes, si l’injustice clinquante pouvait relâcher son emprise universelle, et puis si la vie pouvait quitter son habit de naufrage !

Un brasier sobrement allumé à la poterne d’entrée pour écarter cette contagion du vrai noir et dire la lumière de la nuit. Resterais-je assis devant le feu en évoquant la dimension des souffrances les plus anciennes de l’humanité tentant d’en approcher suffisamment à travers les millénaires et les traces laissées, pour en percevoir la

gravité et l’ignominie et l’absolu, pour tenter de rejoindre ce qui dans l’éternité de la mort fait se retrouver les suppliciés d’âges oubliés.

Bien sûr cette compassion ranimée peut soulever le rire des cyniques par son antiquité, son outrance et son sinistre mais s en moquer ne serait-il pas confondre cet effroi avec ce que serait par exemple un apitoiement plus imprécis, et mièvre du coup, sur des massacres d’otaries, ou d’agneaux, ou de poulets — mais c’est exactement ainsi que la marmite des millénaires transforme, grâce à d’incroyables inattentions, les montagnes ès supplices antiques en viandes consommables tranquillement, amnésiquement.

Ici au point le plus bas des vertigineuses ruines dont seule une cathédrale donnerait l’idée de la dimension qu’elles soutenaient, il suffit d’allumer un brasier pour sentir réellement se télescoper les fantômes d’époques dépareillées, les escarbilles rejoignant les étoiles. Car le fait d’être vivant ce soir, dans une jubilation immense, comment oserait-on douter qu’il s’agit d’un insupportable Crime? Rire, jubiler, être heureux; tous actes possibles à la condition d’une surdité, d’un cillement des yeux qui veulent ne pas voir.

. «Le hasard m’avait fait tomber en plein spectacle de midi; je m’attendais à des jeux, à des saillies, à quelque divertissement où l’œil de l’homme pût se reposer du sang humain. C’est le contraire. Les précédents combats étaient en comparaison œuvre de pitié.

Finie maintenant la bagatelle ! C’est le pur et simple assassinat. Les combattants n’ont rien pour se couvrir. Toute leur personne est exposée aux coups; eux mêmes ne frappent jamais à faux. Ce genre de travail intéresse le grand public plus que les exhibitions de couples ordinaires ou réclamés. Et la préférence se comprend. Pourquoi des’ pièces de protection?

A quoi bon les passes savantes? Tout cela ne fait que retarder la mort. Le matin on expose des hommes aux lions et aux ours

à midi, à leurs spectateurs. Contre celui qui le tuera chaque tueur est exposé par ordre de la foule. On garde le vainqueur pour un nouveau meurtre. Quelle issue? La mort des

Combattants. Le fer et le feu accomplissent la besogne. Voilà ce qui se fait pour occuper l’arène. “

«Après tout, tel de ces hommes est un brigand; il a tué.» Eh bien ! Ce qu’il a fait lui a valu la mort ! Mais toi malheureux; qu’as tu fait pour t’infliger un pareil spectacle? Tue, manie le fouet, le fer rouge ! Pourquoi est-il si lâche à courir s’embrocher? Pourquoi l’un est-il si peu hardi à tuer? Pourquoi l’autre met-il si peu de bonne grâce à mourir? «L’homme, sous le fouet, retourne aux blessures. «Que le duel s’engage et que les coups s’abattent sur ces poitrines nues qui s’offrent.» Il y a entracte. «Que des êtres humains soient égorgés en attendant pour que l’on ne chôme point.» (Sénèque, septième lettre à Lucilius, premier siècle.)

Pourtant la forêt palpite tranquillement, à son habitude, et si je n’avais commis l’erreur par mon métier de contempler parfois les agonies et les cadavres livides il me paraîtrait que ce qui est fut et sera d’éternité parfaite. La nuit débutante abolit les heures à condition de ne pas scruter les mouvements du ciel et avant d’oser reconvoquer l’aube de se glisser dans l’ivresse d’une illusion d’immuabilité, de deviner ce que pensent les

immortels. Que boire? L’eau, lustrale, d’une coupe lapidaire.

La plainte atroce, terreuse, longue. Ne plus aspirer qu’à une fin qui soit s’il le faut la fin de soi-même. La plainte épouvantable de qui a dû se résoudre à mesurer ses gestes, à s’intéresser aux infimes progrès d’une cicatrice, aux triomphes qu’il se décerne à lui-même au terme d’une mastication, au remplacement de poste d’une infirmière sadique, aux champignons qui boursouflent la langue, la plainte du mourant qui se plaint de ce qui, vivant, reste endolori, et pas de l’approche de la mort — le soir ne fait pas question à qui torture la lumière.

Qu’apprendre puisque la lumière a été éludée par la physique quantique, puisque les phénomènes physiques sont obscurcis par les abstractions de l’analyse mécanique? Ah, oui, vingt trois siècles d’une étude des eaux qui aurait affirmé l’intérêt des sources mais tourné le dos aux océans, aux nuages !

L’éclairage prime l’illumination.

Quel chercheur sursauterait-il s’il démontrait indubitablement que le plaisir prime sur la satiété, que le désir est en amont du besoin, qu’un décor d’opérette lui est plus essentiel que céramiques, paillasses, et le rangement soigneux de son laboratoire, de ses propres élaborations?

Les rochers rouges s’enfoncent dans la forêt depuis leur surplomb qui découpe la nuit dans l’usuel d’étoiles parfumé de résine — la réflexion n’est douce qu’en miroir. A l’opposé tellement pesante dans ses énoncés.

Au temps où cette ruine était flambant neuve, à l’autre extrémité du continent, les contemplatifs asiatiques, qui pourtant n’ont pas empêché l’invention de la poudre, auraient peut-être en la découvrant, été incapables de s’installer au milieu de son allure d’ermitage vosgien. Quant aux contemplatifs catholiques (ils n’ont pas empêché l’invention du canon) ils sont restés loin des cours dirigeantes, tout au contraire de ce qui se passait en Chine et ils n’ont pas donné le ton aux poésies et aux littératures, ont laissé cela aux amoureux et aux combattants.

Maintenant que les forteresses anciennes sont rendues à l’érosion des pluies, les lieux du sublime sont devenus ceux des littératures et justement, les contemplatifs ne sont plus si éloignés des cours régnantes qu’au Moyen-Age aux ventes publiques d’ailleurs, le génie des émotions

pulvérise celui des savoirs faire, les panneaux d’artistes maudits supplantent les orfèvreries de Cour, les armoires sculptées, et tous les objets du luxe et de l’ostentation.

Et pendant ce temps la préciosité gratuite d’un ciel étoilé n’est plus qu’une abstraction inouïe et introuvable dans les nuits violemment éclairées de notre multitude.

Les architectes trop mal payés n’expriment- ils pas leur Besoin par cette allure nécessiteuse des façades, où je déchiffre surtout la contingence d’infrastructures qui pressent et bousculent discrètement les locataires.

A force d’y être invisibles les voisins doutent les uns des autres, observent peu ou pas du tout le lever du soleil. Derrière les quadrillages vitrés où est-on? Quelle étonnante mémoire nous faut-il pour nous y croire encore? Nos réveils ressemblent stridents à ceux des marins et il faudrait observer le ciel avec un sextant pour faire le point.

Est ce l’effet de cette délocalisation si l’héroïne des contemporains, d’ailleurs, ressemble au ratafia du matelot romanesque?

Quand je retourne aux tours des calligraphies urbaines c’est bien entendu abandonnant à leur gloire les lieux sauvages dont mes habitudes de confort renforcent en s’aggravant l’impraticabilité.

Je ne puis m’étonner qu’il faille stupéfier les troglodytes du non-paysage que constituent les barres.

Héroïsé d’héroïne le sujet trahit doublement l’innommable monde de travail, en somnolant, et en détruisant ce qui lui reste de corps comme ultime vaisseau à précipiter dans l’écume, la bave, la nuit étouffante des noyades.

La ruine du Falkenstein comporte quelques cavernes, plusieurs grandes salles coupées dans la pierre

rouge pourraient abriter un piano de concert. Le très peu qui reste ferait encore à peu de frais un appartement pharaonique.

Mais c’est au dehors que vous démarrez la nuit, vers ce brasier, vers les vestiges de la seule porte. Assis en tailleur, votre corps rendu à l’attente, visage tourné vers les quelques lumières visibles au sud des maisons éparpillées en lointain contrebas aux lisières.

Cette impression de n’avoir jamais rien compris à rien. Et pourtant le regard embrasse l’étendue immense par delà cette vallée très peu encaissée. La nuit, faible encore, laisse voir plusieurs dizaines de silhouettes de sommets arrondis dont chacun recèle autant de ce silence, autant de cette heure en route.

Le feu est une variété d’amis, une puissance incorporable, et un signal fédérateur adressé aux êtres qui sont ailleurs ou qui sont d’autres temps.

C’est vrai qu’ils ne sauront jamais à quel point vous avez songé à leur valeur en allumant ce brasier et s’ils l’apprenaient, le signe même de leur valeur serait l’émotion.

La nuit s’agrandit et vous tentez de rester immobile dans le naufrage de l’apparent, votre côté non exposé au feu a froid, de cette froideur qui souffle à présent des arbres — vous vous rappelez de choses qui paraissent tout à fait incroyable, vous vous rappelez dans les années soixante, d’avoir participé à des moissons et qu’elles se faisaient à la fourche; vous vous rappelez d’être revenu juché sur la meule que portait un chariot, vous vous rappelez d’avoir croisé des porteurs d’eau, d’avoir grimpé dans des voitures qui font

blêmir aujourd’hui alors qu’elles n’étaient que neuves; vous vous rappelez, à cent kilomètres de Paris, d’une demeure luxueuse éclairée au pétrole, alimentée par une pompe à eau — vous vous rappelez des visites, en Savoie, de l’ épicier-” ambulant et de l’aiguiseur, à la ferme où s’était retiré ce grand-père dont vous vous souvenez qu’on l’appelait «Le Pinxe» — vous vous rappelez d’avions à hélices, de la lumière verte des vieux postes de radio — l’inquiétude peut finir par prendre le devant de la scène, à force de voir disparaître ce qui faisait le monde, tout comme une nostalgie saisira le Voyageur à qui manque particulièrement la ville qu’il préférait.

La nuit en ce sens, l’obscurcissement soulage merveilleusement ces angoisses et certains qui sentent un affolement vague au moment où s’allument les enseignes, les néons et les éclairages publics dans un crépuscule qu’ils n’avaient pas encore en lui-même remarqué, pourraient y lire au contraire l’annonce d’un moment plus stable, d’un apaisement

des sabliers. Dans l’obscur disparaît le visage forgé par cette attente qu’enfant nous avions cru discerner au visage des géants quand nous leur tissions notre propre masque en retour, définitivement buriné à présent, d’ornières.

L’habitude des nuits arases vous rendrait désinvolte à la mort et voyant s’allumer les lampions de son approche crépusculaire auriez vous le tic de vous en réjouir. (Car vous laisseriez, inconscient, votre imaginaire y projeter l’illusion des éternités suspendues.)

La masse monstrueuse du rocher sur quoi s’accrochent et s’édifient tours et remparts, du centre du château: derrière vous.

Alors que sur l’enceinte externe, vous surplombez une falaise déjà importante.

Le temps cette année accumule corps morts, villes fracassées, infinies banlieues dont, certainement n’est- ce-pas, le hurlement des romantiques devait être prémonitoire.

Et ainsi désinvolte à votre propre mort par l’habitude que vous avez de nuits arases, vous voyez s’éclairer une à une les enseignes de néon — elles témoignent du soir, donc- vous vous réjouissez de l’obscurité qui va vous offrir l’apparent d’un arrêt du temps. L’immortelle organisation de la matière sous vos yeux s’éteint dans une encre de plus en plus dense jusqu’à vous obliger à changer de position en vous tournant vers le feu dont la lumière s’arrête à lui même, qui peut-être vous éblouit au point de ne plus vous laisser à voir que le ruban de ses flammes, point environné d’un néant.

Ce point, l’homme assis au chemin de ronde herbu le contemple comme un miroir de l’âme. Ainsi que tout objet qu’il envisagerait par contemplation: flamme certes,

mais (à y réfléchir aussi) l’ensemble de la citadelle coupante aux ruines dressées encore profondes à travers cette incroyable épaisseur des forêts, des vallées.

Et serait miroir également n’importe quel lieu où il se transporterait — village birman? Immédiatement vu il l’enregistrerait aussitôt miroir de lui même. Non pas que le village birman lui ressemble, ni même parce qu’il y retrouverait de l’humain car, serait-il précipité au désert, aux pôles, miroirs les horizons embués de chaleur, miroirs les poudres glacées qui volent. Miroirs les points du réel où s’accrochent ses yeux.

Ainsi ce point du feu, totalement secret grâce à la compacité des forêts nocturnes.

L.a peau des miroirs a l’air coupante mais elle ne m’emprisonne ni ne me convoque vers ma future réalité comme ferait le masque de ma peau.

Jamais, jamais, je ne croise quiqu’onques la nuit qui se permette en ces murs sylvestres la solitude d’une rencontre avec le reflet de ses ombres. Certains le font dont je n’ai pas registre. La nuit m’absorbe, m’éteint, accru du huissement des chouettes.

Le point infime d’où tout fut tiré, d’où explosa notre cosmos, son volume est là cependant, à portée de clôture d’yeux, à portée d’un cloître qui serait fermement rebâti des siècles après la fin des enthousiasmes romans.

Si ce point, origine des univers tenue

dans un dé à coudre, correspondait sans cesse au point qui est, devant moi, plus petit que l’escarbille?

Comment d’ailleurs ne serait ce pas chaque point? Entre pouce et index chaque point représente un volume qui aurait pu contenir l’univers qui l’a contenu, avant son explosion.

La carcasse troglodytique du Falkenstein en contient une infinité, comme se sont développées des infinités d’existences dans le déploiement de ces lieux, rocher érosif puis citadelle puis ruine d’effroi puis de mélancolie, puis de consommation courante aux foules locales.

Mais quelle dimension, celle qui me permet d’avoir sous les yeux l’infinité de points qui furent l’infini des univers. Je regarde, je vois en fait sans cesse l’origine des mondes, miroir d’étain, le plus sûr reflet, le plus méditatif, extatique, et je n’y sens à dire vrai pas du tout les menaces de supplices, des tortures de la mort, ces ultimatums qui

gisent au contraire dans le grain d’apparence si doux de ma propre peau.

Tout à l’heure il quitterait le feu, lui, vous, moi, pour rejoindre les hauteurs de la ruine par cette sorte de sentier muletier taillé dans le rocher rouge qui s’effeuille.

Il ira gravissant, s’éloignant de sa première mélancolie franchira les heures, laissant traîner sa main aux cavités du grès la trouvera remplie d’un sable rubis. Les heures, au château du Falkenstein?

Installe toi, Horus, en ce tien Château du Faucon

Car chez les mêmes Egyptiens, -Apollon, qui est le soleil, est appelé Horus: de lui ont tiré leur nom les heures «(in Macrobe, Les Saturnales. Livre I Chap. XXI trad C GUITTARD, Les Belles Lettres, 1997.)

Après avoir longé par le dehors les vieilles salles excavées à mi-hauteur de l’immense palissade rocheuse, l’homme arrive à de petites passerelles, à des échelles joignant, suspendues, un vestige d’échauguettes et le sommet actuel de l’ensemble, très long déambulatoire rectiligne, qui un jour n’était que le rez de chaussée des corps de logis seigneuriaux.

De là je sens, plus en sécurité, l’immensité bruissante de la forêt des Vosges et de celle du palatinat. On est alors juste

en face de cette sirène à double queue inaccessible de l’autre côté du vide d’une tour carrée.

Mélusine, Saint Georges, démons anguipèdes que terrassent les légionnaires des plus vénérables statues: oui, je terrasserais ces êtres à queues de poisson qui, cependant, vont s’enfuir

dans les airs après s’être échappés de sous le rocher et les terres larvaires.

Si effrayantes, ces délicieuses femmes propriétaires de queues, si effrayantes queues sont, là, décoratives.

Dans cette nuit debout sur l’extrême puissance des sommets, j’envisage pour ma part ces femmes qui peuvent tout savoir et tout avoir de l’homme, et de quoi le séduire et de quoi connaître de l’intérieur son désir.

Si haut, si fort je n .en sens que le charme l’élévation puissante que m’offre la pierre levée annule en moi toute appréhension.

Je crois bien comprendre qu’on ait pu en faire, à telle altitude et en pareil train de vie des corps d’évier où se laveraient les princesses. Les fi, les du roi ne sont elles pas un peu de celles-là qui voudraient l’immortalité de leur père, celles qui bronchent, furieuses de la faiblesse des hommes qu’elle croisent et enrageraient au jour de leur voir maladies, agonies, mutilations — les sirènes, les dragons qui poussent à l’exploit, au triomphe, qui guettent les marins aux océans, les pêcheurs aux petites rivières, je ne m’étonne pas de les voir protéger la femme à son bain.

Ces créatures antédiluviennes me renvoient aux conditions plus anciennes de l’existence locale, quand les légionnaires glorieux terrassaient des dragons juste pour nous dire que leur lumière à eux terrassait notre

obscurité et donnait sens au monde, libérait l’indigène de ses frayeurs mais aussi des séduisantes divinités qui avaient risqué à tout instant de fuir notre salle de bain par la croisée dans une étincelante tristesse.

Les toitures et les planchers brûlés et disparus, ont rendu d’ailleurs la sirène de l’évier à son ciel d’où (bien entendu) elle a fini par faire venir un jour la foudre qui fut fatale.

Dans ces feux nocturnes que l’on contemple solitaire s’écroulent, resurgissent, et se substituent à eux mêmes des univers de monologues et d’obsessions; c’est une inaction, mais la journée n’a nul besoin de travaux et les rituels ne sont-ils pas établis dès l’origine des temps sans qu’il y ait besoin de besogner encore à cela

Un chant, et ses périodes, voilà ce que les planètes et les vents récitent depuis cet infiniment passé.

J’ai allumé un feu, le soleil en est un autre, l’attention au monde ne peut être qu’extrême et en outre plus je serais distrait plus le monde trouverait à s’imprimer sur mes errances et vagabondages.

Pour démarrer la nuit, afin de repousser d’elle le quai du jour, j’ai allumé ce feu, au point le plus occidental de la roche effilée, sans songer aux moines photophores qui transportent les bougies d’icône en icône à mesure que l’office nocturne avance.

L’incandescence arrêtait mon regard naturellement, elle me parlait spontanément de son propre silence, du phénomène que nous partageons, du chant des étoiles et des foudres. Mon immobilité aura ressemblé à celle des longs étés où, dans le silence des cuisines protégées de la chaleur qui fait vibrer les paysages, mon âme écoutait comme pour toujours le bruit de quelques mouches réfugiées là.

Un vibrant silence, protégé de tout.(mon feu distinct de la nuit comme les fraîches cuisines restaient séparées de la chaleur de l’été.)

La singularité. Le geste singulier de se retrancher pour mieux voir ce dont on s’écarte.

La forêt semble clamer sa respiration et attendre l’infiniment incroyable qui s’y produit à chaque seconde, gorgée, imbibée de mystère.

Les gestes les plus signifiants, au milieu du mystère que chantonne nuitamment la forêt, se doivent d’être inutiles à nous-mêmes, car le rite n’est qu’aguets, laisser-aller, intuition; la mélodie compte plus que l’invocation et la satisfaction de sentir le monde plus que l’angoisse d’en disparaître bientôt, dans un clin d’œil qui aura été une éternité qui semblera n’avoir jamais été, dès lors que cette éternité brève de ma vie aura basculé à la tangente seconde, du présent au passé, de ce qui est à ce qui n’est pas.

Et le rite sera ainsi plus précis que ne pourrait l’exiger le plus ultime paranoïaque, plus subtil parce qu’atteint en obéissant instinctivement à ces vallées des Niebelungs.

La Cathédrale de Strasbourg aura été si lente à grimper dans le ciel qu’elle touche à présent aux millénaires et rejoint l’âge des rochers rouges; ici, au Falkenstein, lorsqu’on rejoint la grande salle souterraine ceinturée de niches ogivales, il n’y a rien à faire, ces rochers, pourtant originels, évoquent au strasbourgeois la cathédrale, pourtant secondaire.

Je suis seul à présent mais j’avais songé à disposer dans cette salle où furent les cliquetis de heaumes, une cinquantaine de très longues bougies en cire ivoirine; c’est le deuxième moment de ce rite que j’offre à

mon aveuglement, à mes lectures, à l’empreinte du siècle passé. Qu’est ce qui a pu avertir les écrivains d’alors et les philosophes freudiens, qu’un méprisable Etna allait les balayer de Vienne, de Berlin et de Paris, sinon peut-être la

disparition dans l’indifférence de tous les rites dont ils avaient été pétris — et quels rites!

Toute la société d’Europe Centrale ne s’était-elle pas amidonnée de respect avant de s’étriper fumante.

Les «Herr Professor» manipulaient leurs cigares bagués de vignettes infiniment rituelles, ouvraient leurs journées par le silence de petits-déjeuners abordés en cravate, procédaient à l’élévation, à l’ostentation de costumes inévitables tant pour le ramoneur que pour le marquis.

Leurs beaux costumes du jadis, leurs hiérarchies, leurs forums et leurs jours d’été, leurs journées de réceptions et de thé, leurs concerts et leurs kiosques, leurs fastidieux dimanches et leur messes, si interminables dont chacun connaissait le répons.

Evidemment je pense à eux depuis la visite nocturne aux ruines vosgiennes, elle est de leur temps bien plus que d’aujourd’hui, elle est de leurs banalités, de leurs textes, de leurs musiques.

Tout cela s’est-il effondré suffisamment à présent dans le secret tabou des télévisions qui cristallisent les gens et permettent de rester au lit, nu, sans voisin sinon virtuel, sans société aucune.

Les murs pourtant de plus en plus fragiles des cités bétonnières, les murs cloisonnent fermement des voisins de palier qui s’enfoncent d’année en année dans l’ignorance totale des rites qui seraient nécessaires à leur fréquentation mutuelle.

Car la fin des rites achève la possibilité d’une fréquentation des dissemblables.

Pour ma part j’allume, une à une, les cinquante bougies dans les niches millénaires de la salle troglodytique, je respire les ultimes effluves de ceux qui se pressèrent ici, cavaliers et piétaille revenus à la poussière et dont le sang coule statistiquement en la majorité des habitants de la plaine.

Quelqu’un pourrait-il se rebeller contre ce geste accompli vers tous? Quelle âme ne

s’embraserait pas, (à cet âge de la fin des mondes dont parlait Oppenheimer- celui- d’Hiroshima) en approchant, au travers de l’étrange forêt, de l’étrange château: quelle âme ne se mettrait pas à battre en discernant l’incroyable lueur des cinquante cierges allumés, tout en bas du piton monumental, autour de la salle qu’ils rendent à ses dorures?

Les ciels ne doivent en aucun cas être l’ailleurs et devenir par le désir qu’ils susciteraient, des prétextes à fuir, mais comme il est impossible d’être

réellement dans ces architectures supérieures où les bleus et les nacres s’entremêlent avec le cuivre des étoiles, et puis comme il est préférable de n’être pas un perpétuel absent, quelqu’un qui injurierait sa propre existence en la négligeant sans cesse, je ne vois comme solution que d’utiliser le ciel en matière première: y prendre du bleu, y prélever de l’envol, observer comment les toits de la ville se colorent au

crépuscule et comment le matin dans la rue la joue des filles pressées vers le travail se colore de l’aube alors qu’elles y pensent le moins: puis, la nuit, aller méditer cela en

écoutant le vent derrière la fenêtre ou là, sur cette planète d’herbes qui est l’ultime corridor du Falkenstein.

Faire ce qu’ont fait les chamans, grimper les sept barreaux fictifs qui mènent au fictif septième ciel, faire fictivement voyager l’âme au dessus des steppes, au dessus des Carpathes, au dessus des mongolies.

Ecouter par exemple le bruit des câbles qui frappent le mât des drapeaux, aux places des villes continentales, en y reconnaissant la chanson des haubans sur le mât des bateaux dans les petits ports d’où l’on s’enfuit vers l’amour.

Observer au long des grèves l’infini chuchotement des vagues laisser évoquer ainsi l’infini chuchotement des peupliers au secret des grandes plaines de la terre ferme.

Observer dans la rue les gens qui s’échappent de ma mémoire par leur foule, qui s’échappent vers l’anonymat par leur nombre, en imaginant qu’ils ont été peints par Hals, par Grünewald, par Champaigne.

Observer enfin, tous les mouvements contradictoires de mes émotions, de mes affects, et devant ce moutonnement incohérent que la névrose mareye, remue et oriente, se laisser aller à. imaginer l’insondable d’une raison qui serait raisonnable, se réjouir de l’innomé, de ce qui est tellement autre, tellement étranger, et qui échappe même à la nature de tous les

mouvements de l’esprit que détermineront tous les mouvements affectifs imaginables, et qui échappe à la faiblesse de nos représentations.

Et que dire d’un ciel vers quoi on ne tendrait que par névrose, sinon que l’obscur dieu qu’on y cherche fabrique autant les tensions que le puissant Désir?

Les ciels ont été évoqués par tous les temples, mais ici, en haut du Falkenstein, il y a intimité du ciel, seul, en dessous des degrés qui ont dû mener à des chambres et aujourd’hui ne mènent à rien.

Les églises, elles, n’évoquaient qu’un peuplement du ciel par des anges et les sentiments qui s’y génèrent, par leur voûte, par leurs couleurs à coups de

vitraux, de peintures, de bleus. Et tranquillement assis aux bancs d’encaustique, on pouvait sentir que la nef flottait dans un fluide plus élevé que les lieux d’où naissent l’orage et les tourbillons galactiques.

Au Falkenstein il ne s’agit plus d’interprétations humaines du ciel, de paroles rassurantes

pour faire la légende dorée d’un ciel; au Falkenstein la nuit c’est le ciel soi même.

Je perpétue cette tradition astronomique d’aller observer la nuit le gouffre réel du ciel dont je suis habitant de façon évidente, personnage suspendu parmi les étoiles. Les murailles du Falkenstein m’y propulsent de toute leur minéralité, leur lithisme, leur pierricité.

Lithisme cette façon de menhir que je sens portant ma mollesse. Pierricité cette lame qui s’échappe en parois de grès au dessus du végétal immense des forêts païennes.

Ce ciel très matériel racle les herbes et les arbrisseaux d’entre l’ajustement des pierres taillées du roc mythologique. Ma pensée, mes souvenirs et mes habitudes savent à quel point c’est dans la matérialité du ciel qu’ils peuvent s’ébattre, chaque mouvement de pensée trouvant concrète réponse dans ce ciel concret.

Et, bien sûr, écoutez l’Egypte parler du Falken Stein, du château du Faucon :

” Ecoutez cela ô dieux, dit Isis, Râ-Atoum, le Seigneur du Château des Faucons a parlé (…) O mon fils Horus, installe toi donc en ce pays pour ton père Osiris en ce tien nom de Faucon, qui est sur les murailles du château (…) Je suis Horus, le grand Faucon qui est dans les murailles du château du dieu au nom caché (…) mon essor atteint l’horizon, je me suis éloigné des dieux du ciel (…) (Texte des sarcophages, 148.)

Quoique bien sûr ce ciel où les égyptiens accrochaient le cuivre de leurs étoiles, ne soit encore qu’une opinion, et tellement désuète en cette nuit de vingtième siècle finissant, lorsque je la prononce je pressens un bruit de caméscope et l’apparence blafarde du short des touristes nilotiques !

On peut accrocher là dessous, beaucoup plus récente en matière d’évocation d’envols divins, la mathématique évocation céleste proposée dans le poème du Parménide:

“. Il faut que tu apprennes tout: et le cœur de la vérité bien arrondie, et les opinions des

mortels d’où toute vraie conviction est absente. Compte tenu qu’il y a une limite ultime, Il est parfait partout, semblable à la masse d’une sphère bien arrondie, absolument équidistant à partir du centre, car il n’est pas possible qu’il existe dans un degré majeur ou mineur ci ou là «.

Un ciel tranquille né il y a 2500 ans, «d’une belle et noble prestance sous ses cheveux tout blancs», dit Platon de Parménide

J’ai du mal à sentir ces grecs tragiques et ces prières égyptiennes plus enfoncés dans le passé qu’un mourant aperçu hier et pourtant inconvoquable aujourd’hui.

. Nous parcourûmes par degrés” dit Augustin évoquant une discussion avec sa mère «toutes les choses corporelles et le ciel même, d’où le soleil, la lune, les étoiles répandent sur la terre notre clarté. Et nous montions, méditant, célébrant, admirant tes œuvres au dedans de nous même; et nous parvînmes jusqu’à nos âmes et nous les dépassâmes pour atteindre cette région d’inépuisable abondance où tu rassasies éternellement Israël de l’aliment de vérité, là où la vie est la sagesse, principe de tout ce qui est, a été, sera.» Les rues d’Ostie étaient calmes, Augustin se décrit, accoudé auprès de sa mère à la fenêtre d’une maison d’étape

un bateau devrait partir imminemment pour Carthage. En réalité elle devait mourir là …

Puisque tout passé n’est plus il n’y a plus rien entre notre monde de l’aujourd’hui et celui de l’origine et celui du premier instant, temps zéro initial: on ne peut pas dire que la prétendue étendue des temps, temps géologiques, astronomiques, les temps modernes, les temps égyptiens, on ne peut pas dire que ces étendues existent encore, rien ne nous sépare à ce titre du moment zéro.

Le passé n’a d’étendue que mnésique, ce qui a disparu il a un instant n’est pas plus ou moins disparu que ce qui a disparu il y a quatre mille ans dans le Tigre ou l’Euphrate: ça a disparu, c’est tout, ça ne nous sépare pas du moment initial du début des temps.

Il se pourrait et c’est très perceptible, si je passe la nuit dans la ruine du Falkenstein, il se

pourrait que je ne termine pas la nuit et qu’ainsi la nuit ne s’achève jamais. Cela n’est pas une figure de style.

Au même moment ne resterait il rien de moi puisque je disparaîtrais et ce n’est que mon absence qui

rejoindrait cette non étendue des temps révolus, avouant ainsi que j’ai toujours été au fond contemporain des origines, à chaque instant incroyablement proche du temps zéro, de l’initial.

Tout propos autre que — «si cet instant zéro existe j’en suis vertigineusement voisin», toute phrase supplémentaire serait superflue.

Je peux quand même rajouter que si le temps allait à l’envers, étant né en 1956, écrivant en 1997, je serais aujourd’hui en 1915.

Durée de vie assourdissante donc, infranchissable.

Nous n’aurions qu’à habiter cet intervalle pour nous étendre du début à la fin des mondes.

Ce ciel, que je croyais être très haut j’en suis l’habitant.

Je ne me croyais que locataire d’éternité mais ce ne sont pas que des meubles dont j’hérite, et qu’il faudrait sauver bourgeoisement.

J’hérite, justement, du temps.

L’obscurité s’épaissit. Il n’y a plus un son sur la terrasse d’herbes du Falkenstein. En marbre, le corps de celles dont les corps ont franchi la nuit ici, les mains tremblantes qui caressaient les fesses posées sur le grès, destinées suspendues par l’architecture des Niebelungs — galerie de fantomatiques portraits:

«Ils s’assirent devant la maison à la sortie d’une salle, c’était celle de Krimhilde, sur un banc en contrebas. Leurs superbes armures brillaient d’un vif éclat sur leurs personnes, beaucoup de gens, les ayant vus, eurent souhaité les connaître (La Chanson des Niebelungs, 29′ aventure, vers n’ 1761.)

L’HOTEL QUI EST AU BORD DU RHIN

Table des chapitres:

Chapitre Un: LA PREMIERE CHAMBRE EST UN INCUBOIR … Page 2

Chapitre Deux: DEPUIS LE BALCON ENTENDRE DES CHOSES SURPRENANTES.

Chapitre Trois: LA ROUTE QUI MENE A L’HOTEL N’A PLUS ETE UTILISEE DEPUIS MILLE ANS.

Chapitre Quatre: LA NUIT ON ENTEND DES SONNERIES DE CLOCHES ELOIGNEES.

Chapitre Cinq: DANS LA SUITE LA PLUS SPACIEUSE, QUELQU’UN S’ECLAIRE AUX CHANDELLES.