Heureusement qu’elle ne vivait que par mes yeux : elle n’a rien senti
Elle était en briques. Que voulaient évoquer les architectes en 1900, en déposant ces architectures aux façades de brique autour de la petite ville de Strasbourg redevenue allemande depuis 1870 ? L’Allemagne du nord ?
La cour ainsi n’avait guère bougé depuis plus d’un siècle et j’y entendais comme les échos du cinéma berlinois. Des plaisirs qui doivent paraître immoraux en temps de guerre, mais justement le plaisir de savourer que quelques une des fenêtres de ces cours puissent encore, malgré les guerres, être intactes ce soir. Retenant mon souffle. Peut être pour quelques jours encore. Comme ce serait improbable que tout cela dure vraiment, la saveur en est d’autant plus ahurissante.
Un matin soudain quelques échafaudages annoncent que l’immeuble va se rhabiller par sa cour arrière, de laine de verre.
Une forme de noirceur envahit d’abord la cour. Pas sans rapport avec toutes les horreurs qui ont pu se dérouler en rhénanie comme ailleurs, pendant ce siècle de guerres ininterrompues…
Mais pas franchement encourageant.
Et puis là dessus hop un coup d’blanc. Au passage les vieux volets sont passés à la poubelle…
S’ils regardaient subitement tous en haut et à leur droite ils pourraient s’étrangler d’horreur comme moi ils verraient l’absurdité consistant à recouvrir un mur de briques d’une isolation en laine de roche… L’homme à chapeau melon, qui porte mon nom et se prénommait Charles, le jetterait à terre et le piétinerait. Le petit jeune homme son voisin qui n’est pas encore inscrit à l’école centrale de Paris et n’a pas encore fait un enfant à Janine Solane danseuse étoile à Chaillot, pousserait des cris d’orfraie et inventerait un surnom pour chacun des ouvriers. La grosse veuve Moll découvrirait scandalisée que sa baignoire n’est plus dans sa salle de bains au deuxième étage en face d’elle mais déposée sur le balcon depuis quelques décennies. Son gendre le Charles a transplanté la Pharmacie à l’Ange de son papa à Tucuman en Argentine – comment ne pas retourner prendre un bain chaud ?
Sur le flanc. Chaque fois que je me brosse les dents j’imagine la mollesse de la belle mère de Charles.
Et puis je peux aussi rêver que derrière l’Observatoire resurgisse en lieu et place de cette cour, la douceur des prairies qu’observa Goethe…
…de toutes façons la nuit…voit-on seulement les briques ?
Heureusement les dessins de Lothar Von Seebach permettent de se remémorer quelques sensations d’époque.
Mais il y eut une revue illustrée qui a capté cent anecdotes . Cent anecdotes du temps où ces immeubles qui me paraissent receler l’immémorialité des styles cinématographiques expressionnistes de ceux qui, comme Murnau ou Fritz Lang, ou Ernst Lubitsch, fuyant le nazisme se sont retrouvé à New York… mais dont j’entendais toujours les répliques se répercuter aux briques de la façade arrière.
Oui il y a eu cette revue avec par exemple ce dessin où un gamin est gêné de la tenue débraillée de son père comme je suis gêné de l’air sinistre et blafard du revêtement posé en moins d’une semaine sur une façade qu’il va probablement faire pourrir sous son hermétisme et qu’en tous cas il me dérobe.
Hermès ! La baignoire de la veuve Moll que je contemplais depuis 1994 sans savoir que son gendre portait mon nom, Charles.