Se mettre en scène en écrivant des romans ou en filmant des fictions … ou bien faire des docus ? (. Comme on passe en été le torrent sans danger, Qui soulait en hiver être roi de la plaine, Et ravir par les champs d’une fuite hautaine L’espoir du laboureur et l’espoir du berger. …. Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse,Du triomphe romain la gloire accompagner, Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace, Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner )(Joaquim Du Bellay)
Toiser, mesurer le monde par l’effort documentaire, sans oublier que c’est par nos intérieures fictions qu’on le métamorphose, qu’on le métamorphosera, qu’on sera animé par le désir de tenter de le métamorphoser, miette à miette, pas à pas, sujet après sujet, un huit milliardième de l’humanité après l’autre.
En allemand on ne dit pas observatoire mais Sternwart, observation des étoiles, on précise « les étoiles». Ça met l’accent sur le détail observé plus que sur le geste de l’acteur observant, l’astronome.
Observer avec précision la réalité, sans vouloir la précéder de notre imaginaire si structurellement narcissique, c’est à dire sans mettre au premier plan ce qu’on voudrait faire de cette réalité, sans oublier de détailler les étoiles du ciel.
Moi qui aurais tendance à être dans la lune, ça me frappe au moment de revenir vers l’Observatoire de Strasbourg, ici, après quelques jours et quelques nuits dans une petite maison. (là-bas, ailleurs, en Charente maritime et ça n’y parle pas allemand comme ici) Là-bas j’ai eu le sentiment un peu exaltant d’être plus proche des étoiles que jamais. Et je crois que c’était simplement parce que les murs des pièces de cette maison en étaient restés intouchés, depuis les années voisinant celle de ma naissance.
Je ne veux pas dire qu’ils étaient plus anciens que ceux des maisons voisines dans ce hameau minuscule et silencieux, mais leur surface continuait de laisser s’y marquer crânement l’usure. La patine des vieux revêtements, jamais rafraîchis, jamais repeints, y trône de ses mille variations.
La mode qu’on avait, dans les années cinquante, d’employer dans les demeures agricoles (là, charentaise) des peintures un peu luisantes, laquées, apparaît du coup aujourd’hui dans une splendeur comparable à celle d’un texte japonais célèbre, qui exalte la beauté de l’Ombre ( Éloge de l’Ombre, de Junichiro Tanizaki)
Et les circuits électriques tout simples, la présence de pierres à eau plutôt que d’éviers en inox, de bûches à mettre dans les foyers pour chauffer seulement autour de l’âtre, les lits bien froids où rentrer avec une bouillotte, me parlent a l’âme comme sa douce langue natale.
Sans parler des tinettes extérieures, celles-là exactement dont tous les alsaciens réfugiés en 1940 dans le Sud Ouest de la France me rapportaient l’inconfort qu’ils y avaient enduré, quand quarante ans plus tard, dans les années quatre vingt, je commençais à être en état de les interroger sur leurs souvenirs de la guerre. Quarante ans plus quarante ans font aujourd’hui. Un calendrier qui me dépasse largement, au moment où je rejoins l’écurie.
comme si quelqu’un aujourd’hui me demandait ce que ça me fait de retrouver, sur la porte de la grange de cette maison, ma date de naissance et l’année de mes huit ans (alors que chaque été j’allais voir les nombreux paysans encore nécessaires aux champs en Savoie) notées à côté de « moissons »
En les murs reliquaires ce ne sont pas os que j’observais, mais proximité des étoiles, et la perception, comme un grand muscle respiratoire en mouvement tout autour de nous, de cette expansion de l’univers depuis quatorze milliards d’années (un peu moins) et depuis que tous les protons de notre matière tenaient dans un dé à coudre si j’ai bien compris.
Se réveiller parfois au milieu de la nuit et sortir en oubliant les chaussures dans la nuit noire en entendant les bruits lointains des bêtes, c’était une façon de songer encore à ceux qui organisèrent cette maison, de mesurer la réponse perpétuelle que demandait leur environnement : des bras, tout un monde capable de panser les bœufs et les chevaux, faucher, battre et faner, charruer : je soulève une vieille toile et dessous : le soc.
Avant de repartir de l’Ouest français, j’ai bien détaillé, dans la banlieue de Bordeaux, dans les énormes lieux de vente de produits domestiques Ikea, les origines des draps vietnamiens, des rideaux de bains pakistanais, des cotonnades Chinoises. Puis, avant d’aller au lit, après avoir traversé la France en avion, j’ai regardé un bref documentaire sur l’hyper-consommation de tomates élevées sous serres, hors-sol, par les européens d’aujourd’hui. La convocation pour ces cultures, de travailleurs sous-payés, sans papiers. L’emploi, pour leur transport vers nos non gourmandises pour ces non tomates sans goût, de chauffeurs routiers exploités et convoqués depuis les franges sans salaires minimaux, de l’Europe.
Ça a précisé le malaise ressenti le matin quand j’imaginais dans la banlieue nord de Bordeaux les modes de fabrication et de transport des tissus Ikea par l’hyperorganisation à main des hyperavides. L’avion m’a moins rapproché des étoiles que la maison du hameau, moins que le docu sur les tomates et les esclaves dont elles convoquent les camions pour livrer les tomates à ceux qui, comme moi, adorent en rajouter dans le frigidaire même l’hiver. Le docu s’est avéré aussi vrai que la vieille maison dans le hameau.
Devant l’origine des textiles dans les grands entrepôts du magasin scandinave je tentais de me représenter l’envers de ce presse-orange et que j’étais moi l’orange. Mais c’est en voyant, une fois rentré à Strasbourg, ce docu de cinq minutes sur les tomates dont notre fille proposait que nous en prenions connaissance immédiatement – que je comprenais clairement le lien des tomates cultivées hors sol, avec les circulations du pouvoir. Élire les tomates, conclusion du documentaire.
Et aussitôt la question de la circulation du pouvoir, toujours la même depuis que les fermes ont été vidées de leurs occupants par l’invention des machines et que les paysans soudain inutiles avaient du aller grossir d’abord les rangs d’ouvriers sous payés, puis ceux de la précarité urbaine, en venant de pays de plus en plus lointain grossir la grisaille sans étoile du panorama des lieux du ban.
Médée, le savoir qui rattrape le corps (Créon) du père de la brillante (Glaucè) quand l’homme-explorant (Jason) s’imagine pouvoir encore s’en retourner vers la beauté alors qu’il s’était tout d’abord soumis, pendant sa recherche de la Toison d’or, lui le chercheur, aux découvertes de l’inventive (Médée la méditante médiqueuse.)… mais non, le monde brûle.
La clarté du documentaire sur le drame de la production hors-sol des tomates, aussi bref qu’un repas de tomates cerises me fait l’effet d’un prêche virtuose dans un temple dont soudain j’accèderais aux bonheurs qu’il distribue à toute une fraction d’humanité, rangée sous la dénonciation par un nouvel Erasme des folies d’argent, rebelle soudain aux sourires gras et à l’aristocratie du clergé agro-industriel d’aujourd’hui. Je pense à Luther et aux révoltés du début du seizième siècle, au bonheur d’avoir raison qui saisit les protagonistes d’une disputation, au fait que le rapport à la toute-puissance donne le frisson à ceux qui la détiennent comme à ceux qu’elle écrase en leur offrant par les temples qu’elle leur construit, de quoi l’invoquer.
Mais puis je invoquer les tomates ? Est ce que je dispose de plus de pouvoirs pour changer les flux d’argent qui trônent en amont des lois et des armées, que celui qui était entre les mains des paroissiens protestants se détournant soudain de Rome pour aller vers Luther, Calvin, et aussi vers les guerres qui s’ensuivirent sans démasquer aux yeux de leurs victimes que leurs convictions tombaient à pic pour leurs nouveaux maîtres ? Ai-je plus de pouvoir, à moins de le prendre et de devenir instantanément un rouage dominant de plus, dans notre espèce si profondément hiérarchisée ?
Je me souviens de la ruée des berlinois de l’Est, quand ils ont pu détruire le mur qui les séparait de Berlin Ouest, vers les oranges des supermarchés bien achalandés, je me souviens de la pitié que je ressentais a 33 ans pour ces foules qui, plutôt que de sauter de joie a l’idée d’une liberté que je pensais consommable, couraient à ce qui avait le plus défiguré ma ville, l’esthétique du supermarché. Seuls certains, dans les théâtres de l’Est, restèrent à leur travail, mais ceux-là peut-être avaient des oranges et des frigos ?
De quoi me libérerais-je aujourd’hui…
comme je ne suis en prison que de ma structure névrotique, je ne sais pas trop quel vote me donnerait le privilège d’en goûter une libération, sans être privé du goût des fruits de mon organisation personnelle des plaisirs.
J’aimerais des prêches qui réuniraient les foules en joie, mais les temples semblent tous toujours affectés au conflit voire aux guerres, et quant aux cinémas, temples pacifiques, ils mettent en vis à vis un public silencieux de plus en plus rare, et des films qu’on peut regarder, et qu’on regarde d’ailleurs de plus en plus seuls, ou alors à quelques uns dans de courageux cinémas, ou alors sur des écrans de plus en plus petits qui seront peut être bientôt greffables dans le cerveau des enfants à naître, tomates ou pas, et pas pour en faire des hommes libres…
Suis sorti du film et attendre les autres pendant deux heures : heureusement une serviette en papier et un stylo au bar du cinéma : huit quarts d’heure. Sans nuire, jouir, est l’idée du premier quart, pas formidable, du bouillon aussi tiède que le film fui par ennui.
Ensuite pendant un quart d’heure je songe à quoi les enfants sont victimes entre eux, lors qu’affrontés à la puissante sauvagerie des autres enfants, des plus grand•es, tout heureux•ses d’exercer impunément leur domination. Je ne me suis souvenu d’une telle condition que lorsqu’à deux reprises j’ai été menacé de mort, adulte. J’ai ressenti à ces deux moments de frousse, en moi, toute la précarité de ma faiblesse, et le souvenir d’avoir adoré, de trois ans à treize ans, dix années consécutives, ma prosternation devant le Maître, celui qui était beaucoup plus grand, l’autre gosse- jusqu’au jour où hélas, ayant grandi, je n’avais plus de modèle pour continuer de rêver d’une grandeur à atteindre. Il était tombé devant mon propre agrandissement. J’étais devenu une forteresse.
L’idée d’harmonie se faisait jour pour moi, malgré les incessantes bagarres et défaites, au mieux lors des moments de soumission familiale à la croyance. Là, dans l’église, l’autre morpion ne pouvait pas se jucher sur moi pour que je prononce mes vœux de soumission pendant qu’il me cracherait un peu dessus – du coup j’ai d’autant plus adoré la musique qu’elle paraissait le lieu des félicités conjugables. Tous ensemble. Comme au foot.
Mais un peu plus tard dans l’existence enfantine, j’ai constaté que les concerts de musique de chambre, dans la salle Stravinski abandonnée depuis des décennies à la poussière, place de l’Emp…
pardon, place de la République à Strasbourg, permettaient également l’apaisement des distorsions de puissance : la modestie du métier de mon père ne l’empêchait pas de saluer les tycoons strasbourgeois d’alors, propriétaires alternativement d’une Bière ou d’une Banque. Voire d’un château. Mais mélomanes, tous ensemble. Musique soumise qui m’a permis de m’échapper ensuite vers les incroyables arithmétiques de Jean Sebastien Bach : c’est vrai que ça ressemble à un escalier : monter, monter, monter . Vers le grand frère, vers les clergés et leur ordre, vers les tours puissantes des cathédrales, vers le Tout Puissant. Et ainsi m’enflamme l’idée décolonialisée que 32 millions de pianistes chinois conquièrent les mondes. Pour un apaisement ? Ielles le font depuis quelques décennies déjà. Malgré la différence entre les sémantiques musicales de l’Orient de l’Occident et des moyen Orient et moyen occident (qui doit bien exister quelque part entre le Colorado et le Kamtchatchka ). Qui aurait cru, alors que nos divergences esthétiques sont vertigineuses, étudiées par un certain Daniélou.
Il fallait que ce soit un homonyme du cardinal Daniélou ! Comme si la nature ecclésiale de la réunion des publics sous la houlette de la musique avait, de la rappeuse nigériane à la championne des récitals internationaux, fonction d’unir chacun dans l’oubli des luttes pour l’espace vital. A la messe de mon enfance, l’autre morpion ne me disputait pas la place sur le banc. J’en étais gré au curé, là-bas, au loin. Au plan mondial ce serait évidemment, comme l’aurait dit Boris Vian épatant.
René Char disait à Rimbaud dans Fureur et Mystère , « Tes dix huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sur le couteau de leur précoce guillotine…
Pendant le début des phrases prononcées en scène par Elsa Agnès – et je la voyais « jouer » (vous verrez pourquoi les guillemets après ) pour la première fois, j’ai eu un vertige rhénan, j’ai vu – je vois encore, au surlendemain de la représentation dans la salle Topor du théâtre du rond point des Champs Elysées – je visualise à l’envers de toute chronologie la silhouette mythique de Rimbaud rencontrant celle de René Char – et du coup Paris semble ré-exister. Vibrer d’un moral qui me redonne un désir moral.
D’ailleurs avant de rentrer dans le théâtre du rond point j’ai croisé dans un petit square des Champs Elysées, une africaine, masquée, qui revendiquait son banc où je venais de me poser pour lire – elle dort aux Champs Élysée et le texte d’Elsa Agnès parle en réalité aussi d’elle enfin je veux dire du destin, des abimes, elle fait plus qu’en parler puisqu’elle l’a écrit, dans son texte mis en scène par Anne Lise Heimburger… Dormir au long des avenues comme cette dame, voire écarquiller les yeux depuis un péage de l’autoroute du monde pour se glisser en tous destins, celui d’êtres aussitôt vus, aussitôt suivis par mon âme épuisée d’aisance, comme si saisir les portraits qui s’encadrent brièvement en ces tableaux que font tous les pare-brise de tous les véhicules du monde était l’issue précipitée, en cette rigueur de caserne qui est celle des péages et de cette péagière que dépeint pour finir Elsa Agnès, comme si se saisir et se laisser happer par tous ces portraits était ce sans-issue qu’impose dorénavant l’accélération du monde. Tenir dans ses bras comme un nounours, comme un oreiller consolateur, comme un public médusé, les sept milliards ou plus que nous sommes. Devoir de romantisme. Pour aimer. Malgré la rumeur automobile de l’avenue, des péages, des impasses et des oligarques péagiers qui nous fouettent à bombes nues pour accélérer leurs gains.
En général c’est comme ça : Paris est, après Marseille, la seule ville d’un romantisme digne de Schuman et de Kafka et cette fois ci parce que les cris d’Elsa y sont une prosopopée.
Ça m’énerve souvent que Paris soit presqu’aussi romantique qu’Obersteinbach.
Hans Baldung Grien 1515 (Musée de Bâle)
Mais si les écrits d’Elsa Agnès sont sous nos yeux issus et tissés de ses voix et personne physique, ce paradoxe d’être actrice sans que ce soit pour du jeu et de jouer en actant sa pensée propre, je m’aperçois, chapitre après chapitre, décor après décor, gestes et gymniques, chants et danse furibarde, que ce ne sera pas à corps perdu. Rythmique galbée partitionnée par la géniale rigueur d’Anne Lise Heimburger et de Silvia Costa l’un-peu-vénitienne, les tenues de l’actrice autrice vont me poursuivre, noli-spectateur-me-tangere, dans une penderie géante en toile, où empiler et jeter les tenues successives du Caméléon et tout d’un coup d’ailleurs, quand elle se drape toute bleue, je lui vois visage de lionne, de Léone, de Caméléone mais
Il y a quelque chose d’amusant dans le fait de faire mille kilomètres pour voir une pièce de théâtre c’est le transport j’ai pris bien entendu la malle poste depuis Strasbourg et, pour entendre des chevaux hennir, j’avais avec moi un traité piaffant de fraîcheur, un livre de socio philosophie que m’a fait découvrir Circé, celui de Hartmut Rosa (Luxemburg ?) et grâce à lui le train s’est transformé en aventure puisque ça m’interpellait, son texte, là où je travaille au quotidien, en interrogeant les soirs de mes consultations depuis… 1989 (chuuut) ce qui fait l’amondementde mes patients, à travers la construction de leurs rêves (les rêves sont un moment d’amondement) – Bon alors voilà, mon transport à travers les printemps de la rhénanie, des Vosges, de la lorraine et puis de la Meuse, s’est terminé – des fleurs des fleurs des fleurs – en face des Buttes Chaumont puis par une promenade d’une heure et demie enfilant la rue Lafayette jusqu’aux Champs – où une africaine masquée revendiquait tragiquement mon banc pour après le soleil du soir y passer une nuit élyséenne (moi sans comprendre encore qu’elle dormirait juste jouxtant les imprécations d’Elsa Agnès incarnant son propre cri son propre texte, puisque ne mesurant pas encore à quel point le banc qu’elle revendiquait était tout proche de la petite salle du théâtre du rond point. Mais je serais surpris, une heure après, de resonger à l’africaine lorsqu’une des évocations d’un des trois personnages figurés par le texte semblerait, elle aussi, couchée à même le sol du dénuement extrême).
Ainsi paradoxe des théâtres, vérité romantique, Elsa n’est en cette pièce ni acteuse ni jouant, prenant ses mots à leurs lettres, oui, elle a écrit son texte, ce texte, elle, narrant trois enfances de trois filles, narrant les trois pères d’ycelles, narrant les corps rencontrés de l’homme puis l’anamour et puis des morts, des meurtres, un assassinat horrible avec l’exactitude de comme-il-en-est-des-meurtres (exactement comme a été agressé dans sa petite maison le délicieux Nounou d’Oeting près Forbach, celui que j’ai connu et qui ne vivait que pour ses orchidées, torturé pour de vrai dans le vrai du réel pour trois francs six sous par deux désespérants – et puis il est mort, Nounou, du retentissement de ça, quelques mois de détresse plus tard – scène décrite et écrite par Elsa Agnès comme si à son âge déjà elle l’avait vécue depuis le point de vue du désespérant bourreau ) et du chant et du chant qui se danse à réveiller les Champs Elysées – et puis du voyage puisque les trois vies racontées par Elsa traversent même à un moment le bruit des clochers d’une ville de l’Italie : la salle suspendue médusée après s’être demandé peut être, pendant les premières secondes, avant les premiers mots, comment elle allait bien faire pour pas qu’on s’ennuie une heure et demie mais emporté•es tous•tes hop ! En Inde hop Toronto hop retour au pavillon propret et au canapé des parents et à l’étau des ciels qui s’encadrent à l’arrière des voitures où, pauvres puis riches, les héroïnes d’Elsa contemplent le ciel en même temps que la passivité d’être transportées – détresse passive de trois enfants qui se laissent tatouer par la mocheté virulente et active de trois mondes refusés- rejetés, honnis, mais les infusant – et en majesté dans le texte, surtout le politique du Dit, tout le temps travaillé au corps d’une ouverture au même cri que Rimbaud – Rimbaud poète ouvert ou Rimbaud fermé trafiquant, Rimbaud amoureux du politique est-ce le personnage d’Elsa Agnès qui part en Inde ou Rimbaud effondré d’une fondrière libidinale est-il la femme-péagière qui contemplera voiture après voiture des mondes qui l’embarqueraient comme d’autres moi ? Ô toi mon autre moi est-ce que cette Commune mythique que Rimbaud rejoignit peut être – et en un mot notre dernier enthousiasme à tous, nous qu’enthousiasme le rêve d’aimer l’autre – O du mein Andres ich…
est ce que la révolte d’un peuple parisien qui fit pitié même à Bismarck (dans ses mémoires qui sont en ligne et traduites, il décrit un soir à son secrétaire la misère physique de ces soldats qu’il a combattus et de leurs familles quand il se promène dans leur foule, après sa victoire), est ce que la Communauté vaut le coup d’aller trafiquer comme Rimbaud l’a fait après, comme les trois filles racontées par Elsa font un peu. Avec Elsa Agnès nous nous en sommes allé trafiquer dans des Éthiopies – non plus le luxe effarant du bateau ivre mais la misère des pulsions sexuelles invendables et la vente pourtant des corps et la maladie purulente jusqu’au seuil de la mort ?
Et comme la réponse de Char est venue dans la nuit du théâtre par les mots infiniment complexes d’Elsa, un torrent, un Nil de Mots, un Iénisseï, une Volga, un Yang tsé Kiang qui dirait que malgré le malheur de l’inconfort d’aimer d’amour il reste la candeur de risquer sa peau quand on sent que ça pue et tout d’un coup ça puait plus sur les champs Élysées quelqu’un parlait dans le luxe du théâtre du destin par exemple de la dame qui dort sur le banc derrière les murs du théâtre – et en chantant par explosions dansées Elsa Agnès ressaisit nos âmes bleuies et tous on était dans le rythme. Congo.
Congo. Péage. Obersteinbach. S’écrier poétiquement pour rejoindre les arbres des Champs Elysées et le banc des sommeils de ruine. Fleuves.
L’actrice, pour une fois, elle agit. Puisque c’est elle qui a écrit le texte. Je veux dire, cette actrice, elle joue – mais c’est elle. C’est elle et pourtant c’est joué, à preuve : tous les vertiges de la mise en abîme de la scénographie ne sont pas de trop pour que, chute de rideau de scène après chute de rideau de fond de scène, je me demande moi même à quel jeu je joue en me racontant que c’est agir qu’aller s’asseoir au théâtre dans l’ombre du public, au moment où se dévoile le fait que l’actrice, aujourd’hui, est mise en scène pour se dire.
Regrettant juste que le texte d’Elsa ne soit pas publié pour pouvoir y revenir et en retenir un peu mieux tous les bancs de poissons, pardon de mots, d’images, de phrases et d’idées que j’y ai entrevu comme autant d’éclats de lumières politiques et de couleurs qui me redonnaient le moral.
Ce soir là vraiment, Paris : plus romantique que les Niebelungen à Obersteinbach (oui oui cachés dans les rochers au dessus, le souvenir des Niebelungen )
Mille fois refait le geste que je voudrais définir serait intérieurement de s’attaquer au jeté, non pas le pas de danse, non.
Ni quelque plaidoirie contre le continent des plastiques qui s’amassent en plein océan, toute apocalypse trouvera bien ses déclinaisons même celle de nos villes si peu sexy depuis que le charme discret des vieilles baraques s’est effacé devant le structuralisme de nos empilements – et que nous (ce « nous » qui se définit comme une biomasse de concurrents acharnés par les luttes pétrolières ) cherchons avidement quels édens nous n’aurions pas détruits.
Il paraît que c’est l’effet des marchés. Nous, du marché. Nous, du plasticocène.
Le je s’oppose artistement au nous. Les géants du je, les héros qu’on se fait, leur signature s’appose encore, comme les vieilles baraques s’opposent encore, par la douceur de vivre qui peut encore s’y partager (cheminée, flambées, au fond du jardin les espaliers, rameaux croulants de fleurs, hivers surlignant par neiges les branches des vergers dans l’encadrement des vieux châssis de fenêtres au verre irrégulier.) De même, certain•es je parviennent encore à opposer à l’apocalypse insignifiante de la révélation industrielle d’une marée de nos déchets, leur Dire dévoilant. Une apocalypse insignifiante, lapalissade paradoxale malgré la mort qui rôde et tend ses bras si fort.
c’est énigmatique ?
Il me faut cependant contourner les apparences. En 2018 j’avais déjà été impressionné par le mécanisme de discrétion qui caractérisait le travail de François, apposant sur des images existantes un appareil de gommettes…
François qui n’avait pas commencé encore sa geste et sa geste serait, dès 2019, de descendre à la nuit tombée dans les caves collectives de son immeuble et là, au fond du garage, d’y retrouver ce qu’il appelait le bac jaune, pour y relever les emballages en cartons jetés là. Voilà contournée cette apparence d’énigme que pouvait contenir la proposition « s’attaquer au jeté »… Mais quel est ce pas de danse, ce jeté qui rira bien qui rira le dernier, le dernier des rebuts ?
Comme un prêtre égyptien il remontait ces cadavres de boîtes vers la lumière du jour et, embaumement, les dépliait, allait récupérer des cadres abandonnés dans une déchèterie ou en acheter pour trois fois rien chez « Emmaüs » ( mais qu’est ce donc qu’ »Emmaüs », historiquement ?), et installait chaque cartonnage déplié dans un cadre puis, se tournant vers le propre emballage de ses propres jours, il les prenait et il les disposait ensemble sur la surface de ses murs. (Il se tourna, il les prit puis il les disposa ensemble …)
Après un passage au Whitney muséum je trouvais anormal que les travaux antérieurs de François n’y fussent pas déjà mentionnés (il recouvrait des images avec des gommettes, préfiguration de l’élision d’l’auteur qui m’remplissait d’élation….
Thérèse Willer, la conservatrice du musée Tomi Ungerer, a été plus loin, et après avoir constaté aux murs de François plusieurs centaines de cartons aux ailes déployées, elle a décidé avec Dimitri Konstantinidis, instigateur d’une galerie déposée entre institutions européennes et quartiers des sans-besoin, d’organiser, et c’était juste après le passage vers l’abîme de Tomi Ungerer, une exposition montrant conjointement les façons de détourner les objets des deux inattendables personnes. Expect the unexpected, aimait à répéter ad nauseam Tomi.
C’est donc après avoir visité le Whitney et avant le blocus sanitaire de l’épidémie du Pangolin que l’héroïque Thérèse, rendant visite aux appartements de François, décidait d’organiser une exposition dans les locaux d’Apollonia…
Soudain il fallait peser l’âme des cartons morts. Savoir si de leur période fonctionnelle ils avaient gardé trace de quelque faute et comment Anubis l’évaluerait.
Ainsi Tomi n’était il plus là pour le dire ce qu’il aurait pensé de cette épidémie qui nous a tous masqués dans un gigantesque carnaval d’effrois. Mais Thérèse Willer avait déjà pris, avant que le premier pangolin couronné se soit fait bouffer, sa décision d’exposer les jetés repris au bac jaune de son immeuble par François Duconseille. Aussi la pangolépidémie allait-t-elle jeter un de ses étranges décrets sur la première sortie triomphale des édits du Néant arrachés aux rebuts par la geste Duconseillère .
Les affiches avertissant de l’expo seraient suspendues comme des fantômes pendant des mois et des mois et des mois, ça tandis que la ville, comme toutes les villes du monde de l’Effroi, se transformait en Pompéï. Rues mortes et permis de marcher.
Les cartons encadrés pouvaient bien attendre. Comme les très grands crus de Bourgogne cette attente, et ensuite la tragédie en quelque sorte, qui voudrait que l’exposition à peine ouverte soit immédiatement interrompue toujours à cause du pangolin et du virus couronné … comme les grands crus les cartons sauvés des eaux par Thérèse Willer profiteraient de la brièveté infinie de l’ouverture de l’exposition pour revenir en toute puissance dans la ville qui a toujours su prêter secours à Strasbourg par un décret médiéval. Assistance serait portée à l’habitant de la république de Strasbourg. Par Bâle. Mais longtemps après l’épidémie. Car d’abord les cartons trouvaient le chemin d’Apollon, et étaient hissés comme autant de pieds de nez, sous le regard des objets (pelles, outils.., ) ressuscités par Tomi.
Tomi ressuscitait depuis la tombe.
François officiait de son vivant. Mais tous nous étions devenus spectre, et quand après des mois de clôture hermétique de la galerie d’exposition il y eut ce brévissime vernissage, de quoi avions nous l’air et comme Tomi l’aurait dessiné !
Que purent se dire les étudiants de l’Ecole des Arts Décoratifs, suspendant méticuleusement la mise en scène des cartons promis à la réincarnation d’une ré-présentation, arrachés à leur fonction pour édicter un sens, se travestir en totems, en silhouettes, en masques, en effigies de l’irreprésentable.
Je sentais se rapprocher le Whitney museum … I had the feeling Whitney was getting closer to the satisfaction of ever unsatisfied Hans of Schnockeloch… Quelque chose du triomphe de la non signature, quelque chose de l’effacement absolu du sujet derrière le cadavre même de l’humanité consommatrice.
Boîtes dépliées bras en croix transformées en Adonis suaves attendant l’âge parfait, 33 ans, pour rejoindre une révélation mais de quoi sinon de l’attente du créateur – Tomi créateur, le télépathant, va savoir s’il ne m’a pas VRAIMENT diligenté un cours de dessin de loin, à moi l’insignifiant, à moi qui suis si pataud , un cours de dessin pour que je recopie bien, le matin même où peut-être ses pensées croisaient celles de tous ceux si nombreux qu’il a chéri, moi tentant d’aquareller une copie du polichinelle de Tiepolo pendant que Tomi annotait les correspondances de Nabokov dans son lit au Comté de Cork… Qui va servir d’Anubis pour juger des fautes passées des emballages, des cartons et des jetés (comme dans le « Messie » de Haendel : He was despised he was rejected…). Évidemment l’osiriaque François et tous les pratiquants de l’art de la Représentation (oh convoquez s’il vous plaît la femme qui dessina si bien dans la Grotte Chauvet il y a trente cinq mille ans), oui.
François créateur des gorgones-carton et des gargouilles-carton greffées spontanément comme autant de greffes automatiques, de surjets-Rohrschach, d’hypnose, sur les décombres même de la cave du Schnockeloch, (les appartements du créateur sont au long de ce ruisseau qui en porte le nom – Schnockeloch, haut lieu de l’insatisfaction universelle puisque la comptine alsacienne le dit « Der Hans Im’Schnockeloch , L’Hans su trou à moustiques hat alles was er will il a tout c’qui veut awer was er hat er willer nèt mais c’qu’il a il en veut pas un was er will er hater nèt et pis c’qui veut ben il l’a pas. » Le désir d’avoir la grandeur de l’abîme voilà. Mais tendrement. Par l’extrémité la plus tendre. Et la plus désirable. Strasbourg membre planétaire, Dublin Joycienne offerte aux lectures de toutes les Marylin du futur.
Ainsi de la maladie de la mort, mon avoir le plus sûr. Mon cadavre ne vous ressemblera pas mais quand il restera que la poudre décomposée, les ossements, je serai l’image de tout un chacun et je dirai l’abîme avec la grandeur qu’aucun écrit qu’aucune légitimité, qu’aucun empire, qu’aucune bataille ni aucune Thèse ne me donnera jamais.
Incroyable abîme de l’exposition première des œuvres de François à Apollonia par temps de blocus et avant la guerre en Ukraine. Incroyable prise de note par Bruno Carpentier l’immense dessinateur de nos mondes, debout devant les cartons ressuscités.
Et puis, l’exposition clôturée précipitamment il n’était possible que d’y repasser dans une forme de désert.
Oui, de clôture pour observer les momies d’emballage attendant le regard de quelque Dieu qui saurait rappeler tout l’engrenage qui jette les créateurs les plus humbles jusqu’aux coffres du marché de l’art.
Et soudain la nouvelle m’a déchiré tout reste de désespoir pour ne plus laisser (et pourtant la guerre, tout près) que le gazouillis printanier des oiseaux. Les objets du « bac jaune » vont faire réapparition et rester visibles pendant trois mois dans la halle du marché de Bale.
O Bale la sainte qui déjà nous dépêcha ses secours pendant l’atroce siège de 1870 … o noble peuple .
Quinze Février 2023, le papier est papier. la radio diffuse un quatuor : elle non plus, pas plus que le papier où j’écris, elle ne m’entend pas – comme Narcisse qui met du monde au miroir et s’y croit regardé par un public ombreux, comme un idolâtre qui mettrait une présence au plâtre de ses statues
Papier sourd.
Depuis Octobre ou Novembre 2008, au rez-de-chaussée d’un immeuble où j’écoute avec un stéthoscope le murmure des poumons et des valves cardiaques, le recueil scolaire d’une agrégée de lettres, ramassé sur le marbre de l’entrée. Les livres scolaires de Colette, déposés dans le hall d’entrée pour la mémoire des voisins si nombreux, par ceux de ses amis qui vidèrent après sa mort l’appartement je ne sais plus auquel des dix sept étages
ces dix sept étages où
encore aujourd’hui
tant d’années après que les nouveaux étudiants ignorent peut être qu’il y eut une Salle de la Table Ronde
ces dix sept étages où
encore aujourd’hui
d’autres lectrices
mais le livre de latin de Colette Weil (palmes académiques) née le vingt six Novembre mil neuf cent vingt six elle a ainsi quatorze ans lorsqu’avec ses parents chassée de Bouxwiller…
Sur le marbre de l’entrée de l’immeuble, 2008 : aujourd’hui comment réveiller sa mémoire, justement quatorze années après ? Heureusement qu’elle a une rubrique Wikipedia
on peut la voir exactement comme lors de ses derniers passages en Avignon où elle ne loupait rien.
Ses bouquins, en tas, sur le marbre de l’entrée : j’ai reconnu son nom – elle avait dit à son docteur qui était moi qu’elle ne survivrait pas elle avait eu raison le lacrimosa devrait être chanté sans cesse mais je ne m’en sortirais pas il remplacerait par sa splendeur musicale la détresse médicale de tant d’impuissances
elle avait eu raison, depuis son appartement dans les étages de cette tour qui dit bien le silence taiseux de l’inesthétique bunkérienne des années d’après guerre moi au pied de la tour
comme aux pieds d’un concours de mutisme architectural qui dit sa passion pour le rangement des gens – business business – vous savez quand on est en haut de ces tours on voit la cathédrale gothique (passionnant!) maaaiiiis… quand on est …. en haut de la cathédrale on voit quoi… on voit le parallélépipède (silo je crie ton nom ! Silence de l’architecture je sais qu’on peut t’aimer aussi, Tours des années soixante dix vous êtes aimables aussi quoique quoique…), on voit depuis la cathédrale les trois tours de la rue ça doit pas être folichon de voir ces trois tours à la place des perspectives enchanteresses que signala Goethe depuis la cathédrale … et donc voilà : en bas de ma tour, ce jour de 2008, il y eut une petite offrande de bouquins de classe et de fac des années de l’Après-Guerre de Colette, oui les tragédies grecques, Sophocle oui il est actuel et Plaute, ( ah mes amis la dérision alexandrine n’est pas de trop en 2023 pendant que la machine à massacres se perfectionne en Ukraine ) dirait-on pas de tout le progrès technique qu’il nous tire de guerre en guerre comme un machiavélique danseur, dans un pas de deux, un danseur machiavélique qui valse avec chacun de nos gestes intelligents vers le futur pour en faire à chaque fois le pire. (Ça y est j’ai compris : l’esthétique de ma tour est mariée avec l’esthétique des bunkers comme celle de la cathédrale l’était avec le bâti des châteaux forts)
je remarque tout de suite les grecs, et puis c’est écrit sur chaque livre Colette Weil la reine de tous les ami•es théâtraux – celle qui a donné au théâtre universitaire ses lettres arthuriennes en mai 1968 quand le TUS est devenu l’ARTUS – le petit tas de livres je les prends avec effroi je les empile derrière moi entre les manuels d’anatomie et les guides thérapeutiques
et, j’avoue, les écrits de Lacan et je ne dirai pas tout il va y avoir suffisamment d’énumérations ensuite dans ce texte je vais pas dire tout ce qui s’est amalgamé derrière moi comme un bouclier de superstitions littéraires. Et les livres scolaires de Colette Weil – je pense à ce qu’elle m’avait raconté de la dispersion du mobilier familial chez les voisins qui s’étaient servi et d’un portrait d’Adolf retrouvé dans un cadre qui avait servi aux portraits de la famille je crois me souvenir.
Avant hier c’était un jour gris de Février et j’ai emporté un des livres, son manuel de latin, jusque chez moi, sur mon vélo, dans la brume la nuit après le dernier patient c’était une belle brume de Février
presque comme si on était encore avant, dans les temps d’avant le réchaud et j’ai traversé le campus où régna Colette j’ai longé le spectre de la salle de théâtre de la Table Ronde, qu’elle chérissait tant au point d’en rêver la reconstruction,
De Colette on sait tous qu’elle avait vécu, enfant, dans une cité au nord de Strasbourg et au delà des bois et des collines, et l’actuel conservateur du musée juif de Bouxwiller me rappelle que les Juifs de Bouxwiller ont été expulsés par les nazis après la débâcle de juin 40, conduits en camion jusqu’à la Ligne de Démarcation en son point le plus proche, c’est à dire le Jura, côté Lons-le- Saunier. Aussi, elle était restée en plein péril, en dessous de la ligne de démarcation pendant la guerre, puis il n’y a plus eu de ligne de démarcation et elle a vu les soldats allemands de tout près – sauf que dès la libération de Lyon, elle a intégré – je le vois dans le livre de latin : « KHÂGNE LYON » et la date
1945.
Les titres des chapitres elle les a rédigés en lettres gothiques.
Dès le premier instant de liberté (je dis ton nom) elle a été rejoindre la source tonitruante du savoir et l’a embrassée à bras son corps d’élève acharnée – on voit la somme de travail dans les pages de ce petit manuel scolaire qui au fil des pages devient universitaires et où surgissent des noms parmi les plus grands de l’enseignement littéraire d’alors.
Colette Weil en gothique.
Après la guerre ils ont voulu rentrer chez eux les potes leur ont fermé les portes aux nez –ah vous êtes pas morts ?- comme si assassins rentrant du bagne les assassins c’était qui on allait mettre du temps à se le mettre dans la tête avant de savoir qui était qui et puis pire évidemment il y a toujours pire : quand la synagogue a failli être vendue pour en faire un parking (c’était bien après la guerre et toujours une super ambiance) heureusement que le frère de Colette enseignait l’urbanisme à Aix Marseille il a su trouver les mots et alors la synagogue un musée.(je me rappelle y être allé avec Tomi un beau très beau jour le six octobre en deux mil treize il avait dessiné une statue pour le parvis on dit le parvis ?
Moi en 1789 mon arrière arrière arrière grand père il est là dans cette ville il est orphelin il rejoint les révolutionnaires il écrit des poésies dans ses papiers j’ai des tonnes de papiers qu’il a gardé avec son portefeuille militaire pour passer les douanes révolutionnaires puis réactionnaires puis les époques et les paradoxes pas la tête dans la guillotine surtout pas au secours il a failli c’est tout juste heureusement Robespierre en prison et alors lui sort de la prison des Madelonettes à Paris où il avait essayé d’écrire une poésie -mais en allemand, le nigaud !- sur une bataille révolutionnaire dont il aurait été un des héros près du Bastberg, le Bastberg c’est une colline pour sabbats de sorcières à côté de Bouxwiller, l’aïeul il vient de cette ville nous on croyait que cette ville était remplie de révolutionnaires mais pas tant pas tant. Comme Luther leur disait et comme la jalousie leur dictait le retour des Weil après la guerre ça a dû plutôt les emmerder ils l’ont dit en tous cas et j’imagine trop bien je sais trop bien.
Tous ses devoirs elle les a gardés, depuis la khâgne jusqu’à l’agrégation.
En tournant les pages tout d’un coup un choc.
En 1961 Mandouze demande aux agrégatifs un thème depuis un fragment de « La Peste » de Camus vers le latin alors il demande ça est ce qu’il sait – bien sûr qu’il sait ! Eh, c’est Mandouze, un révolutionnaire aussi, le contraire d’un monstre, il sait quoi il sait qu’est-ce il sait ce que c’est que la peste de Camus, premières notes en 1940 pendant une peste à Alger – le texte est embroché par ce à quoi peut être Camus voulait tourner le dos, la Shoah. Et le fragment choisi par Mandouze, Colette le recopie de son écriture.
Colette la décharnée.
Son livre, avec une étiquette sur la couverture de
papier
bleu pâle
C.W.
LATIN
HIs
En l’ouvrant, des feuilles calligraphiques s’échappent, scolaires ( de papier, sourd comme celui où j’écris, déposées avec d’autres livres à l’entrée encore plus sourde de l’immeuble en 2008 le passé est il aussi sourd que la mort)
la première de ces feuilles est double, y est agrafée une notule où :
«servam itam ad locum…»
au verso, à l’envers :
» Écrire à Paris. Blind (poème) »
puis : « Je pense être là vers 11h 1/4» signé V.J.
c’est agrafé à un thème latin du vingt avril 1961 noté « 15. Très bien!» ( et c’est le même texte dont le début est repris sur la notule agrafée :
ubi adproquinquabat vesper, e summa insula descendam liberterque, ilam et apud locum, ad ripam…»
puis, sur un fragment comme rongé : Rev. des Études Latines
Abbé Cantin,
potentiel-irréel 1947/ le 17 mars 1948
… les papiers avancent-ils à reculons vers les années de clandestinité passées pendant la guerre ?
Tout seul, sur une feuille libre, calligraphique : « Version latine, concours général »
Sur une autre notule pliée en deux, du Cicéron, un thème : « As-tu déjà cru que tu voyais quelqu’un, alors que tu ne voyais rien du tout ? »
Dès les premières pages du cahier lui même, une fois passée la page de garde ou C.Weil est soigneusement écrit en gothique, des dates d’exercices qui commencent en septembre 1944.
Après une centaine de pages constituées des cours et des exercices de 1944/45, une dizaine de pages vierges puis quelques copies doubles incluses dont la première est le texte proposé par André Mandouze à l’agrégation de 1960 et le travail de Colette est noté -1/20 – Colette a pris la précaution pour la postérité, au cas improbable où quelqu’un retrouverait cet exercice mais à qui donc pouvait elle songer !- d’écrire en haut et à gauche de ce cuisant échec, au crayon : «thème fait en 4h. mais je n’ai pas remis de thème écrit depuis 1949» Thème : Effet de la séparation extrait d’A. Camus, La Peste
(Question que se pose le non agrégé que je suis misérablement en 2023 combien de séparations au sein de la communauté juive alsacienne pendant… que Camus esquissait « La Peste »?)
La dernière pièce que je lui aie vu monter aura été Le retour de la vieille dame.
en effet : Nos concitoyens, ceux du moins qui avaient,le plus souffert de cette séparation, s’habituaient ils à la situation ? Il ne serait pas tout à fait juste de l’affirmer (pendant que je recopie ce texte en février 2023 les ouvriers dans la cour derrière moi sont en train d’en détruire la splendeur en recouvrant une façade de brique de 1890 avec de la laine de verre, du plastique et un crépi. Je les entends, plus innocents que moi, commettre le pire en s’en contrefoutant) Colette, elle, recopia ce texte en 1960 avant de le traduire.
Il serait plus exact de dire qu’au moral et au physique, ils souffraient de décharnement. Au début de la peste, ils se souvenaient très bien de l’être qu’ils avaient perdu et ils le regrettaient. Mais s’ils se souvenaient nettement du visage aimé, de son rire, de tel jour dont ils reconnaissaient après coup qu’il avait été heureux, ils imaginaient difficilement ce que l’autre pouvait faire à l’heure où ils l’évoquaient dans des lieux désormais si lointains.
En somme, à ce moment-là, ils avaient de la mémoire, mais une imagination insuffisante. Au deuxième stade de la peste, ils perdirent aussi la mémoire. Non qu’ils eussent oublié le visage, mais, ce qui revient au même, il avait perdu sa chair, ils ne l’apercevaient plus à l’intérieur d’eux-mêmes. Et alors qu’ils avaient tendance à se plaindre, les premières semaines, de n’avoir plus affaire qu’à des ombres dans les choses de leur amour, ils s’aperçurent par la suite que ces ombres pouvaient devenir encore plus décharnées
plus décharnées
décharnées, en perdant jusqu’aux infimes couleurs que leur donnait le souvenir. Tout au bout de ce long temps de séparation, ils n’imaginaient plus cette intimité qui avait été la leur, ni comment avait pu vivre près d’eux un être sur lequel à tout moment, ils pouvaient poser la main.
de ce point de vue, ils étaient rentrés dans l’ordre même de la peste (ou de la perte ?) d’autant plus efficace qu’il était plus médiocre. Personne, chez nous, n’avait plus de grands sentiments.
Tout le monde éprouvait des sentiments monotones.
“Il est temps que cela finisse”, disaient nos concitoyens, parce qu’en période de fléau, il est normal de souhaiter la fin des souffrances collectives et parce que en fait, ils souhaitaient que cela finisse.
Cette voisine se sentait une dette mais l’extraordinaire : quand mon premier livre est sorti elle venait d’avoir un boulot, après des années de galères – et où ? dans le tabac de la gare, elle a mis plein d’exemplaires de mon livre totalement confidentiel, mais plein, en vitrine, dans le hall des départs : grâce à elle un peu plus tard Thérèse la conservatrice du Musée Ungerer saurait que j’avais commis un faux polar et grâce à elles deux éclaterait dans mon téléphone la voix de celui qui m’offrirait ensuite une promesse de joies interminables – ALLO C’EST TOMI – la voix du moraliste qui a croqué New York dans les sixties – donc le bien, c’est quoi ? Son livre pour enfants, les trois brigands ? Un argument pour se dire qu’on a raison et être de bons soldats ? Un rire de joie immense devant la beauté des ailes du papillon ?
Les quelques sous que je n’avais réclamé pas à la voisine ? La critique spinozienne ? Avoir des biens ?
Toubib … quelle autre direction possible, quand sans avoir encore rien analysé de l’idéologie ou plutôt de la phraséologie bourgeoise m’oeuvrant, je comprenais vers douze-treize ans que curé, ce job qui m’était apparu encore plus formidable que pompier ou pilote de chasse, ça supposait un sacrifice impossible de plus en plus impossible à envisager à mesure que montait comme une marée ma libido, à mesure que s’établissaient comme des horaires de marées, lorsque apparaissaient les astres attrayant•es d’un bonheur plus que probable. Les désirables faisaient gonfler mes désirs.
Je n’en aurais jamais parlé. Heureusement c’était un peu moins visible que le nez au milieu du visage mais à mon insu de petit adolescent tout ça se devinait si facilement que mes silences taiseux faisaient la comédie.
L’hypo-crisie porte bien les deux termes du lot qui m’échut, car la pudeur non. Pour être pudique il aurait fallu que j’aie plus de fierté et moins de honte. La pudeur est tragique l’hypo-crisie, la crise du gourdin hyposlippe : grotesque comme un concombre une courge une cucurbitacée – de comédie. Au fond mon hypocrise et celle de tant d’autres nous font comprendre en effet très très tôt qu’être un saint, au sens où l’enfant en avait lu, impubère, les images pieuses, ne peut que devenir à l’adolescence une épineuse et pinailleuse image d’Epinal. À quel bien adosser, pour qu’il soit bien assis, le Héros ?
Cette hypo crise orageuse je n’arrivais cependant pas à l’imaginer honnêtement celable, certainement à cause ou grâce à l’habitude enfantine d’être compris par les grands, l’habitude catholique que tout se dise, l’entraînement de la confession dont les deux termes du mot disent quelle exhibition du con et de la fesse …
à quatorze ans Michel Foucault et son travail sur l’historique des examens de conscience stoïciens puis néo-platoniciens, je les avais pas encore lus !
Mais j’avais bien subi l’œuvre et la phraséologie gréco-romaine des examens de conscience, métamorphosée par des siècles et des siècles du syncrétisme christique, ça continuait de tatouer au plus profond de moi la virilité, l’honneur, l’héroïsme, l’admiration pour le et les martyres, l’appartenance (si rassurante quand on a trois ans) à une foule puissante de fidèles, la beauté inhérente aux canons romains de la vertu : ce pare-brise (ma gueule) fut soudain vers l’adolescence, embrassé d’un palot fabuleux – et je me rappelle le caractère complètement inexact et inapproprié de ma gratitude pour la générosité du premier patin. Ma dame, victime comme moi pensè-je d’une soumission au serpent biblique, perdait toute mon estime en me donnant au fil de notre sensuelle promenade, le contact avec quelques morceaux de son corps. Mais c’est en mendiant que lorsqu’elle se lassait j’y revenais (encore un coup de ce langue-à-langue ! encore !) pour me convaincre que ce toucher avait été une appropriation. Alors je me haïssais déjà – puisqu’elle se dérobait – de mon désir que je prenais pour un besoin.- et sa lassitude je prenais ça pour une mise aux enchères opposée à ce que je prenais pour un appétit : l’habitude, certainement, de confondre autonomie désirante et gestion des besoins alimentaires. Sois propre, chéri, m’avait on dit quelques années plus tôt…
Dans libido j’entendais hideux bidon livide et en aucun cas ce cadeau glissé dans chaque maison des villes les plus grises, qui permet -Tomi dessinerait ça si bien, (j’imagine par exemple chaque petite maison de la cité Ungemach dont il était parfois voisin, retour d’Irlande)- qu’on y perçoive autre chose que les comptes de fins de mois, les odeurs de cuisine et d’évacuation, la liste des travaux à faire, l’appropriation, la location ou le squatt mais aussi les cris de jouissance orgastique. Se dire que dieu a déposé dans chaque demeure, dans chaque jupon dans chaque pantalon la possibilité d’un jouir c’est peu représenté aux cathédrales mais au contraire des panneaux avertisseurs genre freiner, stop.
Voilà c’est là le souci là le bât qui blesse l’âne bâté par l’exploitation romaine de ses transports amoureux, bâté pour un monde organisé mille, deux mille, cinq cent mille ans avant sa naissance et qui va bien draîner le désir pour ne plus en faire si possible et malgré l’extrême difficulté, que des besoins, les besoins selon lesquels une famille, société, tribu, nation, humanité – va interdire au sujet, entre deux révolutions, de faire la part des choses entre un monde des besoins et un monde des désirs – entre un monde des fonctions et un monde extatique du sublime rêvable.
C’est du boulot, il faut dire, d’arriver à arracher le sujet à tout ce dont l’orgasme partagé l’avertissait d’une possibilité d’existence ( pour ceux à qui on aurait pas encore fait le coup : ex dans existence peut être lu et a été lu mille fois comme le ex de extérieur l’existence serait une façon de se tourner vers l’extérieur, alors que vivre serait juste satisfaire les besoins du dedans, du bidon ) donc c’est vrai qu’il n’est pas facile d’arracher les gens à ce qu’ils découvrent subitement quand ils parviennent à lier la découverte de leur jouissance la plus formidable, la sexuelle, à la présence de quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes – c’est pas facile, à ce moment, de les enfermer quand même dans quelque chose, – même s’ils apprennent, en général, très tôt, l’orgasme solitaire – il faut bien quand même s’y représenter l’autre, l’orgasme solitaire pourrait trop facilement donner à l’individu•e l’envie d’un être-à-l’autre … qui suppose désir. Et donc pas simplement besoin. Mais avec cinq cent mille ans de domination du sujet par son groupe, il y a ce qu’il faut de méthodes au point pour détourner la fille ou le garçon de tout ce qui ne satisferait pas simplement aux besoins. On pourrait mettre ça en mélodie. Le titre de la chanson ? On sera tous des peine-à-jouir.
Mais pourquoi ? Comment vous ne connaissez pas le goût du deuil ?
La mort toque à la porte depuis bien plus que cinq cent mille ans justement : bonjour vous allez tous crever, organisez vous un peu.
La société s’empare terrifiée d’un risque d’innocence menaçant les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics et ne se préoccuperaient pas suffisamment d’être de bons rouages au service des besoins du ronronnement de la horde – agiter le spectre de la mort un peu plus que de raison n’est pas qu’une activité philosophique – ça peut devenir une rhétorique. Rappeler au sujet sa fonction en faisant sonner le glas.
La société des cavernes je suis sûr, déjà, y a qu’à voir la femme de la grotte Chauvet, pas franchement épanouie, totémique, sans autre visage que le double prolongement d’un bison et d’une lionne. Pas d’identité, pas d’amour. Mais aussi maternelle et enveloppante, aussi irrévocable et intouchable que les parois d’une caverne éclairée par les torches des aurignaciens. Un monde dont les formes font dieu, un peu comme la musique et les vitraux de l’Eglise fomentent l’émerveillement et le désir de les rendre intouchables. Sacrés.
Aux grottes des premiers hommes, la force du dominant, aux branches des arbres des premiers hommes, la vue parfaite des guetteurs… sauvageries d’un âge d’or des désirs ou non? Un âge d’or d’avant les pièces d’or en tous cas.
Quoique, après l’époque des cavernes et celle des branchages soit venue celle des murs, celle des cités et donc de la monnaie, pas de monnaie avant les cités : allons, résignez vous, humanoïdes évolués, pourquoi ne pas préférer un rassurant avoir-l’autre monnayable au monarque, plutôt que l’oiseau volage et bohème de l’être-à-l’autre des temps pré monétaires ? Les besoins d’argent ont cela de pratique qu’ils pourront masquer, une vie entière, quel désir on aurait pu se découvrir en se donnant du mal avant de posséder des biens.
Le monde des monnaies, le monde de la cité, c’est ce monde où il devient de plus en plus facile de prendre le désir pour un besoin, de prendre les obsessionnels avaricieux pour les sages de la Banque.
Et comme dit Boris Vian, le désir peut rentrer alors dans le bocal des possessions avec le chasse-filou, le repasse-limace et le ratatine-ordure et le frigidaire. Tout ce que tenta de fuir, dans une course vers un rêve, le mari tunisien milliardaire de mon amie Denise, qui vint l’enlever pour avec elle partir dans les premiers kibboutz en leur léguant toute sa monnaie. Qu’a donc voulu quitter Denise lorsqu’elle a voulu quitter Jérusalem et qu’elle a surgi, entre le campus universitaire et les H.L.M de ma consultation, nonagénaire et déçue par l’âge d’or, espérant en retrouver un précisément dans ce quartier du campus où elle avait étudié dans les fifties, ce qui me permit de lui faire visiter le musée et les œuvres de Tomi Ungerer avant qu’elle ne reparte, déçue par ma ville et non par ce qu’elle découvrait de ses dessins, terminer ses jours à Jérusalem ?
…la vague sollicitude que j’avais témoigné à la voisine qui sauva mon livre de l’anonymat absolu en le placardant aux vitrines de son magasin à la gare, c’étaient quelques sommes non réclamées, ainsi qu’agiraient, éthico-spasmodiquement, tous ceux des toubibs qui ont fait médecine quand ils ont compris que curé c’était un job où on peut pas savourer l’amour comme il pousse dans la culotte des humains ! – mais la réalité de ce bien offert à la voisine se chiffrait – un rendu pour un prêté – et se chiffreraient aussi les biens accumulés par Tomi – fourmi prêteuse et morale – ( tout se calculerait-il a l’aune de ce cadeau immense ensuite : grâce à ma voisine j’ai pu bavarder une bonne centaine de fois avec la pensée de Tomi, la radicalité de son rapport au bien et aux biens !)- un jour tu fleuriras qu’il me dit, le gars pour me consoler de mon insuccès littéraire permanent.
Mais le bien comme on me l’a rentré dans le citron c’est le catholique romain – et d’abord la musique, l’obscur du mystère, les parfums les architectures, les marmonnements incompréhensibles, la paix, le sentiment de pas être seuls, le sentiment de tribu, que les parents malgré leur soucis faisaient partie d’un groupe impressionnant capable de chanter tous ensemble et ça jusqu’à mes presque six ans à la Chapelle du carmel de Casablanca dont j’adore, dans ma mémoire, (pas quand j’observe la photo faite en y repassant en 2013), dont j’adore encore la couleur, intérieure à moi, du souvenir des carreaux.
J’ai évidemment du mal à me souvenir quelles rhétoriques pouvaient bien interpeller ce garçonnet de moins de six ans, hormis cette beauté que je prêtais, comme à autant de bonbons, aux verres colorés de fenêtres, aux grilles mystérieuses qui devaient bien cacher des carmélites à l’époque où j’y entendais caramel, et au visage du prêtre qui, lorsque je le regardais assez longtemps, se nimbait d’une auréole, mais sa sainteté faisait partie de mon processus d’accès à la virilité, et cette sainteté c’était le courage des martyres, dont je regardais les images colorées depuis ma place de nain quand ça durait trop longtemps, ces images étaient faites pour ravir et le ravissement me proposait de devenir aussi puissant que les géants éternels qui m’entouraient et me cachaient tout, sauf quelques reflets des vitraux-bonbons, sur les bancs, les martyres, modèles de virilité, il fallait donc s’identifier à eux sous peine d’être un déchet. Il y avait le blanc de leur héroïsme, il y avait la noirceur des traîtres et le nom de Judas, alors que j’avais cinq ans à peine, était déjà une insulte que, vu la foule présente dans la chapelle, il était plus prudent de ne pas mériter. Les vitraux auraient amusé, soixante ans plus tard, Denise la séfarhade tunisienne quittant Jérusalem pour retrouver à Strasbourg la ville de ses études.
Mais les fameux vitraux se sont mis tout seuls à la place d’un dessin de Tomi Ungerer par hasard au moment où je corrige cette ébauche en y posant des photos! (On voit le reflet de sa fille Mikhal!) En réalité elle ne les a jamais vus. Par contre la légèreté des lumières de son enfance a Tunis à elle, Denise Zeitoun, avant et pendant la guerre, ça, elle l’a écrit et j’ai pu le ressentir en la lisant.
Imiter les martyres a donc correspondu dans mes vœux projectifs de garçonnet, à l’imitation du parent. Être un athlète. Et sans avoir besoin de l’appareil inquiétant de la sexualité, sans être la moitié d’un couple car les saints et les héros ne sont pas du registre Roméo et Juliette , ni de Tristan et Yseult, ni de papa et maman. Le héros c’est l’enfançon de lamaman, fait roi, au fil du temps, de l’adulte qu’une partie de lui se pense devenue. Et il est d’une force surhumaine ce qui tombe bien pour contrecarrer le père, modèle international et universel inconscient mais patenté de l’ogre.
Être capable du martyre résumera l’idée d’avoir ce qui s’appelle déjà la foi, à un âge précédant toute lecture de tout texte qui étudierait le contenu de cette croyance. Une foi sans rien avoir lu mais pleine du savoir immense qu’il est nécessaire, pour pas crever, qu’il est nécessaire de prendre un rôle de héros-enfantin, ce David plus fort que Goliath, ce Saint Pierre, n’importe lequel, donné aux lions, écartelé, lapidé. Sinon ça pourrait chier. Et le ciment qui fabrique cette certitude que ne plus avoir la foi serait trahir la tribu protectrice, cette tribu si puissante qui fait se taire les parents (pas comme aux cocktails) pendant que le curé là-bas, est clairement nimbé d’une auréole tamponnant et double-tamponnant sa qualité de saint authentique, ne plus avoir la foi ce serait d’être exposé à la castration même si depuis Saint Étienne, autre martyre, le christianisme permet d’éviter la castration secondaire symbolique de la circoncision qu’avaient subi tous les héros mâles des débuts de l’affaire chrétienne, tous circoncis.
Mais bon, la réalité indiscutable de la toute-puissance d’un ogre continuait de se lire à l’inquiétude dans le regard des parents si tout d’un coup on avait la fièvre. Et christianisme ou pas le triomphe de la mort, comme dans l’épouvantable tableau du Prado de Madrid, le triomphe de la mort proposait encore bien fort dans les années cinquante de ma naissance des choses aussi inquiétantes que l’inquiétante étrangeté de ce wagon qui me saute aux yeux quand je découvre le tableau, au Prado. Un wagon et un camp de la mort.
Serait-ce cet effroi que j’entends lorsque d’authentiques adultes aujourd’hui observent avec haine, dégoût et certitudes confites la phrase, toutes religions confondues, ne pas avoir la foi, entendue avec d’autant plus de rejet et de peur qu’à cette foi on n’y connaît rien, s’en contre-foutant de la théologie, mais, sabre et mitraillette à la main, souhaitant rien plus que de participer à la troupe immense de ceux qui, par leur fidélité, continuent de se proposer comme les seuls garants du pilier de nos sociétés urbaines ?
L’héroïsme de la foi cependant j’avoue le ressentir quand je m’approche des menhirs et des dolmens je sais je suis grotesque cet état de choses a commencé lors de mes premiers passages en Irlande, où les dispositifs des pierres dressées permettent non seulement une forme de visée céleste et astrale et donc de la mathématique du temps mais parfois aussi de se trouver au devant de ce mareyement océanique que petit je regardais avec joie depuis la corniche d’Aïn Diab à Casablanca, en prenant le souffle du vent à mes deux oreilles pour la sollicitude d’une puissance dont je n’avais pas non plus idée d’à quelles lois elle répondait mais qui faisait une belle musique, une liturgie formidable, et pour laquelle j’aurais certainement été ravi d’être un héros capable de porter des menhirs comme les espagnols portent leurs statues sur des palanquins lourdissimes pendant la semana sancta à Pâques. Porter quoi ? Des pierres éternelles qui crevaient leurs yeux dans le paysage à force de cette éternité tellement opposée à nos crevardises de doryphores, des pierres à chérir dans le paysage des pierres dont se saisir un beau jour trouver comment fabriquer du paysage autour des cadavres du dolmen autour du pourrissement du corps des héros et du menhir comme autant de doigts tendus vers l’infini stellaire, reconstruire les grottes premières, obscures et tant chéries, et porter quoi, sinon ces morceaux d’éternité, se réunir à cent, à mille pour porter les pierres jusqu’au lieu qui un jour (comme à la cathédrale du Mans où un menhir était collé aux escaliers du portail) manifesterait la fraternité de l’homme et de ce désir d’éternité, cette confiance en l’éternité des pierres d’abord remarquées aux cavernes et aux éboulis glaciaires comme aux sommets vosgiens. Quelle fraternité ça souderait entre peuples des mégalithes, y a qu’à voir encore aujourd’hui cette solidarité entre irlandais, entre bretons, entre portugais, marocains, ces peuples de l’ouest encore enclins à prêter l’épaule pour hisser le savoir-temps,
Mais la culture des mégalithes précède celle des villes. Qu’est ce qui coïncide avec l’apparition des sociétés urbaines sinon la monnaie ?
Les héros porteurs de rocs ne connaissaient pas la monnaie, ne deviendraient pas les soutiens aveugles des banquiers. On peut se moquer de leurs traces, de cette adoration qu’ils vouaient aux pierres, à leur durabilité peut-être ? On peut au contraire se réjouir que déjà ils aient été préoccupés d’éviter la disparition complète de leur présent une fois qu’il serait passé, dans le futur, et en ça ils étaient déjà comme les historiens et les prêtres, dévoués à ce qui est mort pour dire la préciosité de ce qui, aujourd’hui vivant, mort demain, garde à leurs yeux la grandeur d’une dimension autre que celle, plus médicale, de la stricte disparition. S’adosser aux pierres éternelles, faute de théorie, ça repose.
Une vingtaine d’années plus tard que mes passages émerveillés et é-mère-veillant dans La Chapelle du Carmel, je lis l’Histoire des religions, de Mircea Eliade : quelque chose de la structure même du sacré m’apparaît en même temps qu’une peur immense.
Je suis à plusieurs reprises seul en forêt, je dors sous la tente, j’applique sagement le programme de l’héroïsme, au fond, scout.
Je n’ai trop rien noté de ma sexualité, pendant ces années d’adolescence tardive, rien par écrit de ce qui me préoccupe avant toute chose, la marée quotidienne et joyeusement gonflante du désir montant. Ni que cela risquerait de m’inféoder, si je tombais amoureux d’une porteuse de l’objet obscur du désir, comme époux, m’inféoder comme papa à un couple dont je continue de porter innocemment, inconsciemment, la certitude que le seul héros, le seul martyre et le seul aimé est : baby.
Être seul, dans les bois, la nuit, sous la tente. Se sentir adulte et vieux alors que je n’avais que dix sept ans. Dans les carnets que je retrouve : un alignement de grommèlements. Dans le souvenir : ces nuits de terreur, dans le glapissement des renards et les étendues des montagnes, entre les lignes du dévoilement par Mircea Eliade d’une structure du sacré.
Coupable en le lieu du cornichon. Coupable d’avoir égaré les certitudes du religieux, faute d’y avoir prêté suffisemment d’attention quand elles s’installaient en moi par les moyens de la rhétorique la plus simpliste, celle de la séduction toute puissante des vieilles institutions de la foi, celle de la culture musicale, des liturgies, des vitraux, celle de la morale – les certitudes du religieux ont ceci de particulier qu’elles n’ont presque jamais rien de métaphysique. Et je serais aujourd’hui aussi incapable de reconstruire la scénographie de ce à quoi je croyais si fermement que de retrouver ce qui faisait que j’aimais lire le club des cinq ou Bob Morane. Un goût très enfantin d’aventures très approximatives. Une consommation.
Je me souviens (je l’avais noté à l’époque, dans des petits cahiers), de ma terreur quand glapissaient les renards, petits ogres dentus autour de la tente, ou bien quand fougeaient les sangliers à grands bruits de grouins, pas loin – je me rappelle mon regret ces nuits-là d’une maison en dur.
Alors, dans les bruits du vent et les courses d’animaux, mon souhait se disproportionnait d’angoisses, je rêvais d’un hébergement, d’une forme de maman.
Et j’ai retrouvé, toujours dans mes notes de l’époque, quel plaisir je m’y racontais qu’alors j’avais eu, une fois terminées les longues nuits d’incertitude en forêts, de trouver au milieu de chaque hameau, dans chaque village – un refuge grâce au formidable réseau des églises, puisque dans les années soixante dix leurs portes étaient encore systématiquement ouvertes, on y croisait même parfois des gens, et au plus reculé de l’Auvergne.
La nuit, en forêt, au contraire, la peur générée surtout par la lecture si surprenante pour moi, du livre de Mircea Eliade sur l’Histoire des Religions, la peur de me sentir en train de perdre tout le re-Père qu’avaient été mes fois, dénuées de tout savoir et pourtant pleines de belles images- indifférent enfant que j’avais été à autre chose qu’au narratif des histoires bibliques : l’enfance s’évaporait, et cette peur je m’en souviens allait au point parfois de faire trembler toute la tente. Petit cerf tremblant sans le savoir, bien plus devant les dianes qui pourraient bien sonner l’hallali de son refuge aux jupes de sa mère, que devant les trois coups mystérieux annonçant la pièce de théâtre philosophique des dévoilements laborieux qui se feraient tout seuls, à mon insu pratiquement, occupé que je serai, après une enfance inattentive, par l’enthousiasme nigaud d’un petit papageno superficiel et apeuré par tout effort…
Mais pourtant pas peur au point de perdre complètement le vœu d’héroïsme, comme tatoué dans les premières années, par l’image des martyres chrétiens qu’on m’avait servis,martyres à peine retouchés par le christianisme, probablement, collant au modèle des héros antérieurs à Rome, antérieurs aux Celtes, ceux qui portèrent sur leurs épaules les mégalithes. J’ai tremblé sous ma tente, je réalisais la fragilité de ce que je m’étais raconté de ma religion – et pourtant je restais fidèle au modèle de l’héroïsme sacrificiel, prêt pour de longues et impitoyables heures studieuses dans l’étouffoir de la Faculté, prêt à être l’outil, le rouage qui ferait perdurer la cité en sa laideur croissante.
Prêt au martyre de transporter, avec mes contemporains, ce que sont devenus les menhirs au fil du temps puis des siècles des siècles : un fonctionnement social absurde rendu obligatoire par notre explosion démographique, parmi les tours des conurbations…
Si j’isole d’abord l’idée du martyre, parmi toutes les idées d’une éducation catholique, c’est parce que je parviens encore à me souvenir de mon enthousiasme naïf pour cette propagande simple visant à exalter dans l’enfant tout ce qui fera de lui un bon candidat à l’endurance et à la mort.
Le degré de complexité atteint, par l’union entre des sociétés de natures différentes au gré des régions et des époques, fait que le livre sacré ne tatoue pas les cerveaux qu’au travers de la thématique du héros, du martyre ou du soldat. Le livre sacré, celui des ancêtres familiaux de la Chine jusqu’aux livres sacrés du Machu Pichu, du livre des rois mésopotamiens ou à l’ultime propos, fut-il futile comme le spectacle contemporain,( dégoulinant, incohérent, baveux) du livre télévisé des écrans et des modèles façonnés pour les séries et les mangas – pas si multiples- qu’ils proposent aux enfants – le livre sacré comporte d’autres catégories que celle du martyre, certaines franchement philosophiques, comme les multiples avertissements chrétiens concernant la mort, avec parfois en option la résurrection à l’égyptienne, le jugement dernier. La Défense et l’illustration d’une autre catégorie qui me soit restée, c’est celle d’une maternité inhérente, tant à l’image de la reine du ciel égyptienne, Isis, que de la Regina Coelis romaine, Marie. Ça n’est pas rien. Le bleu du ciel, étoffe maternelle, ça n’est pas rien.
Et puis, outre les modèles de martyre, de mort, de jugement dernier, de maman céleste, bien entendu il y a eu aussi pour moi la proposition d’un père supérieur, appelé tel – et doté par le christianisme d’une grande sollicitude… la liste m’échappe des autres modèles, de ce dont j’ai été lesté, farci, gravé. Mais le supersage, le scribe, le mage savant avaient tous une allure de dieu le père.
Ayant parcouru Mircea Eliade pour découvrir quelque chose de la théologie, le vide mystique de la pédagogie pourtant sacrée dont on avait usé à mon endroit, me désemparait.
Je ne pouvais plus croire que je croyais, tel le Socrate moqué par Aristophane dans « Les Nuées ». Pourtant voilà : restais robuste et pratique en somme, utilisable pour ma société, toujours avide de martyres, de sainteté et, comme le précise Nietszche cruellement, de soumission. L’ivresse me demeurerait, puisque finalement seule l’étiquette du flacon avait été discutée auparavant. Comme si ce qu’on porte en grimaçant des mille douleurs de l’effort, par la puissance de ce qui fait l’essence de nos croyances, était une forme de perfectionnement des mégalithes : ne suffit il pas de contempler l’empilement urbain des immeubles de bureaux ?
On dirait un chaos, (alors que les pierres et les dolmens érigés il y a si longtemps, près d’un bois, d’une plage ou au sommet d’une colline, organisaient autour d’eux une magnifique orientation) -mais c’est l’organisation d’un pouvoir omniscient de régulation et de distribution, Manhattan ou Shangaï : l’image urbaine planétaire de menhirs qui disent la loi. Non pas la simple loi céleste d’un retour régulier des solstices : la loi qui rétrécit le monde parce qu’informatique, cette loi est celle de de la prise en compte de tout ; elle nous tient au pied de nos menhirs aussi fermement que si nous n’étions qu’une petite tribu.
La calculette internet est devenue championne dans l’art de rétrécir le monde à la dimension d’un village. Et les temples n’arrivent plus à dominer la skyline des cités, un peu comme en moi l’Histoire (la rigoureuse, voudrais-je croire, pas celle de ces historien•nes qui n’y voient que l’occasion de conforter le névrotique spasme de vouloir affirmer son propre roman, et qui sentent bien quel trésor la narration du religieux constitue en matière de magistère identitaire) – un peu comme en moi l’Histoire a remis en perspective les éléments du religieux. Ça ne dépasse plus. Ça ne dépasse plus comme des cathédrales, qui elles même avaient peut être poussé juste pour ressembler à des menhirs, pour être aussi rassurantes que ces pierres si aimables aux hommes premiers. Ce qui domine ce sont les gratte-ciels qui dureront moins que les pierres premières, et leurs logos déclinent la puissance de multinationales ou même de tycoons, mais en réalité hébergent un monde fou, éberlué par les instants qu’ils pense éternels, hébergent des populations tellement pullulantes qu’on pourrait écrire une bible chaque jour, que dis-je, chaque heure, rien que pour raconter comment ils ont passé leur journée, que dis-je, l’heure écoulée.
Dorénavant, comme le net peut dénoncer chaque comportement de chaque humain ou presque, ainsi que les participants avertis et précautionneux d’une Cour où tout manquement à l’étiquette serait immédiatement quantifié, il devient une évidence que nos maîtres, nos pharaons à nous, ils nous tiennent, et si pas sous leur regard totalement méprisant, au moins sous celui, automatisé, de leurs équations.
Est-ce qu’il ne nous faut pas déjà être beaucoup plus polis que cardinaux au Vatican ou courtisans à Versailles ? Est ce que le simple fait d’apprendre à se servir du clavier d’un téléphone ne nous comprime pas dans une gesticulation déférente ?
Est-ce que le net n’a pas rétréci la planète à quelques menhirs banquiers qui font paroisse ?
Et est-ce que, sur le chapeau pointu de ce magicien omniscient et hyper organisationnel que sont les informatiques, le cri guerrier des martyres de ma foi perdure – ma foi elle-même n’est elle pas en réalité intacte, immuable parce que statufiée par une nécessaire terreur – ne me suis-je pas contraint d’être plus croyant que jamais ? La peur d’être un traître un sans foi ni loi, une merde méprisée de tous et menacée par les pires qui s’en feraient un galon sans péril – s’est-t-elle multipliée aussi exponentiellement que l’espèce ? – bien sûr que non, le seul risque n’est jamais que celui sur l’Un majuscule égoïste de mon unité individuelle, que j’en crève ne ferait qu’une mort, une seule, la mienne, rien de plus.
Mais quelles sont les saintetés qui parviennent encore à atteindre mon désir absolu de solidarité, de fraternités, mon souci anthropologique d’appartenance, mâtiné du paradoxal vœu de pauvreté hérité lui aussi de mes soumises et décisives années d’enfance ?
Mourir pour la Sainte Banque ne propose clairement aucune sainteté. Mourir pour les biens de quelque singe humain qui en aurait, du bien, et qui se présenterait vaguement, outrageusement, cyniquement voire naïvement comme bienfaiteur ? Évidemment personne ne se bousculerait pour défendre les sous d’un banquier, sauf les mercenaires, troupe peu sûre même si toujours pullulante. Donc la question reste brûlante : comment pharaon peut il s’entourer d’une nuée de héros, encore et toujours, dans l’aujourd’hui, minoritaire hélas, des démocraties ?
Par l’Art ? Par l’art.
Les œuvres accumulées au cœur du musée au milieu de Central Park sont éloquentes. N’ai-je pas eu l’impression d’être un saint pendant que je passais des semaines à dévisager les œuvres enchâssées au milieu du quartier le plus cher de New York, comme en un temple ?
Quand on suit la trace de toutes les œuvres d’art du monde qui se sont réfugiées au cœur de l’adoration planétaire, les musées des grandes villes, comme le Metropolitan Museum sur l’ancienne île des indiens, à Manhattan, concentre à lui seul mille bibles.
Mourir pour l’art ? Voilà.
L’émotion qui nous balaie dans les salles du Musée, miroir tendu aux passions des passionnés autant qu’aux désœuvrements des badauds, naît devant cette gigantesque et mouvante mosaïque du musée, réceptacle de toutes les fois fidèles, croyantes ou convaincues de ne l’être pas – on croise donc et par ce fait même, aux sous sols du metropolitan muséum, Camille Claudel, son image amoureuse nue d’avant l’asile psychiatrique, nue comme l’humanité, (cette autre implorante amoureuse que torturent les dettes familiales et le Réel)…
Camille, enfouie de tout son désarroi au milieu de tonnes et de tonnes d’imprécations, de prières, d’œuvres d’art ou de déco, d’antiquités et de modernités, de formes et de magies infinies et indiscutables, soudain aussi massivement présentes que les vitraux d’une chapelle sous le regard d’un adulte retrouvant l’enfance, accumulées comme autant de joies muettes enfin exposées à de possibles regards.
Une vraie apocalypse, vraie de vrai. Ils sont venus, les touristes, venus de tous les coins de la planète y décrypter sans relâche les œuvres venues elles aussi comme eux du monde entier et en plus depuis tous les replis du temps passé, l’Imploration de Camille Claudel voisine, à quelques chambres, l’incroyablement ancienne imploration de la bufflonne Ninsun, sage divinité sumérienne de l’oniromancie, tendant son offrande à des regards tout aussi incrédules et tout aussi fascinés… et à moi-même tendant son gobelet puisque c’est cela que je pratique aux soirs de mes consultations depuis 1989, l’onirocritique…
Pendant que le regard banquier vérifie grâce au Net que l’erre de chaque gesticulation de la foule humaine soit unie vers les banques, l’Art de la Banque, lui, précisément, étonnamment, énigmatiquement, garde conscience et manifeste quelle est la puissance de l’Art sur le cours des choses et des valeurs, quelques soient leurs algorithmes. Puisqu’aussi bien c’est la rencontre entre le regard d’un puissant et la beauté d’une œuvre qui, faisant les cours de l’art, fait office d’étambot au gouvernail des valeurs, de manchon pacifique et de refuge directeur, permettant à l’espoir de rester caché tout au fond de la jarre des plaies que jette Pandore sur l’humanité, pendant que le cours de la Bourse régit guerre et paix.
Ainsi convaincu d’être martyres, fidèles parmi les fidèles, les pauvres naïfs visitent-ils aux musées ce qui fait et défait la cote boursière de l’instrument de saisissement du jouir de mille maîtres.
Ainsi les mille maîtres de nos guerres sont, eux aussi, dans une foi naïve, celle de se goberger d’une accumulation. Leur manque de créativité est proportionnel à leur savoir comptable. Ce sont comme deux vases communicants qui se siphonnent mutuellement. En vérité je vous le dis, seule la passion collective, la passion des peuples, pour les objets qui constituent leur accumulation de princes, leur collection de Picsou, leur spéculation, leur garantit qu’ils ne se seraient pas trompés. Ils ont ce besoin de nos martyres d’innocents aux mains vides.
Car prisonniers du drame commun, les pharaons sont incapables eux aussi, le plus souvent, d’avoir fait de leur propre désir la terrible étude.
Etude effroyable, précisément celle dont le religieux tente d’écarter le sujet depuis cinq cent mille ans, il n’est que de voir la Vénus de la grotte Chauvet.
Le rêve naïf de Freud, au décours de cette enquête que le sujet peut entreprendre, le rêve du Wo “Es” war soll “Ich” werden, ce rêve du siècle passé, que le héros de la psychanalyse pourrait, tel Saint Thomas, vaincre ses fois aveugles en des choix automatiques, par la splendeur d’un rétablissement de l’autorité de sa Raison enfin informée de toute l’étendue de son Inconscient – ce rêve joyeux a évidemment pris un peu de plomb dans ses ailes si belles. Parce que, c’est vrai ce que formulait Lucien Israël : l’inconscient est fait pour le rester.
Seul le cri des martyres du peuple informe les pharaons nos oligarques d’un triomphe de la sensibilité. La leur est purement gustative et ne saurait se permettre d’être morale, la morale étant le lot des soumis, l’éthique étant ce petit bout à jeter dans un reliquaire pour atteindre aux strates supérieures de la pyramide des hiérarchies humaines. Depuis la géhenne et la tour anonymissime au pied de laquelle chaque jour depuis 1989 je roule mes miettes comme un scarabée j’ai pour seul privilège ce qui en est le contraire, la joie partageuse des solidarités, qui fait le fond de toute beauté et dont les hérauts verront leur œuvre finir paradoxalement suspendue aux murs ou dans les coffres des princes.
Et donc une autre des images que ma raison raisonnante n’ait pu effacer des rouages inconscients qui me pilotent, l’image rutilante conservée depuis la Chapelle des carmélites à Casablanca, avec ses vitraux en bonbon-rouges-à-lèvres, c’est évidemment celle d’un paradis – antinomique des ces quadrillages urbains qui m’annihilent chaque jour.
Oui, d’une Jerusalem Céleste, pas terrestre comme celle qu’avait voulu fuir Denise Couca à cause des hommes avec mitraillettes qui traînaient au marché vous iriez au marché, vous, avec des gens qui se promènent leur kalashnikov sous l’bras ?
Denise, visitant le musée de mon saint (Tomi Ungerer, Saint Tomi), lui a rendu cette grimace. Savait-elle qu’il m’avait dit un jour oui mais si y a plus de religion y aura plus de temples ? Elle qui, lors d’un séjour comme jeune stagiaire enseignante en Irlande du Nord entendait avec ravissement les petits lui dire : Is It true, Ma’am, you coming from Holy Land ? – et qu’elle avait dû pour finir le leur décrire.
Lui, habitant du paradis à l’Ouest paradisiaque de l’Irlande bénie, il n’avait pas le désir d’une Jerusalem céleste, ni, comme moi j’en ai désir, de la cathédrale qui incarne un paradis au milieu de ma ville à distance respectable des bâtiments anonymes où j’exerce.
pas besoin puisqu’il habitait, lui, l’Eden (dont l’étymologie vaut son pesant de noyau d’abricot). L’étymologie d’Éden ? Une vraie révélation. Donc en fait voilà : les gens de bien se divisent entre ceux qui ont du bien et habitent loin du tumulte et de la puanteur des villes, comme les riches mésopotamiens, et ceux qui pratiquent le bien et leur servent de marchepied. Et à l’occasion voient en eux leurs Saints, et dans le fait qu’ils vivent en Éden la preuve qu’ils sont quand même mieux orientés qu’eux puisque l’Eden, c’est l’paradis…
Et en matière d’Irlande j’en connais un rayon, de paradis, mais le sien, celui de notre Saint à nous, Strasbourgeois, Tomi l’a protégé scrupuleusement contre les marées de constructions insultantes pour le sacré que je me raconte discerner à ces paysages et qui s’abattent depuis les années soixante dix sur l’Irlande. (Ça m’a tout de suite plus à la grotte Chauvet, ce respect qu’ils ont eu pour chaque relief et la probable lecture qu’ils ont eu, une lecture anthropocentrique, aux immenses rochers qui décorent Vallon Pont d’Arc – lire, il y a trente mille ans, un paysage comme un corps, comme un message, lire la nature comme une providence, et du coup ne rien vouloir en heurter)
Oui, ça m’aurait plus que les irlandais se soient attachés à la splendeur de leurs paysages aussi mais les années soixante dix ont permis que les petits bungalows « dénotent » un peu partout, et posent leur confort sanitaire joyeux un peu partout. C’est plus rigolo mais bon.
Une escouade de vrais irlandais, au sens de la véracité qui caractérise l’irlandais, de vrais Kerrymen, au sens où le Kerry contemple sans cesse l’amitié, l’a aidé à remonter, patiemment, l’espoir, face à l’Ocean, tout près de trois tours médiévales effondrées. En les regardant j’imagine la régularité de leur fréquentation de la messe et des pubs, lieux aussi intriqués que l’inconscient et le conscient et, si l’on y rajoute le spectacle de l’océan allé avec le Ciel, aussi intriqués que le réel, l’imaginaire, et le symbolique. Les ancêtres du symbolique, l’imaginaire de la cuite, des voisins et de la table du pub, l’océanique Réel. ( c’est plus joliment dit sur le site delcaflor,
dont le nom vient de l’ancestrale et symbolique maison d’un ami extraordinairement au fait de l’imaginaire et détenteur d’un violoncelle Réel :Delphine et Camille Florence, je crois, gravé au linteau au dessus de la porte de sa vieille maison, près des douceurs forestières du Petit Hohnack.)
Et maintenant que depuis 2019 Tomi s’est dérobé, une nuit qu’il lisait la correspondance de Nabokov, quel au-delà, (pour rester dans les objets du mythe égyptien de l’au-delà) ?
Le petit cimetière de la famine, à côté de chez Saint Tomi ?
Ou bien le souvenir du bonheur dont tel un démiurge il posait la surprise au dedans du pantalon ?
L’au-delà pour faire patienter les naïfs en les menaçant d’un jugement, ou bien l’au delà de l’Éternité de l’Instant, une des deux seules éternités dont parlent les manuscrits codés mais décryptés des prêtres d’Osiris ?
Ainsi voilà l’ancien enfant de chœur rendu à quoi sinon au fantôme de la liberté. Le sujet enfantin qui se croyait croyant sans rien savoir sait à présent qu’il ne sait rien mais se souvient d’avoir eu extrêmement peur en découvrant l’inexistence des contes à dormir debout inséré dans sa mémoire enfantine par lui-même, sans plus pouvoir imaginer pourquoi il a eu si peur, et qu’évidemment en rien il n’a déplacé le tissu, pluri millénaire, entré en interaction avec sa cervelle chaque fois qu’il se retrouvait devant le discours tenu dans les années cinquante et soixante, de ma naissance à mes quatorze ans, par le ton magistral qu’il (car j’étais lui et chaque fois que je suis un peu demeuré, c’est lui qui s’en accroît d’autant plus) croisait aux lieux dévolus au sacré – arrivé depuis Casablanca en 1962 dans une ville de Strasbourg où Albert le grand avait pu laisser son influence, et moi, peut être aussi effrayé que lui par la masse immense des automatismes de pensée et la difficulté à produire quoi que ce soit qui ne soit pas un obscurantisme, je regarde aujourd’hui au centre de ma ville un bâtiment roman et gothique et la tour qui le surplombe en dominant le centre de la ville, beffroi pédagogique, disant un savoir architectural et proposant mille énigmes dont je n’ai cependant plus aucune idée, ne serait ce que celle du savoir-faire des sculpteurs et des penseurs de l’époque.
Pour les idées empruntées par Ambroise à la République de Platon (la Tempérance qui surmonte la Colère, la Force la Lâcheté, la Prudence la Folie et la Justice l’Injustice) je me plais à les voir, ces vertus, non seulement dans les statues qui les représentent, mais dans les quatre tours d’angles qui s’élèvent depuis la plate forme jusqu’à l’octogone.
Où les huit escaliers aux marches minuscules symboliseraient ensuite, plus haut que les quatre vertus des quatre escaliers dits des quatre coins, les huit vertus aristotéliciennes, la tempérance, la continence, la justice, la libéralité la grandeur d’âme. Ça serait chouette.
Les huit escaliers traversant sept chapelles comme étaient sept les planètes dénombrées à l’époque, les planètes à l’incessant ballet incarnant au ciel ce qui change, ce qui bouge, à l’opposé de l’Un figuré par l’étoile immobile et polaire, ce sept que traversent les huit dispositions transcendantales d’escaliers symbolisant les vertus, incarnerait le monde changeant que traversent les candidats à une rencontre ultime tout en haut avec l’unique, ça serait très chouette aussi et on pourrait gloser à n’en plus finir, patiner là dessus comme des champions sur la glace éblouissante de nos délires et dans le vertige approprié des siècles qui s’enfilent depuis le début de la construction de cet interminable escalier, tout ça bien soyeux comme de la bonne neige.
Mais bon c’est uniquement un sketch qu’on se raconterait et on pourrait dégoiser tout c’est c’qu’on veut en matière d’hypothèses sans risquer d’autre démenti que le sourire placide de ceux qui savent (les médiévistes un peu sérieux) qu’on n’en sait plus rien de rien, sinon que les architectes de ce genre de pari étaient plutôt des intellectuels que des terre-à-terre d’ailleurs y a qu’à voir. On peut pas dire que leurs architectures soient matérialistes.
Tout ce plaisir spéculatif des hypothèses… pour pouvoir se jucher de nouveau à la fois sur la terrasse d’une cathédrale et du coup un peu comme sur les épaules de l’enfant naïf que j’fus, çui qui croyait sans savoir quoi, pour pouvoir me raconter encore et encore une aventure de Lilliput au royaume des géants éternels qui cernaient l’interminable enfance première : on monterait à quatre ami•es les escaliers en se racontant que chacun•e des quatre incarnerait une des quatre vertus, et surtout sans s’avouer que ce serait régressif. (Est ce que la vérité est une vertu me demandè-je en regardant la tourelle d’angle nord est Est-ce que la vérité est une vertu se demande Thomas d’Aquin en bouquinant Aristote. Est ce que cette tour qui contient deux escaliers dont un des deux s’interrompt en route pourrait incarner autre chose que ça, la duplicité des vérités, aimè-je à me dire)
Pour dire la vérité on clignerait des yeux d’horreur en regardant ce qui entoure maintenant la cathédrale, mais peut être à tort car pourquoi éviter la vue, à quelques kilomètres de la balustrade, d’une muraille contemporaine de bâtiments bancaires moins disant ? Si on était encore dans l’enthousiasme des bâtisseurs, encore en 1419, nos laideurs n’étaient pas les mêmes, on kifferait peut être à mort les façades de métal et de faux ciments roses en treillages ? Toute cette population de gens dont on saurait qu’ils n’ont pas la peste puisque nous voila en 2023, et même qu’ils ont trouvé le traitement ? On trouverait ça bien. En me regardant les gars de 1419 seraient abasourdis de m’entendre leur dépeindre ma façon d’envisager les travaux à entreprendre selon moi pour continuer une architecture monumentale, bavarde, protreptique et lacanienne. Ils courraient vers les immeubles banquiers et s’achèteraient des lofts pour y prendre leur bain.
Tirant avantage sur les gars de 1419 et même sur Bock le savernois de 1550, je leur demanderais de m’écouter sous peine de ne pas leur indiquer ou trouver des bières à la pression dans un périmètre rapproché. Alors, que si ce que je pourrais pérorer, pour leur dire qu’à l’image du tableau de ce protestant de Bock (quand il peint ses bâtisseurs la cathédrale est protestante depuis un moment) les humains, génération après génération, fondent leurs inconscient sur le constat qu’ils réalisent, pendant leurs six premières années de vie, de tout ce qui leur est perceptible des manques de la génération qui les éduque. On peut vouloir ou pas le représenter en architecture, soit. On peut se dire qu’il n’y a guère d’importance à figurer ce qu’a été réellement la foi enfantine, cette scrutation permanente de la vie menée par des parents gigantesques autour d’un enfant lilliputien pendant un temps interminablement long.
Leur manque-à jouir.
Le manque à vivre dont ils témoignaient lorsqu’ils regardaient avec angoisse nos fièvres et nos rougeoles de gosses.
Le màque-à-savoir, enfin, dont ils nous faisaient part et qui nous fit, à un âge donné, leur demander interminablement et ça c’est quoi et ça et ça et ça ?
Et du coup chaque génération est lancée vers la satisfaction d’une réponse à ces trois manques de la génération précédente, en fonction, en plus, de son intrication à l’invraisemblable hiérarchisation des rapports humains, une vraie tapisserie mais évolutive d’une décennie à l’autre. La nuit pendant le sommeil les rêves se dressent géants. Y lire, comme à l’envers, de quel bois la cité se chauffe. Et vers quelles déplorations Camille Claudel nous entraîne à sa suite, dans cette nuit de la raison qui dicte pas à pas notre course invraisemblable à l’abîme de la vérité la plus trompeuse.
Debouts sur le spectre atroce de l’ensevelissement de tout désir architectural d’un dire, aphones, aphasiques, muets devant les silences bétonnières de l’industrie du logement par ensilage des foules de la société pourtant clairement du spectacle, privé de toute cosmogonie, fut-elle lacanienne, quantique, ou simplement romanesque, les hérauts du dire d’aujourd’hui sauraient ils, si quelque pharaon l’exigeait soudain d’eux, représenter une forme de logique collective de la logique des tâtonnements de ce qu’on pourrait appeler comme le fit Foucault la biomasse ?
L’image artistique serait celle d’une petite troupe soumise à la mode comme à un essentiel infiniment sérieux. On pourrait schématiser l’image d’une humanité, guère plus importante à quelques milliards aujourd’hui qu’à quelques centaines de milliers pendant l’aurignacien, mais lancée, petit caillou dans l’cosmos, avec à chaque génération nouvelle les six premières années de vie de chacune et de chacun pour forger un état des lieux du désir à mettre en tension, ensuite, une vie de catastrophes durant…
le recours au mot caillou risquerait de susciter l’idée d’une fronde. L’avantage alors reviendrait au double sens du mot, l’arme ou la rébellion.
mais cependant que je blablate, les voisins ont recouvert leur belle façade arrière, de briques, qui bavarde évoquait depuis cent ans les architectures du nord de l’Allemagne, par la noirceur d’une couverture isotherme, sous le drapeau d’un déchet de plastique amené aux branchages ici d’un vent pollué, aux débuts de la dernière pandémie couronnante, et deux ans avant que la guerre d’un bond ne se rapproche vampiresquement depuis la Syrie jusqu’à l’Ukraine.
Foucault pose au début des années quatre vingt, au cours de ses séminaires du Collège de France, la question : « est-il possible », d’indicer une faculté humaine du progrès – il parle d’un progrès vertueux et il décline d’ailleurs les visages successifs de la vertu, de la démocratie, de la parole juste, chez les penseurs grecs qui ont laissé des textes, puis il parle de l’évolution de ces penseurs célèbres jusqu’aux inflexions de ceux de la Renaissance et des Lumières puis jusqu’à l’avènement du désastre blanchotien, de l’emploi dé-moralisant d’un progrès truand.
Truand oui, car, quoi du futur si le passé se dévalorise face à un progrès eblouissant, quoi du précieux Instant si le torrent d’existence qu’il croise doit être sans trace de l’autre coté de ce gai gué – et bien évidemment que dire d’une évolution de l’humanité si après autant de millénaires on reste sans outils qui émettraient la moindre hypothèse nous assurant que l’on soit en route vers autre chose qu’un perfectionnement de l’Horreur et que l’Âge d’Or serait foutaise ? La «triple antenne » avec laquelle chaque nouveau-né va palper puis extraire du monde ambiant pendant une dizaine d’années éternelles la substance de ce qui, toute sa vie, lui « donnera le moral » ou pas (c’est à dire véritablement sa tension vers un Bien infiniment personnel) – cette triple antenne, selon la philosophe psychanalyste Colette Soler à la claire pensée, est sensible à trois manques repérés par le génie einsteinien de tout marmot – cette antenne triple évalue, dans le mur dressé devant elle par la Toute-Puissance parentale des premiers ans, trois manques, et Soler dit : -manque-à-jouir. -manque-à-savoir. -manque-à-vivre.
On peut, si une telle classification faisait sens, la prendre comme grille de lecture de la constante modification de l’humanité…. constante ? Evidemment s’il devait s’avérer qu’il n’y en a pas, de progression, si, inlassablement, l’humain se retrouve depuis ses débuts devant des manques en suspension éternelle… s’il ne s’est agi que d’un va et vient toujours dans la même soupe…
Pour un écrivain , il y aurait bien un avantage puisqu’alors s’atteler à la tâche de décrire la Condition Humaine, mais dans l’hypothèse scabreuse d’un Eternel Retour de la même eau sous les mêmes ponts, ce serait le privilège vain mais glorieux, de faire une oeuvre à validité définitive. Grand train de l’écrivain. Statue et marbre. Habit d’immortel.
Bon, et puis on a le droit d’en douter et il me semble que l’observation plus fine des conséquences, déjà vérifiables, d’une mise en tension historique de chaque humain par sa propre dette attestera du contraire. D’une vertigineuse quoique peut-être vaine propulsion de l’humanité, visant un objectif. Lequel, vers quoi est lancée notre grappe humanosimiesque, suspendue à sa goutte d’eaux polluées et à sa motte de minerais précieux ? Je suis fasciné à l’idée qu’on puisse pressentir même le début d’un commencement de figuration de la direction qui aimante tout ce bastringue.
Ainsi, et en se glissant parmi sa génération, l’humain, en même temps qu’il prend une conscience aiguë de la place précise de chaque primates parlant, de chacun de ses contemporains par notre invraisemblable sens hiérarchique, ainsi chaque humain s’est forgé sa petite pente à lui. Vers quoi grimper, que fuir, que vouloir. Évidemment, plus grand le nombre d’humains partageant des « pentes » voisines de son inclinaison, et plus ça teintera dans la Masse – au point qu’on peut espérer ou craindre et en tous cas quantifier un mouvement résultant, une révolution, et pas forcément une annihilation réciproque de tous ces émois. Ah, si Foucault avait su ça ! Clairement il était plus calé en philosophie grecque qu’en psychanalyse.
L’idée que le progrès tienne à une résultante de la palpation de trois manques n’est pas très clairement celle d’un progrès éthique aux divers sens pris par un mot si souple. L’humanité serait lancée dans l’cosmos juste pour… régler son compte au manque de jouissance ? c’est flou, et en quoi les modes successifs des réponses générationnelles au manque-à-jouir permettraient-ils de caractériser ne serait-ce qu’un peu la direction approximative de notre errance, de ce dont s’excuse si souvent Foucault lorsque dans son Cours, pour être clair, il se répète, savoir un piétinement fastidieux – c’est bien trouble aussi.
D’abord il m’apparaît impossible de parler d’un progrès équivalent entre les trois modalités : si le « manque-à-savoir » a pu (et encore faudrait-il être sûr des modalités qui feraient de ce manque supposé un des piliers de la structuration de l’inconscient) paraître faire évoluer l’humanité dans le sens d’un progrès, que penser du « manque-à-jouir » et d’un progrès dans nos «manque-à-vivre»?
Le jouir humain aurait -il progressé en cent mille ans, autant que, par exemple, la connaissance ? Les connaissances ne se seraient elles amplifiées que comme l’appendice le plus décent du manque-à-jouir ? La jouissance de l’homme contemporain serait-elle plus ample par le simple fait de l’accumulation d’un héritage collectif – en un mot l’humain•e qui a du bien jouit-il plus que l’innocent•e des débuts caverneux ? Jouit-on plus aujourd’hui du fait des musées, du capital, des héritages, de la mémoire des périodes passées ?
A l’expérience je trouve pourtant hyper pratique cette division en trois modalités de perception du monde parental par le futur adulte. Le procédé des trois chapitres c’est de toutes les manières toujours élégant. J’évite, paresseux, de me demander si, de la naissance à l’âge de six ans, on ne palperait pas d’autres « manques » parmi tout ce qui fait cette Dette transmise précieusement de génération en génération par le vivant. Foucault avait fort à faire de son côté et certainement pas trop envie de devenir l’exégète de Lacan, pendant les quelques années où il a continué son travail de recherches et de cours, après la mort de son collègue en sciences de l’être …
Mais la réponse à la question de Foucault quant au mécanisme d’appropriation, génération après génération, d’une tension vers les lendemains de l’humanité, il me semble bien la retrouver dans le travail de Colette Soler : seulement voilà : qu’en déduire ? Et la paresse me reprend…
Mais ai-je le droit de paresser ?
Les trente années que je viens de consacrer en partie à la psychothérapie, en m’aidant de la notation par les patients de leurs rêves, me remplit la mémoire d’un dossier extraordinaire quant à la façon dont les dettes familiales s’y déploient, quant à la réception, par chaque sujet, des trois manques dont parle Colette Soler.
Et c’est bien évidemment à cause de mon travail que je reçois celui de Foucault, celui de Lacan, celui de Colette Soler comme le désert la pluie.
La connaissance humaine n’aurait-elle progressé qu’en fonction du manque-à-jouir ? Ça reviendrait-il pas à dire que l’homme de bien, le philosophe, l’ami du savoir, ne serait que cellui qui a du bien ? Le vrai problème c’est qu’évidemment nous avons pratiquement tout oublié des années premières, celles pendant lesquelles se forgeaient en nous même la représentation des manques fondateurs de nos aînés – il est impossible de se contenter d’interroger nos mémoires propres.
L’avantage de ma paresse étant d’éviter peut-être de découvrir que j’aurais pallié un manque par l’autre, et que mon désir d’écrire ne serait là que pour masquer par une jouissance déviante ma crainte quant à celles qui seraient plus compréhensibles : prendre son pied plutôt que la plume et raconter des histoires distrayantes plutôt que partager des interrogations auxquelles certainement tous les lecteurs avisés de Foucault ont déjà répondu. Et le manque-à-vivre aurait-il pas pu augmenter nos longévités plutôt que la masse démographique monstrueuse du monde pullulant de vivants pas forcement très viveurs… ? Vivre à sept milliards est-ce que c’est franchement plus que si on s’était quégnié à chacun une bonne petite truffe de deux cent ou deux mille petites années même en rabiotant sur les bissextiles ?
Les Lumières, le fantasme des Lumières dans l’Europe de despotes qui commettront les pires crimes qui soient en la jetant, prédatrice hors-concours, sur le monde entier… les lumières de l’enfant ? pareil, non, pour cet enfant éclairé et qui deviendra fauve même s’il se croit innocent, complice de l’horreur administrée par cette multiplication inconsidérée de la biomasse – sept milliards de destructeurs des forêts où prospère … où prospérait, plutôt, un monde d’une beauté si parfaite -pensez à la danse nuptiale des paradisiers !- qu’on ne voit pas quel progrès on puisse y apporter en matière de jouir et que les plumages insensés des espèces disparues sont si peu insensés et si pleins de sens qu’on peut se demander quelle drôle idée a eue le primate de se perfectionner le cerveau.
Mais peut être que les dettes accumulées par les milliards de bébés en cours, là, maintenant, à ce moment où j’écris, vont continuer de se hisser jusqu’à un équivalent mental de cette sublimité du paradisier ou des papillons ? Qu’est ce qui nous fait chérir les fleurs sinon le projet d’en approcher intérieurement ?
L’espèce serait ainsi, génération après génération, en route, dans le cosmos, vers le parfait, vers un invraisemblable parfait. Dans une insondable imperfection qui ferait justement rêver.
Structurés en tribus planétaires, un des tissus du manque à vivre que les petits humains découvrent à leurs tribaux géants est la pulsion qu’ils ressentiront plus tard parfois, vers les savoirs historiques, tissu scénographié par les mémoires collectives du groupe humain auquel, pensant parfois sincèrement y appartenir, les petits humains délègueront une fois adulte le fantasme de leur identité. Tribalement historisé, le passé se tient bien tranquillement devant nous, on peut le regarder – et le passé que les tribus nous proposent de regarder comme nôtre (même si, européen, je ne me demande jamais à quelle tribu j’appartiens, ma tribu n’a pas même de nom, quand tous mes interlocuteurs africains ont encore mémoire de ce qui fut avant les frontières coloniales, ces peuples dont ils savent toujours les langues, au point qu’ils m’ont renvoyé à une nouvelle compréhension, par exemple, des sobriquets étranges caractérisant encore aujourd’hui chaque village, chaque ville germanique… comme autant de tribus qui ne se savent peut-être pas telle par honte des génocides … Strasbourg, tribu des Meiselocker. Et cet air entendu des charentais des bords de la Boutonne quand on leur dit qu’ils viennent d’un Bel Ébat dans les palisses ! La tribu des buveurs de pineau ? ) Le passé des tribus se tient devant nous, carrément surélevé par les estrades de ces patrons couturiers pour naufragés identitaires … Alors que l’avenir est derrière, invisible, libre de toute accroche mais faussement psalmodié par les peu crédibles oracles qui voudraient s’en servir pour nous asseoir dans le jus des identités tribales qui, précisément, nous interdisent toute individualité propre ….
Cette trame historique raconte à l’enfant ( celui que nous fûmes ou bien que sont en ce moment où j’écris les enfants de cet instant présent), avant même qu’il lui soit possible d’écouter mais juste, bébé, d’entendre -raconte la trame historique des ancêtres imaginaires et tisse évidemment déjà pour l’enfant une histoire vocalisée des manques canoniques du groupe de ses pédagogues et allaitant•es. C’est toujours ça de pris, comme boussole.
Si je ne me reconnais dans aucune identité tribale c’est que je n’en viens pas si clairement… Au contraire de la tribu, les familles resserrées comme fut la mienne, ces biotopes parfois amoureux, impriment dans ce cas (évidemment exceptionnel comme toute préciosité) sur chaque enfant une tendresse qui n’a pas à se répartir comme elle doit le faire dans les familles moins limitées, quand l’activité parentale se répartit sur une horde de pions conçus en urgence absolue, en urgence maîtresse. Là les gamins sont conçus, immémorialement comme assurance-vie, aux temps de terreur – alors qu’au nid secret des petites fratries (sororités ?) ah, comme l’atmosphère semble y bénir l’amour de deux parents pleins de connivence réelle. Parmi de tels petit groupe, trois, cinq, « petites familles », celles où peut encore prévaloir une intimité, le sentiment de perfection fabrique forcément moins le sentiment d’un manque, dans le cerveau du mouflet. Je me représente un peu comme ça les images bucoliques de l’excessif bonheur agricole d’un «jadis » de contes de fées : ils seraient si bien, ces gens heureux de la petite famille fragile de ceux qui ne fondent pas de tribu, qu’ils se contentent de répéter des gestes immémoriaux, labourer et cueillir, transmettre aux enfants que tout va bien et que c’est vraiment pas la peine de bouger – peut-être que cet état aura été la norme dans les jadis les plus antédiluviens, peut-être est ce à cause de ça qu’ils n’inventèrent pas la psychanalyse, ne se ressentant d’aucun manque, on peut rire mais est ce que ce n’est pas là en quelque sorte ce qui a fait des millénaires de chasseurs-cueilleurs, y a-t-il plus beau temple que la Grotte de Vallon Pont d’Arc, avec ses instantanés ramenés d’un dehors qui fait pleurer quant à la magnificence et à la puissance qu’eut à leurs yeux un monde neigeux, une course de mammouths et d’aurochs, une femme au sexe inscrit dans les jambes d’animaux totémiques, sous et dans le corps d’une lionne, sur un stalagmite plus vertigineux que les colonnades du Parthénon par son inscription dans les volumes naturels de cette grotte adorée elle-même en tant que source du Sens par ses formes ?
Au delà de ces quelques situations – la tribu, la famille nucléaire – l’enfant qui prépare ses désirs ultérieurs d’adulte, est aussi devant le manque en soi – celui dans lequel il se trouve, lui, et qui est manque de ce qu’aurait dû lui apporter le grand, son géant ou sa géante parentale – il ne s’agit plus pour lui, là, d’enregistrer les manques structurant la société des adultes comme lui la perçoit – mais de se sentir tatoué, fouetté, endolori par les nombreux manques qui se peuvent révéler au fil de ses années de dépendance et d’immaturité, du manque de lait au manque de voix en passant par toutes les catastrophes et la liste est encyclopédique ! Alors pourrait surgir le désir de s’approprier le distributeur de ces objets manquants – dérober au père ou à la mère la mère ou le père, vouloir remonter à l’effacement de toute douleur par l’apparente plénitude de l’appropriation d’un•e des deux géant•es parentaux. Hitlérisme de l’âme en gestation vers ses prédations ultérieures futures, quand se dressera en place d’un manque de la Mère une pulsion de dévoration du monde. L’Hitler, c’est à dire l’homme sans empathie, celui qui jouit de posséder et s’exaspère de ceux qui à ses yeux font semblant de jouir d’aimer l’autre sans avoir à s’approprier de lui le moindre objet, marque son époque de façon si dominatrice qu’on l’oublie moins que la foule des justes ses contemporains et opposants. Denys de Syracuse le tyran fait vendre Platon pour punir son estime du Bien philosophal. L’industrie de la consommation pornographique des corps consomme plus d’énergie que toute autre sur l’internet. Et quand Rémi Bonaventure, horrifié par l’aventure nazie, croit apercevoir une éclaircie dans le Communisme, les procès staliniens le font rapidement déchanter et il planque ses livres communistes dans un petit enfer de sa bibliothèque.
Si disparaît le Rival culpabilisant dans cette configuration de la prime enfance, si meurt lepapa, ou Dieu, ou Mère, ou toute déclinaison envisageable de cette effigie première que fut la maman, vers quelle pente future se presse le minot sinon vers l’envie toujours d’effacer le géant inquiétant, l’autre de l’Autre, Océane ou Ogre, Océan ou ogresse ?
Enfin il y aussi, mais au terme des années de gestation de l’inconscient du sujet, la découverte justement de l’autre – quelle est cette première personne que l’on envisage autrement qu’un•e géant•e géante ?
N’est ce pas souvent la grand-mère, un instituteur, une voisine ? Regardé•e avec stupéfaction comme identifiable, avec soudain la compréhension des plaisirs qui la ou le meuvent. Mamie buvant son café. La tasse. Le fauteuil derrière elle. Le tableau qu’elle regarde longuement. Le moment même où s’éteignent au fond les mécanismes de la fabrication de l’inconscient gigantesque tramé par les six premières et éternelles années au pays des géant•es. Le surgissement de l’autre marque-t-il le début de la fin d’une éternité enfantine ?
Et enfin alors seulement surgit ce sentiment de l’Un – vers quel progrès tout ça mènerait il l’ensemble humain, Parménide y travaillait déjà et certainement les peintres de la grotte Chauvet aussi… Mais non, en aucun cas précisément cette palpation du Réel par l’imaginaire d’un enfant, d’un million d’enfants, ne pourrait justement s’illusionner et penser un Manque de l’Un… fut il l’unique, l’insécable, le premier à la fois comme dans la prose du divin Empédocle.
Quand je dis « et enfin le surgissement de l’Un » c’est tragi-comique. Comme on présenterait une boule de cristal, une potion magique, un pendule d’hypnotiseur – pourquoi le Un arriverait-il enfin sinon pour avoir pris ses moires et ses ailes de papillons séduisantes dans les discours les plus séducteurs et donc captieux, du Parmenide à Spinoza pour ne pas parler de la chicane qui le rétrécissait, cet Un, en l’étant de l’instant avant que Levinas le réouvre à l’être à l’autre en sa dualité fondatrice – comique parce que les trois valences identifiées par Colette Soler dans son étude minutieuse des contradictions et évolutions révolutionnaires du propos lacanien, parce que ces trois valences ne simplifient pas l’invraisemblable différance entre les milliards de morpions qui opposent à la dette dont ils héritent, déjà infiniment multiple selon le hasard du lieu et du groupe humain où ils surgissent, leur infinie diversité. Quant à moi, en trente années d’écoute, certes flottante (mais quand même!) , il ne m’est jamais arrivé d’entendre deux personnes rêver de semblables rêves. Ce qui laisse bien comprendre que l’inconscient est plus caractéristique encore, et c’est une évidence, que mettons une empreinte digitale.
Sept milliards de postures différenciées vis à vis de centaines de milliers d’origines bien différentes, et là dessus cette question de l’évolution du rapport au Bien posée par un Foucault qui précise dans son séminaire de février 1983 combien pour l’analyse grecque antique du sujet, même une société parfaite et idéale ne laisserait pas l’humain libre de la nécessité de se doter d’un gendarme de la sexualité…
L’apocalypse du Bien dans le regard d’un maître bienveillant comme Spinoza, qui commence l’Ethique en proposant qu’on se débarrasse de la libido, c’est la scie qui grince au début des Lumières comme, au soir des séminaires de Foucault, la nouvelle pour lui inaudible qu’un virus viendrait cibler en premier ce qui réveillait précisément, son désir. L’invention d’Aides par son compagnon, après sa disparition, a sonné je m’en souviens le début d’une révolte contre l’impossible aveu dans lequel était alors (comme dans les sociétés militarisées d’aujourd’hui, comme dans les millénaires du monachisme égyptien préfigurant ceux du monachisme romain) l’homosexualité – que seul le secret permettait de transporter au sein de la société. Aussi le moment où Foucault interroge la nécessaire clef de voûte morale sexuelle à une société qui pourtant serait déjà parfaite et répondrait à la topique utopique – aussi est-il vertigineux, pour nous qui avons la chance de l’observer depuis le sommet des quarante années qui nous en séparent – ce rappel par le philosophe de la préoccupation déjà platonicienne du libidinal qu’avait étonnamment d’escamoter le genial sommet de l’Ethique de Spinoza, mais devant laquelle ne se détourne pas la psychanalyse pourtant si redevable a ce penseur.
Vivre, jouir et savoir plus amplement, plus amplement que la génération précédente.
Irrépressiblement on se demande ce que veulent ces visages dans les rues – et dans les rues de New York, croient-ils pouvoir s’exonérer de ce qu’ils désirent secrètement, ambitionnent avec le poids que multiplie celui de la foule dans quoi ils se croient invisibles, même s’ils pensent ne rien décider du monde qu’ils traversent brièvement ?
La grande ville thésaurise. En finançant des musées pour ceux qui, distraction de visiteurs en quête d’identités, y consommeraient des objets en complète contradiction avec l’inattention dont témoignent leurs quotidiens et leurs logis — mais dont l’accumulation en des lieux adaptés feraient… quoi…, hein, quoi de plus au fond que le prolongement, idéal ô combien mais à quel titre et en quel sens, les musées feraient prolongement des propositions alléchantes que les agences de voyage organisent?
De moi, «la certitude que le moi est effrayant par sa mort «. Faisceau d’originalités, le moi, même celui de Garcia Lorca, nous laisse bouche bée, s’il disparaît. Aussi mon moi se réfugie-t-il dans l’autre. Je suis médecin généraliste depuis si longtemps que j’ai pratiquement oublié comment était la vie, avant, quand j’avais le temps d’aller plusieurs fois par semaines me glisser dans les eaux de Baden Baden, et que je connaissais les sentiers de montagne pour les emprunter la nuit. Google aujourd’hui nous localise tous au millimètre et nous sommes huit milliards, je suis un morceau de cette humilité apocalyptique.