le vertige à compter combien de fois je me suis senti en train de passer entre cette tour dite de chimie, maintenant vide et désamiantée, et au sommet de laquelle j’adore entendre crier comme une âme le faucon crécerelle, MAIS…

Lorsque le vélo transporte ma silhouette entre cette tour et les vagues en façade de la bibliothèque des sciences, si fraîche avec ses grands fauteuils qui disent leur amour aux étudieuses et aux étourdissants, inconscients de ma surprise à les voir sans arrêt si souriants, ce peuple bizarre qui a chaque année vingt ans, depuis… DEPUIS

1989, année du début de mes va et vient quotidiens entre mon lit et mon bureau, entre les jardins des Wahlverwandschaften , les jardins de la vieille université allemande, et la tour des années soixante dix où j’exerce, de l’autre côté du campus construit en même temps que ma tour, quand encore j’allais à l’école …

moi je prends mon bain de jouvence, en les évitant avec mon vélo, ces foules qui ont toujours vingt ans, et je viens de comprendre que

quelques années seulement avant que je ne commence mes dix milliers d’aller retour entre les jardins universitaires et la tour de mon boulot, le maître des réverbères était encore vivant, il n’est mort qu’en 1983, Hans Leip.


Qui ? Hans Leip ?

Or vous le voyez bien, entre la tour où s’écrie le faucon et la bibliothèque où se lovent les étudiantes et les étudiants dans les grands fauteuils confortablement disposés en vitrine, il y a des vieux arbres plantés comme à la parade et aux frondaisons taillées comme une coupe de cheveux réglementaires : une quarantaine de fantômes des soldats prussiens qui étaient là avant, puisque c’était, n’est ce pas, une caserne, une prussienne caserne avec des gars comme Hans Leip, oui.

Si, si, tous ces arbres en rang, comme au défilé. Depuis longtemps je les ai reconnus comme prussiens et impériaux, et je m’amusais à leur donner des prénoms prussiens, Otto, Karl…

mais il y a quinze jours j’ignorais encore son nom à lui Hans Leip.

pourtant

combien de fois avais je comme tout le monde essayé de fredonner sa chanson de 1917 que comme beaucoup je croyais dater de 39 45 mais

qui date de la même époque que les arbres de la caserne d’avant le campus universitaire. De 1917

Ah, les arbres rangés comme des soldats

comme des prussiens qui chanteraient Lily et Marleen leurs deux amoureuses perdues

comme si des Hans Leip étaient là pour nous avertir de

toutes les terreurs qui

séparent et sépareront les amoureuses dans la guerre

alors j’observe mieux les couples d’étudiantes et d’étudiants qui se blottissent : jusqu’à ce que leurs deux ombres, projetées par les réverbères, ne fassent plus qu’une

(Ah ! Von Seebach et cette ville prussienne d’avant les horreurs !)

Et en fredonnant la chanson de Hans Leip comme si les arbres la chantaient avec moi

entre la tour et le studium

je vois bien comme ils s’aiment fort

das wir so lieben uns hatten

est ce que Madame Merk, ma maîtresse pendant deux ans en 64 et en 65 , est ce qu’elle a eu un amoureux avant la guerre, est-ce qu’elle supportait, après les tortures et les souffrances subies avec ses deux sœurs, est ce qu’elle acceptait que la chanson soit en allemand ?