Car, se disait Raoul, il en va d’aimer comme des attractions de tous ordres.

Ainsi les anciens grecs, qui ne manquaient pas de se projeter orgueilleusement dans la nature, ne voyaient plus que l’homme pour mesure de toute chose. Programme si juste, au fond, programme si vertueux au final, programme si aveuglant, dans ses débuts, à son aurore, programme à vous faire prendre les lanternes du cosmos pour des vessies trop humaines. Et, ce que remarquait Raoul au moment de s’attaquer aux débuts de la philosophie, ces grecs anciens trouvaient, du coup, quelque apparence amoureuse au ballet des planètes, quelque accord érotique entre les différentes humeurs dont ils se racontaient qu’elles présidaient à leur état de santé.

eorges Didi-Huberman: définition de mon mode d’écriture désastré après sa lecture de «Banquet, banques, et patatras!»

Un désir, qui serait tendu depuis l’être jusqu’au néant du non-être !

(Raoul, en chuchotant cette phrase, sursauta d’effroi parce que grâce à un ami afghan, qui lui avait dit :”Quand tu penses, songes que tu penses pour sept milliards de personnes.“, il avait tenté aussi de relire un livre de Sartre dont c’était le propos du titre que de parler de l’Être et du Néant, et ce livre, c’est l’Afghan qui le lui avait remis en mains…)

Tellement absorbés à se reconnaitre dans le cosmos, les athéniens et même Empédocle, le grec aux inoubliables sandales, pensaient y voir la même succession qu’en nous-mêmes, des forces d’union et de désunion, de guerre et d’amour, ah la vanité n’a jamais manqué sur notre planète, grumeau de poussière perdu comme Raoul était perdu dans sa période finlandaise, poussière égarée comme une île robinsonnienne. Sur notre ridicule clairière oxygénée au beau milieu de la matière noire.

Le même va-et-vient que celui des coïts se jouerait, entre puissance agrégative et catastrophe destructrice et se joue par exemple de nos soifs intellectuelles: un jour, laboureur courageux des champs du savoir, Raoul envisage les bibliothèques universitaires, les librairies et les labyrinthes du net, et même les langues de tous les pays, les recherches de tous les savants, comme un gâteau dont s’empiffrer. Le lendemain il regarde les quelques volumes de sa bibliothèque, amnésique, trouble, en se demandant s’il les a jamais seulement lus.

En 1960 un des séminaires de Jacques Lacan fut consacré au «Banquet «, ce texte antiquissime de Platon rapportant minutieusement les propos échangés sur ce que c’est que l’amour, le démon Eros du désir, plusieurs décennies encore plus tôt, par six athéniens, au lendemain de la désormais fameuse victoire théâtrale d’une pièce d’Agathon.

Jacques Lacan, cela révolta Raoul-le-pur, ne trouve pas grande puissance aux propos moralisateurs de Pausanias, un des six invités du banquet. Ce n’est pas le seul qui apporte une cartographie des opinions de l’époque quant aux géographies du Tendre, quant au consensus homosexuel réputé avoir fait régner la tolérance la plus civilisée dans les gymnases hellènes. Mais Pausanias marque plusieurs frontières dont les bords ouvrent une transcendance amoureuse sans retirer un gramme de libido au désir amoureux. Les douanes de vertu qu’il énumère sont fondées, certes avant tout par les opinions -et la soumission crasse de son époque au pouvoir des bienséances — et il détaille celles de Lydie, celles de Béotie, de Sparte, celles des barbares, celle de la société patricienne athénienne, mais aussi semble-t-il tout d’un coup et brièvement, par l’opinion de Pausanias soi-même, son adhésion sans réserve à la suprématie de la hiérarchie sociale, d’une aristocratie de l’amour et des amours. Pausanias dessine un trait, essentiel pour lui aux sauvegardes de la Vertu, mais pour nous, s’agissant de vertu en matière amoureuse il s’agit donc encore plus d’une sauvegarde des vertus essentiellement miraculeuses du bonheur: Pausanias, en distinguant deux Aphrodites, la céleste et l’humaine, magnifie quelle différence sépare ce que nous appellerions les amours perverses, d’une part, et l’amour vrai, le céleste, divin précisément pour être parmi tous les attraits celui qui reconnaît quelqu’un…

Lacan, selon sa propre fille, allait au bordel plutôt que lui rendre visite. Que cherche-t-on au bordel? Le Graal ?

The Holy Graal ils le cherchent tous vous le cherchez tous, mes amies, mes amis, depuis le temps que je vous entends en rêver mais arrêtez vous n’avez pas compris. Ce que vous attendez de l’autre sexe n’existe pas et pas plus le Graal.

Faïencerie Saint Clément, XVIII°s. — Musées de Nancy.

Qui aurait vu Raoul, qui aurait vu Laura, les aurait-il pas immédiatement imaginés ensemble ?

Mais non, échoués, loin.

Pourtant comme les deux soldats d’une armée rêveuse, révolutionnaire, amoureuse, et en les voyant, se serait-on pas dit, par les mille couilles de Zeus, qu’ils auraient fait une armée à eux deux, contre tout le malheur du monde ?

Un jour (d’ailleurs), Raoul a dû faire un discours sur un des sujets qui avait le plus manqué à son père (il faudra que je pense à vous décrire dans quelles conditions précises d’opulence le père de Raoul, en plus de savourer le pouvoir banquier, se gavait littéralement de savoir: il avait fait le pari, après avoir dévoré tout Freud et s’être débarrassé grâce à ça de migraines accablantes, de comprendre et de savoir réciter tout Lacan, y compris dans la progression insaisissable et si paradoxale de ses différentes époques et théories- mais je ne vous ai encore rien dit et lui-même n’a jamais rien laissé savoir à la multitude de cadres, d’employés et de crève-la-faim qui assurent la hauteur astronomique de son avoir comme de ses immeubles.)

L’amour est une science: à voir Laura, on sait qu’elle aime, y compris là, avant d’avoir rencontré l’aimé.

Pour Raoul, c’est comme pour les Robert, les Gérard, et tous les prénoms qui roucoulent avec des R: des prénoms aussi sonores, le jour où une femme enthousiaste les rugira dans une chambre d’hôtel ou chez des voisins, ne peuvent que galvaniser ceux qui, après avoir été dotés de telles interpellations par leurs parents, s’entendent acclamés par l’éblouissement érotique… Quelle ébullition vocale ! Raoul ! Raoul !

Et Raoul, et Laura, y reviendront un jour: toute la science de l’amour est enclose dans le texte du «Banquet» de Platon. Ils se demanderont si cette science a évolué depuis la rédaction du texte, au cinquième siècle avant notre ère … Parce que quand Raoul (Laura ne le connaissait pas encore) avait fait sa première intervention universitaire publique (et préparée passionnément par lui qui avait tant haï l’école puis avait decouvert ce que peut être une vie exaltante en ouvrant les yeux sur les mots premiers de la critique du monde, ceux de l’inimaginable poème du Parménide…) — ça n’était pas rien.

Palais de l’empereur (au deuxième plan) et de la rive occidentale des Morts.

Et d’abord, pour prononcer sa disputatio, il se tenait sur le gigantesque balcon prussien des lauréats, celui qui domine un square circulaire voué successivement à l’Empereur prussien puis à la république française, mais surtout, de façon extrêmement codée, à la notion égyptienne de l’Empire des morts. En l’entendant évoquer une erreur commise selon lui par Jacques Lacan, plusieurs profs se sont mépris, se sont levés en s’agitant, ont murmuré, ont parlé à voix haute, puis ont rugi leur insatisfaction: et lui, et bien lui, il s’en est foutu, il voulait leur dire deux choses :

-«Le Banquet c’est pas une recette de l’Amour, c’est un manuel du divorce !»

-«Quand Lacan fait un Séminaire dessus — je vous demande pas de le lire ou de le ré-écouter, mais une BD (belle et en même temps à se tordre de rire) vient de sortir, allez la chercher — quand Lacan, donc, ose faire son Séminaire là-dessus (en 1960) il fait le kéké du divan, il pointe comme Socrate y parle peu — comme, en réalité, Socrate fait parler Diotime à sa place.

On pourrait lui rendre le procédé, dire à Lacan qu’il fait mentir les autres — parce que l’endroit où le commentaire de Lacan s’égare, est précisément le moment du texte, le moment du dîner, où un des six protagonistes rappelle qu’il y a, à Athènes, moyen de souligner une différence entre l’amour bestial, l’amour d’objet, qui dépend de l’Aphrodite terrestre, et l’amour céleste qui est reconnaissance de l’aimé.

Cette intervention, Lacan va la moquer, comme s’il refusait une primauté à la reconnaissance, à l’identification plutôt, qui attache les amants et les aimés, c’est à dire aux amours qui se manifestent par le fait éblouissant de la découverte d’un sujet irremplaçable par un autre sujet irremplaçable.

Comme si Lacan s’était caché ventriloque dans le ventre du convive le plus comique, Aristophane, celui qui dit «on est coupés ! On est coupés c’est pour ça qu’un truc nous manque !»… Alors que vraiment, lorsque l’amour trouve une satisfaction qui ne soit pas de simple objet manquant — et que cette satisfaction s’attache tant à une identité, unaire — Quand l’amour est reconnaissance, il se métamorphose en l’émotion des émotions, celle dont seule la fidélité d’attachement est trace et qui pourtant se repaît aussi jouissivement que possible, de ce qu’elle retrouve comme excitation, comme apaisement d’un manque, comme dégustation bruyante et libidineuse à souhait, un vrai gâteau…

Mais Lacan, homme infidèle et client des bordels, fait semblant de croire, avec un brin d’exagération rhétorique, que le hoquet saisissant l’immense satiriste Aristophane, après l’intervention, si fondamentalement amoureuse, de Pausanias, serait plus un rire moqueur qu’un hoquet, trouble pneumatique dans les circuits de la parole. Car oui, celui qui aurait dû succéder à Pausanias dans le tour si rigoureux de prise de parole qui caractérise les banquets athéniens, les symposium, oui, Aristophane le comique, est pris d’un hoquet, pas d’un rire. Oui, Lacan pointe ce moment crucial, quand le drôlissime athénien, Aristophane, a le hoquet — et pourquoi Lacan ravale-t-il ce hoquet au rang d’une moquerie dont il n’est justement pas question dans le texte ?”

A ce stade du discours de Raoul, la place devant le palais de l’Empereur, palais sur le balcon monumental duquel Raoul s’exprimait, présentait l’aspect d’une forêt tourmentée par un orage — des bras dans tous les sens, des gens qui fuyaient, des intellectuels qui se sautaient dessus… Le paisible Raoul avait fait scandale. On s’imaginait qu’il n’avait rien compris du manque.

Or voilà, c’est cette rigidité de ses maîtres qui poussa Raoul à se retirer comme un ermite, près d’un lac finlandais, sa nouvelle salle de bain gelée l’hiver, attaquée d’impitoyables moustiques l’été. Une telle posture confirma ses maîtres dans la certitude qu’il avait encore un long chemin à parcourir avant de découvrir quel Titan l’angoissant au point de s’enfuir au miroir des neiges et vers l’utérus monastique d’une cellule de moine.

Cellule idéale, Œuvre Notre Dame, Strasbourg.

Et depuis cet éloignement, il avait après de longs mois, écrit sa première lettre à une inconnue, Laura.

Juste pour répondre à quelques éléments de la vie de Laura que tout un chacun pouvait découvrir en feuilletant les pages de son œuvre, dans les revues spécialisées. Au fond, comme un amateur d’art, rien de plus, et sans se douter une seconde de ce que n’importe qui aurait deviné, rien qu’en les voyant l’un et l’autre.

Il lui avait écrit une première lettre, avec un poids de papier, d’encre :

«Cerné de moines dans la rue. Je m’en suis enfui dès que j’ai pu. Absorbés par les écrans de leurs téléphones portables, comme jadis certainement l’Egyptien était fasciné par les rituels aussi ludiques et extraordinaires que les jeux en ligne qui déssèchent nos rues de tout regard réciproque. Mais je ne devrais pas avoir la sottise de me moquer de ces foules aveuglées qui trébuchent, suspendues par leur crainte de l’Ennui. Ai-je pas fait pareil quand je m’émerveillais d’un texte de James Joyce, quand j’entendais les prouesses rhétoriques de Lacan, quand je retournais encore et encore à la lecture du Banquet de Platon? Tous soumis aux rituels d’écrans qui organisent la pompe à phynance du marché mondial. L’Egyptien voyait au loin s’édifier, par l’effort collectif et prolongé des trois quarts du peuple, la pyramide de pharaon. Ceux qui se gavent aujourd’hui de … chacun de nos gestes informatiques, nos doigts qui, en courant sur les claviers, travaillent pour eux les forbans qui nous ruinent, je fantasme aujourd’hui, au beau milieu de mes étendues neigeusesqu’ils fomentent l’élévation de tours vertigineuses, images des pharaons nouveaux plantées dans mon imaginaire à moi, qui ai tout fait pour les fuir, les renier, et retrouver la grande pensée qui parle toute seule dans les cieux préservés du grand nord. Et, comme l’Egyptien se figeait immémorialement de soumission quand on lui enseignait, le long du Nil, l’impitoyable jugement des êtres après la mort, quand on lui déroulait l’image cruelle de châtiments infernaux, quand on l’enchantait d’émerveillement en lui représentant que la voûte bleue du ciel est le ventre ployé de la ravissante Noût — de la même manière j’ai trop longtemps été cerné de moines, dans les villes, dans les rues, mes semblables qui, l’œil coincé par un simple téléphone, permettent en faisant courir leurs doigts sur les claviers comme courent les hamsters dans la roue d’une cage, permettent évidemment aux pharaons de se gaver des bénéfices que ça fait ruisseler sur leur banque. Autour de moi les étendues neigeuses sont parcourues seulement et silencieusement par ma voisine la grande chouette blanche. Et il n’y a qu’avec elle que je puisse régulièrement parler

Aussi essayez de vous représenter quelle fut l’immense surprise de Raoul, qui n’en attendait pas tant, quand le bruit de la motoneige du facteur s’était approché de son lac, de sa baraque en bois, pour lui déposer la réponse de Laura !

Élévations

 Des tours, des tours, il y en a toujours eu. Et, cher Raoul que je ne connais pas, leur disparition: ne l’attend même pas. C’est inutile. Elle surgira si rapidement, avant qu’on le sache, tourbillon de couleurs et nostalgies des disparus. Écoute la description de la première qui ait disparu, que plus grand-monde ne verrait plus bien longtemps à l’époque où Hérodote en ramenait ce reportage, écoute et pleure :

” … C’est un carré de deux stades de côté: au milieu se dresse une tour massive, longue et large de deux cent mètres, surmontée d’une autre tour qui en supporte une troisième et ainsi de suite, jusqu’à huit tours. Une rampe extérieure monte en spirale jusqu’à la dernière tour; à mi-hauteur environ, il y a un palier et des sièges, pour qu’on puisse s’asseoir et se reposer au cours de l’ascension. La dernière tour contient une grande chapelle, et dans la chapelle, on voit un lit richement dressé, et près de lui une table d’or. Mais il n’y a point de statue et nul mortel n’y passe la nuit, sauf une seule personne, une femme du pays, celle que le dieu a choisie entre toutes, disent les Chaldéens qui sont les prêtres de cette divinité. Ils disent encore (mais je n’en crois rien) que le dieu vient en personne dans son temple et se repose sur ce lit comme cela se passe à Thèbes en Égypte, à en croire les Égyptiens — car là aussi une femme dort dans le temple de Zeus Thébain —; ces deux femmes n’ont, dit-on, de rapports avec aucun homme. La même chose se passe à Patarès, en Lycie, pour la prophétesse du dieu (quand il y a lieu, car l’oracle ne fonctionne pas toujours): elle passe alors ses nuits enfermée dans le temple. ” (Hérodote, L’Enquête, Livre I.) «Des tours, tu le vois comme moi, cher Raoul que je ne connais pas, des tours et des maîtres il y en a toujours eu ! Mais dans l'”Enquête», Hérodote écrivait en ayant vu du pays, comme toi qui es parti si loin !”

Babel

Après lecture de cette lettre, la solitude avait raffermi son sourire autour de Raoul, et la neige compliqué encore sa tâche quand il sortait nu le matin de son étuve, courait au lac, sciait la glace puis attendait dans l’eau que ses dents se mettent à claquer. Alors il rentrait lentement s’asseoir sous une couverture et lisait en attendant de se réchauffer. Une grande chouette blanche suivait chacun de ses déplacements. Il s’est toujours refusé à la nommer.

«Nommer ce qu’on ignore aggrave l’ignorance.» Et il le disait en pensant à l’arrogance des parents qui prénomment leurs enfants nouveaux-nés.

La grande chouette blanche se mit à nicher de plus en plus près de lui. Un jour, elle clignait des yeux pendant qu’il soliloquait, ivre de l’absence de l’aimée inconnue — mais dont il se plaisait parfois à soupçonner l’identité en commandant des articles sur l’œuvre publique de Laura — si longtemps avant de l’avoir rencontrée:

-«Ce sanglot, ce sanglot comme une amertume qui râcle la gorge, ce sanglot, pourquoi est-ce que chaque fois je me trompe? Je me trompe en sanglotant puisque je suis seul. Pourquoi ne m’avouè-je pas à chaque nouveau sanglot que, si j’en reconnais l’infinie douleur, ma reconnaissance témoigne que j’ai déjà ressenti ce sanglot du plus loin que ma mémoire puisse se ressouvenir — je devrais, oui, je devrais cesser de l’attribuer à la lettre de Laura, à cet infime geste qui vient de m’arriver. Mon sanglot est si ancien — et j’ai le front de le rattacher à ma blessure actuelle? A l’amoureuse partie, pire, jamais entrevue, inconnue et tellement désirée et puis autant le dire d’emblée, désirée de façon assez grotesque pour que je me figure son haleine ! Jamais arrivée, même pas partie, à peine identifiée et je parviens à me raconter que ce serait le Banquet, si je la connaissais — le Banquet, de partager sa vie ! Qu’est-ce d’autre qu’un miroir de mon égoïsme qui me fabrique cette souffrance obsessive, alors que le manque soudain, depuis le jaillissement de son geste, cette lettre qui n’est qu’une réponse polie. Mon sanglot? Mon manque de quoi? Allez ! Du diable ! Comment puis-je être tombé si bas que je ne commence ni ne termine une journée sans renifler le papier de sa lettre ! Ça remonte auquel de mes premiers sanglots, voyons? Est-ce que je ne reconnais pas dans ma gorge le souvenir d’un sanglot qui n’est que de moi, moi en tant que gosse abandonné que je n’ai même pas été – sanglot qui ne dit rien de celle que je ne connaîtrai jamais.»

Combien Laura aurait-elle pu le consoler déjà ! (la belle, la ravissante Laura n’embrassait le plus souvent que l’oreiller étreint par ses jambes en lui chuchotant rien qu’à lui des choses inouïes par essence, qui ne concernaient qu’elle.) Et si elle avait vu les plumes blanches de la chouette Harfang, bien plus duveteuses que son oreiller?

Raoul confiait en hurlant aux bois enneigés:

-«Venez me visiter ! Désirez-le Laura je vous en supplie… Mais c’est presque impossible. Finlande, Ô Finlande, pays des mille lacs ! Ma maison, ma cahute loin de tout ! La chouette blanche nichait à côté. Et cette nuit elle est rentrée. Elle a dormi dans ma chambre !»

Quel drôle de Banquet, celui des deux amoureux encore inconscients de s’aimer. Et sangloteurs… Lui, exilé au milieu de mille lacs. Elle pleurant dans sa jolie mansarde d’étudiante éternelle, en face de grands parcs dont elle entendait la nuit hululer le hibou. Mais sans que rentre dans sa chambre plus que la musique sauvage de ses va-et-vient.

Toutes ces années d’abandon. Alors qu’ils étaient déjà mimétiquement si beaux d’une beauté si parente que quiconque, oui, s’il les avait connus tous deux, aurait voulu les présenter l’un à l’autre !

L’abandon, glaçon sucré, ils le savouraient sans se souvenir que s’y tenait trace d’une mère jadis mégalithique, éternellement jeune, fascinante, et moirée des Moires du Destin.

-«Quand le grand hibou Harfang est rentré dans ma chambre, sans bruit: plus un sanglot et même la pure douleur s’évanouissait dans ma gorge et ses yeux jaunes qui me faisaient, à l’envers du malheur infantile, rire d’un rire majeur. Imagine si la chouette avait, divinité toute-puissante, manifesté le désir de faire échapper à leur condition d’oiseaux sans bras les enfants qu’elle m’aurait intimé de lui faire !

«La première nuit je me suis mis à rêver des étendues neigeuses qu’elle parcourt — j’étais d’un silence de rémiges. En songeant à sa course d’Athéna, la lecture du Banquet m’a agrippé, comme d’amis me parlant vraiment de ce qui arrive à ma rencontre depuis les étangs, les bosquets, les reflets du ciel éteint.»

Au solstice de Juin, à demi-fou et comme s’il sentait l’inconnue embrassant ses reins, Raoul expédiait ce simple mot:

-«Assoiffé d’amis qui me parlent vraiment de ce qui arrive.»

Alors s’était abattu sur lui une attente sans espoir — deux mois sans espoir mais une réponse- deux mois: nonchalance? — aussi laconique:

-«Qu’est-ce qui nous arrive à tous, Raoul ?»

Et lui, le soir même puis s’étant rendu à pied à la poste du chef-lieu (trois jours de marche et quelques sommeils brefs dans la forêt envahie de moustiques gros comme des escalopes):

-«Il nous arrive que nous nous posons la question de ce que c’est qu’être.»

Et bien entendu Raoul se met à rêver qu’une tour plus gigantesque que la banque de son père révoqué surgit contre son gré, entre les bois. Mais elle n’était pas une superstructure commerciale ni l’empilement de misérables citadins privés de Nature. C’était le retour du Temple et en haut, en haut comme un gamin il voyait la silhouette, et c’était indiscernable alors qu’il écarquillait ses pauvres yeux, cette femme se penchait vers lui. La tour de Babel? Une femme se tiendrait là-haut?

Pourquoi certains ont-ils parlé jadis de «la Putain de Babylone ?»

Babylonue

Raoul préfère encore aujourd’hui (surtout aujourd’hui!) à toutes les exégèses talmudiques ou scientifiques son intuition: on parle de la Putain de Babylone parce qu’au sommet de la grande tour, c’est le mariage sacré, la hiérogamie entre un prêtre (déguisé en Dieu ?) et une prêtresse (naïve, mystique et tremblante, ou consumée de religiosité et par là vide de tout mysticisme ?).

Dans les rues un môme, un futur Raoul, une future Antigone — il croit savoir qu’Elle l’attendra, un jour d’infini, au plus haut, mais oui, elle l’attendra, elle l’attendra, elle l’attendra. Il se répète ça (ce nain de Raoul). Regardez ! Ses yeux sont pleins de larmes ! Arrête de te rendre à l’enfance, Raoul, Antigone, les larmes n’alarment que les mamans !

Errer

Laura aimait les hiboux. Ou était-ce un petit-duc, ou était-ce un grand-duc? Laura aimait, plus que la noblesse du titre, le cri menu perlant de terreurs minuscules son pointillage des immenses volumes d’air entourant l’immeuble où elle guettait le sommeil en sentant le guet d’un vol au dessus des toits, entre les arbres de la cour et ceux des parcs, là-bas, et plus loin — hou-houuuuu- encore la rivière. Mais Laura trouvait la philosophie et les systèmes philosophiques emmerdants.

Comme j’ai peur que vous ne lisiez jamais le texte premier de la philosophie, lui écrivit Raoul, je voudrais vous résumer ce texte qui à mon avis doit être sous-titré :Le grand divorce de l’homme et de la femme dans la Grèce aristocratique du 5° siècle avant notre ère.»

Et il avait fait parvenir:

«Voici en douze lignes extraites du „Banquet“ quelques fragments où vous frémirez des choses essentielles d’Athènes, qui font le grain du texte, un gâteau :

» Après tout, la route qui monte à la ville est faite exprès pour qu’on y converse en marchant [137b]” (…) «Socrate qui venait du bain et portait des sandales, ce qu’il ne faisait que rarement, et je lui demandais où il allait pour s’être fait si beau[174a] (…)» je me retrouvais dans une position quelque peu ridicule. En effet, un des serviteurs qui se trouvait à l’intérieur vint aussitôt me chercher pour me conduire dans la salle où les autres convives étaient étendus sur des lits, et je les trouvai sur le point de souper [174a] «(…)» Et alors qu’un des serviteurs lui faisait des ablutions pour lui permettre de s’étendre sur un lit…[175a]” (…) «c’était au tour d´Aristophane de prononcer un discours. Mais le hasard avait voulu que, soit parce qu’il avait trop mangé, soit pour une autre raison, un hoquet le prît, et qu’il ne fut pas capable de parler. Ce qui ne l’empêcha pas de s’adresser à Eryximaque qui occupait la place au dessous de lui [185d] ARISTOPHANE: Tu ferais bien, Eryximaque, soit de m’aider à arrêter mon hoquet, soit de parler à ma place, avant que je n’aie moi-même réussi à l’arrêter. „(…) SOCRATE :“ Et moi, en entendant ça discours, je fus submergé par l’émerveillement[208c]» …et que, les yeux fixés sur la vaste étendue occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à [210d] un seul maître, de s’attacher uniquement à la beauté d’un unique jeune homme, d’un seul homme fait, ou d’une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l’esprit étroit; pour que, au contraire, tourné vers l’océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n’a point part, jusqu’au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je vais parler.” «Toutes les fois donc que, en partant des choses d’ici-bas, on arrive à s’élever par une pratique correcte de l’amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but.[211b

En recevant ces lignes, sans trop réfléchir à ce qui lui prenait, Laura partit, en bus, vers le pays bizarre des mille lacs…

Un couple primordial, Ligier Richier, Saint Mihiel…

Observe… C’est comme un couple primordial…

A tous les titres de la primeur (premier, insécable, unique, immuable) — qu’elle est jeune et souverainement belle, Laura !

Qu’il est souverain, Raoul, dorénavant ! Observe-les, réunis !

-” Mais surtout, chuchote Laura à Raoul, notre brûlement doit toujours flamber flamboyant alors je veux, oui, je veux, oui, je veux à en mourir que tu soies roi du monde, père des hommes au sens modeste suivant: que tu les chérisses tous, n’en méprises pas un seul, que du monde tu t’empares du gouvernement, non pas pour assurer nos égoïsmes à tous les deux ni faire de notre pensée et de notre amour deux spasmes supplémentaires — mais pour écouter symphoniquement la totalité de l’être, des êtres. Et c’est devenu simple. Les instruments du progrès de l’Histoire l’autorisent. Embrasser les foules d’un seul regard, pas celui de Big Brother mais, Raoul ! J’aime sentir que tu serais capable de les regarder comme une mère, un père ou les amants peuvent seuls le faire.”

«Et…» (Laura étire ses bras nus. Ils sont seuls, ou peut-être un petit enfant leur est-il déjà né, qui s’agiterait alors, dans des mousses forestières confortables, à leurs côtés? Ils sont allongés au sommet d’une montagne paisible, sur d’énormes pierres roses — à la fois sculptures et château naturel surplombant une enfilade d’autres sommets arrondis où palpitent tranquillement, dorés et rouges, les mille et mille arbres qui vers Pfaffenlapp chuchotent en automne la tranquillité joyeuse du cycle des morts.) «Et alors seulement tu auras droit au tout de mon amour, des ressources sourcières de mon corps où courir, mon corps: imaginaire trône de notre raison de vivre à tous les deux, ton odyssée à tomber par terre en râlant des -encore !»

«Parce que ton corps, Laura, a saisi mon imaginaire bien avant que je ne te rencontre. Ça s’est passé quand pour la première fois un moment amoureux — avec quelle autre tu ne m’en voudras jamais de bien entendu me rappeler qui et où ?- quand pour la première fois le moment amoureux me préparait dans l’orgasme à te rencontrer: quoi? On m’avait menti? La vie que j’avais pourtant trouvée normale jusque là, jusqu’à ce moment d’être terrassé, quoi, cette vie n’avait été qu’Ennui? Un ouragan incorporé existait? Qui métamorphoserait mon phallus en Coeur du cri? Il y avait au secret moteur de toute l’histoire des hommes un immense plaisir faisant de l’instant une éternité? Ah mais même alors franchement du coup — sans cet Océan de jouir la vie sérieusement la vie j’admets n’est qu’un bouillon, un vague bouillon inculte d’incurie. Une vivance. Et encore quand je dis bouillon tu sais quoi, un vague pot au feu qui mijote et qui pue le désœuvrement .»

-«Raoul il est temps que s’exerce un pouvoir amoureux sur l’ensemble des révolutions, pas le pouvoir atrabilaire et grotesque de roitelets comme ceux qui surgissent punais à tous les coins d’empires. Qui brandissent leurs sadiques érections en punissant leur malheur par de nouveaux malheurs — pas cet impouvoir-là. Celui d’un démiurge, en dévotion pour l’être et sa dette comme nous hier soir quand on a senti devant la foule qui sortait de la gare la beauté cosmique du mortel. Tu serais Acéphale. Je te sauverai de l’irrémédiable tragédie de tout pouvoir par le génie érotique, par une révolution suprimant tout asservissement. Un regard amoureux, oui.»

Elle lui pose à nouveau la question, et sa voix résonne fraîche sous les arbres:

-«Qu’est-ce qui nous arrive, Raoul ?»

-«De se poser la question de ce que c’est qu’être. Les réponses ont-elles évoluées, depuis Platon et Lacan, entre -400 et 2017, au sujet de ce qu’il en est, du désir amoureux? Sur les ailes du phallus, les sinuosités des seins, que répond notre génération qui révolutionne l’immense Dette de l’histoire? Je vais te lire ce moment du Banquet, quand Aristophane prend enfin la parole:

«À mon avis les gens n’ont absolument pas idée de l’immensité du pouvoir érotique, parce que s’ils s’en étaient rendu compte, les édifices religieux les plus immenses seraient élevés en l’honneur d’Eros — et les plus beaux autels, et les plus incroyables sacrifices seraient pour lui«(Aristophane, 416 avant notre ère, cité par Platon en ligne 189d du «Banquet «, 376 avant notre ère)

«Danse à Vénus «Hans Bock (Né à Saverne, 1550). Staedel Museum, Frankfurt Am Main.

Ah!

Précipitez-vous aux nouvelles: un vrai Fait-Divers nous est échu ! Qui n’est ni accident, ni vice. Vous n’oublierez jamais où vous vous trouviez au moment de l’apprendre.

Pour une fois réellement sidérés par une nouvelle pleine. Cette nouvelle qui vous fait oublier qu’on est si nombreux et que cependant quelque chose (cette nouvelle) nous concerne tous, non je ne suis pas devenu prédicateur ni candidat à nulle élection, tous nous, chinois, africains, océaniens, europïens, trumpistes, aztèques: et même les quelques matelots et personnels navigants ignorant leur localisation précise.

Le premier stade du monde, et encore, cerné de foules immenses trépignant autour du stade — et vous, vous n’étiez pas collés à une radio, à une télé? Mais si, je dois me tromper, je ne vous apprends rien, vous savez déjà que c’est en train d’arriver.

On dit qu’à chaque réplique des six héros, les bras se lèvent, la vague se propage, depuis le stade jusqu’aux foules compactes devant les écrans géants autour du stade. Et jusqu’à vous, chacune de ces phrases qui révolutionnent l’amour risquent de faire tomber l’assiette que vous teniez !

C’est à se demander combien de temps l’humanité va rester clouée, imbécile devant cette image du congrès des six penseurs — ceux qui dormaient réveillés au milieu de leur nuit, les cadres enfin rassemblés dans leur bureau, les mendiants de Lagos éberlués?

Dès le lendemain de l’avancée révolutionnaire du stade de l’Academia, on observe quelques événements parallèles dont on n’aurait jamais soupçonné qu’ils participaient de la mêmeté que l’amour:

— Plus personne aux soldes, plus de pugilats entre les foules exaspérées par la possibilité d’une acquisition.

-Les maîtres du Gaz, du Pétrole, de la Mort et de Wall Street, délibérément rendus à eux-mêmes par le propos des philosophes, et donc rendus à une humanité désirable, ont cessé, vous l’avez entendu, on cessé de vouloir se servir de l’enrégimentement des foules pour conquérir leur Gaz, leur Pétrole, leur Gain, à coups de nappes de sang et de braise, et de mille meurtres, et les longs cris de rage, sanglots de tout enfer renversant tout ordre; et l’Aquilon encor sur les débris — Ô mes amis !

Sappho.(Musée d’Istanbul)

Était-ce donc ce moment que préfigurèrent, au long du Rhin dans les années quatre-vingt, les nouveaux thermes de Baden-Baden? Était-ce cette révolution poétique du débat amoureux de l’Academia, que préfigurait l’image démocratique de la jouissance partagée entre toutes catégories sociales allemandes, sous la neige d’hiver comme sous les canicules, des grands bassins de marbres emplis d’eaux sulfureuses?

Était-ce donc bien juste, ce sentiment de la génération des parents de Raoul, lorsque ces images communautaires et nues sont venues périmer et le glacé des hivers germains, et la canicule des étés continentaux qui abrutissent nos rues, et les journées si laborieuses de la Rhénanie?

Et que, génération après génération se soit préparé un tel bonheur partagé sous le regard des façades du Temps d’avant, le Temps de Bismarck et des thermes du XIX° – ce Temps qui n’avait proposé à l’époque qu’à une seule élite fortunée à l’extrême la fraternité des nudités dans la brume des vapeurs encloses aux palais impériaux. Impériaux — mais, parce que prussiens, goethéens — et alors déjà guidés par le rêve de Faust, donc de Spinoza, «un monde libre pour des hommes libres.(fin du second „Faust“ de Goethe)».

On ne se l’était pas dit, à l’époque où les établissements thermaux s’ouvraient à tout le peuple, occupé à savourer ce qui nous avait tellement fait défaut (le Nu, le Chaud, le partage du jouir et plus de la gêne) et noyé par la splendeur démocratique des corps se croisant dans la brume des vapeurs libérées, un temps plus tard que celui des prussiens, une génération plus tard, tout le peuple cerné de marbre — dans les bassins extérieurs, publics, en plein air libre de la liberté – vapeurs exhalées, par les eaux cernées de marbre blanc, vers les hautes croisées des bâtiments luxueux du vieux Baden, aux fenêtres figurant autant d’yeux stupéfiés. Comme nous aujourd’hui par la révolution que doit chaque génération aux malheurs et au manque-à-jouir de la précédente?

Furie existentielle, Tiepolo, Ca’ Rezzonico

C’est alors ça? Oui? La compétition philosophique planétaire qu’anticipait il y a quelques décennies le spectacle mystique de corps démocratiques, quand ils quittent, au premier étage des thermes modernes de Baden-Baden, le bâtiment principal pour rejoindre sous des arbres centenaires la petite hutte de bois, le sauna où flambe une cheminée dont les reflets cuivrent les corps et projettent aux bats-flancs ce paradoxe: progrès amoureux d’une société souriante, mais cette cabane, comment n’évoquerait elle pas avec ses bats-flancs l’atroce progrès de la haine, contenu par la réalité-Auschwitz et par la réalité paradoxale qu’incarnent de par le monde et ses atrocités perpétuelles, les descendants génocidaires du désespoir nazi, par tout ce Progrès de l’horreur depuis les bats-flancs d’Auschwitz, le mal étant, Cioran l’a craint, tellement plus contagieux que le Bien?

Qui oublierait le nom des six philosophes, dans le stade colossal de l’Academia. Les tonnerres d’applaudissement, les rugissements approbateurs… la planète humaine comme soudée à l’inespéré progrès d’une vision neuve sur l’amour …

Vous grincez des dents, vous savez bien que cette fiction d’un débat triomphal sur l’Amour qui apaiserait le monde, comme telle, ne tient pas la route. Parce qu’il en va de l’amour comme de l’humour: trop divers pour rassembler l’humanité, trop brûlant pour ne pas la sillonner de querelles et d’incompréhension. Impartageable. Cela que je me racontais, un triomphe olympique du débat amoureux, cela n’est pas même un rêve, cela ne viendra pas — seuls d’incorrigibles enfants gardent têtus un vague regard vers les sommets de ce qui reste de hauteurs, en y attendant une Aphrodite céleste. Rien ne périmera jamais le fait-divers, et vieillissants, tous, nous ne lèverons les yeux que vers l’attente de divinités de Mort.

Au contraire… Un dimanche de Novembre deux mil seize Paris avait un air terrible de ce que les vieux parisiens appelaient dans un jadis qu’ils regretteront infiniment, la Province.

L’amour? Des progrès qui feraient de l’Histoire un Jugement voire un Paradis voire un Enfer? Cette ville, Paris, éteinte, ne se dérangerait pas suffisamment nombreuse pour écouter, comme dans l’Athènes antique, six «vieilles lopes» richissimes parlant de l’amour, de l’amour entre hommes exclusivement, comme seule vertu cardinale à la recherche du sublime -c’est de vieilles lopes que Lacan s’amusait à qualifier Socrate, Agathon, Pausanias, Eryximaque, Aristophane et Alcibiade.

Le dimanche de Novembre était occuppé par une France frileuse, occupée, ainsi que l’a observé un sociologue, Louis Chauvel, à se rassurer d’être lancée vers le Néant comme un véhicule à toute allure sur une autoroute verglacée — en ne regardant que le rétroviseur — votant pour des gourous costumés nu rassurant passé – les votes de ce Paris provincialisé et frileux plébiscitait la mort. La mort des réfugiés et l’éventualité d’un paradis qu’elle ressort de la penderie pour appâter ses soldats, abandonnant l’idée que la dialectique historique d’un futur meilleur puisse encore faire de la décoration militaire. Dans le même rétroviseur de Novembre un diplomate égyptien se faisait étendre le tapis pour prier à cent mètres de l’obélisque de la Concorde — et l’empire Ottoman renvoyait son reflet sacré à l’Empire bonapartiste.

Raoul, avant sa période finlandaise, avant les amours de Laura, se croyait sans histoires. Enfin sans problèmes. Une nausée rassurante l’avait envahi, en regardant le visage des convives les plus riches invités aux dîners de son père le banquier. Comme aux repas familiaux qui avaient empoisonné son adolescence, il commençait de se demander s’il ne serait pas plus légitime aux yeux des vraies lois du monde, s’il s’enfuyait de l’inélégant panorama qui occuppe le sommet des tours du pouvoir. Son père n’y avait rien vécu de plus que la félicité d’y être parvenu. Joie de grenouille. Il secouait la tête avec effroi en regardant le style des insatisfactions de la génération qui l’avait engendré si tendrement, si brillamment, si intellectuellement.

-” Les pharaons de la guerre courent aux soldes du pétrole en se jetant les foules à la tête comme de la friture avariée.”

Raoul, se sentant plus redevable d’une possible fête à ces foules frites qu’à l’ai quiétant et carnassier sourire de son père. L’Ogre familial lui faisait désirer la liberté des foules frites.

«Foules frites !», marmonnait-il entre ses dents, «foules frites ! Vous connaîtrez un paradis terrestre quand vous aurez anéantis les pharaons, au lieu de gober leurs promesses de paradis postmortem. “

Raoul n’ignorait plus complètement que pourrait exister un Banquet dont il pouvait immensément désirer être témoin — sa main parfois tournait et retournait un exemplaire bilingue du texte platonicien.

Marchant rue de Grenelle il se sentit, en Novembre deux mil seize, petit, probablement pour être passé juste avant au long des grilles du ministère des affaires étrangères. Drôle de terme. Étourdi par toutes les ritualités de clan et de classe découvertes trop tôt dans son enfance pour qu’il ait pu s’en garder. Affaires étrangères. Une escouade de balayeurs joyeux faisaient s’envoler des feuilles mortes. Par les fenêtres on voyait aux lustres de sinistres fausses bougies électriques.

«Généreux, moi? Moi l’égoïste invétéré? Moi qui fuis déjà toutes les fêtes par peur du discours des autres ?»

F. Maserel, 1939.

Il y a cette lettre qu’il n’envoya jamais à personne, trois jours avant qu’en traversant Paris en Novembre il découvre au Jeu de Paume, une exposition dédiée au concept de «Soulèvements».

-” Au nom de quelle sainte colère l’adolescent quitte-t-il la table familiale en claquant une ou deux portes? Par l’autorité d’un dégoût dont il sera le premier ensuite, seul dans sa chambre, à souffrir en sanglotant? J’ai vu tant et tant d’innocents ressentir le besoin irrésistible de s’exclure de tant de banquets, de tant de fêtes. Quand on les interrogeait, ensuite? Il ne savaient plus: pour aller simplement et discrètement pisser dans le silence de chiottards? Pour rejoindre la contemplativité mystique desdits goguenots? Pour reprocher aux autres innocents de la tablée un Ennui Accablant? Seulement ces innocents ne s’ennuyaient pas comme moi d’un Ennui atrocement philosophique. Et aujourd’hui Quand ils s’amusent, ils ne s’amusent au fond que pour avoir appris à s’amuser et, s’amusant, à distancier ainsi un Ennui qui n’était qu’une peur de l’ogre, qu’une crainte de la mort, de la défaite, de mille douleurs confuses… En savent-ils quand même plus long que moi sur l’Ennui ?

Un premier signe joyeux venait d’avoir rejoint Raoul, qui était encore au début de sa cinquième année de philo. Il mettait fin (et en fanfare) au silence assourdissant qui l’avait toujours dégoûté dans les rassemblements familiaux: un repas pris au milieu de la foule des étudiants — la fin du repas, tout le monde partant proggressivement. Raoul se retrouvant dans le réfectoire vide, pris par une discussion passionnée, avec deux de ses voisins. Simplement cela.

Interruption du silence gastrique de l’espèce qui le clouait au sol depuis toujours. Subite solidarité, celle-là précisément qui allait le chasser vers les confins de la Finlande des lacs. Où il irait, abandonné. Abandonnant la totalité de ce qu’il appelait le cadavre: un colossal héritage familial. Bouddhisation du Raoul. Sanctification ascétique. Dans son sauna finlandais, il entendra revenir chacun des mots des deux, là, avec qui la parole jaillissait en cette fin de repas universitaire. Ils avaient sauté dans une voiture, roulé vers les mêmes montagnes où quelques années plus tard il se tiendrait avec Laura. C’était un temps de fortes neiges.

Au pied de massifs forestiers entrecoupés de murailles celtiques éboulées, ils avaient ri tous les trois. Ils avaient couru. Sans plus cesser de se parler de choses formidables. Aussi extraordinaires que ces tournois de lumière exaltant les mondes blancs de l’hiver. Ils allèrent tous les trois dans les bois, comme trois colonnes plus scintillantes encore que les arbres poudrés par mille givres.

Mithra dans le grès rouge des montagnes.

La façon un peu technique à quoi Raoul pensait devoir encore astreindre ses études de philosophie devrait lui faire attendre longtemps le détour, c’est vrai effrayant, qui lui ouvrirait, pantelant et chaud, le texte du Banquet de Platon, et lui ferait comprendre comme ce texte, certainement, ne s’était jamais ouvert avec toute la diablerie nécessaire à son père pourtant érudit, ni aux amis immensément fortunés qu’il aimait à la folie. Savoir que trop de générations étaient passé dessus avait refroidi l’appétit de Raoul. Avait interdit qu’il réalise la fraîche violence toujours bouillante sous la surface imprimée et sage des pages platoniciennes.

Il aurait tourné le dos ascétiquement à tout confort. Aspirant à une nudité régulière, comme il se glisserait sous la glace sciée de l’étang, au pays des mille lacs il se plongerait aux brûlures textuelles d’un texte révolutionné par son seul regard.

Nu, glacé, seul. Lecture explosive. Retrouvailles esseulées du plaisir essentiel d’être ensemble, dans des mots qui font fûtaie, taillis, bosquets. Dans des complexités qui font lac.

Laura râlera-t-elle en roulant aux coups de butoir de Raoul?

Picasso, Metz, expo temporaire.

L’enigmatique discussion des convives du Banquet n’emmène pas le plus brillant, le maître, au sommeil et au repli — au contraire à la fin du Banquet, Socrate rejoint sans dormir les affaires de la ville. Le Banquet a agi sur lui comme un sommeil réparateur. La conscience ne vacille pas, elle s’est trempée comme un bel acier, raffermie pareil qu’en rêvant — mais au fil d’un Banquet puissamment imaginaire. D’autres témoins, on le sait, le raconteront autrement.(Xénophon y met d’autres convives, d’autres arguments, d’autres conclusions.)

Raoul réalisait que la colère dont il s’était, adolescent, autorisé, avait eu quelque chose en commun avec le titre et la matière du texte de Platon. C’était une colère de table.

Un matin d’ailleurs, il serait pris du même hoquet qu’Aristophane, s’étant endormi en lisant les lignes où Pausanias expose la façon dont l’objet apparent du «Banquet» (au fond six hommes mûrs se préoccupant de ce qu’ils peuvent bien faire, attendre ou risquer de leur pratique, qui est la relation sexuelle avec des hommes plus jeunes qu’eux) est reçu dans les opinions des différentes parties de la Grèce, se saisit de ce qu’il trouve, quant à lui, condamnable — et il s’élève contre la corruption de l’amour par le désir d’objet — et il plaide en faveur du plaisir de reconnaissance du sujet désiré.

L’inspiration et même la respiration d’Aristophane s’en trouvent coupées. Pausanias lui coupe le sifflet.

Or chez nous la règle établie est beaucoup plus belle, même si comme je l’ai dit, elle n’est pas facile à comprendre pour celui qui, en effet, prend en considération les trois points suivants. Premièrement il est plus convenable, dit-on, d’aimer ouvertement que d’aimer en cachette; et il est au plus haut point convenable d’aimer les jeunes gens de meilleure famille et de plus haut mérite, fussent ils moins beaux que d’autres. Deuxièmement celui qui est amoureux reçoit de tous de chaleureux encouragements, comme s’il ne commettait aucun acte honteux: a-t-il fait une belle conquête, on juge que c’est pour lui une belle chose, et s’il y échoue, on estime que c’est là quelque chose de honteux. Troisièmement la règle donne toute liberté d’entreprendre une conquête, puisqu’elle approuve un amant qui adopte des conduites extravagantes qui exposeraient aux blâmes les plus sévères quiconque oserait se conduire de la sorte en poursuivant une autre fin et en cherchant à l’atteindre…(…) Ce qui vient d’être dit pourrait donner à penser que, dans notre cité, la règle veut que l’amour et l’affection qui récompensent les amants soient quelque chose de tout à fait convenable. Pourtant, quand les pères imposent comme consigne aux pédagogues d’empêcher les aimés de discuter avec leurs amants — et telle est bien la consigne que reçoit le pédagogue „(Le Banquet, 183d)

Etait-ce pas ce trait surprenant de Pausanias, l’évocation de blâmes, de règles et de condamnations, qui dans le texte pointait le drame de la consommation amoureuse, de la prédation, des satisfactions sexuelles ou narcissiques brisant tout espoir quant à l’établissement d’une Terre ferme amoureuse, d’un jardin d’eden? Était-ce pas le même-soupçon, enfantin, d’un crime familial, qui avait au début soulevé d’inquiétudes incompréhensibles le coeur de Raoul au moment des repas familiaux?

Y avait-il un Ogre fantasmatique caché dans son cerveau adolesçent, et alors que déchiquetait-il de ses dents, pendant les repas? Et lui, lui Raoul craindrait-il toute sa vie, mangeant au banquet de l’humanité, dévorer quelque chose qu’il serait-infiniment triste de détruire?

„Le dégoût des pauvres devant les grilles de Versailles — qui mange-t-on sinon les affamés? Et quand ils ont le goût du cou blanc de Marie Antoinette longuement torturée dans leur propre gésier, ils évitent tout regret, ils évitent de songer à autre chose qu’à ce qui me coupe, moi précisément, de toute appartenance à l’humanité, à Athènes…Le mot d'”amour“, une onomatopée? Amm. am…am.“ Onomatopée qui à chaque banquet fait souvenir dans ma bouche qui le prononce, de la dévoration goulue du fruit d’un sein.»

Raoul se décide à parcourir au musée du Jeu de paume, une exposition sur les «Soulèvements». Mû par l’idée d’y trouver des éléments qui lui fassent mieux percevoir toutes les dimensions du geste de se soulever, de la nausée qui le préoccupe tant.

Il circule entre une succession d’images de draperies soulevées par le vent, de tracts survolant comme autant de papillons les foules en colère, de malades mentaux que leurs spasmes soulèvent sous l’œil sadique de la caméra panoptique des maîtres de l’asile — Raoul détaille les illustrations photographiques et filmiques des moteurs sociaux et intimes de sa propre rage: l’injustice, la misère, la simple réflexion. Le corps mort de tous ses aïeux serait-il cimenté dans les murs du Jeu de Paume? Ses aïeux ont eu des vies suffisamment paisibles pour que leur descendance existe — … Mais cette mort, de tous ceux qui pèsent même absents, même non-nés, sur la Dette de l’aujourd’hui, explose par la photographie seulement de quelques morts de la Commune dans un cercueil (n’ont ils pas été entassés par centaines tout près d’ici les communards, avant d’être emmenés vers les pontons, les bagnes. Les antipodes, n’ont ils pas été tirés comme des lapins à quelques mètres seulement du Jeu de Paume, sans pouvoir sortir des caves où ils étaient verrouillés ?) — cette mort, la meilleure image de cette guerre dont chacun de nous est le produit — en marchant Raoul est repris par l’image des grandes tours bancaires de Chicago, où il lui est arrivé un jour de rêver que surgisse, tout en haut, la Femme qui chanterait dans les aigus, soprane, qu’elle l’attend qu’elle l’attend qu’elle l’attend — mais là tout d’un coup, pour la première fois, il entrevoit une femme qui serait les bras de la Mort — plus tard cette image se mêlera aux éléments de l’exposition dont il se souviendrait — photographies communistes des années soixante — photographies des grèves, inoubliables visages des femmes ouvrières en révolte. Utopie, massacres, brillance des yeux, et puis là-dessus convoitises, là-dessus égoïsmes — il se rappellerait tous d’un septuagénaire qui récitait Rimbaud devant la photographie des morts de la Commune, «J’irai par les sentiers bleus de l’été…»

En sortant de l’exposition, dans le soleil, sa décision lui semblait prise, de tout laisser, de la fortune de son père:

-” Par faiblesse. Par conscience de ma faiblesse. Si j’héritais d’un champs, je ne saurais pas le protéger contre les prédateurs. N’importe qui me bousculerait, viendrait y planter l’ignoble maïs qui a défiguré la plaine, viendrait en détruire les haies. Alors hériter de mille fois l’argent pour acquérir dix mille champs !

Devenir, sans m’en sentir capable, un de ces incapables d’en-haut ! Hanté par toute la critique de l’avoir contre celle de l’être — les avoirs monumentaux du père trop colossalement riche faisant de toute une vie la vassale d’un esprit comptable à temps plein — financier pour un cadavre familial, loin pour toujours d’avoir la moindre chance de participer aux fêtes qui justement manquaient au père. Son père aurait bien voulu se glisser parmi les élèves de Michel Foucault, n’osait pas, sûr qu’il s’y serait fait traiter de dilettante. Son père bassinait son entourage d’une constante rage à n’avoir pu suivre les pas si dissemblables des deux Marguerite — Duras et Yourcenar.

-«Les cercueils des foules frites de la Commune…», marmonne-t-il encore, en s’éloignant du bâtiment.

Bouddha fut un prince surtout quand il abandonna la puissance princière — magnifiant l’amour de sa famille en amour de toute l’espèce.

-«L’amour des riches est un amour haineux.», lui chuchota à brûle pourpoint un homme roux, celui qu’il avait vu, récitant du Rimbaud devant la représentation des cercueils de la Commune — et comme Raoul se retournait interloqué, l’autre:

-«N’est-ce pas la seule réponse à ce que vous venez de prononcer ?»

Une heure plus tard, la meilleure sortie du notaire chez qui il vient signer sa renonciation:

-«Qu’est-ce que tu crois, connard, qu’en jetant ton or par la fenêtre tu vas faire remonter Rosa Luxembourg des eaux du canal ?»

Il croit se souvenir qu’il lui a répondu, sincèrement soulagé, «qu’au moins il ne verrait plus sa gueule !»

Herbes, Three castle head.

-«Car (s’était dit Raoul en circulant dans un Paris provincial et terrifié, en entrant dans un pub irlandais de la rue de Grenelle où résonnaient, sur la télévision uniquement, les échos de la solidarité propre aux accents du rugby) qu’est-ce qui me donne le vertige dans l’idéologie du partage, alors que je sais que les gens sont pires que des rats, des doryphores? Est-ce le souci de ne commettre aucun crime lorsque je partage les eaux thermales des bains de Baden Baden… Est-ce que je suis abasourdi lorsque m’y atteint l’idée des pakistanais, des nigérians, des éthiopiens qui se noient dans les eaux de la Méditerranée, alors qu’ils rêveraient évidemment d’un moment comme celui que je vis là? Eux ne soucient que de fuir. Pas d’amour mais son père, l’expédient Poros, sa mère la Misère, pas de philo mais l’intelligence du sauve-qui-peut. Au moins, lorsque je suis endormi, mon humeur est-elle enfin indifférente aux choses que je ne fais plus que croire vivre. Le rêve peut me laisser de bon poil, devant des torrents de sang ou alors au contraire désespéré devant une belle qui se donne… Mes désirs se révèlent orphiques à moi dans l’incompréhensible charabia d’images et de situations totalement déconnectées de mes frustrations ou de mes satisfactions habituelles. Ce qui surgit ne me menace plus que de satisfactions ou de cauchemars étrangers à mon corps, comme si, moi endormi, il y avait une coupure entre moi et moi-même, comme si ça n’était plus pour ma gueule de Sujet que ça fonctionnait, tout le business de mes neurones. Est-ce que c’est lié à l’impression que je ressens que, derrière les haies parfumés des heureux, se cachent, plus que le désir des ogres richissimes qui se goinfreraient sans penser à ma panse, se cachent les réalités ambiguës de mon seul désir pourtant changeant, Mondésir je suis sûr qu’il y a des millions de villas qui dans toutes les langues s’appellent Mondésir — et quelques châteaux, peut-être l’une ou l’autre île – on devine l’histoire catastrophique que la réalité leur réserve…»

-«Quoi, Raoul ?»

-«Le lendemain du jour où le marquis Chpouinkchpouink admirait l’ultime coup de pinceau et de feuilles d’or qui devait parachever la décoration des salons joyeux de son château de Mondésir, la foudre détruisait les remparts…»

-«Oh!»

-«Une attaque de brigands s’y engouffrait: on retrouvait le lendemain sa tête suspendue par les catogans aux lustres du salon de musique…»

-«Et alors ?»

-«Mais si je n’avais cela qu’en rêve, si je rêve des allées de gravier blanc et des haies parfumées au jasmin c’est totalement déconnecté de tout manque pendant que c’est pourtant là, dans la plénitude de mon rêve. Donc si en rêve le palais de Mondésir se déploie (aussi bien que la tête décapitée accrochée au plafond) sans que rien ne m’arrive — de jouissif ou de monstrueux — sinon le souvenir d’avoir une histoire dans la tête au réveil… Alors si c’est ainsi 1) avoir eu Mondésir ou 2) en avoir rêvé – si ça sépare absolument quelque chose de fragile (la réalité du château de Mondésir qui pourrait être détruit par la foudre, assailli par des brigands qui se serviraient d’un catogan qui m’aurait poussé pour fixer les restes de mon chef aux lustres que j’aurais) — alors que de l’autre côté du sommeil, avoir songé en rêve au château de Mondésir m’en a fait parcourir les grandes salles, où j’ai senti ouioui le parfum des meilleurs bourgognes par exemple du Romanée-Conti et puis où en rêve j’ai dégusté les meilleures gelées de coing entreposées derrière le sourire de gens plein d’amabilité que mon rêve y aurait suscités (recettes de gelée de coing alsacienne, roumaine, bulgare, hongroise, tchétchène, ouïgoure…) — cuisinières incroyablement innocentes de tout crime de soumission comme moi de tout crime de mise en asservissement. J’ai rêvé de Mondésir et mon rêve est inoxydable, je m’y tiens, c’est bien mieux que l’exécrable lourdeur intrinsèque à l’appropriation, pas de foudre, pas de murailles éboulées, pas d’attaque de brigands, au réveil ma tête est au bout de mon cou qui est fixé à mes épaules.»

-«C’est que la trouille, alors, qui te détermine ?»

-«Et chez ta psychanalyste je pourrais raconter mes rêves pour me libérer de toutes les entraves que mes six premières années ont chevillées à cet inconscient dont les rêves sont le langage, six années d’hypnose familiale pure et simple, aux douves les plus obscures d’un imaginaire familial despotique… Endormi, adieu les effrayantes réalisations que je ferais peser sur tous, pour satisfaire des frustrations qui ne me concernent au fond pas du tout.»

Herbes, Three castle head.

Édens. Voir voir ceux de tout en haut ah on rit on rit des anglais qui regardent leur reine changer de chapeaux de châteaux de gâteaux — et les anglais ont dû rire quand notre Révolution a viré du sans-culottisme aux costumes d’Empire, dix ans putain en dix ans les gens les gens les gens si cons que de la Révolution à l’Empereur en dix ans !! — «On rit, Laura, on rit mais qu’est-ce que je me sens différent si tout d’un coup ça change, et que voilà j’ai été proche moi-même pour de bon de ces gens richissimes et vraiment tout-puissants et si simples, tellement comme monsieur tout-le-monde (mais tant de responsabilité ! Devoir gérer tant d’argent les pauvres comment feraient les pauvres, comment ferais-je comme c’est grave, gérer cent mille fois ce que je dépense, que dis-je et que me dirais-tu si j’acceptais un million de fois ce que je ne gagne pas — les pauvres si tu savais comme c’est grave comme je suis léger depuis que je suis irresponsable de tout ça) ah quand je m’approchais de ces gens tout d’un coup le bruit des graviers blancs tellement plus propres que moi entre les haies qui délicatement embaument le jasmin et -oh!- ils faisaient comme si je pouvais comprendre à quoi ils sont obligés de songer sans cesse, misère j’aurai pas de flotille d’hélicoptères, honte des hontes je ne comprends même pas leurs mots quand ils parlent d’entreprises et de décisions et — comme ils rient lorsqu’ils évoquent les responsables politiques pour lesquels j’avais cru devoir voter. Et qui, disent-ils entre eux en riant d’une si bonne et douce naïveté, d’un rire si bon et si plein de la vraie connaissance des vraies choses, et qui viennent leur manger dans la main, ces politiques dont je pensais que je leur devais toutes les décisions qui ouvrent ou ferment devant les pas citoyens, et les grilles de la soumission, et l’air pur de la liberté – que non ! L’air pur de la liberté embaume le jasmin dans le parc édénique des très-hauts. La liberté foule le gravier immaculé des avenues qui mènent aux palais de ces gens pleins de simplicité et qui n’ont que deux jambes, tout gentiment, malgré les milliards dont ils disposent et qu’ils ne me montraient pas parce qu’ils savent que je serais tellement gêné et que je me sentirais tellement obscène avec mon ignoble incapacité et donc mon absence de toute vraie liberté. D’ailleurs c’est quoi le texte fondateur de toute pensée sinon «Le Banquet «que mon père analysait en psychologue averti et c’est quoi cette discussion inoubliable sinon une bouffe entre richissimes athéniens — qui pensent à leurs esclaves, aux barbares, aux serviteurs qui passent les plats et leur lavent les pieds, à la musicienne qu’ils congédient, cependant que le monde antique se vautre encore, loin d’Athènes, dans les glapissements informes de la superstition …

— «Oui, Raoul, et tu noteras à propos que c’est la Grande Superstition qui, seule aujourd’hui et sans la moindre persistance de ta fameuse «Pensée athénienne», continue d’agiter nos masses, bien plus que les raisonnements sophistiqués de ta Diotime et de ton…»

-«Agathon, oui, lui aussi rappelle qu’Eros n’est pas que la divinité du désir amoureux, mais aussi celle «qui dans les chœurs et dans les sacrifices se fait notre guide»»

— Et cependant quoi? Cependant que certainement j’en suis sûr c’est certain derrière leurs haies de jasmin entretenues par les revenus de Wall Street, une demi douzaine de richissimes élus se racontent encore aujourd’hui leurs formidables considérations athéniennes sur l’Existence et l’Amour. Misère ! Donc arrêtons toute moquerie je cesse de me gausser de l’admiration des foules pour le palais des Grands et des journaux sur la reine d’Angleterre cachés dans les vécés jusqu’en Irlande si je l’ai vu une fois à Dublin je ne dirai rien je ne dénoncerai pas tous ces gens qui attendent d’une Reine la bienveillance que j’attends de toi… Et si les gens savaient comme ils admirent les gens à qui je pense, les cinglés que je fuis, ils arrêteraient tout, même de faire des comptes, de faire leurs achats en ligne, de chercher un filtre à air de rechange pour leur vieille Mercedes dans un journal de petites annonces ou sur leur tablette».

Wo es war sol Ich werden.

Oui Laura voulait rendre à l’Histoire son sublime oratorio, la symphonie fantastique du devenir de l’âme humaine.

-” Tu as remarqué, Laura? Les cauchemars où les rêves les plus orphiques peuvent nous faire expérimenter une totale indifférence aux chapitres que nous avons cependant le sentiment de vivre, et je te l’ai dit déjà: de bon poil devant des torrents de sang, ou au contraire désespéré devant une belle qui se donne ! Éveillés au contraire, les humeurs colorent chaque instant de nos journées — et le répertoire des sentiments et de leur couleur n’est pas énorme, ni le chemin bien long — depuis la peine totale de l’envie de crever jusqu’à la réjouissance doigts de pied en éventail, du plaisir absolu c’est à dire de l’extase que délivrent les sensations d’éternité et de souverain bien.”

-” Ah tu parles de rêves orphiques. Cette immensité se tient à l’envers de nos jours les plus tranquilles, nous révèle à nous-mêmes une dimension dépassant, de loin, les monuments les plus gigantesques, tiens, les tours puisque tu les scrutes mais qu’est-ce que tu y attends encore maintenant que je suis là? Et les pyramides, presque petites à côté de la dimension à quoi nous assignent les songes. Orphiques ! C’est cet oratorio de nos rêves à tous qui, même si l’humanité les oublie, transforme ce qu’on croit être des accidents en Histoire, avec l’H philosophant.”

La rivale de Médée brûlant dans la tunique empoisonnée. Musée Pergamon.

-«J’ai rêvé d’une fille aveugle, elle réclamait la vue. Une brune bouclée aussi belle que la rivale de Médée sur le sarcophage du Pergamon de Berlin. Elle bougeait pareille. Son voeu de vue me donnait un peu honte de ne pas savourer encore plus ma faculté de voir. Mais je ne vois pas grand-chose. La vision aveugle les voyants. Hier seulement j’ai compris que pour les grecs le mot «Éros», désignait outre le démon du désir, celui qui préside «l’intermédiaire [202e] entre le divin et le mortel (…) interprète et communique aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux; d’un côté les prières et les sacrifices, et de l’autre les prescriptions et les faveurs que les sacrifices permettent d’obtenir en échange. Et comme il se trouve à mi-chemin entre les dieux et les hommes, il contribue à remplir l’intervalle, pour faire en sorte que chaque partie soit liée aux autres dans l’univers. De lui, procède la d’invitation dans son ensemble, l’art des prêtres touchant les sacrifices, les initiations, les incantations [203a] tout le domaine des oracles et de la magie. Le dieu n’entre pas en contact direct avec l’homme; mais c’est par l’intermédiaire de ce démon que de toutes les manières possibles les dieux entrent en rapport avec les hommes et communiquent avec eux, à l’état de veille ou dans le sommeil. Celui qui est un expert en ce genre de choses est un homme démonique (…)»

-«Puisque je connais une spécialiste de Lacan, je vais lui dire qu’elle est démonique — elle me répondra que le rêve est tissage plein d’indications quant au désir, le désir du sujet, le désir de ses parents, le désir de son monde… Mais elle rejettera tout ce que ta Diotime raconte de l’amour sublime, qui sépare l’anonymat du corps beau d’une part, et la splendeur des Formes d’autre part. Et je pense comme elle. Quand on regardait les foules sortir de la gare, on voyait bien que certains corps, certains visages, certaines silhouettes, expriment des vertus qui les rendent désirables, et reconnaissables par tous comme porteurs de ces vertus, nous savons bien que ces corps sont l’expression même du…»

Morts de la Commune, Exposition”Soulèvements!” Georges Didi-Huberman

-” Tu vas dire que ces corps sont l’expression de l’être qui nous a fait signe. Quand je parlais de Lacan le jour de ma disputatio, sur l’immense balcon prussien et devant mes maîtres, je ne me doutais pas du hasard qui ferait venir vers moi une chouette blanche dans les lacs de la Finlande et vers toi la chouette qui te disait son chemin, la nuit, dans les masses d’air immenses dont le fluide entourait ta chambre isolée. Diotime dans le Banquet dit aussi à Socrate qu’Eros nous parle dans nos rêves et c’est ce que pense Lacan, le désir s’y décrypte. Le désir d’immortalité, le désir de fécondité, le désir de répondre à un cri premier de l’Etant…”

-«Mais ce qui t’a fait jeter les biens de ton père à la tête du notaire ?»

-«Une peur. Demain je meurs bien entendu, sauf si les recherches scientifiques sur le ralentissement du vieillissement, financées j’en suis sûr par les gérontes du Compte en Banque Mondial me désignaient soudain comme cobaye…»

-«Ça, ça transformerait tous les héros des tragédies grecques qui t’ont nourri en bouffons de comédie.»

-«Le vieux rêve cochon d’avoir enfin une existence digne de ce nom? Cochon d’ego ! Demain je suis mort: quel pharaon voudrait de moi comme cobaye de son rêve faustien? Voilà: demain, c’est cousu de fil blanc, demain, moi: cadavre. C’est pour ça que même si je t’ai rencontrée, je guette en haut des tours une déesse noire, une compagne pour affronter ce demain qui m’occit, et dont parlait place de l’Empereur le grand palais en forme de casque où je récitai ma disputatio — alors: quel ultime regard aurai-je à ce que je laisserai quand elle sera, faute d’aucun lendemain, oubliée l’angoisse du lendemain ?»

-«Et ben Raoul, tu laisseras ça derrière toi: l’angoisse du lendemain.»

-«Mais il me reste quoi pour l’Histoire quand bien même on s’en foutrait. L’Histoire elle n’existe pas pour les croyants elle s’est construite comme un fantôme c’est une colle à replâtrer l’informe succession des lendemains matérialistes.»

-«Et alors il te restera quoi devant l’Histoire à contempler en un dernier regard orphique vers l’humanité et l’Etant que toute ta vie aura tiré du Néant ?»

-«Qu’est-ce qu’ils attendent les gens, si on rejoint l’éternité en même temps que le Néant, alors il reste la forme…»

-«La forme de quoi ?»

-” Ah la forme de ce qu’on quitte.”

-«On quitte quoi ?»

-«Pas l’existence, certainement on ne peut pas prétendre avoir franchement existé ! Car comment prétendre avoir existé si c’est un empilement d’instants toujours inquantifiablement microscopiques avec pour seul espoir d’arriver à les distendre par hédonisme — les instants gigantesques du plaisir fou, de la joie extrême — où par foi pie — en l’éternité promise depuis les Égyptiens et les celtes dans la voie lactée.»

-«Alors ?»

-«Alors je laisserai une humanité de plusieurs milliards d’altérités. Ah peut-être que si on avait eu le bon goût de naître il y a deux cent mille ans, j’aurais surtout le sentiment de laisser derrière moi un monde rempli de milliards de choses non humaines, les aurochs, les étoiles, le fracas océanique. Là, maintenant, ce qui palpite c’est un ouragan d’êtres prêts à faire des bruits pas possibles, à huit milliards oh le boucan que ça va faire nos hurlements et les armes de la guerre à la mode à la mode savez-vous planter les bombes, à la mode de chez nous ?»

Déploration

-«Raoul tu découvres qu’Eros etait intermédiaire entre les hommes et des dieux dont les foules ont oublié les noms grecs, romains, sumériens. Qui a lu les Babyloniacae du prêtre Bérose? — mais toi aussi tu attends malgré ma présence qu’une divinité de la mort cligne un œil vers toi depuis les architectures qui te hantent — et tu as vu, tu es cerné de moines, ils ont le nez plongé sur la page narcynique où sur la virtualité absolue du Net ils répondent jour après jour aux injonctions d’Eros. Comme ta grand-mère quand elle lisait solitaire les Évangiles, ils savent tout de quelqu’un qui attend d’eux une foule de comportements précis. Ils vont modifier leur „page“, les papys tiennent à jour ce blog qu’ils sont seuls à lire exactement comme les habitants de l’Egypte ancienne savaient précisément qui etait Osiris et ce qu’il attendait d’eux. Ce savoir amoureux tend comme une science érotique des villes de dizaines de millions d’habitants vers la conviction d’une présence aussi absente que ta chouette en Finlande, et regarde avec quel sérieux tous ils savent quoi faire de cette identité qu’ils fomentent sur leurs écrans. »

Édens

” Après tout, la route qui monte à la ville est faite exprès pour qu’on y converse en marchant [137b]” (…) «Socrate qui venait du bain et portait des sandales, ce qu’il ne faisait que rarement, et je lui demandais où il allait pour s’être fait si beau[174a] (…)» je me retrouvais dans une position quelque peu ridicule. En effet, un des serviteurs qui se trouvait à l’intérieur vint aussitôt me chercher pour me conduire dans la salle où les autres convives étaient étendus sur des lits, et je les trouvai sur le point de souper [174a] «(…)» Et alors qu’un des serviteurs lui faisait des ablutions pour lui permettre de s’étendre dur un lit…[175a]” (…) «c’était au tour d´Aristophane de prononcer un discours. Mais le hasard avait voulu que, soit parce qu’il avait trop mangé, soit pour une autre raison, un hoquet le prît, et qu’il ne fut pas capable de parler. Ce qui ne l’empêcha pas de s’adresser à Eryximaque qui occupait la place au dessous de lui [185d] ARISTOPHANE: Tu ferais bien, Eryximaque, soit de m’aider à arrêter mon hoquet, soit de parler à ma place, avant que je n’aie moi-même réussi à l’arrêter. „Socrate :“ Et moi, en entendant ça discours, je fus submergé par l’émerveillement[208c]» …et que, les yeux fixés sur la vaste étendue occupée par le beau, il cesse, comme le ferait un serviteur attaché à [210d] un seul maître, de s’attacher uniquement à la beauté d’un unique jeune homme, d’un seul homme fait, ou d’une seule occupation, servitude qui ferait de lui un être minable et à l’esprit étroit; pour que, au contraire, tourné vers l’océan du beau et le contemplant, il enfante de nombreux discours qui soient beaux et sublimes, et des pensées qui naissent dans un élan vers le savoir, où la jalousie n’a point part, jusqu’au moment où, rempli alors de force et grandi, il aperçoive enfin une science qui soit unique et appartienne au genre de celle qui a pour objet la beauté dont je vais parler. ««Toutes les fois donc que, en partant des choses d’ici-bas, on arrive à s’élever par une pratique correcte de l’amour des jeunes garçons, on commence à contempler cette beauté-là, on n’est pas loin de toucher au but.[211b]»

Patatras.

Regarder.Tod, Mädchen.

” En effet, dit Diotime à Socrate, celui qui a été guidé jusqu’à ce point par l’instruction qui concerne les questions relatives à Eros, lui qui a contemplé les choses belles relatives dans leur succession et dans leur ordre correct, Parce qu’il est désormais arrivé au terme suprême des mystères d’Eros, apercevra soudain quelque chose de merveilleusement beau par nature, cela justement, Socrate, qui était le but de tous nos efforts antérieurs, une réalité qui tout d’abord n’est pas soumise au changement [211a] qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui par ailleurs n’est pas belle par un côté et laide par un autre, belle à un moment et laide à un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d’autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d’autre qui ressortissent au corps, ni même comme un discours ou une connaissance certaine; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d’elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel [211b] ou dans n’importe quoi d’autre. «

Le Beau et le Sublime