Aussi loin que s’étendront les jours, les années et les siècles, tellement loin que c’est tout simplement même pas possible de prévoir quand, et pourtant méfiez-vous, car vous allez voir que ça pourrait être maintenant et tout de suite, surgira le règne de l’immense magnifiquement rigolote et pourtant quand même fabuleusement belle Princesse Gentille-Pas, la fille qui fera s’ouvrir de surprise, qu’est-ce que je dis, de stu-pé-fac-tion, presque chaque jour, qu’est ce que je dis, presqu’à chaque seconde, les beaux yeux de la Reine Pas-Polie, sa mère pourtant habituée à avoir fait plein de bêtises elle-même et pas des petites, et pas seulement quand elle était petite et je vais pas toutes vous les raconter.

Petites hirondelles en plumes de ma grand-mère.

Ça oui, on peut le déjà dire, et avec certitude. Qu’est-ce que la Princesse Gentille-pas étonnera sa mère !

Il sera une fois cet immense royaume.

Un royaume si joyeux que les gens tristes auront absolument honte d’être tristes, avec… avec quand même, voilà, il faut le dire, avec quand même un défaut: les fruits y seront si doux qu’on verra y paraître le fameux arbre à bonbons (des bonbons abracadabréens !) et les champs immenses, de sucettes ces champs de sucettes mordorées avec, à perte de vue, leurs couleurs irisées, en moires qui continûment chargent l’oeil d’inoubliables reflets changeants sous le vent, qu’il fut brise, bise ou simple et modeste courant d’air.

Vous direz qu’on s’en tape?

Et précisément: tapons-nous en.

Toute cette légèreté inutile sera justement la gloire du Roi Goody, le père de la Reine Pas-Polie et donc par voie de conséquence le grand-père de la Princesse (qui régnera un jour peut-être, à ce stade il y a tant et tant d’incertitudes que nous n’en savons encore rien, c’est bien le problème) Gentille-Pas — oui, rigolons, restons indifférents à ces temps joyeux — ce sera une des gloires du Roi Goody, dit le Roi Bonasse, dit Pépère Chamaille.

Que peuvent bien nous faire, à nous en nos époques de soucis et d’infortune, de malheurs, de fuites, de guerres et de noyades en mer, l’action à la fois majeure et dérisoire de sa Majesté foutraque? — il met sur pied une armée spécialement destinée à empêcher les habitants de manger trop, de devenir énormes et de ne plus pouvoir ni passer par les portes des magasins remplis de milliers et de milliers de choses gratuites — que ce serait vraiment dommage pour eux. Évidemment la gourmandise la goinfrerie et la patapouferie ne concernant aucun d’entre nous, tapons-nous en et pour ma part je rentre le ventre le plus discrètement possible en continuant…

Retournons, pour continuer de nous en taper, aux sinistres annonces de notre quotidien affreux, écoutons les nouvelles que nous racontent tous ceux qui fuient les épouvantables malheurs d’ici et d’ailleurs, haussons les épaules. Tentons d’oublier que le monde pourrait être heureux… Non?

Car au royaume du roi Goody, comme tout ira bien, tout sera gratuit. Même l’amitié. Incroyable, pas vrai? Fini les copines qui vous adorent parce qu’elles voudraient votre poupée, oubliés, les faux-copains qui vous aimaient juste avant de vous piquer la plus jolie de vos billes.

Que du bonheur on vous dit. Pas un escroc. Pas une menteuse. L’amitié et l’innocence, la joie d’être, les uns pour les autres. Exister ensemble et s’aimer tout à loisir.

A ce propos et bien évidemment, quand sa femme était partie pour toujours en vacances, parce qu’elle en avait assez de le voir faire des costumes de toutes les couleurs (les hérissons furent jadis assez peu sensibles aux couleurs, hormis le jaune et le bleu, mais au fil des millénaires tout ça s’est complètement arrangé), il avait été très malheureux …

Genres des uniformes du Roi Goody (Arturo Orselli, en vrai
Genres des uniformes du Roi Goody (Arturo Orselli, en vrai)

Mais voilà: dans ce pays, qui existera un jour, dans très très très longtemps, même les larmes d’amour produiront de la douceur et pas de la douleur. Car pour que tout soit parfait il ne manquerait plus que les gens ne puissent plus connaître la maladie d’amour, ça, ce serait d’un implacable ennui.

Le Roi Goody en avait fabriqué, de tristesse, des chansons. Il les écrivait dans sa tête en cousant les costumes de ses soldats et il les leur apprenait, ensuite. Ces chansons devenaient populaires rapidement, chantées par les mille gosiers enthousiastes des soldats anti-bonbons quand ils allaient faire leur course ou des auto-tamponneuse ou du hand-ball et le reste, et même la reine Touthjolie, loin pourtant, loin dans les campagnes où elle faisait du cheval et grimpait sur ses propres cerfs-volants, elle finissait par les connaître par cœur, les chansons qui lui disaient combien son cher Goody souffrait d’être sans elle.

Touthjolie. (Et tête de sphinx, Heliopolis, Douzième Dynastie, règne d’Amunemhat II, vers 1876−1842 Bc. Musée de Brooklyn

En un mot ses chansons étaient merveilleusement tristes car elles parlaient de la reine Touthjolie comme on penserait au soleil: elles éclairaient la vie de ceux qui l’entendaient, et jusqu’à ceux qui n’avaient jamais vu la jolie frimousse pleine de perspicacité de la Reine! De temps en temps, oh, très rarement, quelqu’un revenait des montagnes lointaines où la reine aimait tant galoper à perdre haleine entre les arbres et les rivières, et il disait à Goody:

-” Elle a aussi écrit une chanson pour vous «- alors sur le petit papier, sur le petit billet qu’on lui donnait, Goody trouvait toujours une chanson, mais pas seulement drôle, mais pas seulement joyeuse, je vais vous dire: une chanson à se tordre de rire, une chanson à tomber par terre en rigolant, une chanson à chanter très fort et qui provoquait, dans l’immense ville aux immeubles si gigantesques, construits autrefois et jadis c’est sûr par des êtres difformes, les zhumains (voire les Zumins, l’Académie Bonassière Royale acceptant les deux orthographes à ce jour) difformes ou plutôt monstrueusement grands, humains dix fois plus grands que les habitants du royaume heureux — une chanson, disais-je, qui provoquait le rire et la bonne humeur de tous ceux qui ensuite l’entendaient se fredonner toute seule dans leur tête quand ils allaient au lit ou quand ils étaient en route pour le pas-boulot.

Les oiseaux qui passaient en vols multicolores au dessus de la ville étaient tellement étonnés par ces rires qui explosaient partout, qu’après s’être approché un peu ils saisissaient leurs mélodies et leurs paroles, et repartant voler par dessus les champs, les océans et les montagnes, chantaient par escadrilles ces chansons tellement rigolotes qu’à leur tour, ensuite, d’innombrables compositeurs-oiseaux se faisaient un pas-boulot et un pas-devoir d’en écrire les versions à deux, à quatre, à vingt voix suivant les règles joyeuses d’une science du contrepoint toute particulière aux oiseaux, l’art de la fugue.

Si vous connaissiez une chanson comme ça, elle vous mettrait de bonne humeur, mettons, au moins toute la journée. Goody, quant à lui, ces bonnes humeurs-là, ça lui durait un an. Il lui suffisait de savoir que Touthjholie sa pharaonne pensât un peu à lui et se moquât elegamment, en buvant son moka, du fait qu’elle l’eût trouvé lui, Goody, très ennuyeux avec ses habitudes par exemple, avec ces costumes qu’il aimait par dessus tout à dessiner tous les jours, cependant que Touthgholye, elle, avait pris le parti des grandes galopades sur les étalons à perte de vue dans le panorama féerique des montagnes par delà la rivière d’Hudson.

Le Roi Goody, dit aussi Bonasse, n’avait bien évidemment aucune qualité, celles-ci ayant été suprimées le même jour que les défauts.

On dirait de nos jours que c’était un gland, que ce sera une flemmasse, que c’est un patachon.

Je dis c’était, ce sera, et c’est, voyez vous, parce qu’encore une fois, on ne sait pas quand.

Ah oui ça aussi il faut que je vous le raconte: Il était une fois le roi Goody.

Mais c’est un passé tellement lointain qu’on pourrait aussi entendre: il sera une fois.

La seule chose dont on soit sûr, c’est que ça se passait au grand royaume de l’Imaginaire.

Et dans ce royaume, c’est comme chez nous, au plus profond de nos cerveaux et cervelles.

Dans ce royaume de l’imaginaire, demain et hier sont différents, en apparence, comme chez nous mais quand on commence à s’eloigner vraiment dans le temps, quand on dit, par exemple dans très très longtemps ou bien il y a très très longtemps, c’est exactement pareil.

Par exemple: Tu auras ce bonbon rose dans très très longtemps, c’est exactement comme Tu as déjà mangé ce bonbon rose il y a très très longtemps, puisque tu ne n’as plus ou tu l’auras dans trop longtemps pour avoir envie de l’attendre ou de t’en souvenir. Ou même : c’est bizarre, tu es en train de manger ce bonbon rose et tu es déjà en train de te dire que un deuxième bonbon rose tout de suite ça serait excellent aussi.

Bantry, Comté de Cork, Irlande, 2015: l’épicerie dont Goody aurait dessiné chaque bonbon chaque rayon chaque boîte de conserve … For sure they had immense lily pops there !

En tous cas, en ces temps-là on dira, on dit et on disait que Goody était aussi parfait que le cosmos. Même la reine Touthjolie était d’accord.

Ne demandez pas aux gens à côté de vous ce que c’est le cosmos.

Le ciel, quoi.

C’est tellement grand, le ciel, qu’on sait pas jusqu’où ça va.

Y a plein de choses, comme ça, on en parle on en parle et en fait on n’en sait rien mais alors rien du tout.

Le cosmos.

Ou alors, kif-kif bourricot, le ciel.

Et ça, vous sauriez encore ce que ça veut dire, kif-kif bourricot?

Le seul souvenir qu’on aura de son règne sera en tous cas extrêmement coloré puisque Goody aura passé sa vie à dessiner et à redessiner sans cesse l’uniforme (une lectrice très jolie m’appelle à l’instant pour me prévenir que le Roi Goody ne parlera jamais d’uniforme mais de costume et je m’empresse de le signaler parce qu’il n’y a rien de plus agréable que d’obéir à tant de gentillesse) des soldats Anti-Bonbons.

Des bonbons il y en avait des forêts et des champs, il y en avait des vallées et des monts, des avenues et des squares, il y en avait… enfin il y en aura puisque cette histoire se passe, je vous le répète, dans tellement de temps que c’est à se demander si elle ne se serait pas passée il y a infiniment longtemps. «Pas encore «c’est Kif-kif bourricot «plus jamais «.

Je me souviens d’ailleurs d’une phrase que la Reine Touthjolie aimait chuchoter à l’oreille de son cheval préféré qui s’appelait Thunder :

-” Parce que l’infini, tu sais, Thunder, qu’on le prenne à l’endroit où à l’envers et hein c’est extrêmement rigolo, ça a exactement la même tête. Kif-kif bourricot. “

Et ce qui se passera dans tellement longtemps qu’on n’en saura jamais rien, est à peu près comme ce qu’il y a eu il y a une infinité de temps et que tout le monde a parfaitement non seulement oublié mais même jamais su.

Pourquoi cela pose-t-il un problème, et un problème plus que vertigineux, un problème vertiginissime, que le Roi Goody, dit aussi Bonasse the King, se soit, se sera où se fut fait mal au pouce de la main gauche ?

Même s’il n’y a autour de vous (là, juste maintenant) que des gens affreusement gentils et une énorme bouteille de limonade rose encore plus gentille, vous avez peut-être déjà entendu parler du mal et des méchants.

Sinon, c’est que vraiment on vous a mis sous une cloche, ou pire, qu’on vous prend pour une cloche et il faut tout de suite que vous alliez vous renseigner sur les ogres, les tremblements de terre et les incendies, par exemple.

Dans les Temps extrêmement éloignés de la vie merveilleuse du roi Goody (tellement éloignés de nous que ça pourrait être aujourd’hui, au fond, aussi bien) il n’y avait plus de mal.

Et plus un seul méchant.

Ni même un seul gentil qui, par accident ou par pure bêtise, ferait encore quoique ce soit de vilain, de pas bien, de dégoûtant ou de cruel.

Les gens et la nature auront fait tellement de progrès que plus rien de mal ne leur arrivera.

Tous richissimes, tous en pleine forme, tous contents du matin au soir, et même tellement sages que le jour de leur mort ils organisent des fêtes extraordinaires. Leurs richesses et leur forme éblouissantes n’auront plus cet inconvénient qu’elles ont aujourd’hui — l’inconvenient quoi? -dites-vous peut-être? Mais mes amis l’inconvénient de leur infinie laideur: puisque vous conviendrez tous avec moi qu’être immensément riche quand il y a des gens pauvres, c’est très très moche. Et je ne parle pas de ceux qui sont en pleine forme parce que c’est un petit peu plus dur à défendre et que je suis fatigué, voire un peu de mauvaise foi. Mettons que les gens malades sont plutôt contents de savoir qu’il y en a qui ne le soient pas. Mettons…

En ces temps-là en tous cas je vous le dis, personne n’a, n’eut ni n’aura la moindre douleur.

Tous des nerfs d’acier, qui de ce fait, ne sentent pas la douleur.

-” Je me rappelle avoir lu dans les livres «, dit un jour Sa Majesté Bonasse à sa fille qui ne s’appellait pas encore la Princesse-pas-Polie, «qu’il y a très très longtemps, si longtemps que seuls quelques livres en parlent encore, il arrivait que les enfants se fissent mal (à ce moment dans sa tête la Princesse se disait que c’était bizarre cette façon qu’avait son père de dire se fisse ou se fasse quand il parlait de se faire): par exemple en tombant ils s’écorchaient les genoux, il y avait de la peau qui s’enlevait, on appelait ça des écorchures, et on voyait du sang couler. Ça terrorisait tellement les enfants qu’en même temps, s’ils n’avaient pas franchement «mal «, ils hurlaient de désespoir (un autre mot in-com-pré-hensible !) et, quand leurs parents arrivaient avec des pansements (comme en ces temps reculés les peaux étaient fragiles et s’abimaient, on avait inventé une sorte de seconde peau en plastique, le même plastique vous savez qui a fait mourir tant et tant de nos cousins poissons dans les océans où le plastique finissait immanquablement par arriver), et on posait ces pansements (quel drôle de mot oublié) en plastique par dessus ces peaux tellement fragiles d’autrefois pour que les gens aient moins mal — oui, c’est un mot que tu ne comprends pas non plus ma fille, quand tu seras très grande tu feras de la philosophie et on arrivera peut être à t’expliquer ce que c’est, avoir mal. Moi, ton père, tu sais, je suis tellement paresseux… Ces trucs compliqués je ne les ai jamais compris, juste lus. Tu sais bien que dans notre pays tout va tellement bien qu’on sait même plus ce que ça veut dire d’aller mal… Rien qu’à dire cette phrase ça me tourne la tête j’ai le vertige.

Bref, ma fille il y a un truc qui a existé jadis mais qui a disparu depuis longtemps, c’était ce mot de mal.

Les gens «avaient «ça.

Ils disaient, j’ai mal.

J’ai même pensé, lorsque j’ai étudié cette histoire, que ce devait être un grand roi, Mal, qui portait le même nom: les gens, il y en avait qui disaient, et qui ont écrit: Le Mal règne en maître absolu sur la terre. “

-” Mais alors, papa, nous n’avons pas de nom ! «, s’exclamerait, s’exclamera ou s’exclama la Princesse soudain pas-Polie. «Mais alors nous sommes… innommables? »

Thunder aussi rapide que la foudre…

-” Qu’est ce que tu racontes mon adorée, pas de nom ce serait affreux on ne pourrait plus dire qui on est à personne, ça n’arrive pas, ces choses-là… c’est… c’est franchement pas poli ce que tu… “

-” Mais enfin papa tu as bien lu comme moi que le mal c’est le contraire du bien, alors si le mal n’existe plus qu’est ce que ça veut dire de s’appeler Goody-Bonnasse, simplement rien du tout. Si il y a plus de mal, de bad boys, alors pfuiiiitt… Comment veux-tu que Good, Bien, Gut, puissent se faire appeler? J’ai beau chercher, papa, si y a pas d’mal, alors… Alors… Comment on pourrait faire le bien? “

_ «Quoi: pfuiiiitt ?»

-” Ben adieu Goody, quoi. Le mal, le bien le bad, le Good, c’est kif-kif b…”

Et alors il se passa cette chose absolument extravagante que Goody s’en mordit le pouce (qu’il suçait comme un gros bébé malgré son âge) si fort que ça lui fit mal.

-” Mmmmhaïïïee ! «, gémit, stupéfait, le roi Goody qui a mal.

-” Quoi? «, s’exclame le très-souriant Cary, le camérier du roi donc toujours en train de se demander de quoi le roi pourrait avoir le moindre désir. «Quoi? Que dite-vous Majesté? “

-” Mmmhhhouïïllloulïouïlle ! “

Atterré, le Camerlingue vient de reconnaître, grâce à son immense culture, le cri que poussaient il y a plus de quarante mille ans les êtres vivants lorsqu’il leur arrivait encore d’avoir mal.

Tous ces êtres vivants qui savaient dire ouille et plein d’autres mots que les robots leur avaient appris — quand, longtemps après la disparition des zhumains, les robots qui leur avaient survécu s’étaient mis à apprendre à parler à tous les animaux qu’ils croisaient.

Oui, ils savaient encore dire ouille, les tout premiers des animaux de la préhistoire, éduqués par les robots pédagogiques, par les instituteurs automatiques que les humains avaient oublié de débrancher avant de disparaître. Oui, ils connaissaient encore le mal.

Mais petit à petit comme les humains, les inventeurs du bien et du mal avaient disparu, petit à petit les idées de mal et de douleur s’étaient effacées. Pendant quelques milliers d’années, ces idées ne furent plus, pour eux, qu’un mot, qui, petit à petit, s’était totalement vidé de tout sens, pendant que tout le monde s’était même habitué à vivre sans ce mal qu’avaient su désigner les fameux zhumains dont on parle encore uniquement en regardant les bâtiments dans lesquels tout le monde habite (mais personne n’est vraiment sûr que les humains aient vraiment existé).

Good, Bien, et Gut, par contre, personne n’avait oublié de s’en servir pour désigner le roi. Enfin, jusque là, jusqu’à la minute, jusqu’à la seconde où la Princesse Soudainpapolie avait tiré le tapis sous les pieds de tout le monde. King Goody, le roi Bonnasse, unsere Kayser Gutele.

Regardez à nouveau la scène ! Qui, dite-moi qui, apparaît immédiatement, au moment où la Princesse Pas-Polie a prononcé les mots de bien et de mal ?

Dix mille soldats antibonbons entourent aussitôt le roi. C’est joli. C’est beau comme l’ancien. Un manège de froufrous, de tissus coloriés depuis tant d’année par Goody: leurs uniformes, pendant qu’ils entourent la princesse Polipa, sont un arc en ciel virevoltant.

Souriant, bien entendu, parce qu’ils ne l’ont pas entendu vraiment parler du mal et du bien et ne sont pas bien sûrs non plus de l’avoir entendu crier ouille. Ils ont senti la chose. Un d’entre eux a entendu, c’est sûr. Et l’a crié aux autres. Et comme ils se font tous confiance, hop: tous là.

Le Camerlingue, lui aussi, a parfaitement entendu le roi dire «Ouille «, juste après avoir, un peu plus vaguement entendu, sans s’en inquiéter, la Princesse parler du bien et du mal. Mais Cary n’aime pas s’inquiéter. N’empêche que c’est un petit incident. C’est suffisant pour les alerter, les antibonbons. C’est dans le règlement.

Car voilà: les soldats antibonbons, à la différence de tous les autres habitants du royaume du roi Goody, vont dans une école spéciale dès qu’ils sont petits, pour apprendre comment il est possible que l’abus des bonbons, des sucettes et du chocolat puisse empêcher un jour les joyeux habitants de rentrer dans les magasins gratuits en les faisant devenir gros, voire énormes.

Aussi, ils sont très au courant des vétustes, (ce qui veut dire des trop vieilles), des vétustes idées du bien et du mal.

C’est pourquoi leur maître Cary ne s’appelle-t-il pas carie (comme se le demande la plus jolie des frimousses de soixante mille ans avant cette histoire) mais Cary. Comme Cary Grant, oui. Pas carie comme ces choses épouvantables qui arrivaient aux dents des mangeurs de bonbons, entre autres. Et qui leur faisait crier ouillouillouille.

En particulier on apprend aux antibonbons, depuis des milliers et des milliers d’années, que si quelqu’un venait à crier «ouille «, ils doivent immédiatement descendre (en toboggan, pas par les escaliers, trop lents) de leur château et voir ce qui se passe pour, comme ils disent dans leur langage à eux, noyer le poisson dans du jus de rigolade. Noyer le poisson, c’est comme qui dirait kif-kif-bourricot, ne pas en faire un plat.

— «Bonbon ou Bienbien ?», vocifèrent-ils, ce qui agrandit encore leur sourire. «Qu’a dit la Princesse, majesté Goody? “

-” Mes fidèles soldats ! Du haut de cette tour soixante mille ans vous contemplent. N’avez-vous comme nous entendu prononcer ce mot du bien et ce mot du mal juste avant que notre bon roi crie «ouille » ?Est-ce que la jolie princesse ne préparerait pas un complot pas poli des bienbiens contre les bonbons? “

Il faut savoir que, tout en haut de sa Tour, la plus haute de toutes les bâtisses du monde (à Manhattan) le roi Goody a fait construire pour ses soldats en costume, un extraordinaire château supplémentaire.

Quatre tours d’escaliers, rouges comme des fraises, permettent d’y monter jusqu’au sommet.

Manhattan future.

Tout en haut, quand on croit arriver au sommet, il y a encore sept étages de casernes, un peu effrayantes, mais aussi magnifiques que le costume des antibonbons et qui paraissent dominer le monde entier, oui, effrayantes cependant quand on les regarde d’en-bas en se disant qu’on va dormir tout en haut, on se dit qu’on pourrait tomber de très haut si on se tournait un peu trop en dormant, même si, comme tout va bien depuis quarante mille ans, ça n’arrive jamais.

Et si ça arrivait, il se passerait un truc agréable, super agréable (genre). Par exemple au lieu de tomber on s’envolerait.

Un château si beau qu’on le dirait construit par des doigts de fées. En général, les gens qui voient le gratte-ciel en haut duquel est le château des soldats anti bonbons du roi Goody, ne le remarquent pas. C’est que la gratte ciel a été construit il y a soixante mille ans et qu’à l’époque, visiblement, les gens étaient beaucoup beaucoup plus grands qu’aujourd’hui. Alors que le sommet a été construit par les gens d’aujourd’hui, qui ont une taille d’ecureuils voire de hérissons. Il faut l’avouer, tout le monde a un peu peur en se demandant qui a pu être un jour assez gigantesque pour construire des tours où, dans chaque chambre, on tient à une cinquantaine, largement, et à un millier les jours de fête.

Y a ÉNORMÉMENT de jours de fête.

Et là, tout d’un coup, parce que la Princesse pas encore Papolie a dit quelque chose sur le fait qu’y a rien de mal, les soldats antibonbons entourent le roi et sa fille.

-” Majesté, votre fille parle du bien et du mal comme si on savait ce que c’est et nous on va vous dire Majesté, à notre avis votre fille s’apprête à inventer un truc encore plus grossissant que les bonbons ! Bonbon et bienbien, nous sommes catégoriques, majesté, c’est Rif-Rif Courribot”

-” Mais quoi? «, dit le bon roi Goody qui n’y comprend rien et se demande pourquoi, selon sa fille, si le mal n’existe pas, son nom à lui, son nom de Goody, c’est à dire de Bon, de bonnasse, n’existerait plus. Il se sent même un petit peu fatigué. Il a envie de laisser tout le monde et d’aller voir un dessin animé à la télé.

-” J’ai mal au pouce, je me le suis mordu «, confie-t-il au grand Camérier, le chef des soldats antibonbons, qui, depuis un bon moment, reste penché vers lui pour comprendre son aïe et son ouïlle, parce qu’il les avait très mal prononcés parce qu’il avait son pouce dans la bouche. «Et puis on dit pas Rik-Rik Fourribo, on dit… Aïe… me suis fait mal au pouce vous savez? “

-” Trompette !, crie aussitôt le grand camérier.

Et les mille soldats antibonbons qui sont autour du roi et de sa fille sortent des grandes trompettes de la manche de leurs jolis costumes et soufflent dedans des airs de jazz pas croyables. Ils font une musique si jolie que tous les habitants du dernier étage de la Tour d’où le roi Goody exerce son pouvoir sur le monde entier, se mettent à danser comme des fous et en rigolant.

Le Camérier se met à danser avec le roi et tous les deux chantent gentiment:

Si la Princesse cesse

cesse d’être Polie

Et dit que son papa n’est pas Goody

Goody car il n’y a pas plus de polissons au pays où tout va bien

que des gentils au pays sans mémé, sans sansans, sans méssants, chans méchants, sans méchants,

Zut alors y a pas d’mérite,

Si la Princesse ne cesse de rêver d’un Goody Polisson,

Songez bien qu’alors c’est comme si, si ! Si !

Comme si la Princesse ne cessait de souhaiter une leçon à son papa pas polisson ?

Pas-Polie vaut alors bien une chanson !

Tron, tron, tron, pète, pète, pète, Trompette on peut pis, Trompette on pipa, Trompette on peut pas !

-” Et alors ça fait quoi? «, demande encore très poliment la Princesse soudain pas polie.

Le camérier lui montre les quatre tours:

-” Princesse il faut qu’on vérifie si vous être quatre fois pas polie. Je vas te poser, ma Princesse jolie, autant de questions qu’il y a de tours à mon zoli château… Alooors, pour commencer… Si vous dites que le Bien, c’est le contraire du mal… c’est ça qu’vous dites, hein? “

-” Bé évidemment, Cary, essaie-voir de définir le bien autrement que comme le contraire du mal… Essaie, vas-y… “

-” Princesse, moi j’vous dis que chacune de mes tours, là, sur la terrasse du Palais Royal, elle porte le nom d’un truc super super bien, et que vous serez super pas capable de trouver le contraire de ces trucs super biens. (Pourquoi il me parle comme à un bébé se disait Paencorepapolie.) Et pourtant, ces trucs super biens, ils existent et ils sont biens, même si vous trouvez pas un truc mal qui serait en face. Et toc ! “

-” Je jure de répondre super franchement à toutes vos questions pour bébé. “

Cary sentit à son regard moqueur qu’il était bien possible qu’il se fut trompé sur l’âge de la Princesse.

-«La première tour, qui sent le chocolat tout partout, c’est la Tour de la générosité: qu’est ce qu’il faut, à votre avis, pour être généreuse? “

-” Donner tout partout son super pognon ! «chantonne la Princesse. (Si son petit frère et les copains de son petit frère étaient là, ils diraient, avec leur petite voix: « ça veut dire quoi, générosité? «. Elle leur montrerait un immense champs de sucettes et un plus petit, et elle leur dirait: «Vous voyez, les p’tits? Le grand champs, on dit qu’il est plus généreux que l’petit, parce qu’il donne beaucoup, beaucoup plus de sucettes. Mais en même temps, elle se dirait que tout ça, c’est des façons de parler. Pour elle, être généreux, c’est donner tout ce qu’on a, même si on n’avait pas grand chose ou rien (ce qui n’arrive plus à personne dans ces temps merveilleux dont nous parlons).

Mais la Princesse pas encore Papolie a l’habitude de ne rien croire de ce qu’on lui dit. Et depuis qu’elle a quatre ans, elle est sûre qu’un jour elle finira par rencontrer, comme dans les légendes d’autrefois qu’elle a lues en cachette, quelqu’un qui a pas grand-chose ou bien même quelqu’un qui a rien du tout.

-” Malheureuse ! «, crient tous ensemble les soldats antibonbons. » Te voilà une fois pas polie ! Pour être généreuse, il faut avoir plein de pognon, tous les gens du royaume le savent… Les gens qui ont rien n’ont rien à partager et ils ne savent pas ce que c’est du coup… «…

-” Deuxième question: la seconde tour, qui sent l’abricot de bas en haut, c’est la Tour de la Raison. Qu’est ce qu’il faut, pour être raisonnable? “

-” Pour être raisonnable il faut beaucoup réfléchir avant d’agir et de parler «, chante Pas-Polie-une-fois à tue-tête, et encore une fois elle se dit que son petit frère et tous les copains de son petit frère ils seraient bien ennuyés si on leur parlait de raison parce qu’on vit une époque tellement formidable que tout le monde a raison et que donc, plus personne connaît le mot à part les soldats antibonbons qui se méfient de tout. Son petit frère dirait fièrement: «Moi j’sais ! Le raison ça pousse en grappes et c’est avec ça qu’on fait du vin. Des grappes de raisons…»

-” Nom d’une pipe ! «, répond avec quand même le sourire Cary le Camérier Camériste Camerlingue. «Pas du tout. Pour avoir raison il faut être riche et tout-puissant ! Tous les habitants du royaume du Roi Goody le répètent depuis des milliers et des milliers d’années ! Te voilà Princesse Pas-polie deux fois. “

-” Quelle bande de cloches tes costumés «, chuchote la Princesse au roi de moins en moins Goody en lui sautant sur les genoux pour qu’il lui gratte les cheveux comme elle aime.

Mais, un peu emmerdé (on a le droit d’employer les mots les plus déplacés au royaume de Bonnasse puisque tout va bien), le roi ne la gratte que du bout des doigts. Il regarde les quatre tours aux quatre coins de la flèche où vivent heureux tous ses soldats anti bonbons. Il appelle gravement le Camerlingue. Il lui dit:

-” Écoute, Camerlingue, je sais la suite de ce que tu vas demander à ma fille la Princesse deux-fois-pas-polie… Les deux autres tours, c’est la Tour de la Vérité, et la Tour du Bien… Alors je vois venir le truc. Comme on est tous complètement heureux et réjouis, tu voudrais savoir si elle te dit, ma fille que j’aime, si être un homme de bien, c’est avoir des biens, n’est-ce-pas? “

Intimidé que son roi lui pose une question, ce qui n’arrive jamais, le Camériste ferme sa gueule. Par contre la Princesse Deuxfoipapolie s’écrie:

-” Quelle drôle d’expression, dans notre monde où tout va si bien qu’y a plus ni bien ni mal, quelle drole d’expression de dire que les gens qui ont des biens c’est les gens qui ont des choses précieuses, quelle drôle d’expression puisqu’on a tous des choses tellement précieuses et qu’on en a tellement qu’elles sont toutes gratuites ! A mon avis, être une femme de Bien ça doit être quand on s’occupe de tout ce qui va mal. Mais vous, vous passez votre temps à me dire que nulle part, nulle part au monde, personne ne va mal depuis au moins quarante mille ans, alors que mon papa vient de se mordre le pouce… “

Le roi Goodie, se tournant à nouveau vers Cary le Camerlingue:

-” Et tu vas expliquer ça, à ma fille, tu vas lui parler ensuite de quoi? Les trois tours du château des antibonbons, c’est la Tour de la Générosité, la Tour de la Raison, la Tour du Bien, et la dernière, la plus biscornue, c’est la Tour de la Vérité. Qu’est ce que tu vas lui dire, hein, tu vas lui dire que la Vérité, c’est qu’on a tout, c’est ça? Que plus rien ne nous manque, c’est ça? “

Et tous les soldats antibonbons entendent la voix flûtée de l’adorable princesse Pas-Polie-Quatre-fois chanter:

-” Le Manque me manque ! «, puis susurrer à l’oreille de son gentil papa que pour être un homme de bien il faudrait trouver des gens qui n’auraient rien et leur donner ses biens, et puis que si on a tout c’est comme si on avait rien du tout puisqu’on est pas grand-chose, puisqu’à la fin, même si on fait une grande fête ce jour-là, on meurt.

-” Cary ! Emmenez ma fille avec vous dans votre château et voyez ce qu’il faut lui apprendre pour que j’aie de nouveau un nom, parce que j’ai l’air de quoi, si à cause de tout ce bonheur qui règne ici, personne ne peut plus m’appeler Goody ni Bonasse, parce qu’il n’y pas de mal? “

-” Majesté si j’puis m’permettre justement tout va bien vu qu’vous avez eu mal au pouce ! Là où y a du mal, y a du Goody ! «, s’exclame Cary qui a un costume encore plus magnifique que tous les soldats antibonbons.

Tous les soldats et les soldates anti bonbons et anti sucettes applaudissent poliment et sans bien comprendre de quoi il s’agit mais ils voient bien que leur Camerlingue-camérier-camériste est de très bon poil et que le roi a l’air vachement soulagé, alors ils s’apprêtent à remonter par les quatre tours de leur château, en évitant bien entendu la deuxième porte de la Tour de la Vérité, parce qu’ils savent tous qu’une des deux portes mène à un escalier qui est aussi un cul de sac et qu’y monter ne sert qu’à se fatiguer pour rien ce que, malgré leur bonne humeur absolue, ils ont appris à ne pas faire. Vous imaginez? Monter ces tours après s’être trompé de porte, ce serait comme monter cinquante étages et tout ça pour tomber sur un mur et être obligé de redescendre. Tout ça parce qu’on serait dans la Tour de la Vérité et qu’on se serait trompé de porte en bas et que les architectes ont voulu y cacher deux escaliers, un pour rien, un pour aller très-haut? Pas si cons, hein, les soldats antibonbons ! (On peut dire con parce qu’il y a plus de gros mots au moment où se passe cette histoire)

-” Ça c’est un peu fort ! “, dit le Camerlingue à Papolie qui justement se dirige vers les deux portes de la Tour de la Vérité: «Vous êtes une forte tête un esprit fort, une cabocharde, vous, vous prenez justement la Tour qui fait peur à tous les soldats ! “

-” Et quoi? Pourquoi j’prendrais pas la Tour de la Vérité? De toute façons vous allez me dire quelle est la bonne porte, non? “

Il prend l’air un peu ennuyé du gars qui devrait mais qui sait pas en fait, et à ce moment là, Papolie, qui est toute jeune mais déjà une vraie fille, se dit qu’il est mignon, qu’il est craquant et elle se dit encore plein de mots en cascades dans sa tête sans se rendre compte que ça veut dire qu’elle est en train de devenir amoureuse… Alors elle lui dit:

-” Hop, j’essaie celle-là. Si on essaie pas, on sait jamais rien. “

Et hop il la suit et hop les voilà tout seuls tous les deux. Ils ne se doutent pas que le Roi et les soldats antibonbons sont presque déjà partis au loin, au loin et pour de longues années !

Et lui qui se dit que d’accord elle est pas vieille mais que c’est quand même déjà une sacrée jolie princesse, quoi. Non?

De loin on ne voit pas du tout le château des antibonbons qui est tout en haut de la Tour du roi Goody, parce qu’elle est en fait assez petite, faite pour des hérissons.

Chat-Pitre deux: Où le roi Goody, ayant donné ordre aux soldats anti-bonbons de l’aider à redessiner des costumes d’infirmières et d’infirmiers afin de s’occuper de son douloureux pouce et de tous les malheureux qui se seraient comme lui mordu le pouce (en le suçant) dans son immense royaume, Papolie la fille du roi et Cary le Camerlingue se retrouveront tout seuls, bloqués par un très joli mur, après s’être trompé de porte dans la Tour de la Vérité. Et pourquoi ça se passera très très bien.

(à suivre…)

Autant le dire, tout alla alors très vite et on pourrait déjà se rendre au jour de la naissance de la future petite fille du roi Goody, la fille de la princesse Papolie, la Princesse pas-gentille, et même, avouons-le, au moment de ce chapitre deux où, déjà presque jeune femme elle-même mais pas encore connue sous ce nom de Princesse Gentille-Pas, elle demandera ingénûment à sa maman Pas-Polie en train de faire la cuisine (car ça n’est absolument pas poli qu’une Princesse fasse la cuisine elle-même):

-” Comment vous vous êtes rencontrés, papa et toi? “

Silence dans la misérable cuisine. Puis:

-” Tu sais, Gentille-n’est-ce-pas, (le premier prénom de la princesse qui en eut tant) je crois que c’est la foudre qui a déclenché l’ouverture de l’ascenseur, au dernier étage où mon père était descendu … “

-” Tout seul? Mon grand père était descendu à l’étage du dessous d’où notre famille était arrivée il y a plus de mille ans si ce que tu m’as dit est vrai? Quel courage mon papy Goody ! “

-” Enfin avec toute la troupe des mille soldats antibonbons… “

-” Mais moi je croyais que Nonno Bonasse, Grand-Père Goody, Opa Gut, il les avait transformés en infirmiers et en infirmières pour chercher partout ceux qui se mordraient le pouce comme lui? “

-” Oui mais l’atelier de couture était à l’étage sous la terrasse… “

-” Est-ce que c’est vrai, que notre famille n’avait pas quitté cet étage depuis au moins mille ans si pas plus? “

-” Six mille ans ma chérie ! En même temps que la famille de ton papa Cary. “

-” Et c’est grand père Goody qui a fait construire le château avec quatre tours où on habite maintenant tous les trois? C’est peut-être beaucoup plus petit que le gratte-ciel en dessous mais… “

-” Mais aussi nous sommes beaucoup plus petit que les êtres zhumains qui bâtirent les gratte-ciels de nos pays et nous abandonnèrent, après leur disparition, ces robots qui, à tous, nous apprirent à penser et à parler. “

-” Comme ils devaient être gentils, ces êtres jadis, pour avoir pensé à nous laisser tous ces robots. “

La Princesse pas polie se garde en général de décevoir sa fille quand ce sujet de la gentillesse des zhumains arrive sur le tapis. Elle, elle sait que si les espèces antérieures ont disparu, c’est précisément à cause des robots qui avaient fini par les régenter.

-” Qu’est-ce que ça veut dire, régenter? «, lui demanderait fatalement sa fille. Et elle serait obligée de lui parler de la liberté. Qu’on peut être libre, ou bien au contraire gouvernée, dominée, soumise. Mais que le pire c’est d’être régentée, c’est à dire comme si tout ce qu’on faisait, on le faisait plus que pour un roi. Tout.

Alors la Princesse Pas-polie se dit qu’elle va encore laisser croire pendant quelques années à la Princesse pas encore Pas-Gentille, que les humains (ces espèces disparues qui avaient inventé les robots après avoir construit les grattes-ciel où depuis le temps tellement de terre est rentrée par les fenêtres, que tout le peuple des rongeurs a pu s’y installer confortablement.) — que les humains avaient transmis leurs robots-profs aux animaux par pure bonté, par générosité, par sagesse, par amour et par désir de partager leur immense connaissance de la vraie vérité vraie.

-” Et bien vois-tu: voilà: papa Dubon, daddygood, Gutvaterle, fabrique, le jour où Cary et moi on tombe amoureux, il fabrique les costumes des infirmières et des infirmiers, les soldats antibonbons, ils les essaient et sous leurs blouses ils deviennent instantanément infirmiers mais nous on n’a pas le temps de faire attention à ça, ton papa et moi, on est tous les deux, tous seuls dans le château et les infirmiers… “

-” Tous les mille? “

-” Oui. “

-” Même mon papa Cary? “

-” Mais non ! Lui, il était resté avec moi et on était monté tous les deux par la porte de la Vérité presque jusqu’en haut de la Tour. “

-” Ah oui, hihi, quand vous vous êtes trompé de Vérité… “

-” Ne m’interromps plus. Alors la porte de l’ascenseur s’est ouverte, les mille se sont engouffrés dedans: d’après les chroniques, ça faisait cinquante mille ans que l’ascenseur n’avait plus marché. Mon arrière-grand-père a su, en parlant avec des gens de l’étage du dessous par le balcon, que l’ascenseur était sans terre dedans. Juste du métal. Pas comme les étages qui se sont remplis de terre au fil des millénaires et où nous faisons pousser nos navets et nos carottes… Et que les petites lumières se sont allumées au dessus de la porte, et que l’ascenseur, tiens-toi bien, les aurait tous emmenés jusqu’en bas. Tu imagines ! Jusque là où on avait vécu il y a cinquante mille ans, avant que les robots nous apprennent a penser et à parler, à nous, les hérissons ! “

-” Et? “

-” Et Cary et moi, quand on est redescendus de l’escalier faux que j’avais pris par erreur dans la Tour des deux vérités, on a vu qu’il y avait plus personne. “

-” Que vous deux? “

-” Que nous deux. “

-” Et alors vous êtes remontés par la bonne porte. “

-” Ben oui que veux-tu? “

-” Et tu l’aimais déjà? “

-” Ben oui que veux-tu! “

-” Et tu lui as dit? “

-” Ben non ! Il se serait moqué de moi. J’étais… “

-” Trop petite? “

-” Voilà. “

-” Ben alors ! “

Comment est-ce que tous les animaux se sont mis à parler et à réfléchir très correctement, jusqu’à ce qu’ils aient tous des mains à dix, voire à cinquante doigts.

La Princesse Gentille-s’pas? se caractérise par sa tendance à penser qu’en tous lieux les livres sont tous à elle, et elle les pique partout et puis elle les lit comme on mange des gâteaux.

-” On peut pas dire que ça ait toujours été comme ça! «-râle son petit frère Primus que Papolie a appelé Primus justement parce qu’il était le deuxième, histoire de pas se laisser faire. «Maman m’a dit qu’au début tu passais ton temps à regarder des histoires toutes faites sur des écrans. “

-” J’ai appris le terrible secret “

Il y a un terrible secret.

Pour le savoir c’est pas vraiment simple.

Surtout que c’est le plus secret des secrets.

Comment devenir tellement bête qu’on se fait bouffer comme du foin.

-” Mais non, Pagentille ! «, crie Primus. «T’es trop cloche ! On dit «Bête à manger du foin «, et pas: «Bête à se faire manger comme du foin. “

-” Je vais te raconter comment ils sont tous devenus tellement bêtes qu’ils se sont fait bouffer comme du foin. “

-” Qui ça: «ils «, ô ma sœur préférée, ce qui est facile vu qu’t’es ma seule. “

-” Il y a soixante mille ans, les géants qui ont construits tout ce qui nous entoure ou presque, étaient vaguement pas suffisamment heureux mais comme toi et moi lisaient des livres, grâce auxquels ils étaient devenues de plus en plus intelligents, jusqu’à arriver à construire des robots extraordinaires, qui se sont mis à élever leurs enfants, à passer les commandes automatiquement de tout ce qu’ils voulaient, à leur construire des habits et des maisons et des voitures et des amies et des amis plus vrais que les vrais, tant et tant qu’ils sont tous morts et que nos ancêtres les hérissons et les écureuils et les sangliers et les renards et bien évidemment les lapins et les otaries et les mésanges et les rouge-gorge et… “

-” Bon ça va. “

-” … sont tombés sur leur robots qui leur servaient quand il leur fallait élever leurs enfants et les robots ont appris à nos ancêtres à penser et au bout d’un moment à penser tant et si bien… “

-” Tante et qui? “

-” A tellement bien penser que ça nous a fait pousser des doigts au bout de nos pattes pour obéir à nos pensées. “

_ «Ça n’empêche pas que je soye le plus joli petit frère hérisson du monde, hein? “

-” Pff. T’es moche comme tout. “

-” Mais c’est pratique quand on fait des fêtes de pouvoir tous se tenir par la main, ça devait être terrible quand les dauphins et les rouge-gorge avaient pas de mains et pouvaient pas venir danser la farandole avec nous. “

La dernière Humaine du monde et qui n’aura jamais de chéri.

C’est à ce moment que depuis tout en bas de la Tour une immense rumeur d’exclamarions et de cris de joies de hérissons, écureuils, de rouges-gorge et de tellement d’animaux adorables que la liste durerait des plombes, qu’une immense explosion de joie se fit entendre. La Princesse et Primus courent jusqu’à la rambarde et ils regardent, ils regardent et ils voient arriver quoi?

Alors que la Princesse Paencorepagentille a treize ans, et que donc il est parti depuis à peu près quinze ans, le Roi Goodyest de retour de ses explorations à la recherche du monde de ceux qui auraient à se plaindre de quelque chose, il sont là, en bas, les mille soldats anti bonbons qui sont d’ailleurs beaucoup plus que mille, ils ont du se multiplier par dix ou par cent, ils ont l’air heureux et grave pendant que la foule des hérissons, des ragondins, des foulques et des fouines les acclament, ils reviennent et ils sont accompagnés d’un être colossal. Colossale.

Pas deux fois, pas quatre fois, pas dix fois plus Grands que les hérissons. Énorme. Qui passe tout juste par les portes d’entrée de la grande Tour.

-” Manquait plus que ça ! «, s’écrie, du haut de son château le papa de la princesse pazencorepagentille, Cary: «Il nous ramène une Humaine ! “

-” Formidable ! Tous nos livres attestaient de leur totale disparition depuis soixante mille ans et là, regarde ! Il y en a une, et toute jeune ! «, s’exclame joyeusement la Princesse Papolie.

Des costumes inouïs.

Arrivée d’l’Humain.

«C’est inhumain — et le cœur de la Princesse Gentille-s’pô était gros: elle regardait la rue, l’avenue en bas, elle entendait cette rumeur de toutes ces filles et ces garçons qui jouent, qui bavardent. Comme elle voudrait descendre, être avec eux. Se mêler à ce jeu qui fait un bruit si doux.

Quarante filles sont en train de jouer à épervier.

Mais dès qu’elle demande à Cary de sortir et que bien entendu il se réjouit et l’encourage, une peur incroyable la saisit:

— «Qu’est ce que je vais mettre comme habit? “

Et, quand Cary et la Reine Papolie l’ont rassurée:

-” Est-ce que je dois me maquiller? “

Ce matin là pourtant la rumeur enfle, les cris fusent, elle court au balcon supérieur de la Tour des deux véritéset elle voit quoi?

-” Goody ! Goody ! “, hurlent les gens.

La, plus de question: Cary, Papolie et Gentipa se jettent sur le câble qui est tendu dans la cage d’escalier et comme tout le monde il s glissent tout en bas sans se demander combien de temps il leur faudra pour remonter.

La troupe des enquêteurs autour de lui, le roi Goody revient et il est porté dans les bras d’une grand Humaine toute jeune, à la peau brune, et à l’air infiniment mélancolique et touchant.

-” Il y a donc encore des humains ! «, s’exclament en chœur les trois qui viennent d’atterir Tout en bas dans l’avenue.

Papolie tremble à l’idée de présenter son homme et sa fille à son papa, parti depuis si longtemps.

-” Non «, dit Goody. «Il n’en reste plus qu’une. Et la voilà. “

Pagentille est émerveillée par l’air triste de l’Humaine: enfin quelqu’un qui a l’air aussi malheureuse qu’elle ! Enfin une amie !

Jouer ensemble un jour de pluie.

Alors ensuite ça s’est passé ainsi: le roi Goody en découvrant Cary trouva que c’était l’homme le plus délicieux du monde. Après un quart d’heure à l’écouter lui poser plein de questions sur son enquête de tant d’années avec les ex-soldats antibonbons jusqu’aux lieux les plus éloignés de la ville (pensez ! La plage de Rockaway ! Cary poussait des interjections canadiennes: ” Calice ! Tabernacle ! Hostie ! ” qui décontenançaient un peu le roi Goody, ça veut dire qui l’étonnaient. Et ces exclamations pourtant joyeuses, lui faisaient arrêter un peu, un instant, de raconter) — il raconta la lente progression des mille soldats ex-antibonbons, en costume neuf, à travers une ville où pas un habitant, ni les écureuils, ni les hérissons, ni les blaireaux de nuit, les martres de jour, les renards et les sangliers (qui peuplent une région appelée Bushwick) n’étaient malheureux, ne s’étaient jamais fait mal, même pas en se mordant le pouce pendant qu’ils le suçaient pour vaguement se rappeler de quand ils avaient été petits tout petits encore plus petits. Au bout de quelques mois de progression, fêtés partout quand les gens (qui ne reconnaissaient pas leur roi Goody mais s’extasiaient de la beauté des costumes et en demandaient des pareils) — à peu près toute la ville et ses faubourgs était habillée aux couleurs du cerveau bariolé de Goody.

-” Et alors on est arrivés à la plage ! “

Rockaway

Cary et Papolie, émerveillés d’apprendre qu’il y avait une plage, exigèrent aussitôt d’y aller et il fallut installer de nouveaux moyens de transport (qu’ils appelèrent des montgolfières) pour pouvoir aller tous ensemble à la plage sans que l’Humaine perde son air triste sauf quand Pagentille (qui habitait littéralement sur son épaule) lui faisait des petits mamours.

-” C’est là qu’elle est apparue ! «expliquait Goody à Papolie et à Cary.

-” Qui ça, papa? «, demanda Papolie qui n’écoutait pas son père mais le buvait des yeux après tant d’absence.

-” Bon on va pas rester là comme des doryphores ! «interrompit Cary qui avait remarqué l’ombre d’une larme aux yeux de l’Humaine.

Parce qu’elle était la dernière. Elle était sortie des bosquets derrière Rockaway, et les mille avaient soudain découvert ce que pleurer veut dire.

-” Tu te rends compte «, disait Cary à Papolie pendant qu’ils nageaient dans les vagues éclaboussées de lumière de l’Ocean. «Ça me fend le cœur. D’accord elle est énorme. Mais je suis sûr que les humains ils l’auraient trouvé très belle. Mais y en a plus. Alors elle est toute seule. Toute seule tu te rends compte. “

Et Papolie devait consoler Cary ce qu’elle faisait très bien et l’humaine ne soupçonnait rien parce qu’elle les voyait rire.

-” Papolie, dis-moi… Ta fille, elle a un drôle d’air… Un peu comme l’humaine… Una it que j’ai jamais vu à personne. Un air… un air… “

Goody, bien entendu, ne trouvait plus le mot triste, que plus personne n’employait depuis soixante mille ans et la disparition, précisément, des humains.

Au loin la maison de Goody, roi du monde de dans très très longtemps. ____________________________________________________

Des années passèrent pendant lesquelles Pagentille avait trouvé une Bibliothèque abandonnée au cœur de Manhattan et des livres qui décrivaient de très grands êtres, qui auraient vécu là avant, et qui auraient tout construit, de la ville du roi Goody et de la reine Touthjolie, mais aussi du reste de toutes les villes du monde. Comme, dans le livre, (qui était un vieux livre de légendes irlandaises) les humains qui l’avaient écrit (et qui avaient fondé la library) parlaient d’etres encore plus grand qu’eux, ceux de l’époque des menhirs. Gentillepô se disait du coup que son humaine adorée était décrite dans ces textes exactement comme elle trouvait qu’elle était en vrai.

-” Les Tuatha Te Danan ! «Ça doit être ton vrai nom de famille ! “

A partir de là, tout ce que Pagentille lisait sur les fameux Tuatha Te Danan, elle se racontait que c’était les gens de la famille de l’Humaine.

Si elle avait su !

Enfin, Cary construisit des petits canoës et ils allèrent un automne passer un mois dans les montagnes au dessus de l‘Hudson river. Et il y eut ce jour de pluie. Et ils se mirent tous à jouer ensemble aux cartes. L’humaine leur avait appris la belote et Cary leur enseignait le tarot.

C’est au moment où il pleuvait le plus et que Cary observait que l’Humaine soudain n’était plus triste, que Gentille-n’essepô remarqua, du coin de l’oeil, mollement allongé à la lisière de la forêt, l’ incroyable créature qui allait, pensa-t-elle naïvement, et pour longtemps encore, donner à sa nouvelle amie un plus incroyable bonheur que celui de tous les gens heureux de ce monde sans malheur, et procurer à l’humaine de nouveaux torrents de larmes, mille larmes peut-être même, mais de bonheur. Parce que Pagentille pensait que c’etait un autre humain. Et parce que l’humaine lui avait avoué un jour en pleurant que c’etait vraiment pas drôle, de se dire que jamais, jamais, jamais, elle ne pourrait serrer contre elle quelqu’un d’aimable ni avoir le moindre bébé, puisqu’il n’y avait plus d’autre humain qu’elle.

Seulement, quand Gentipa était revenue avec la gigantesque créature pour présenter à l’humaine ce dont elle se disait que ce serait la fin de sa solitude et le début d’une nouvelle humanité, l’humaine s’est contentée de sourire, un peu amèrement et lui a dit:

-” Ça alors ! Il y a des orang-outangs, dans cette forêt-là? Et… tu m’as prise pour un singe alors? Gentipô tu es vraiment une princesse Pagentille ! “

-” Quoi? «Se dit intérieurement la princesse dorénavant Pagentille, ” Quoi ?, On lui découvre un humain et elle est pas soulagée? “

Dans la salle de jeu tout en bois, Cary et Touthjolie, qui avaient des cartes en main et attendaient le tour de Pagentille:

-” Pagentille ! C’est à toi de jouer ! “

Goody en profita pour remettre deux énormes bûches de chêne très sec dans le feu qui se mit à ronfler. La maison de la princesse Touthjolie n’etait pas, comme les immeubles new-yorkais, une de ces choses surdimensionnées construites dans la préhistoire par les humains, mais une vraie maison d’hérissons construite par des hérissons et les petits bancs de bois blonds sculptés par des hérissons recouverts de coussins cousus par des hérissons aux couleurs du roi Goody, étaient si confortables qu’on y jouait en général des parties interminables.

-” Ben? Elle est partie où, ta copine Tuathatédanna? “, demanda Papolie en voyant que l’humaine s’ éloignait de la maison vers le lac. «Elle retourne pas au chalet? “

Car devant la très gracieuse maison des hérissons se tenait un chalet dont les archéologues savaient que dans les temps d’avant, une famille fameuse d’humains, la famille d’un grand cardiologue américain, y avait coulé des années de bonheur. Et c’est là que dormait d’habitude l’humaine, entourée des mille ex-soldats antibonbons devenus traqueurs de tristesses, de douleurs et de peines, qui étaient trop heureux d’avoir découvert, à Rockaway, la dernière survivante d’un peuple que tout le monde pensait disparu totalement depuis soixante mille ans, cette jeune fille tellement malheureuse d’être toute seule et qu’ils arrivaient à consoler parfaitement en y allant, à tour de rôle, de leurs meilleures blagues, de leur cirque le plus irrésistible, de leurs farces les plus invraisemblables.

Pagentille adorait jouer aux cartes, surtout quand elle avait un bon jeu.

D’ailleurs, quand tout le monde se tut soudain, en écoutant l’extraordinaire crescendo de piano qui surgissait depuis le chalet, et faisait son travail de crescendo (d’abord tout doux, puis de plus en plus fort, puis comme le rugissement d’un lion, d’une tempête, d’un tremblement de terre) — elle ne l’entendait même pas. Elle regardait les trois rois qu’elle avait dans la main. Elle n’entendit pas Touthjolie dire:

-” Tiens? Ta copine l’humaine a dû réparer le vieux piano humain du chalet ! “

Il faut dire que c’était le plus magnifique crescendo de toute l’histoire de la musique qu’on entendait. C’était le crescendo interminable de la grande fantaisie en ut de Schumann. Quand il devint vraiment puissant, même Pagentille cessa de regarder les trois rois dans sa main et se sentit comme arrachée de tout, du jeu de carte, des coussins confortables, du petit salon lambrissé de boiserie, de la journée de pluie et du ronflement et des craquements joyeux dans la cheminée. Comme les autres joueurs, elle était émerveillée par la splendeur de la musique mélodieuse qui leur coulait dessus et semblait parler la même langue que les nuages, que les trouées de ciel bleu, que les cimes des montagnes et que la lente douceur de l’enorme fleuve en contrebas.

Et ce n’était pas du tout l’humaine qui jouait.

L’humaine, en entendant le piano, avait couru vers le chalet. Elle s’etait levée, elle avait quitté la berge du lac aux eaux noires où elle venait de s’étouffer de colère à l’idée que Pagentille ait pu la confondre avec un orang-outan. Elle avait couru vers la grande fenêtre de la véranda du chalet. Et elle avait vu alors que quelqu’un se tenait, droit sur le tabouret du piano, plaquant les accords et faisant monter progressivement l’incroyable et insoutenable tension du crescendo.

Et plus elle regardait le pianiste faire des mines désespérées en jouant ce morceau tellement triste qu’en l’entendant on ne peut que se dire que la tristesse est beaucoup moins ennuyeuse que la joie, plus elle se disait que, même si c’était un orang-outan, elle avait son cœur qui battait comme mille tambours. Elle trouvait aussi que son expression de visage avait un avantage mélancolique sur tous les visages des quelques humains que, dans son enfance, elle avait vu encore en vie. Elle ne pouvait plus le quitter des yeux et son cœur explosait de joie,

Comme le cœur des mille ex-soldats antibonbons qui, depuis l’ombre du chalet, regardaient avec leurs yeux écarquillés les mains de l’orang-outan voler comme mille hirondelles sur le clavier.