À propos de La Soublime Enquête…

Comme tous les enfants gâtés, la proximité des adultes m’a longtemps paru suffisante à l’acquisition de leur pouvoir. Ce goût de la sidération n’est-il pas a la source de toutes les grandes extases. La paralysie m’a saisi et, avec elle, le goût d’une odyssée.

Ainsi, m’employè-je, depuis presque trente ans, à écouter, les soirs, de quoi les rêves de mes patients sont faits.

Convenons-en, après avoir exercé mon aveuglement aux chaises scolaires, ce sont les professeurs de médecine qui m’ont médusé, et ces cadavres qu’ils se plaisent à faire dessiner en coupe aux adolescents éperdus qui viennent s’effondrer dans leurs amphithéâtres comme les palombes aux filets des Gascons.

L’écriture, à force de croiser et de recroiser la statue de Goethe à l’arrêt de bus pour l’école, m’avait saisi dès le collège, mais pas l’écriture qui se préoccuperait d’un intérêt, d’un interlocuteur, d’un entre deux. Bien plutôt elle continuait égoïstement mes monologues devant mon premier ours en peluche (avant ma paralysie sidérante, j’avais passé mes six premières années à Casablanca, et Rijbabac partageait mon lit).
Le jour du Onze septembre m’a arraché à ces paisibles églogues. Un ami m’avait soufflé qu’écrire me guérirait de mes conventions trop pesantes, de mes enthousiasmes de garçonnet.

J’ai inventé un flic autrichien qui faisait métaphore de la condition frontalière, entre Gorgone et psychanalyse, entre médecine et contemplation, frontières qui était miennes depuis que j’avais, l’année de la chute du Mur de Berlin, cloué une plaque de médecin généraliste en bas d’une tour de dix-sept étages, près du Rhin et de l’université de Strasbourg.

Tomi Ungerer, dont on devrait donner le nom à l’Alsace tant il a su percer sa condition en l’exposant dès les sixties au jour new-yorkais, avait aimé la couverture de mon premier livre, et a voulu lire les deux suivants, sans revenir de son sublime littoral irlandais.

Jean-Luc Nancy, malgré le titre d’un chapitre de mon livre faisant allusion à La Communauté inavouable, n’a pas trouvé l’objet en phase avec sa pensée mais ses réactions et ses interrogations m’honorent et me font écho pour longtemps.

Jean-Loup Trassard, que mes lignes ont surpris au moment d’un calme blanc, m’adresse depuis ses écrits dont je partage la perception chamanique des pouvoirs sur l’imaginaire.

Romane Bohringer, en mars 2012, sans savoir qui j’étais, avait lu un passage poétique tiré du magazine Ville-monde d’Irène Omélianenko et de Catherine Liber, sur France Culture, que je n’avais pu entendre.

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Plutôt que de me contenter de tout ça, qui en réalité dépassait tous mes maigres espoirs, j’ai alors rédigé une odyssée de plusieurs centaines de pages, présentée au lecteur en trois tomes. Ça a pris des années et des années, ça s’appelle La Soublime enquête. Je l’ai écrite en apesanteur. Pas pour me venger de mon aveuglement, de ma sidération. Pour psalmodier l’inouï.

L’inouï. Ce que je n’ai pas encore entendu, malgré l’hypnotique tapisserie de rêves multiformes que les patients me forcent à considérer chaque soir.: alors j’ai écrit les amours d’un enquêteur perplexe, égotique, ambigu, et d’une violoncelliste pleine du souvenir de tous les sentiments de toutes les musiques, ébouillantés tous les deux par la dérive du Réel, à savoir la Tragédie.
Mais, la tragédie grecque, pour Miléna la violoncelliste. Pendant que le flic, perplexe, s’égare à la tragédie du fait divers et part flairer dans les montagnes jolies une légation de milliardaires, gardée par les éléphants puniques d’un gardien voyeur. Alors, sa belle répond à l’Ordre et aux ordres de la tradition, l’histoire de la pensée la convoque en son Vatican.

Absorbée par le travail de Rhapsode qu’on lui intime de réaliser, c’est elle qui va emmener le pauvre flic bien loin des forêts obscures du politique, dans une Venise rendue aux gréements et libérée du monde (un des plus grands plaisirs de mon travail d’écriture aura été de couper le pont qui relie Venise au continent) pour rejoindre en Asie le temple de Pergame, une tempête, et la tragique représentation des supplices.

Mon travail quotidien.