Première Partie.
La diversité des cultes et la multiplicité des clergés finissent par générer l’inconfort psychologique, même des incroyants.
A Sumer ou à Uruk tout à l’inverse, jamais n’eussè-je pensé quant à moi être contrarié, distrait ou désorienté par la pesante masse religieuse en murs et briques voire des rampes d’ascension vers les temples surélevés, qui sont au centre de la cité.
Ils justifient en réalité à eux seuls l’énormité de nos doubles remparts, lesquels n’abritent vous et moi qu’accessoirement. Et sans leurs silhouettes familières, mais vénérées, qui dépassent des vergers, des maisons d’argiles et de roseaux, de l’argilière et des palais, nous serions comme tant d’autres livrés aux déserts d’au delà les steppes, aux analphabètes montagnards voire à ces troupes dénuées de langage articulé dont l’existence horrible est attestée par mes émissaires bien au delà steppes et déserts.
Mais oui, vous le savez, si nous étions assiégés et si seulement cédaient les murs et nos guerriers, c’est alors qu’on ferait de nos yeux et de nos membres des montagnes séparées et puis, vous le savez bien aussi, ayant amusé un peu les dieux ennemis par le spectacle de notre imperfection, brutalement outrée à coup de lames mutilantes ,de peignes écorcheurs, nos propres divinités seraient embarquées ailleurs, la ville pillée puis rasée puis rendue à l’érosion et au cri des chacals, tout cela afin surtout que nos dieux soient, apatrides, soumis à leurs cousins pleins de gloire au sein de temples préservés, victorieux et pleins de suffisance.
Car l’importance que nous accordons à leur demeure sacrée assure même le bonheur tranquille des athées dont le salut dépend, comme le nôtre, de la survie du clergé urbain, replet, autoritaire mais dépositaire des mêmes inquiétudes que nous tous.
Puisque deux fleuves descendent les jardins irrigués où règne l’implacable police des intendants et des arpenteurs, leur miroitement traverse le réseau brillant des canaux principaux et secondaires avant de rejoindre la grande mer du sud où se reflète, somptueuse, notre cité d’Eridu.
Elle est la plus ancienne de Sumer, et chacun sait que les fondations de sa gigantesque ziqurat s’établissent au sein même de l’Enfer, pendant que son sommet s’enorgueillit d’être le séjour d’Enki, le plus sympathique de tous nos dieux.
N’est-ce extraordinaire que nous soyons la Cité de celui qui, entre mille inventions, eut l’intuition de proposer l’Homme ?
Peut être est-ce cette splendeur qui fait que chaque matin et n’importe quel crépuscule seront pour les siècles des siècles, scrutés dans leur aspect particulier afin d’y trouver les augures, présages, les coïncidences et les rites obligatoires – depuis la terrasse en haut de toutes les tours qui parsèment le grand pays, l’aspect des ciels sera scrupuleusement consigné aux tablettes d’argile mais aussi l’aspect des brumes par les champs et les lourdes moissons, la façon dont détale la gazelle, la manière imprévue dont s’approchent justement deux mendiants ivres de la première enceinte fortifiée.
Lorsqu’ils s’abattent derrière une palissade de roseaux géants, la robe de lin du très jeune prêtre Gudea, qui les voyait sinuer de loin, frôle le sol asphalté pour rejoindre à l’ombre d’un jour déjà marqué, les tablettes calligraphiées.
Il sursaute : le bruit du roseau froissé, là-bas, témoigne d’un sursaut des pochards qu’il a reconnus, et qui crient maintenant :
-« Servez moi des gâteaux : je les adore ! Tirez moi de votre temple de quoi faire bombance, et du très bon ! »
La main juvénile du prêtre se crispe ; il jette sur l’argile le mot : ESTOMAC.
– « Tu m’entends ? De ma bière la plus fine, dispose ma jarre à bière solidement sur ses panses, prépare moi gâteaux, douceurs, petits pains et de l’eau rafraîchie : ouvre le temple ! Ouvre le temple ! »
Le prêtre revient à la balustrade et en fronçant les sourcils distingue dans la cannaie jouxtant les lignes de roseaux le corps d’un mouflon, le gibier des deux mendiants : de quel périple reviennent-ils ? Il regarde au delà de l’autre bord de la terrasse, la silhouette du palais royal et ses frises de toiture en lazulite et en argent brillant dans les lueurs horizontales du soleil qui éclaire tout le littoral.
Et l’autre voix, de l’autre clochard :
« Erige ma chambre ! »
Le jeune homme accourt à nouveau vers les tables en pierre noire et au stylet, sur l’argile, note : « CHAMBRE »
« Erige moi un palais dont les briques renvoient mille voix, dont mugissent les palissades de roseau – que vitupère mon palais au beau milieu des nuits, me loue, me célèbre ; inattaquables ses herses, son verrou ? Un fauve terrifiant ! Un taureau du ciel à l’extrémité du faîte ! La toiture tissage de lazulite ! Le pinacle un énorme taureau noir aux cornes immenses ! La porte un lion qui retiendra chacun en ses griffes ! Palais du bord de Mer ! »
Puis le silence revient.
Un quart d’heure après s’élèvent les bruits du réveil d’Eridu lorsqu’arrivent vers les marchés de la cité des troupeaux de bœufs et de brebis dans un tintamarre croissant qui couvre le propos de chalands et de gourmets à l’œil allumé par la vue des porcs-épics qu’ils mangeraient bien sur le champs, ou des carpes géantes… mais le front du prêtre, énervé d’avoir trop guetté d’entrailles depuis sa récente intronisation au clergé d’Enki, fatigué déjà d’avoir vu s’ouvrir trop lourdement les portails des palais, cache sa plus grande angoisse, celle de voir un jour maudit son propre foie offert à l’analyse de démons sacrificateurs : il craint aussi, comme nous autres, la fin des mondes, l’arrivée des hordes, et les cris insolents des deux mendiants, impunis, l’effraient.
Il a pu mesurer déjà pourtant l’immense étendue millénaire des remparts de briques, pleurer souvent et rituellement sur ses héros fondateurs, sur le tapage incroyable engendré par la multiplication des foules qui provoque le regard courroucé des dieux souverains.
Car il sait, oui, que la rumeur enflée des foules les exaspère, et surtout leur maître Enlil, et il se demande comment il a bien pu être choisi, lui Gudea, parmi les cinq cent rejetons de son arrière- arrière grand père Vénérand, et devenir intercesseur au nom de toute la ville d’Eridu auprès d’Enki, l’intercesseur suprême qui proposa l’invention des hommes pour satisfaire aux tâches ménagères de dieux épuisés, paresseux et rebellés.
Au milieu de la nuit un fracas de vaisselle l’avait réveillé d’un entrelacs tonitruant de guerriers inconnus.
Alors qu’il rêvait d’éclairs, de troupes grondant comme la crue du fleuve et pulvérisant de somptueux boucliers à reflets d’or, et comme sous son regard onirique les fantassins cuirassés se métamorphosaient en lions écumants et en poudreux aurochs, au moment où il avait presque cru entendre déferler sur son torse fébrile tornades de flèches, éruptions de pierres à fronde rougies, javelots démesurés, il s’était retrouvé assis dans le lit sacré, dans la nuit tranquille, et il avait pensé son rêve induit par la chute des aiguières et des rhytons à offrandes dans la grande chapelle supérieure, pire des présages.
Il avait dû, alors, sortir à la terrasse pour s’assurer que sous la lune le bocage proposait toujours à l’entour ses arbres paisibles au meuglement du bétail.
Au passage il avait vérifié dans les cuisines sacrificielles que la vaisselle était alignée sans qu’une seule coupe se fut brisée en tombant à terre.
A présent que le matin est venu, l’image d’un bateau céleste le hante , qui arriverait par le fleuve aux portes de la grande ville inondée de foules, par la grand-porte saturée de soldats dont le narthex en or surplombe le puits sacré et brillant, le silence des palissades mystiques, les secrets de tous les Pouvoirs. Ce bateau viendrait à lui en déchirant très nonchalamment la grande Voie où les étoiles sont amassées.
La tranquillité de Gudea ne vient–elle pas d’une sollicitude céleste, autant que de la circonspection incroyable et apeurée des générations qui l’ont précédé ?
S’il veut, tout à l’heure il pourra paisiblement se mêler dans la cité lagunaire, à l’animation des foules venues adorer leurs héros plurimillénaires.
En rejoignant la ville sacrée d’Eridu, les foules bigarrées emplissent les quais blancs, érodent de leurs pas les escaliers et les pontons trempés, au long de l’énorme fleuve qui transperce Eridu. Tout, ce matin, devrait lui parler de pérennité et le ciel bleu, où s’agitent les palmes des dattiers, lui renvoyer enfin la certitude que les dieux ont fixé la Paix sur la tablette de son destin.
Que mille ans passent encore, que six mille ans passent encore !
Le réseau des jardins n’existe-t-il pas depuis bien aussi longtemps ?
Les textes sacrés disent que des hommes-poissons sont arrivés depuis les confins maritimes lors des confins du temps. Ne venaient-t-ils pas d’empires établis depuis plus longtemps encore que les plus vieilles briques des remparts ?
Les palais de nuages enfin, qu’on peut parfois observer au dessus des paysages, ne se dresseront-ils pas à jamais comme montagnes au dessus du plat pays ? Leur scintillement d’argent et de lazulite n’a d’ailleurs jamais cessé sa familiarité au fil de la succession des empires et des anarchies .
Gudea éternue : atchoum atcha atchi, et se sent mieux, observe encore une fois la baie immense qui file de ses sables, là-bas, vers le pays de Dilmun.
Il rentre dans l’ombre de la chambre spéculaire en basalte ; il observe et relit une longue série de tablettes destinales – les lampes à huile éclairent d’un pâle reflet translucide plusieurs statuettes délicates en gypse posées sur le dessus de rayonnages en briques vernies.
« Hélas, hélas, bientôt l’aïeul mourra, nous quitterons alors sans pompe l’inaccessible résidence du passé et lorsque j’aurai abandonné son temple, les rayons du soleil s’obscurciront , les vents mauvais se soulèveront , la Terre sera rejointe par l’émiettement de ma biographie. Nous tremblerons tous, craignant le saccage, guettant le procès de nos existences. Nous craindrons qu’un sort subit nous envoie marcher nus dans les rues de nos villes, pour livrer notre sang comme de l’eau ruisselant aux égouts. »
« Le premier mendiant évoque ces ventres dont la primauté est telle que les sociétés humaines s’analysent plus facilement, lorsqu’on les réduit à une lutte d’estomacs. Ah ! Il n’y aurait à ce titre que les dieux pour se repaître simplement de fumigations légères et d’impalpables encens : nous, l’œil rivé au gras double, au tablier graisseux des épiploons, nous, minots affamés, chérubins chétifs, dès que la misère pointe, le monde n’est plus sous nos yeux qu’un possible repas et tout ce que nous valons n’est plus que la monnaie d’échange à notre appétit ! »
« L’appétit déforme nos pensées, fait pousser comme des champignons les mirages théologiques pour calmer les foules affamées. La faim, c’est le portique ouvrant au monde ; avoir faim, pour l’enfant que j’étais, c’était l’occasion de mes premiers pleurs. Si la nuit j’entends à travers le mur piailler le bébé des voisins, si je vois de l’autre côté des cours en torchis s’allumer les chandelles d’une cuisine pour qu’une mère allaite précipitamment , c’est bien que la faim nous ouvre au monde, aux mots, aux visions, aux démons, en nous tenant par la main pour nous dire immédiatement la précarité. »
-« Oui, il faudrait que les deux mendiants de la cannaie cessent de crier à faim et à coucher ! » Pour moins que ça nos sentinelles peuvent les faire taire à jamais, cela s’est vu assez souvent. Les foules à l’aube ne ralentissent même pas lorsqu’elles croisent la vision colossale des potences alignées en rang d’oignons près des portes. Seule la rétine des enfants s’en inquiète ! »
Ce qui se passe derrière les hauts murs des grands jardins sacrés ne préoccupe pas non plus les foules : et cependant, si elles savaient !
La belle Sud à la peau cuivrée peut s’y dévêtir tranquille, elle n’y entendra même pas l’écho des mille marchands et badauds affairés à s’éviter dans les passages malodorants.
Pas un regard ne se portera sur elle puisqu’en quatre générations dix personnes tout au plus ont reconnu l’aspect des jardins.
Aussi formidable que puisse être le fourmillement glapissant des marchés, la perspective restera muette, tranquille et impénétrable, des parcs de la famille du vieux Prêtre d’Enki, le presque centenaire Vénérand Sud se déshabille tranquillement, au soleil levant qui allonge les ombres régulières d’une allée de peupliers au bord de la pièce d’eau.
Deuxième Partie.
En haut de la terrasse quadrilatère qui domine la tour d’Enki, la porte en jonc de la chambre spéculaire s’ouvre et laisse place précisément à l’aïeul, dont la barbe blanchie dégage de fines pommettes et des sourcils acérés. Un front immense, en deux morceaux, lui fait le début d’une corne de rhinocéros juste au dessus des yeux :
-« Gudea, pense tu qu’aujourd’hui soit mon dernier jour ? »
-« Mais non Vénérand : examine, par le bleu très pâle du ciel naissant, c’est un minuscule nuage, irisé déjà par le soleil que nous ne voyons pas encore. C’est à ta place qu’il rejoint l’Occident de la mort. »
-« A quoi le rapportes tu ? »
-« Ce vent qui se lève et fait à présent bruire la cannaie et les palmes du dattier de la terrasse, il a porté voici un quart d’heure les imprécations d’un mendiant qui réclamait à manger, d’un autre qui voulait un temple. »
-« Et que dis-tu de cette conjonction ? »
-« Que tu ne mourras jamais, Vénérand, comme Ut-Napishtim. Comme toi il a survécu à un déluge, et les dieux lui ont donné l’immortalité. Ne t’inquiètes pas pour toi, et crois en mes observations matinales. Aujourd’hui, en ce jour où nous fêtons la mort de la mort, dès le premier souffle parfumé de l’âcreté des mers, le premier tapage de l’homme a concerné les entrailles, la mangeaille et la tripe. Un maraudeur a réclamé ses proies à déchiqueter, ses parfums de bière à analyser, à détailler, à digérer ! Puis aussitôt, alors que se condensait sur la lagune le nuage blanc qui orne la robe bleue des airs, un second braillard a requis son Palais, ses colonnades en perspective, ses poutres de faîtage sculptées dans l’or ! »
Vénérand s’approche du bord de l’immense terrasse et malgré les paroles lénifiantes de l’arrière-arrière petit-fils son visage s’est tendu :
-« Gudea, ce sont vraiment là les seules conjonctions que tu aies pu trouver à interroger ce matin ? Mais je vais te dire, moi : c’est après un matin aussi banal, qu’enfant j’ai dû comprendre le saccage total de notre ville, ou plutôt de ma pauvre vieille ville oubliée, celle que vous ne connaîtrez jamais plus. Et si aujourd’hui vous vous bousculez à quatre cents pour hériter de moi, c’est encore par la terreur et le déluge qui ont suivi, un jour particulièrement semblable, au fond, à celui-ci. Par une terreur pareille, je ressens toujours la nécessité de notre renouvellement et de notre multiplication. Mes fils, mes petits-fils et puis toi vous avez vocation à vous reproduire du mieux que vous pouvez. Ca me hante ! Dès le matin le vent grondait, un ciel aussi bleu que celui-ci s’était mis à gronder et un gémissement du vaste ciel répondait à celui de la terre… »
– « Vénérand, souhaites tu me voir consulter d’autres signes ? Veux-tu que je fasse venir d’autres foies de moutons sacrés ? » –
-« La robe bleue du ciel, je souhaite que tu la déchires. Sud, dont la splendeur nous éblouit, convoque depuis plusieurs jours quarante jeunes femmes des plus pures. Elles seront recouvertes d’une étamine bleue et vont t’être amenées à l’instant. Sauras tu ouvrir leurs voiles d’azur et rester sans frémir à lire leurs ventres blancs et noirs ? Oui, tu les mèneras au trône de basalte qu’elles seront fières d’occuper et tu feras choir les robes bleues de leurs épaules. Leurs peaux sont une écriture, tu la liras, et aussi comment s’y répandent les chevelures… »
– « Et si les chevelures sont nouées ? »
– « Du regard et de la main tu en soupèseras le langage »
– « Et de leur brillantes prunelles ? »
– « Les mêmes conclusions qu’au scintillement stellaire, ou qu’à ces levers du jour que nous consignons, depuis l’émergence des terres cultivables hors des océans primordiaux »
Dehors, le mugissement de quelques troupeaux menés au marché et puis, très très loin, le grelot d’un tambourin :
– « Tu entends ? », dit Vénérand, « C’est Sud. Elle danse devant la théorie des jeunes femmes à robe de ciel. N’oublies pas ce sentiment que j’ai, moi, les soirs ! »
– « Quel sentiment ? »
– « Je me prépare aux dernières heures comme on se prépare à une banalité – elles ont été vécues par tellement, tellement de mes compagnons qu’elles me sont presque devenues familières. Mes derniers instants ne me surprendront-ils pas plus que le retour des grandes oies migratrices de l’automne à travers le ciel de la lagune d’Eridu ? Ou que cette cohue sempiternelle des marchands qui chaque matin, au delà les murailles de ton temple, enfle drôlatiquement ? Mes derniers instants s’approcheront peut-être avec la familiarité des parfums dont je me souviens d’ailleurs mieux que des bacchantes qui les portaient. »
De gros navires s’éloignent du Palais de la mer vers le large, alors qu’entre l’île palatine et la côte se rapprochent les silhouettes de barges où déambulent et se plient avec adresse les marins au bout de leurs perches.
– « De ta génération vous êtes un demi millier à descendre de moi : imagines-tu les importuns que vous feriez si je n’étais pas continûment aussi sec et impérieux ? »
– « Vénérand, aucun d’entre nous j’en suis sûr n’a jamais songé à se rebeller ! »
– « Sauf toi, à l’instant. La peur du monde, la crainte de la nature et la conscience d’une imminence des catastrophes parviennent à vous tenir tous tranquilles. Mais le premier qui arrivera à en rire – et lorsque j’étais petit tout le monde riait des catastrophes ! – entraînera derrière lui un torrent furieux de débauchés maudits. Tu sentiras revenir l’odeur de la mort ! »
– « Il me paraît aussi être mort dix fois, Vénérand, je l’ai sentie, l’intime proximité de l’agonie, je la sens familière autant qu’il se puisse faire. »
– « Et le pire ? »
– « La brutalité, si cela venait sans prévenir, sans pouvoir prendre le temps de se dire au revoir à soi-même. »
Vénérand fronce les sourcils et pointe du doigt vers la rambarde.
– « J’ai vu pour moi des noyés par milliers charriés sous ces balustrades : regarde l’âne pansu qui chemine vers le Quai Blanc : tous mes parents ont eu, quelques heures après s’être noyés, des ventres aussi gros que lui et ils flottaient alentour avant de disparaître. Ce que le Maître du Ciel m’avait préparé ce jour là dépasse les pires exactions, les pires supplices que tu critiquais l’an dernier parmi nos troupes assiégeant Urbaid ! » – « Pourquoi voulais tu broyer tes ennemis comme de la friture ? »
– « Comme de la friture le ciel nous a traités, comme de la friture dans nos ruelles, sous les étendards cramoisis et safrans, une écume de crânes fracassés, des tourbillons de bras ballants. – Vénérand s’approche de Gudea, le prend par l’habit : « Non, crois moi, continuons de nous comporter sans tapage et ne provoquons plus jamais la patience des dieux. Je sais, moi, comme elle est vite bornée ! La grande chambre silencieuse que je t’ai révélée voilà déjà trois lunes, qui est cachée aux tréfonds de notre tour sacrée, je crois, parce qu’elle m’a sauvé la vie, qu’elle était installée là pour garder une place silencieuse et se faire oublier des dieux. Je t’ai dit que, déjà depuis quarante ans, je m’y tiens la quasi-totalité du temps et en particulier tout le jour…»
Il relâche Gudea surpris, marche un peu dans la direction des gattiliers de la terrasse :
– « Je voudrais toujours descendre pour y demeurer vraiment. »
– « Tu m’as montré tes grands appartements-hypogées au beau milieu de la grande ziqurat d’Enki. Jamais, jamais je n’aurais imaginé une telle concentration d’œuvres d’art, de pensée concrétionnée en sculptures, en bas-reliefs, en couronnes, joyaux et meubles précieux. Tu m’as laissé voir des tapis anciens, des tentures et des vêtements royaux venant de toutes les cités disparues, ou vaincues par des aïeux dont même mes computs les plus précis ne gardent pas trace. Et la galerie des divinités : jamais je n’aurais imaginé découvrir en un simple lieu une tranquillité aussi directement palpable. Tu m’as fait il est vrai descendre plus de huit cent marches, et j’ai compté quarante portails. »
– « Les escaliers t’ont plu ? »
– « Vénérand, j’avais entendu parler de chaque bas-relief, ou j’avais lu un texte le concernant. Personne, même de notre famille, n’avait cependant pu ou osé me dire que ces pièces – sublissimes ! se tenaient là, près des fondements infernaux de notre grande tour. Il m’était arrivé tout au plus d’en imaginer certaines au milieu du Palais maritime – mais elles étaient là, sous mes pieds. Le temple que tu m’avais confié les recelait, au plus maudit des entrailles de l’Océan inverse, au bout de corridors que j’ignorais, et où comme les autres j’étais loin d’imaginer un instant que tu puisses passer ton temps ! »
– « Et les gens doivent continuer de l’ignorer : nous ne sommes avec toi que cinq à en être informés, tout comme il n’y a que cinq personnes à posséder la clef des jardins-du-Vent. »
– « Ensuite, lorsque mon corps a pénétré la grande chambre secrète, j’ai été frappé par l’impression de bonheur qui s’en dégage, peut-être à cause de la multiplicité des statues de toutes sortes, de la grande vache souriante en argent. Comme la finesse de son modelé m’a réjoui et comme il est incroyable qu’elle dégage, malgré la modestie du modèle animal, puissance tutélaire, hiératisme de la bonté, et tout à la fois charme féminin ! – elle aussi : combien de fois en avais-je entendu parler, que de boniments n’a-t-on pas raconté sur la statue en argent de la mère de Gilgamesh ! Quant à moi, je l’imaginais depuis des siècles partie vers les montagnes de l’Orient. »
– « N’es tu pas jaloux de ces somptuosités accumulées ? Ne voudras tu pas un jour en révéler l’existence à tes amis puis y surgir en maraudeur ? »
– « La seule chose que j’eusse pu convoiter tu me l’as offerte : c’était de contempler un tel trésor, de respirer son atmosphère efficace et chargée de bonheur. Est-ce que j’aurais pu ailleurs, sentir avec autant de précision les effluves des hautes époques ? Imaginer une telle fraîcheur à telle profondeur de murs et un tel mystère dans un lieu aussi quotidien ? J’ai l’impression que si la ville était déchiquetée, par nuées, ouragans ou python céleste, aucune de ces calamités ne parviendrait à en soupçonner l’entrée. Sa paix constante les bouleverserait, terrasserait le léviathan maritime le plus coriace. »
– « Pourquoi dis tu cela ? Connais tu vraiment l’histoire ou est ce que tu feins pour me surprendre… Quand, au lendemain du raz de marée qui a emporté à la fois mes parents, le clergé, et toute la ville, je me suis réveillé du haut de mes six ans, les maisons et les palais avaient été tout simplement nivelés, comme des tas de sable. Tous les arbres du bocage, tous les canaux d’irrigation avaient disparu. Seul, parce que j’avais reçu l’ordre de dormir sur la haute terrasse de ce Temple d’Enki, j’ai survécu. Je n’ai découvert le chemin de la chambre cryptique qu’après une semaine d’isolement complet. Tenaillé par une faim que nul ne peut imaginer, que personne n’arriverait à décrire, j’ai trouvé ces escaliers par hasard, derrière une natte de jonc. Car c’est moi-même qui ai fait édifier, depuis, les quarante grands portails que tu as vus ! Figure toi bien que dans les appartements profonds, malgré la crue monstrueuse, pas une goutte d’eau n’avait transpiré ! »
– « Mais je me pose, Vénérand, la question de ta jeunesse d’alors : n’étais tu pas beaucoup trop jeune à six ans pour apprécier et comprendre l’histoire et la portée des chefs d’œuvre accumulés là ? »
– « J’étais si seul ! Mais dans une solitude à quoi toute mon année d’initiation m’avait accoutumé déjà. Oui j’étais si seul que j’ai lu à même les bas-reliefs, moi, le bon élève de la maison des tablettes, à même les lourdes étoffes, à même ces statuettes de mille matières, que tu évoquais tout à l’heure. et ces textes me ravissaient autant que d’excellents amis. J’ai bu à même les meubles odoriférants en bois sculpté, j’y ai bu les paroles concentrées de millions d’êtres et la progression des destins d’Eridu, de Dilmun, d’Urbaid, d’Uruk depuis l’origine nomade et maritime des peuples jusqu’aux vieilles époques d’hiérarchies et d’appareils. Tu sais maintenant comment à sept ans j’avais parcouru avec joie tous les textes qui sont scellés au mur majeur de la grande salle silencieuse. Je connaissais, mon cher, suffisamment de conjonctions pour savoir quels dieux invoquer et à quelle heure de quelle date. »
Trois oiseaux de proie tournent au dessus du marché, on entend leur huissement, loin, et ces cris évoquent l’étourdissement, la légèreté du glissement de pans d’air bleu sur le ciel, à l’altitude libre qu’ils empruntent et dont ils font résonner le silence en l’approfondissant. Aucun des deux haruspices ne songe d’ailleurs à prendre garde au sens de leur vol.
– « As tu retrouvé ensuite ces cadavres de ta famille que tu avais vu flotter ? »
– « Pas un seul puisque l’ouragan avait tout emporté, pas un seul. Tous les vestiges humains de ma propre enfance avaient disparu à un point dont tu n’as pas encore idée. »
– « Alors les collections somptueuses amoncelées au plus profond du secret de cette chambre forte, ne serait ce pas justement comme la parole intacte de tous ceux qui avaient un jour protégé ton enfance et qui disparurent sans tombeaux ? »
– « Des corps morts j’en ai vu plus que personne n’imaginerait, mais ma propre enfance je n’en ai jamais touché les ruines : tout là haut, sublime enfant dans l’attente de la prêtrise, occupé à passer son ultime nuit exposé aux dieux sur la vertigineuse terrasse, j’ai presque trouvé normal que soit balayée la ville étendue à mes pieds. J’attendais, et on m’avait préparé à attendre de cette nuit là un paroxysme tellement convenu que même le hurlement de dix mille noyés m’effleurait comme le chant du Clergé Noir réuni au temple d’Innana, la veille »
– « Il faut reconnaître qu’on en parle tous les jours au temple, du Déluge ! »
– « Gudea tu n’as pas tort .Mais il y a bien plus que les débordements maritimes ou fluviatiles. Je me suis aperçu en déchiffrant plus tard les bibliothèques exhumées du Palais de la Mer, que mon enfance avait symboliquement d’ailleurs été sous le signe d’un déluge moins matériel : mon père n’était-il pas en permanence au loin ? Il empilait, officiellement, des montagnes de morts, défonçait des murailles… les soupirs exaspérés de ma mère, dont j’ai le souvenir intact, parlaient de montagnes plus voluptueuses, de cuirasses plus douces que le lin, des courtisanes et de leurs apprêts. Peu importe : il était loin ; j’apprenais l’évanescence des gens…»
– « Cela je l’ignore, mais quel est le lien avec tes appartements souterrains ? »
– « Lorsque j’ai découvert et puis fait restaurer les salles secrètes j’y ai trouvé la façon de ne plus être compromis par l’évanescence du grand jour. Une sorte de garantie, pas d’immortalité mais de paix, de royauté, comme lors de ma prime enfance qu’aucun père ne venait jadis troubler ! »
– « Je ne comprends pas. »
– « Très tôt presqu’encore au berceau, j’ai supplanté la présence insignifiante des adultes par le délicieux langage de mes jouets… comme je me sentais criminel, coupable de ces bonheurs ! Si je ne m’attendais pas encore aujourd’hui à chaque instant à voir surgir pour me punir comme j’ai l’impression de le mériter, le Python gigantesque de l’Ekur, je n’aurais pas tant de soulagement à embrasser les reliefs de cuivre, le modelé de la Mère de Gilgamesh, les ciselures de la bufflonne d’argent. Aucune collection ne peut valoir au petit monde des entasseurs sans la débordante foi en un risque perpétuel de surgissement des démons imbéciles : les gras comme roseaux gras. Les efflanqués, comme maigres roseaux ! Les hurlants comme ceux des vannes de l’Océan… les diables travestis et invertis qui volent en sifflant autour du gond des portes. Toutes ces pâles créatures imbéciles, les serpents et les taureaux célestes, les léviathans obsédés par leur grande gueule : je dois à chaque jour nouveau en fortifier mon mépris… oui, mais elles existent avec plus de force que vous mes multiples rejetons, que ma ville rebâtie, que la trop douce et gentille musique des tigis et des tambourins et des sistres.
– « Dans ce cas pourquoi ne t’ai-je jamais vu qu’en train d’invoquer les dieux bons, les droits, les justes, s’ils te hantent moins que les déchiqueteurs et les lillithu ?
– « Bah ! Justement ! Je ne peux désirer que ce qui me manque, et invoquer les images les plus absentes : parce que ce qui me saisit les milieux de nuit, alors, c’est plutôt, tu vois, un souffle glacé qui me passe sur la joue quand je sais avoir complètement refermé tous mes gros portails hermétiques. Et puis, ensuite, tout d’un coup, dans un angle de mes vastes salles que pourtant j’illumine : la grande reptation visqueuse d’une masse aussitôt évanouie en suies et en charbonneries qui m’exaspèrent ! »
– « Alors ? »
– « Alors vois tu mon cher Gudea puisque cela t’intéresse, malgré ma vieille allure j’attrape un stylet, je rédige mes convocations pour les prochaines batailles, je réfléchis aux béliers, aux tours d’assaut, aux commandos à envoyer devant les troupes pour repérer les points d’eau, aux trésors lointains qui me seront ramenés. Alors s’effondrent les spectres et je me sens tout guilleret »
– « C’est un étrange mécanisme et aux conséquences terribles… »
Gudea n’ose manifester sa stupéfaction, écrasé de respect et d’une inextinguible soif des mots de son maître.
– « Terriblement sortiront nos troupes et remonteront les fleuves en halant leurs barges, éventreront les remparts de cités vaincues, éventreront les femelles des cités vaincues, c’est l’inexorable marche du Bien contre ces gringalets d’autres et leurs petits bonheurs insensés qui me pourrissent la vie et font réapparaître sans cesse les ombres fugitives, les incohérences ! Excuse-moi… »
– « Mais c’est cette fragilité qui t’exaspère et te semble tellement impardonnable ? »
– « Mesures tu que cette vaste tour sous nos sandales n’a pu pour moi être construite qu’à l’ultime fin de protéger mon infime existence un soir donné, et qu’autant j’ai contemplé à travers les heures de la nuit la bouche crépitante d’éclairs des nuages rassemblés, autant il m’a fallu accepter que si un destin de survivant était déposé pour moi au bord de la route éthérée, c’est que le destin de protectrice avait été assigné à la grande masse de briques sacrées, alors que jusque là j’avais eu pour un bâtiment aussi officiel la désinvolture de le croire dédié à tous, puisque bâti par tant d’hommes et de générations… »
– « Alors au fond c’est pour cela qu’on ne te voit jamais quitter les remparts, aller tranquille sur ton âne vers les vergers ou la steppe sublime ? »
– « Qu’est ce qu’on en sait, ce que j’ai fait, mais absolument toutes les nuits de ma vie, puisque les autres dorment pendant ce temps ? Et toi, tu pourrais croire vraiment que je ne connaîtrais pas par cœur les pistes et les collines ? S’il faut que je te le dise : je les ai parcourues et humées nuit après nuit, nuit noire même, tant je les connais bien, et jusqu’aux montagnes lorsque je le souhaite ! La nuit le sommeil de tous me rend à l’ineffable liberté de penser qui m’avait été brutalement offerte lors de mes six ans, quand je m’étais retrouvé à déambuler seul, aux rues disparues d’Eridu, et à me raconter dans l’ordre que je voulais ce qui me passait par la tête ! Car mon regard avait dès le cataclysme réorganisé le réel dans ses faces les plus banales, que ce soit en m’y projetant ou en le déchiffrant… ce matin je ne sais plus la frontière entre l’analyse et la contemplation rêveuse, ni entre les messages que nous rapportent d’Egypte ou des sommets d’Elam nos informateurs ou bien les signes du vouloir divin que nous donneront à lire les foies des moutons sacrés. »
Troisième Partie.
A ce moment là les deux hommes se penchent légèrement à la balustrade recouverte de plaques de cuivre et d’or et ils voient apparaître le défilé conduit par Sud des quarante robes bleues comme le ciel d’aurore ou les pétales de la chicorée. Gudea fredonne une prière rituelle :
– « C’est moi, bacchante, laisse choir le ciel de ta robe et laisse moi sur tes joues de violette, saisir ton inspiration, acquérir ta raison, déployer l’intelligence en contemplant le visage de la bacchante et ce que proférera la bacchante mes oreilles le comprendront. »
Vénérand reprend sa pose coutumière et trop droite, s’humecte les lèvres d’un coup de langue et laisse voir ses dents extraordinairement intactes :
– « J’ai vu marcher le ciel porté par leurs épaules confiantes – le regard d’Enki qu’augurera-t-il ? Les vierges célestes enveloppées de lin bleu comme les pétales bleus de la chicorée, elles traverseront ainsi le jardin aux buissons fleuris et il leur semblera marcher dans les sentiers de la montagne : que sont elles prêtes à engendrer , crois-tu que je le lirai au fil de la palpitation incarnée ? »
Vénérand éclate de rire pendant que son minuscule héritier, surpris, achève sa litanie :
– « Faudrait il que tu sois pénétrant pour lire où nous sommes tous aveuglés : dans les courbes de leurs flancs quel projet nous étreint d’Insu et vers quel avenir des mondes s’inscrit-il donc, regarde le déhanchement enivrant qu’elles adoptent et que nous saisissons malgré la distance où Sud les tient encore ! Tu n’auras – dois-je te rassurer ? – nul besoin d’arracher leurs poumons, leurs boyaux ni de jeter dans tes seaux sacrés leurs têtes tranchées pour y lire l’augure : dans le corps parfait des jeunes déesses à chaque aurore tu peux lire ainsi qu’au miroir des diaphragmes et les ouvrant, découvrir l’invraisemblable destin – et tout aussi bien, quand tu apprécieras l’ellipse dont leurs fesses s’épanouiront en appuyant sur le basalte du trône où elles feront à point nommé choir leur vaste robe d’azur, tout aussi bien le fatidique de l’instant qui suit et du jour fixé aujourd’hui, que le destin assigné dans la tablette aux destins des interminables futurs de leurs engendrements »
On entend alors Sud chanter :
– « As tu vu aux enfers la fille qui n’a pas dévoilé son époux ?
– Je l’ai vue !
– Que fait-elle ?
– Tu lui offres une couche en roseaux bien parée, mais elle pleure dessus !
– As tu vu aux enfers mes petits enfants mort-nés qui n’ont pas vu le ciel ?
– Que font-ils ?
– Ils jouent près d’une table d’or et d’argent chargée de beurre et de miel »
Vénérand, se tournant vers Gudea :
– « Jette l’encens ! Fais le fumer ! Offre la libation ! »
Un parfum très âpre se répand alors qu’en contrebas la théorie des filles consacrées emprunte le grand escalier. On entend leur chant résonner terrible et qui souligne la légèreté de leurs pas :
– « Le ciel mugit et le sol, l’obscurité surgit que déchire aussitôt la foudre en même temps que l’embrasement d’un feu dont les flammes sont éblouissantes comme une pluie mortelle »
Sud à la peau noire les précède, vêtue d’un collier de perles qui la ceinture et tient de la sorte à l’évasement discret de ses hanches. Les robes sont aussi bleues que le ciel, on dirait qu’un fragment d’air glisse en montant le long des briques vernies.
Vénérand ne semble pas empressé de disparaître vers la chambre secrète où depuis des décennies il resserre le plus clair de son temps.
– « Je vais te dire : mon envie de vouer les femmes aux dieux participe en fait d’une conviction de fragilité, ne m’affermit aucunement dans l’opinion que j’ai de moi-même – les femmes d’Eridu préparent les meilleures nourritures pour Ninlil la bufflonne, et puis les éleveurs égorgent leurs puissants taureaux pour Innana la guerrière, les plus jolies prêtresses ne sont même pas attendries qui les préparent à la cuisine du prêtre d’Enlil – en dédiant, ne nous dédisons nous pas ? – et même nos agonies nous avons besoin de nous raconter que des dieux les ont vécues, ou d’autres, les héros, les générations mythiques… J’ai entendu de mes oreilles au cours de la dernière campagne un bourreau apostropher le condamné avant de le déchiqueter au peigne : « Quoi ? Tu pleurniches ? Tu t’imagines être le premier ? » Et les quarante vierges dont enfle la voix je les regarde mais je cherche en elles des phrases du destin au lieu de m’arrêter à elles seules. »
– « Pense-tu qu’elles ne contiennent pas en elles, chacune pour soi, l’aune de leur propre satisfaction et le globe central d’un monde suffisant en souffle et en conscience ? Observe Vénérand la discrétion proche du néant de l’avancée pourtant martiale de ces quarante corps dans l’aube frémissante d’Eridu : quarante colonnes de basalte ou de marbre, ils ondulent, ils s’élèvent, disparaissent parmi la monumentalité des degrés d’escalier, depuis la cité personne ne peut déjà plus les distinguer sauf à plisser les yeux contre le soleil naissant qui déchire à présent la lagune, transforme dans les terres chaque canal en diamant éblouissant, et propose à notre vue l’infini maritime pendant que la musique nous rejoint des vagues immémoriales s’affalant au lido et aux îles palatines… vers l’amont, rien n’arrête le regard que les lignes de roseaux et des bocages, et, avant les brumes de chaleur la silhouette éloignée des temples d’Our et d’Ourbaid : n’est-ce pas cette illusion d’optique qui t’a conforté dans une conviction de notre néant à tous ? »
– « Et c’est pour cela que toi même mon cher Gudea, tu en arriveras à vouer les quarante grâces à plus fort que toi, plus puissant que le taureau, plus lubrique que le Jardinier, plus enveloppant que le Ciel »
– « Non ! Non : pendant que tu redescendras vers la chambre somptueuse de ton secret j’interrogerai scrupuleusement les replis de lin bleu qui les recouvrent : ils semblent diaprés comme un ciel, et ainsi que l’horizon doivent-il exprimer le souffle. Car notre animation à chacun est parente des vents qui colorent parfois l’horizon de sables ou de nuages. Elles sont recouvertes de bleu : j’observerai leur bleu, sous le bleu du ciel qui environne les terrasses. Je songerai à ta chambre, Vénérand, ta chambre des tréfonds d’où tu médites l’organisation des mondes et le désordre des humains en scrutant l’architecture intérieure des portiques de cèdre, des colonnes et des murs en lazulite – mais pendant ce temps mon ventre se nouera malgré lui à pressentir l’ampleur de leurs robes de ciel et le respect qu’elles manifesteront : tu sentiras, toi, la douce perspective de la chambre spéculaire et moi, se tordre mes organes.
-« Le Bleu qui habillera les filles du Ciel et des vagues, s’inscrira pour toujours dans le cheminement des déesses, elles feront flotter la voûte bleue entre deux épaules et leur fleuve de lait et de miel et nous demanderont incessamment de mourir pour leur Grâce. »
Vénérand a retrouvé déjà les escaliers spacieux au delà d’un pan de mur dont il détient seul le secret du basculement.
Il n’écoute pas Gudea, il est absorbé par quelques souvenirs d’enfance brillants, il revoit d’abord distinctement un moment de promenade lagunaire, à gauche la mer, à droite l’eau tranquille, lui, sur un palanquin –et surtout le souvenir précis d’un chuchotement qu’avait eu le vent dans ses oreilles, un premier sentiment de la proximité et de l’existence du Monde.
Puis il revoit, suspendus comme du linge à sécher, des boyaux de mouton sacrifiés, à tous les jardins potagers à l’entour de la ville.
Puis il revoit sa chambre d’enfant, lumineuse et blanche, sa splendide natte de jonc peinte et sculptée, ses jouets ; devant une maison qui avait dû être hors les murs, peut-être même en montagne : un amandier en fleurs, ce parfum qui d’ailleurs le transperce depuis, chaque printemps.
S’appuyant, vacillant à la fresque léonine ramenée jadis du Nord il se rappelle à présent d’un retour, après les mois chauds quand tout petit il tenait déjà fièrement le bât d’un âne royal et la seule phrase maternelle dont il se souvienne clairement :
– « Regarde nos remparts, ils sont comme un nuage posé sur la lagune. »
L’escalier où il s’engage reste bien éclairé de part en part au delà du mur dérobé grâce aux nombreuses lampes à huile dont il a fait installer jadis une alimentation centralisée, afin d’éviter qu’aucune domesticité ne vienne jamais le troubler dans ses puissants dédales, pour qu’il puisse y rester seul avec lui-même.
Ce sens de l’intimité qu’il avait acquis tout enfant, ç’avait été justement au lendemain du déluge en ces étranges mois où la vaste tour était devenue son îlot et quand il avait découvert le passage interne vers les appartements cryptaux dont à l’époque les escaliers accédaient sans secret à la chambre votive où, solitairement, il avait échappé au destin de toute la cité en mangeant les réserves du temple.
Il s’y était bien sûr senti totalement fragile et à deux doigts d’y mourir jusqu’à l’arrivée tonitruante des gens d’Ourbaïd, venus piller à la suite de leurs prêtres et que la vue, après avoir traversé tant de monceaux de cadavres probablement, d’un tout petit bonhomme glapissant sa prière à Enki avait terrorisés et jetés à terre en prosternation.
Mais alors qu’il s’engage à peine aux escaliers cyclopéens, et juste avant que ne se referme en basculant la première paroi de briques, une double mélopée masculine fait revenir précipitamment Vénérand sur ses pas : elle s’élève avec force malgré la distance d’où elle s’échappe, du fourré où le petit prêtre notait tout à l’heure la présence de deux va-nu-pieds fourbus. Il y a un tumulte qui envahit son cœur, qui contredit son âge.
Car il vient de reconnaître une liturgie de son enfance, plus jamais au grand jamais proférée par personne. Ah oui ! Les très vieilles paroles dans la très vieille langue renouvellent Vénérand, dont les mondes sont deux fois morts, et clament une atmosphère dont la familiarité lui revient douloureusement :
– « Je ne suis pas devant la Belle
– « Je ne suis pas devant le Prince
– « Je suis devant les pentes de la montagne compacte des cent et des mille
– « Aux carrefours je toise les foules
– « Ma digue ? Elle a brisé les flots des cents et des milliers d’hommes.
– « Je suis devant les foules
– « Et les cités sont pour moi fétus de paille
– « Le fleuve où je tiens la ferme navigation c’est un fleuve gros de troupes entières
– « La grande tour c’est mon peuple qui l’érige
– « Je suis devant la Personne dont les jambes sont dix mille et la tête cent mille »
Gudea s’exclame :
– « Pourquoi ris tu Vénérand ? »
– « Je ris, Gudea, parce qu’Addad le dieu des orages et du vent chante dans les bosquets et que je reconnais son cri ! depuis des années je les croyais morts, les deux qui sont là-bas. Morts au pays des égyptiens où ils avaient jadis emmené toute la troupe enquêter sur les mondes infernaux. »
Des roseaux, l’on entend :
– « Femme-rempart, Aubergiste au trône d’Océan !
– « Tes brassins sont en or !
– « Elle est voilée, ta splendeur ! »
Sur les gradins la troupe des quarante vierges a interrompu sa progression ; Sud la toujours-jeune, s’est approchée de la rambarde et paraît joyeuse également d’entendre la voix avinée du chasseur vêtu d’une peau de bête. Elle crie, vers la terrasse supérieure où sont les deux prêtres :
– « Vénérand ! J’entends dans ce corps comme une palpitation purement céleste ! »
Et d’en bas, la voix rauque des deux hommes reprend :
– « Sud ! Cabaretière ! Que t’enfuis tu vers les terrasses ?
– « Si nos joues sont vides et notre visage désespéré,
– « Si notre cœur est serré, notre aspect ruiné,
– « Nos traits ceux d’après un long périple ,
– « Si nos pommettes sont tannées du vent glacé et des soleils aveuglants,
– « Si affrontant Addad nous avons parcouru la steppe… »
Déjà, le jeune prêtre a dévalé la tour, et il croise les filles amusées.
A son approche elles se rengorgent, leurs rires font un remuement et cela ne lui échappe pas malgré sa vélocité.
Des rondes il voit le sourire épanoui, surplombant une enviable douceur, des seins opulents qui parlent familièrement à l’appétit des hommes.
Il court en descendant l’escalier pour accueillir, à la requête de Vénérand, les deux voyageurs – son pas est athlétique malgré sa faible taille – il enregistre exactement aussi, la gouaille des plus menues et des fines ; des plus graciles il enregistre l’évasement infime des hanches, il devine leur dos nerveux si facile à saisir lorsqu’il rejoint les lombes en ce très discret arrondi qu’elles peuvent aimer alors à souligner avec des colliers de perles blanches et noires – les plus fines, qui sont légères autant que des roseaux, paraissent plus au fait que les rondes des danses à élaborer pour asseoir le désir des mâles, des mouvements à poursuivre pour les accompagner aux termes de leurs ivresses.
Il traverse leur ensemble au pas de course, sans faire se retourner Sud, car Sud regarde dans le lointain, radieuse comme si les deux clochards lui annonçaient une victoire de nos troupes sur les hordes, une naissance prodigieuse de bon augure pour les maisons d’Eridu.
D’ailleurs, peut-être se doute-t-elle de tous les ordres que Vénérand vient de lui intimer gutturalement : accueillir comme des enfant royaux ces deux rôdeurs, se prosterner devant eux, les faire mener à dos d’âne jusqu’aux bassins d’eaux parfumées, verser l’huile odorante la plus onéreuse sur leurs chevelures lavées
… Vénérand s’est assis sur le trône qui est au bout de la terrasse majeure, et il a beau plisser les paupières, ses yeux ruissellent.
Il murmure, dans le saisissement d’un respect renouvelé, la très ancienne prière que viennent de proférer les deux hommes, dont il avait appris le texte, un jour inoubliable, à la veille de son initiation, lorsqu’au crépuscule s’était levé un tumulte d’abord fait simplement par des tourbillons venteux, puis par la foudre et enfin par un grondement, celui de la montée prodigieuse des eaux, et tout cela, il avait réellement pensé l’avoir déclenché par son incantation :
– « Je ne suis pas devant la Belle »
– « Je ne suis pas devant le Prince… »
Quatrième Partie.
La nuque cassée, le nez presque piqué dans le ventre, il n’a pas pu voir surgir les femmes , ni Sud qui l’interpelle :
– « Vénérand, qu’allons nous faire puisque le jeune Gudea est parti accueillir Alalgar et Alulim juste au moment où l’heure sonnait de l’augure que tu réclamais, des quarante nobles vierges ? »
Il se relève alors, dit à Sud :
– « Cette étrange spéculation, voilà seulement que j’en comprends le sens. Ecoute : j’entends, déjà, le claquement du sabot des ânes que Gudea mène aux chasseurs de la Mort, il sera très vite revenu. Mais nous ne l’attendrons pas, le moment ne peut pas être plus propice. Qu’approchent immédiatement les vierges en bleu, et je rédigerai la table aux destins des quarante générations à venir … de quoi feront-elles signe ? »
La première s’avance déjà, elle est noire, son regard tranquille observe Vénérand avec autant d’acuité qu’il en met à scruter le balancement de son pas.
– « Veux tu m’entendre ? » lui demande-t-elle. Il se tait. Elle reprend :
– « Lorsque je regarde les remparts de la cité j’y vois sourire tendrement les dieux qui nous protègent. Quand je pense au bon entretien de nos chemins, lorsque je regarde la natte de jonc, harmonieusement mise à sécher le matin sur les toits de roseaux, le double Lion de pierre qui garde la Porte, quand je vois briller enfin, comme du cuivre, les frises autour du palais, j’ai le sentiment de lire la pensée de nos maîtres, et d’avoir compris ce qu’ils attendaient de moi leur servante. »
Vénérand la fait asseoir sur le trône de basalte vis à vis du sien.
Les autres femmes se sont accroupies autour, avec légèreté, et Sud, d’une longue baguette, dégage l’épaule et le bras gauches de la première, qui dit :
– « Les dieux m’ont demandé de réunir toutes mes forces pour répondre à leur caresse protectrice, au sourire des temples, au vrombissement que produisent les eaux quand elles roulent mille éclats à travers l’aqueduc cimenté dans les remparts. »
Vénérand observe, en se détournant brusquement, l’horizon maritime, à la recherche d’un péril qu’aurait annoncé le propos de la femme.
Est- ce qu’elle se rend compte de ce qu’elle dit ?
De ce que peuvent provoquer certaines invocations ?
Ces femmes qui veulent répondre par leur propre force au mécontentement céleste ? Depuis des années, il est préoccupé par cette illusion dangereuse et orgueilleuse, qui pousse les êtres à oublier l’agacement divin devant leurs gesticulations désordonnées.
Il voit un vol triangulaire d’oies grises.
Ensuite son regard s’abaisse, il remarque le mouvement d’une petite foule de curieux bigarrés autour des deux chasseurs, en haillons, occupés à monter sur deux ânes avec une fierté et un hiératisme méprisant qui n’ont plus rien à voir avec l’aigreur et la violence des sarcasmes qu’ils faisaient entendre auparavant.
Il s’arrête, un moment, amusé, à l’image de Gudea écrasé nez à terre devant la place qu’occupaient à l’instant les deux voyageurs.
Il décompte, alors, entre la côte et le palais maritime, des dizaines d’embarcations volumineuses, la silhouette des grandes gaffes que les marins appuient lentement sur les hauts-fonds.
Il a dénombré machinalement les perches noires dressées qui glissent sans osciller, et celles qui, affairées au contraire, vont et viennent pour propulser l’escadrille des barges – il a opéré leur rapport, a confronté cette fraction au nombre de constellations principales encore visibles et, seulement alors, il a rabaissé les yeux sur la princesse noire, sur cette terrasse où jadis il a été un Robinson.
Il regarde la grande salle supérieure d’où il avait repeuplé sa Cité sitôt que s’était, il y a si longtemps, répandue la nouvelle, aux contrées les plus reculées, de la puberté du prêtre miraculeux d’Enki.
La chance s’était véritablement éprise de lui au moment même où la mort s’abattait sur toute la ville, puis avait continué de lui sourire en lui faisant une fabuleuse réputation à travers les terres d’entre les fleuves ! Et que croire, alors ?
A qui attribuer le plus de puissance, qui honorer le plus assidûment, des démons infernaux, des divinités exaspérées par la multiplication des affaires humaines, ou des oracles bienveillants qui avaient assuré sa survie et permis sa postérité ?
Pour asseoir une morale, dans ce monde flottant, il y a bien, se dit-il, ce fleuve des femmes, prêtes à générer au péril de leur vie un océan de petits enfants rigolards, dont les jeux étourdiront bientôt, à coup d’éclats de rire et de fragilité, toutes les questions destinales que se posent encore sur la terrasse les mères futures. Peut-être leurs oraisons sont elles les vraies légataires de l’apaisement des dieux, de la protection des cités, de la découverte d’un Bien ?
Cette seule loi, celle de la soumission aux enfants, ne s’est elle pas imposée d’ailleurs depuis des décennies, modifiant l’ambiance de tous les lieux publics d’Eridu ?
Leurs visages ébouriffés, leurs courses joyeuses ne déterminent ils pas pour finir un partage du bien, qu’il y aurait à les protéger et du mal, que ce serait de leur nuire ?
Et c’est probablement pour cela que la présence des océanines femelles, en cette étrange terrasse et par un matin si grave, ne peut être légitimée que par l’attente d’un unique, d’un ultime oracle, qui se devra, bien sûr de leur porter promesse d’enfants, mais peut être aussi leur transférer les Pouvoirs. N’est-ce pas suivant le même schéma que la fameuse Ishtar a obtenu, après les autres dieux, au dernier moment et par un stratagème, que lui soient rendues ses prérogatives ? Comme pour lui même, Vénérand articule :
– « Certes tout cela ne m’importait pas, d’abord… »
– « De quoi parlez vous maître ? » Il observe alors, comme la jeune fille reprend son assise après la chute de son voile bleu, qu’en écartant un peu une jambe son sexe vient becquer le plateau du siège.
– « Longtemps, je ne me suis absolument pas préoccupé de repeupler ma Cité, et vos ventres ne m’étaient pas encore des amphores magiques, alliées à mon humble projet de servir Enki. », reprend-il.
– « Que dites vous ? »
– « Vois, ton corps ne tremble même pas sous le regard du Maître, trop vieux…j’ai été le moule d’argile, choisi durant des décennies par Enki, pour se mêler à vos paroles divines de femmes, aux chatteries ou au contraire parfois aux réserves profondes des plus discrètes d’entre vous… »
Sud s’approche alors et, comme pour s’interposer, récite :
– « C’est pour apaiser le dérèglement des dieux que nous voilà, pauvres humains, assignés à l’entretien de leurs bedaines immenses, à la flatterie de leurs narines assoiffées d’encens ! »
– « Oui Sud, mais Enki – que son génie ne s’éteigne jamais ! – a pris goût à nous. Par nos idées et nos inventions, nous lui permettons de reconnaître que nous sommes les enfants de sa propre pensée ingénieuse, mêlée en plus au sang du dieu Wê qu’il fit égorger pour nous pétrir d’un peu plus que du simple limon. En repeuplant longuement sa ville consacrée d’Eridu, je n’ai rien fait de plus que le remercier, en tentant d’éviter qu’il soit jamais négligé par notre misérable troupe. Mais celle-ci, en observant l’ovale de son ventre, je pressens que ni Alulim, ni Alalgar ne nous ramèneront rien d’autre que l’injonction de confier notre avenir, notre temple et les chambres secrètes, à quelque équation insoluble. »
La jeune noire commence à regarder Sud avec inquiétude.
Elle craint de comprendre au regard de Vénérand, qu’un oracle défavorable ne vienne à suivre ses gestes rageurs. Elle s’imagine avoir un corps parcouru d’imperfections si évidentes qu’elles représentent pour l’haruspice autant de miroirs pleins de calamités à venir.
La voilà qui se lève :
– « Si je suis de mauvais augure je suis prête à disparaître du Monde ! »
Les jeunes femmes en bleu, stupéfaites du désespoir de leur sœur du désert, se relèvent lentement.
– « Oui, au fond », dit Vénérand à Sud, « que sait-elle, de ce que je lis sur elle, et du calendrier inscrit aux fossettes de ses épaules ? De la lettre arrondie en son pubis, de la lettre dépliée en son nombril ? »
Alternativement, pendant qu’il vient de parler, elle est passée d’un appui à l’autre en modifiant la sinuosité de son déhanchement, qui propose une oscillation de poses extraordinaires, chaque fois plus préhensiles, à son total insu.
Il lui paraît ne rien proposer d’autre au prêtre qu’un calendrier divin du désarroi terrestre.
– « J’appelle faste un jour d’accord et néfaste un jour pour ne rien entreprendre – j’observe tes hanches qui brillent et tranchent sur le nuage bleu du vêtement de tes sœurs. Je sais moi, plus que personne au monde, quelles myriades de mondes elles vont engendrer. »
– « Oui Vénérand », repart Sud, « tu as régénéré tout le peuplement des foules d’aujourd’hui, tu as vu succéder l’aventure à ton isolement et à tes monologues la rumeur des marchés. »
– « Je vous vois, nuage bleu ondoyant aux reflets ocres de la haute terrasse. L’enfant se souviendra que vous l’aurez porté. Comme nous tous il y trouvera le souvenir d’avoir régné sur vous, et regardera les ciels en pensant qu’ils soufflent vos souffles, les tombes en s’imaginant y rejoindre votre sein – vous tisserez, femmes bleutées, au fond crépusculaire des temples les successives silhouettes d’adorations aux siècles à venir… on se rappellera de vous comme de puissantes féales et vos amours seront chantés par des rhapsodes… que de jonchées, que d’encens au pied de vos statues irisées de bleu, au pied du souvenir de l’attention que votre nombril aura porté à l’avenir… »
A l’ordre de Sud, toutes les femmes s’allongent alors, la tête au Nord , elles laissent leurs voiles s’étaler sur des nattes précieuses, quarante corps sont sous le regard du soleil.
– « Lilu, lilith et Ardat lilli, abominable trio démoniaque, tiens toi au loin, laisse toi repousser par le beau et le juste, par l’éclatant des corps, qui bouscule tes fomentations et tes stratagèmes, tous tes désirs de susciter les rivalités : sous le regard du soleil, comment y aurait-il rivalité, discorde, tromperie. Sous le souffle du ciel, comment les ailées ne retrouveraient-elles pas leur souffle, sous la caresse des vents comment les quarante ne reprendraient elles pas pied au fleuve qui régénère ? », chuchote Vénérand.
– « Le soleil lui même peut regarder les jolies filles, Vénérand peut les voir… et puis nous ? »
Un éclat de rire, imprévisible en un lieu pareil, se répercute sur les parois de la grande chambre supérieure, ce sont les deux tumultueux chasseurs qui, en titubant de fatigue, surgissent des escaliers sacrés avec sur les bras leur pelisse de fourrure.
Le premier des deux enquêteurs, roux et barbu, roule ses yeux noisettes par dessus les anatomies, sans rire, sans sourire.
Il n’exprime pas d’étonnement, peut-être attendait-il depuis toujours une scène pareille, et elle le comblerait ainsi, réalisation d’une hypothèse favorable qu’il se serait tenu un jour, à part lui :
– « Elles sont là ! Vous êtes là ! », il se prosterne, s’allonge face au sol un long moment dans le silence retrouvé, se relève enfin et s’approche de la balustrade où il se hisse familièrement et s’assied, les mains entre les genoux, les épaules un peu rentrées.
En relevant les yeux il commence à étudier la femme allongée devant lui.
C’est une brune au bassin étroit, aux seins en colline, qui ne peut retenir un pouffement de rire en mesurant le sérieux de cet homme ; ainsi le hoquet ondoie sur ses seins et accentue la gravité de son témoin.
Pendant ce temps les autres femmes sont restées immobiles, mais sans stupeur.
Elles sont un collège habitué à lui même, elles se laissent aller au soleil, religieusement, sans oublier la férule de Sud. Ainsi gorgées de la visite solaire, elles se remettent à scander un hymne comme en réponse au privilège, pour elles étonnant, d’accéder à la terrasse supérieure.
Le rire éclatant du chasseur ne les a pas dérangées, donc, ne les effraie pas. Elles ont l’habitude de voir rentrer aux palissades de roseaux leurs pères, retour des batailles ou des steppes, enivrés de bière, et dont les vêtements ainsi déchiquetés laissent alors voir d’aussi superbes muscles, animés de semblables rires.
Et d’ailleurs déjà le second chasseur étreint, en pleurant, Vénérand, Sud écorche l’ibex auprès de l’autel intérieur où Gudea égrène un chapelet d’encens coloré. De la terrasse monte à présent un nuage rose.
Allongées, les femmes fredonnent les paroles rituelles d’Innana lors de l’arrivée du Déluge :
– « La fille qui rit d’habitude avec un cœur joyeux…»
– « La pure Innana comme elle se mit à pleurer !»
– « Quand l’aurore pointa, »
– « Quand l’horizon s’éclaira,
– « Quand les oiseaux du point du jour se mirent à chanter,
– « Quand l’astre divin eût quitté son alcôve,
– « De petites vagues comme des moulins à main
– « De grosses vagues comme des pierres à meule,
– « Se déversaient comme des nuées de tourterelles . »
Alulim, l’homme roux sur la balustrade, secoue la tête.
Le prêtre Gudea, qui n’officie pas loin de lui, l’entend réciter les vers d’une démonstration sommaire :
-« Le dieu puissant brûle déjà leurs gorges de violette, abasourdit les splendides femmes, quel joug brise-t-il ? Quelle perception divine lui a ainsi permis de s’arracher au Noir ? De nous arracher au noir ? Et maintenant de venir lécher leurs flancs et leurs collines ? »
Sud s’approche de lui :
– « Combien , mon pauvre, combien de déserts et puis de montagnes as tu traversés, veux tu que je te porte de l’eau, des huiles, des pierres pour te rafraîchir et racler la sueur, que je t’apporte les habits qui te reviennent enfin, pour apaiser ces souffrances que je lis, que je vois, et qui font tressaillir mon cœur en me parlant du rouge de la vie qui a plongé, depuis tellement d’années, ses mains rouges en ton flanc, pour nous ramener ce que nous attendions plus que tout, et que certes vous n’avez pu trouver, à en juger de votre état qui me déchire .Oui, qui me déchire et pourtant me ravit. »
– « Non, rassure toi. Regarde, je suis un peu semblable à un dieu. Cette ombre à quoi j’échappe, la misère où j’étais tout à l’heure allongé dans les roseaux humides que tachait le sang de notre gibier, d’une certaine manière il n’y a pas de limite, entre elles et moi : je peux te dire que je suis l’ombre, la misère. Et puis par après, lorsque le soleil écrase ses ennemis, je puis alors t’affirmer être fragment lumineux. En contact avec tout sans en jamais rien prélever. J’observe, Sud, je perçois mais ne cherche pas à comprendre. Comprendre n’est pas mon fait. J’entends et n’ai pas besoin de connaître la langue de celui qui parle. Je me réjouis des caractères tracés dans l’argile ou sculptés dans les pierres mais je n’ai cure de les déchiffrer : je suis Alulim, mêlé à cette fusion, la fusion au monde me porte comme la balustrade soutient mes fesses –et- regarde – sans étendre les mains la gracieuse Rockaya m’inonde de tout le plaisir qu’elle peut prodiguer. »
Pendant qu’il s’exprime Sud a entrepris de lui nettoyer les pieds avec les pans de sa robe bleue, elle frotte les taches salées des transpirations et les croûtes boueuses emmêlant le poil ; de sa salive et millimétriquement elle progresse à la surface d’Alulim qui enchaîne :
– « Je ne voue de culte à personne vois-tu, comme il conviendrait par exemple à un dieu. Ce sont mes sens qui autorisent la lumière sur l’ombre. Les perspectives me réjouissent, tout en moi s’apaise en établissant d’un regard l’ordre des colonnades, l’enfilade des rues et, dans les chapelles, l’ordonnancement des décors, le jeu des volumes intérieurs : je viens à la lumière par le regard mais sans chercher à analyser, à fragmenter pour comprendre – je jouis des formes, je fais ériger devant les châteaux des portes luxueuses dont les montants de pierre imitent le tronc du palmier et les vrilles de la vigne, le pied du lion ou l’écorce splendide des eucalyptus. »
Cinquième Partie.
-« Quelle Chambre nous demandes-tu, viens en au fait, Alulim-de-la-Chambre. » demande alors Gudea, enfournant avec bonhomie de gros carrés d’encens précieux dans le brasier qui rôtit les chairs du mouflon.
– « Quelle que soit la chambre où tu installeras ma couche, lorsqu’allongé et reposé j’y ouvrirai les yeux, je la contemplerai et j’exulterai de la voir, fut-elle lambrissée d’eucalyptus, fut-elle pouilleuse, mes yeux courront aux parois de ma chambre et se réjouiront de son grain – c’est cette réjouissance qui produit le crissement du char solaire dans le début de sa course et c’est bien cette joie qui rend nécessaire le bouleversement de l’Ombre par la fastueuse lumière, cette joie qui vient du fonctionnement des lois organiques, des perspectives savantes du monde rempli partout de la même densité d’existence, cette joie enfin qui est la conscience de choses si reptiliennement discrètes… Sud ! »
Car les gestes soumis de Sud déterminent sa puissance au vu et au su de toute la terrasse ; il se tient toujours sur la balustrade mais presque déséquilibré par le sceptre dont elle provoque l’ampleur – les quarante femmes allongées vibrent, les lèvres closes, d’hymnes anciens, enivrées de soleil.
– « A tes ordres la jeune femme ajuste sur sa tête sa ravissante coiffure, que tout le monde admire partout !»
Alulim se campe sur ses pieds – et Sud lui dit qu’il est comme un taureau :
– « Tu es comme le dieu revenu dans son palais, dans son Apsû ! »
Vénérand s’est alors approché d’eux sans s’offusquer, et le barbu reprend :
– « Oui, Vénérand : c’est cette chambre là, au bout de la terrasse, qui t’a jadis sauvé, et puis c’est là, sous l’abri des roseaux, que ta liqueur a pour ainsi dire régénéré la ville ! Tu l’as embellie, oui, et tu attends cependant le jour dernier de ton départ. Tu es si vieux que cela nous paraît à tous incroyable, nous qui d’ici jusqu’à la terre du Nil n’avons jamais rencontré personne qui atteigne ton âge. Et pourtant chaque jour une vigueur s’accroît en toi, celle de l’inquiétude … Cette chambre, là-bas vers le gattilier, renferme les tablettes divinatoires de ton arrière-arrière petit fils Gudea. Cette nuit ne s’est il pas inquiété ? N’a-t-il pas rêvé de nous, les guerriers mugissants ? Le coup des lames sur les boucliers l’a réveillé, comme l’annonce de la malédiction qui nous a suivi au travers des embuscades, de la captivité, oui, des périls étrangers dont nous revenons épuisés. Moi, je voudrais te dire à présent ce que j’ai compris des chambres que j’ai traversées en enquêtant sur les enfers, jusqu’en Abydos, la ville funéraire d’Osiris. Les chambres sont ventres habitables, bouches de léviathans qui traversent les déluges, bouches de serpents qui engloutissent la réalité. Et cette chambre-ci, sur la terrasse, t’a porté comme un monstre marin en son corps, Vénérand, à travers le cataclysme de ton enfance. Quant à moi, aujourd’hui, j’aspire à rejoindre ma chambre du Palais de bord de mer. Il est visible là-bas, dans les flots éclatants, mon temple richissime et labyrinthique, érigé en pleine mer, mon sanctuaire au plan magique, aussi complexe qu’un tissage, dont les fondations imitent Pégase et l’étage la constellation du Chariot, regardez le, ourlé d’une onde mouvante, brillant d’un éclat intolérable… »
Vénérand se tourne vers Gudea.
Il lui fait observer que toutes les femmes se sont retournées sur le ventre.
– « Mon premier émissaire a parlé de la Chambre, d’un monde où l’on pourrait croiser la perfection. Mais vois-tu Gudea, comme cette journée douce se mue, pour moi et pour moi seulement, en douleur à ses mots… Je vois les reins de toutes ces femmes, je vois la fuite exquise du rétrécissement de leurs lombes, je vois cette ondulation exaspérante qui me tourne le dos et, pour mon désespoir, le noble Alulim semble ne pas en savoir plus long, sur la fin de nos jours, que lors de son départ il y a tant d’années. Les quarante femmes s’envoleront d’ici vers un futur qui durera ce que durent les océans. Elles portent déjà leurs ailes bleues comme les divinités de ciels qui me resteront inconnus, de jours qui poindront alors que mes os auront rejoint la montagne d’ossements que leurs adorateurs à venir fouleront sans y même penser. Alors, quelle perfection voudrais tu que j’attende sans être un naïf de la trempe d’Alulim ou de la trempe des égyptiens, qui en passant leurs maîtres à l’or fin et en leur supputant je ne sais quelle résurrection, s’imaginent, sans aucun humour, être sous un ciel parfait qui pourrait même un jour leur proposer un fragment de sa perfection ! »
Deux jeunes vierges portent à Alalgar, l’autre mendiant, la jarre de bière, pansue, et il parle tout en y buvant :
– « Mon grand oncle, cher Vénérand, m’avait un jour dit de ta mère qu’elle laissait le malt à sécher, sur la terrasse de sa maison, si longtemps qu’elle en tirait une bière supérieure à celles, si fameuses, des côtes méridionales de Dilmun. Il insinuait que ç’avait été pour en boire toujours, que les prêtres d’Enki t’auraient choisi, toi son fils ! »
– « C’est une preuve que certains aliments donnent directement de l’esprit ! » répond Vénérand. Il sourit un peu de cette plaisanterie convenue, sans perdre des yeux l’ordonnancement du corps des femmes en bleu , têtes au nord, couchées sur le flanc gauche, visages à l’Est, où il lit aussi rapidement qu’à une tablette gravée de caractères parallèles.
Parfois les quarante corps allongés modifient l’angle d’un genou, d’une épaule.
Il y a les pigmentations, aussi, lecture des chairs, du message des torses, des arrondis, de la matité et de la souplesse, du brillant et du lumineux où les augures de Vénérand tentent de rejoindre le regard du potier suprême. Avec ce regard luisant de Vénérand peut-être comprend-on quelque chose aux souffles humains, en les liant au devenir des météores :
– « Oui, Vénérand », reprend l’astucieux Alalgar, « Tu déchiffres ! Mais tu dédaignes ton propre avenir…Sous le soleil, dans l’orthographe des vierges allongées, je sais que tu cherches plutôt le destin de ta ville. Comment l’ignorerais-je, moi qui ai rencontré tant de tes semblables d’ici jusqu’aux montagnes des Cèdres ? Ils nous ont tous bien accueillis, et la réputation de ton nom y faisait plus que nos cargaisons de lapis-lazuli. Les prêtres et les pontifes te connaissent jusqu’aux déserts et à la Mer Rouge, jusqu’aux villes du delta égyptien et ensuite jusqu’au tombeau d’Osiris où nous avons consulté les prêtres des bords du Nil. Abydos, où se contemple la mort même de la mort du dieu démembré et dispersé. Je peux te le dire à toi, le plus vieux de tous les haruspices, que tu cherches plus que ton propre destin, le destin de ta ville sublime, la protection éternelle du palais d’Engur au bord de mer, de ce palais tout en longueur. Alulim te le réclame insolemment, parce que par sa forme il protège bien le secret de tous les Pouvoirs de notre pays. Et Alulim, tu le vois, ne croit plus à rien d’autre. Il attend sa mort et, obéissant aux injonctions de la cabaretière du milieu des océans, il demande simplement à continuer de jouir de ce monde imparfait. Mais toi, c’est ta ville qui te ravit et te transporte encore, c’est cette étrange personne en face de quoi tu te tiens, ce monument, la Foule. Et dès que tu l’as pu, combien de fois me l’a-t-on raconté, qu’en ai-je entendu à ce sujet, sitôt que tu l’as pu, enfant encore, c’est bien toi qui a voulu faire résonner les grandes salles rebâties d’Eridu en convoquant plus de cent instruments de musique. C’est toi qui a convoqué les monodies, les polyphonies pour soutenir l’effort et l’enthousiasme des ouvriers jusqu’à ce jour ultime où Eridu, reconstruite et couronnée d’argent, a paru flotter sur les eaux dont tu la sépara par l’ourlet des roselières où, depuis, niche le cri rauque des canards, alentour la paix des vergers. C’est alors, mais tu t’en souviens, Vénérand, que nous fûmes nommés, nous, Alulim et Alalgar. »
– « Oui, à lui la perception, à toi le pragmatisme, et à vous deux pour tâche de restaurer mes jours brillants. Chaque jour je vous ai raconté encore et encore l’engloutissement, en une seule nuit, de tous vos ancêtres : je vous disais : Disparaisse ce jour, dût il retourner aux ténèbres ! »
– « C’est par le ventre que nous avons calmé les dieux, me disais-tu ! Car, sans nous, les dieux affamés eussent péri ! Ne craignais tu pas justement ce que nous rapportaient d’Egypte les marchands de lazulite, lorsqu’ils nous parlaient d’une contrée dont le dieu lui même aurait été occis et démembré ? »
– « Sud ! », appelle Vénérand, « C’est cela, la fin de l’hiver, la mort de la mort, je crois que j’ai compris ! Suivez moi tous vers les profondeurs, je vais vous montrer à vous, femmes en bleu, les chambres qui jouxtent l’Apsû, le doux enfer d’Enki ! »
Sud s’approche, le visage gris de peur, du vieux prêtre. Elle lui montre le soleil au zénith. Il fait un geste : les prêtresses se recouvrent de leurs étoffes bleues.
– « Qu’on apporte mon âne à Alalgar ! », crie Vénérand – Gudea paraît, bridant un âne superbe de cette sagesse et de cette raideur tant appréciées à Sumer, et déjà voilà qu’Alalgar s’y juche élégamment, sans froisser sa nouvelle vêture .
Puis il donne du talon et part à l’ombre protectrice des pylônes d’entrée de la chambre supérieure.
Une procession s’organise, Sud passe, pour la première fois de sa vie, dans la Chambre aux tablettes dont son regard évite pieusement les caractères, fixé aux plinthes en cornaline.
– « Nous descendons vers l’Apsû, le doux enfer du Maître Enki. C’est aux quarante femmes rayonnantes que nous allons le vouer », murmure Sud à Gudea. Alalgar et son âne franchissent la première porte secrète en basalte et s’engagent sur la rampe descendante, entre les bas-reliefs où semble les précéder la théorie statufiée d’ancêtres barbus et chevelus, sur d’autres ânes tranquilles, obéissants et respectueux.
La lumière solaire ne répercute plus là qu’un faible écho quasi lunaire.
La troupe, tremblante, marche comme si elle allait au supplice.
Alulim quant à lui se recroqueville et paraît craindre de se retrouver à l’unisson d’une ombre sépulcrale, mangé par une inexistence d’au-delà.
Il se rapproche vivement des photophores disposés de loin en loin et y marque chaque fois une station en fixant leur flamme au point de se repaître de leur lueur.
Les quarante vierges ne sourient plus : cette rampe souterraine et insue ne mène-t-elle pas au néant de leur sacrifice ? Ne savent-elles pas que la ville est suspendue au dessus de l’Apsû, que la ziqurat est fichée dans les enfers ?
Elles chantent le chant fameux :
– « En la Résidence sombre, nous sommes privées de lumière, la poussière s’entasse sur les serrures et les porches, les astres ne s’y lèvent jamais – si nous les vierges de l’amour, nous rejoignons les seuils du non-être : Aucun taureau ne servira plus de vache. Aucun baudet ne saillira d’ânesse. Aucun homme ne fécondera de son désir nulle femme. Et chacun dormira seul en sa chambre. Et chacune couchera seule dans son coin ! »
Vénérand ne rit pas de ces craintes, se demandant s’il agit convenablement, et Gudea suit son aïeul en tremblant – quant à Sud, elle serre contre elle les tissus arachnéens qui à chaque contre-jour des veilleuses dérobent sa perfection.
Rockaya remarque que l’inquiétude d’Alulim grandit avec l’obscurité, et au moment où elle le sent se presser contre son épaule et sa hanche gauches, elle lui pose la question brûlant son cœur depuis les propos obscurs de l’ancêtre :
– « Toujours, nous essayons en filles sages de vos brutales déraisons viriles, de lire ce qui nous entoure, de déchiffrer le monde. Et nous vous demandons à vous, nos aînés, ce que d’ailleurs l’on nous demandera à nous, les saintes épouses du dieu, plus tard, un jour : qu’est ce qu’il y a à dire du pays des morts, du séjour d’Eriskigal quoi ? Alors, ce bouquetin, vous l’avez ramené d’au delà l’Apsû, le bel Océan inverse et symétrique de celui qui s’étend tout autour des mondes, et dont il me semble déjà entendre la clameur en bas de ces escaliers où nous nous engageons. Crois-tu vraiment que je vais y être sacrifiée ? Vous avez rejoint l’occident où s’effondre le soleil dans les eaux, et puis ? Vénérand vous y avait envoyés, d’accord, jadis, tous les deux et la grande troupe des Mille : et maintenant, Alulim, toi dont mon père parlait comme du géant le plus gai, parmi les amis remuants d’Okéanos le père de Styx – toi Alulim, maintenant que tu es rentré du pays du Grand Serpent, ne te vois-je pas trembler, mauviette, rien qu’à sentir approcher, dans l’obscurité, la palpitation mouillée des entrailles secrètes de la Grande Ziqurat d’Eridu, de l’Apsû, agité comme une symphonie, que la tour surplombe … et puis tu te calmes subitement parce que j’appuie sur toi la mollesse onctueuse de mes flancs. J’en étais sûre, pour moi, qu’il n’y avait rien à apprendre ici ou là, car ici et là ne sont pas l’au-delà, et puis bien encore, ni demain , ni non plus hier, aucune date ne s’arrache au temps ! »
– « Ouais, il n’y a que vos flancs de vierges qui puissent échapper au fleuve infernal, viens voir, par les cent testicules du Chaos! »
Et alors qu’Alulim encore tout en haut des escaliers, caresse joyeusement Rockaya sous une fresque, jadis rapportée des confins de Dilmun, et où les barbes de basalte se suivent, cadencées, de cinquante sages cuirassés, toute la troupe s’arrête.
Vénérand à son tour commence à parler, dont la voix mélodieuse fait sonner les hauts plafonds au bout des colonnes en bois précieux, doré, sculpté de mille dragons.
– « Bien sûr vous me regardez, et au prétexte de mon grand âge, vous attendez que je sache vous parler du voyage que je vais faire en m’abîmant dans les enfers. Mais il n’y a que vous qui puissiez faire les matamores, car vous, évidemment, vous savez ce qui vous attend après ma mort : vous continuerez de festoyer. Dans les matins frais où le soleil lève une brise dorée, quand s’agitent au dessus des grandes tables les boules parfumées du mimosa, les amandiers, vous grimperez sur des chaises pour trinquer au soleil en rêvant au fuseau de la jambe des belles, en préparant les conquêtes lointaines. Et vous attendriez de moi, parce que je suis devant le grand mur noir, vous attendriez que je sois comme vous ou même encore plus que vous, averti d’un après dont vous serez les seuls témoins ? Ah ! C’est l’organisation de ma pensée qui fabrique l’espace ! Qui fabrique, Alulim, la distance du plancher à la voûte, une distance camérale entre plafond du ciel et soyeux tapis de la terre. Car après la fin de ma conscience, Rockaya vient de le dire, après le temps il n’y a que du temps, mais si l’on sort du temps ? Au delà des routes il n’y a que de l’espace, mais au delà de ma dissolution je ne sais pas qu’attendre, quoique tout le monde ait vu, là-bas au pays d’Occident, le Grand Serpent Apopis qui menace le soleil lui-même d’un retour au Néant, ou encore l’autre serpent qu’affectionnent les Egyptiens, celui qui dévore sa propre queue et détermine ainsi, en son lieu et place, la disparition de l’espace qu’il figurait. Je n’y crois guère. Quand Alulim et Alalgar auront descendu avec nous tout en bas des escaliers somptueux, jusqu’aux chambres où vous contemplerez les trésors qu’accumule notre ville loin des yeux du vulgaire, et seulement pour la réflexion des maîtres qui la protègent, vous comprendrez, ô radieuses maîtresses, comme elles sont désirables depuis l’immémorialité, oui, l’immémorialité des temps, les formes taillées par vos ancêtres les plus fins, dans la cornaline et le jaspe, dans la serpentine, le basalte et le gypse, dans l’or ! Ce désir là, j’y croyais, je ne puis plus m’y appuyer, et moi, de l’éléphant géant qui me broie aujourd’hui sous le balancement de ses pattes indifférentes, du Non-être qu’on ne rejoint pas, qui ne s’étend pas et qui n’attend, je sais que vous digérerez encore tranquillement son inexistence grâce au soleil de vos facultés vivantes … et qu’Alalgar le mangera pour vous, c’est la fonction que je lui assignais, Alalgar au grand estomac, qui digère le Réel et l’Inexistant. Comment croirais-je à ce qu’on ne rejoint ni n’attend ? Aujourd’hui plus que jamais, en voyant l’allure déconfite des deux héros, je sais comme elle est ridicule, la croyance égyptienne en une perfection. Je sais comme elle impose la fabrication de toutes pièces de l’idée de résurrection. Et j’ai compris comme la naïve croyance en une perfection accessible par nous autres, les esclaves maudits, a obligé les égyptiens à se représenter leurs fautes comme des portes vers le Non-Etre. Le néant n’est pour eux que l’envers d’un désir d’éternité, l’ourlet d’un rêve idiot en le rachat de leur condition. Leur néant, c’est leur image de l’échec, quand l’éternité est devenue l’emblème de leur réussite ! »
Sixième Partie.
Alalgar parle à voix basse aux deux femmes qui escortent son âne et à Sud, à peine ployée sous le grand rhyton à tête de cochon rempli à nouveau de bière fraîche :
– « Regardez : les trois décrochements de la frise d’or sous le plafond : ils disent que nous avons atteint les deux tiers de la hauteur de la ziqurat. Un démon ailé doit nous aider à franchir cette proportion. Regardez, regardez, posé au bord de la marche que mon âne vient d’atteindre en hésitant , cette statue pleine de nuances, en bois parfumé de l’époque gilgamèque, peut être est ce un fragment du bois de l’arche d’Ut-Napishtim, ce diable pensif qui appuie son menton à la paume d’une main, le coude fiché sur ses genoux, assis sur un fragment informe qui figure les nuages de l’Apsû divin. Ah ! L’Apsû… comprenez vous, mes amies, que notre dieu Enki loge ainsi dans les profondeurs d’un enfer intermédiaire ? Que le génie du savoir se soit installé sous nos pieds ? Avez vous par ailleurs remarqué à quel point notre culture fourmille de références au raté, à l’imparfait, l’avorton, le non-viable que nous appelons l’Umul, mais aussi à un monde inutilisable où chacun gêne son voisin , à la mauvaise bière qu’on ne peut boire, à la maladie qui rend les plus grands dieux imbéciles ? »
– « Ne leur parle pas d’avortons, Alalgar ! », s’écrie Sud.
– « Mais comment ?… », feint de s’étonner Alalgar en souriant.
– « Ne parle pas d’avorton à ces femmes fières qui seront dans quelques mois en attente d’enfants », poursuit Sud, accentuant un déhanchement expert, sans craindre de démonter Alalgar de son âne, bien qu’il reprenne:
– « Ne vous effrayez précisément pas de tels tabous. C’est typique de notre pensée à nous, des textes les plus précieux que vous sachiez déjà par cœur. Vous avez remarqué bien entendu cette omniprésence du raté dans nos histoires ? Et bien, plus j’ai marché vers l’Occident, plus cette obsession disparaissait, plus j’ai eu le sentiment que nous nous étions raccrochés à notre petitesse infime par peur d’avoir à ne plus exister du tout. Peut être estce l’image du pourrissement dans l’humidité de nos terres, qui masque à nos yeux l’hypothèse d’un Non-Monde, de lieux et d’instants saturés d’Inexistence, comme les arides déserts de l’Egypte ne cessent d’en proposer… C’est cela, l’Umul, l’être qui ne peut vivre c’est comme ce diable plumeux qui réfléchit au bout de notre marche, l’impuissance totale et donc un vague, vague souvenir de notre condition lorsque nous étions prisonniers de notre petitesse, de nos ignorances, de notre inconsistance, et que nous voulions, cependant, absolument tenir le coup malgré cet esclavage de l’enfance !
– « Alalgar », rétorque Sud, « les enfants de mes vierges seront leurs rois, pas leurs esclaves ! »
La troupe, dans les escaliers vertigineux, approche de torchères aux flammes très rouges, issues certainement de bitumes purifiés.
Il y a maintenant aux murs le commencement des collections de bas-reliefs encore plus précieux et chimériques, leur apparition stupéfie le reste des femmes, Alulim et Gudea.
On entend le bruit feutré de leurs chaussons de peaux.
– « Cette imperfection des avortons », reprend Alalgar à l’adresse de Gudea, qui le suit sans arracher ses yeux des sculptures mythologiques encadrant chacun des larges degrés muletiers de l’escalier, « cette imperfection me paraît être la projection du souvenir de la maladresse qui fut nôtre lorsqu’enfants nous découvrions le vœu des grands. Mais, aussi, dans nos clans hiérarchisés c’est, même pour les adultes, un écho du sentiment d’être taré qui saisit chacun à la mesure de sa soumission aux maîtres. Et ce sentiment touche le maître lui même, puisque si souvent les maîtres des villes voisines ont été d’obscurs inconnus, des illégitimes. Seule la divine tablette aux destins, dont je suis sûr que tu t’imagines seulement la pasticher, Gudea, lorsque tu graves les chronologies familiales, seule l’idée d’un désir divin vient justifier la prise de pouvoir des imposteurs les plus couronnés. Et ensuite, nous tirerons servilement nos propres parcelles de culture, de pacage, d’argent et de dignité, de leurs impostures érigées en exemple par le patient travail de tes semblables, dans le secret de la Maison des tablettes ! »
Rockaya, qui l’a rattrapé, éclate alors de son rire cuivré et, lui prenant la main :
– « Et nos dieux eux mêmes sont boursouflés de tares éminentes… sauf bien sûr celui que nous adorons ici… »
– « Méfie toi, Rockaya ! », prévient Sud : elle se retourne et cingle d’une gifle brutale la ravissante princesse blasphématrice, qui tombe d’abord à terre puis reste à demi assommée alors que le gros de la troupe disparaît au prochain coude des escaliers géants. – « … et même notre Enki, d’ailleurs », siffle-t-elle à quatre pattes, « que fait-il de plus, à tout toujours comprendre, sinon digérer… et qu’est ce que celui qui se comprend lui même sinon l’image du vide absolu que symbolise le grand serpent Egyptien qui se mord la queue, ce dessin que vous avez rapportée à Vénérand, image d’un monde qui se mange lui même et détruit jusqu’à l’idée du volume… Lorsqu’il a tout digéré de lui, pour peu qu’il soit le Monde, pour peu que ce grand Serpent ait été l’image du Tout, alors, si Tout a avalé Tout… il n’y a plus d’espace, plus rien, plus de volume… le génie humain, ce pharaon parfait à quoi vous êtes allés croire en Egypte, s’il comprend tout, c’est le Non Etre qu’il rétablit d’un geste ! »
Gudea réapparaît ; sévère il emplit cependant ses yeux du charmant spectacle, de la silhouette somptueuse et des yeux allumés par la colère et :
– « Un estomac ne mangerait que lui même mais n’a-t-il pas un maître, et quant aux dents, crois tu qu’elles se mangeraient elles mêmes ? Qu’une fois rempli de lui le Serpent d’Egypte n’aura fait que se retourner pour t’offrir son envers, qui reste un volume ? »
Rockaya s’assied à terre, le nuage bleu de sa robe dégage son cou élégant et nerveux, son menton large et contrebalancé par la tresse des cheveux, par deux grosses boucles d’oreilles en or.
Son rire a pétrifié Gudea un instant puis elle enchaîne :
– « Vivre c’est en permanence analyser le monde qui entoure, on me l’a enseigné. Et analyser c’est comme dévorer – et si l’estomac a un chef qui le surplombe, tête, fronts et dents, ce maître c’est une pensée dévorante pour lui même, cette pensée c’est un estomac. Comme à l’image du serpent qui semble n’être que poche prête à dissoudre ce qu’elle contiendra : et si elle se dissout elle-même ? »
– « Et ne vois tu donc pas qu’elle ne dissout qu’elle-même ? »
– « … et de mon beau corps qu’il ne restera qu’une vieille femme fétide ? Et les mondes, lorsqu’ils se seront dévisagés et compris jusqu’à la dernière miette, tu n’en trouveras plus une étoile à déchiffrer. Qu’as tu déchiffré, Gudea, pourquoi Sud nous prépare-t-elle depuis des jours, nous a-t-elle ouvert les secrètes allées de vos jardins familiaux, l’ombre des peupliers alignés, les grands bassins d’eau fraîche – pourquoi a-t-elle souhaité que nous fussions aussi bleues que la voûte céleste ? pourquoi Vénérand veut-il nous emmener, quand le soleil monte, vers les profondeurs de l’Apsû infernal ? »
– « Regarde, Rockaya, oublie ton humiliation mais oublie aussi ton orgueil : regarde, posée à l’extrémité de la marche où Sud t’a fait tomber, cette statue assise de diable pensif, le dessin des plumes qu’il porte sur son dos et ses épaules, la main rentrée sous le menton, ce regard convulsé incroyablement perçant que déterminent deux turquoises : il est vaincu – descendons dans ces profondeurs pour vaincre… »
– « Mourir ? »
– «… et il est bien difficile, en un moment aussi pénible, ennuyeux même, désespérant, de penser à vaincre le mal – et quel mal pense tu qu’il y ait à vaincre dans la mort …redresse-toi, rejoignons les… non… ne me touche pas ainsi… »
Effrayée mais satisfaite par le ton condescendant de Gudea, elle retire sa main caressante et reprend une apparence plus propre, croit-elle, à rassurer le tout petit homme, rentre les fesses, efface les seins et Gudea, abusé :
– « Si Alalgar insiste tant quant à l’obsession du ratage qui imprègne notre culture, c’est que, par la grâce de l’idée de notre dieu créateur Enki, nous suppléons un monde imparfait. Nous, épuisés, nous ne sommes que les larbins vicieux de dieux sans grande vertu. Alors que chez les égyptiens, et le tonnage de lapis-lazuli que nous leur vendons en témoigne, une confortable croyance en la perfection du monde, les a paradoxalement contraint d’inventer la notion même du Non-être ! »
Elle le regarde, stupéfaite.
– « Un monde raté, un grand Umul, un monde qui témoigne ainsi sans cesse de l’omniprésence de l’échec et de l’affût, du vœu et du résultat. Cela, par soustraction, fait apparaître un idéal n’appartenant pas même aux dieux, qui se fichent de l’idéal, mais un idéal du fonctionnement, du simple mieux-être. Un vague truc, au fond, qu’on pourrait obtenir si moins débile on parvenait à de meilleures solutions. Mais le but de nos mises au point resterait de combler le besoin des dieux, de leur permettre, soulagés de tout par le labeur que nous abattrions enfin « parfaitement », de se livrer alors à un farniente qui doit bien ressembler à celui des jours fastes, à la paresseuse béatitude fériée, dégagée même du bruit des chariots, des marchés et des soldatesques .Ton corps, ta stature, que Sud a choisis sculpturaux : pions du désir divin, en imaginais tu tant ? T’imaginais tu l’objet de leur désir ? Et que même détruisant à l’acide ton visage et flétrissant tes seins tu resterais une aussi bonne servante de leur nécessité ? » Pourtant, agenouillée, elle a laissé le lin bleu s’échancrer et pointent les seins parallèles, trompette relevée dans l’attente de quelque effondrement, d’une caresse de celui qui vient de les insulter. Seule, avec le plus jeune des grands prêtres d’Eridu, le plus petit aussi, elle songe à bien autre chose qu’aux funérailles de l’aïeul ou qu’au retour des vieux camarades et aux histoires du pays d’Osiris, le dieu démembré. Car ses lèvres sont les plus inimaginablement bien ourlées de Sumer, et le seul non être qui la puisse hanter est celui d’un vide intime qu’elle aspire à remplir de toute l’efficace du mépris de Gudea – et le regard qu’il darde l’encourage à baisser les yeux, à improviser l’apparence d’une soumission qui agacera le taureau dont elle souhaite être frappée, terrassée, désirée et caressée.
Elle se demande si elle a bien vu.
Si vraiment ce sont les yeux d’Alalgar et de Sud revenus sur leurs pas qui dévorent la scène sans broncher, là bas, depuis l’angle.
Oui, Gudea enregistre leur présence obliquement, et cependant ne freine pas, d’un seul geste assez violent il dénoue ses cheveux et elle se trouve, déséquilibrée, contrainte de relever la cuisse, le lin bleu en glisse jusqu’à l’aine dont elle craint que l’humidité ne scintille – et ce sourire de Sud et d’Alalgar, blottis dans le prochain halo rougeoyant : tout le monde se moque-t-il donc de la descente majestueuse de Vénérand vers ses chambres fortes, ses collections et ses rêveries ?
Ou bien elle serait le joyau qui éclaire la statue du diable pensif ?
Parce qu’elle sent la main, et quelle adresse ! – remonter en caressant le long de ses jambes, la face interne de sa cuisse, la faisant maintenant et subitement tellement jouir qu’elle s’allonge sur le dos et se tend entièrement à Gudea qui est passé maintenant à ses seins bandés puis à sa bouche où trois doigts pénètrent alors que le même geste semble unir maintenant, non loin, Sud et Alalgar.
Puis ses yeux s’agrandissent de colère comme Gudea l’abandonne et rejoint tout d’un coup Sud, vers la statue du diable plumeux.
Sud d’un simple geste du doigt, lui intime de rester allongée là où elle pensait s’offrir.
Elle doit assister, partie émoustillée et partie en rage, au traitement lent et précis que Sud distribue avec équanimité au petit et au vieux.
Gudea, négligemment, lance à Rockaya :
– « Tu méprisais l’imperfection de nos dieux et tu comprends, maintenant, regarde nous, et tu comprends leurs manquements, leurs lâchetés, leurs fragilités, leur imprévoyance… regarde ! »
Ulcérée au plus viscéral de son désir, Rockaya ne peut restreindre pourtant la souveraineté des deux étalons, la supériorité fauve de Sud sur le maigre manque qu’elle sent s’affamer en son ventre ; Gudea reprend :
– « Est ce que mon pas grand chose sumérien ne vaut pas mieux que le Rien du tout des pharaons ? »
Sud, poursuivant :
– « Regarde, Rockaya, et réponds moi : un instant ne peut-il pas être plus ou moins intense ? Le tien, le mien… ce manque, de toute sa vigueur, qui brûle tes cuisses ?… et comme il a l’air pensif, ce pauvre diable inerte qui me sert de socle sous l’entreprise des deux lascars !»
– « N’empêche », maugrée Alalgar, « il ne suffit pas de parler, comme nous autres, de faiblesse et d’extinction et d’insuffisance, pour rejoindre la majestueuse notion du Non Etre ! »
– « Vos boutades douteuses », supplie Rockaya, « n’ont rien à voir avec l’envie qui me tenaille et me soumet ! »
– « Du non-être chaotique que je transperce, du vide qui est en la femme, n’est ce pas justement l’être qui s’engendre ? » continue de grommeler Alalgar en se fixant des yeux aux deux rails arqués des jambes de Sud et qui, c’est vrai, indiquent l’entrée d’une béance prête au plein.
Et Rockaya, d’une joyeuse tentative :
– « Allons, ne fais pas le suffisant, Gudea, c’est de l’espoir qui m’emplit déjà ! »
– « Un simple plein de promesses, mais pour y atteindre, Alalgar a raison, c’est bien vers une image du vide… »
– « … d’ailleurs ces serpents qui fabriquent le vide en Egypte ne m’ont absolument pas plu ! », et Alalgar, pour la seconde fois, éclate de rire.
La statue du diable pensif oscille sous le coït enthousiaste que cet échange n’a pas apaisé ; l’exclue, belle à voir, ondule à terre, dévore du regard ce qu’elle ne peut rejoindre.
Mais les torchères s’éteignent soudain, et Gudea :
– « Ils nous attendent certainement au troisième portail ! »
Septième Partie.
Quelques minutes après , Vénérand, les voit arriver – le troisième portail est d’une pierre volcanique vert olive.
– « Ce n’est pas cela que j’appellerais de la débauche. », tente Alulim, « Mais quoi ? »
– « Et par exemple, moi non plus. », confirme Vénérand, sardonique.
Puis, comme Rockaya, tremblante, s’arrête devant lui :
– « Ton creux est signe de la Béance immense qui s’ouvre à mon pas. Mais moi, fatigué, je n’ai plus de désir, je suis presque mort. C’est avec irrégularité que j’entends battre mon cœur. Et je ne me sens pas plus dévolu aux corps nus d’une quelqu’onques genèse qu’à la mort… hissez moi sur l’âne. »
Sud regarde Vénérand et lui dit, à mi-voix, en le soutenant :
– « Si nos tempes sont si bien parfumées, n’est-ce que pour repeupler les temps futurs de feux follets fragiles, indécis, prêts sans cesse à des meurtres tapageurs qui jamais pourtant ne leur assureront rien de moins ténu que la ténuité de l’instant ? »
Il lui répond en chuchotant :
-« L’ennemi contre qui la victoire permettrait l’immortalité, les Egyptiens l’ont inventé, c’est l’Idée d’un Non-être absolu. Un peu comme notre Ut-Napishtim qui, sur son Arche, ayant vaincu le Déluge, s’est vu offrir l’immortalité. »
Alulim frappe avec le poing sur un des montants de la porte mégalithique :
« Bandes de toupies oiseuses, qu’est-ce qui vous prend ? Vénérand a un étourdissement et vous pâlissez ? Vous ne croyez plus en vous mêmes ? »
– « Regarde, Alulim, regarde plutôt », l’interrompt Vénérand, « vois la grande porte, comme les flammes des torchères se perdent dans le dépoli de la pierre. C’est pour moi le signe de quelque chose qui dirige et soutient le monde, cette manière d’absorber la lumière sur le lisse en évoquant toute une profondeur de la pierre par l’atténuation du reflet. Dans les longues histoires qui nous ont toujours été racontées de dieux les augures et le pouvoir divinatoire qui arrangent à notre petite vie nous importent plus que l’identité et la fréquentation mystiques du reflet qui s’évanouit dans la matière du monde. »
– « Voici Stella », dit Sud en poussant devant elle une des plus pâles femmes bleues, dont les yeux sourient autant que la bouche trop fine, « tout ce qu’elle dit est bon à prendre, léger, en suspens, plein d’attention. »
– « Alors d’accord, dis moi », et Vénérand se penche un peu vers elle, « pâle blonde en ton écrin bleu et plus fine que la gaffe des marins… »
La jeune fille enchaîne aussitôt, comme si elle avait été provoquée par l’échange précédent :
– « Quand dans les nuits plus fraîches la brume lagunaire venait emplir la cité, nous observions, nous, enfants profanes, que la très haute terrasse de la tour était happée par le ciel, dérobée à nos yeux comme par une langue de mystère impérieuse et amicale – ma mère me le faisait toujours remarquer, me rapprochait de la fenêtre ou même m’emmenait avec elle sur la terrasse – elle me disait : Regarde ! Enki est descendu chez lui ! – et j’ai tremblé, tremblé de joie si souvent de le savoir aussi proche de nous, prêt à rejoindre nos murs par ce soufflé familier des brumes salées du golfe, quand la profondeur se manifestait ainsi, dans l’extinction du regard où se perdait en une extinction magique la lumière des flambeaux qui ponctuent chaque soir les rambardes supérieures. »
– « Et ta mère ne mentait pas, Stella », crie presque Vénérand, « combien de fois me suisje tenu là haut par les nuits de brouillard à écouter les paroles bruissantes émanées par les eaux salées de la lagune, les ressacs, le vent plus frais que la plus fraîche boisson qui, par dessus tout cela, file lécher le sommeil de la steppe et des déserts. »
– « Enki cependant », reprend Stella, « Enki t’est il apparu, sous quel aspect peux tu nous le décrire, ressemble-t-il à l’homme au point de se satisfaire d’une femme ? »
– « Et mais oui, Stella, nos femmes sont aussi pleines que nous du sang du dieu Wê. Même une fois disparues elles laisseront l’esprit flottant et ingénieux de Wê ; ces bruines, ces nappes de brouillard, n’irruent elles pas des flots souterrains bouillonnants ? N’y a-t-il pas, lorsque la brume dévoile à la cité le sommet de son temple, une collusion des esprits des morts afin de permettre l’anoblissement de toute la ville par la venue d’Enki près de l’amante discernée par nos prêtres ? »
Alalgar a fait s’arrêter entre-temps Stella, et dégagé le fuseau de son dos élancé, qu’il observe d’un œil mécontent :
– « Oui, vous souhaiteriez que nous assumions vos contes de fées enfantins et, pour cela, vous avez ces épaules ailées, graciles… Mais nous avons depuis nos propres enfances été confrontés à d’autres profondeurs que celles de l’aveuglement, des brumes, et du souvenir de l’étreinte des parents. C’est par les anses ovales de vos ventres pleins que nos mots s’échappent, se reformeront aux gorges de nos enfants : regardez Vénérand franchir les portes successives vers son tombeau que recouvrira dans un clin d’œil l’écaille de nos squelettes et la pellicule éventée des ruines à venir de toutes les cités actuelles. La courbe prometteuse du canon de vos lombes aura porté, au ciel d’avenir, nos désirs en forme de prières fumantes déposées à vos seins ! Au fond de chapelles mouvantes vos quarante statues seront entourées d’encens et de flamme, et vous resplendirez dans vos robes bleues. »
On entend alors le triste fracas du corps de Vénérand qui s’effondre, plus bas, hors de vue.
Les quarante femmes sont figées, en longue file. Alalgar poursuit imperturbable :
– « Si le ciel qu’évoquent vos robes bleues c’est le mur de la chambre qui nous reste à contempler – détailler amoureusement l’ordre des perspectives, le déploiement des mécaniques du monde c’est garder l’œil ouvert au delà la béance du Chaos, sur l’Ether déployé, non comme simple condition première à notre existence, mais comme bannière de la douceur des engendrements les plus supérieurs, comme l’écho de l’écho de la résonance des gestes inouïs de ce que Vénérand guettait jusqu’à ce jour de deuil, quand les bancs de nuages emportaient au ciel la terrasse de Gudea… »
Gudea, lui, s’est assis par terre, il tremble en regardant l’angle du mur d’où est venu le bruit de la tragique chute.
Mais Vénérand, à pied, y réapparaît et l’on discerne une ecchymose à sa tempe droite :
– « Au Ciel ? Dans l’Ether ? En tombant d’un âne ? Allons, allons, reprenez vous et, pour une fois, essayez de me comprendre : c’est par enthousiasme que je vous emmène vers les chambres précieuses. Mais pourquoi suis-je enthousiaste, vous ne vous en doutez guère, vous ne vous êtes pas posé la question. Toi, Alalgar, tu devines pourtant que c’est parce que tu as trempé nos rites à l’eau étrangère qu’ils reviennent en toi plus solides ».
– « Vénérand, as tu mal ? », demande Alulim en s’approchant.
– « Le plus ou moins de souffrance : un mal, une soustraction, un moins être. Rappelle toi, voici quarante ans que je vous haranguais lors du départ de votre troupe vers la Mer rouge, et je vous disais : il n’y a ni Genèse, ni Fin des temps. »
– « Qu’est ce qu’on était tous jeunes…même les murs étaient frais, et puis toute cette foule de nous autres cimentée de copinage, le grand parvis frémissait de notre amitié et au fond, d’une curiosité mystique partagée, les murs étaient flambant neufs, l’espoir aussi… »
– « N’est ce pas, votre enthousiasme a dû séduire les princes des états traversés, les chefs nomades des tribus croisées, j’ai reçu tant de lettres qui en attestent, et puis votre équipement. Tu le sais mieux que personne, Alalgar, votre budget à lui seul pesait aussi lourd que la reconstruction de toute la ville. »
– « Oui enfin, toi, tu n’avais rien vu venir, tu étais déjà un vieux ! Il a fallu une révolte pour éviter que tu ne nous envoie où tu souhaitais : aux moissons, aux terrassements des remparts et à l’amoncellement des tours que tu voulais élever encore plus haut. Rappelle toi, insensé, les attroupements, les harangueurs sublimes, as tu oublié leurs styles, les périodes de leurs discours et l’inventivité de leurs métaphores et de leurs paradoxes ? »
Et Alulim poursuit :
– « Ton propre palais, envahi par les neveux, les plus modestes prêtres aux pieds sales, envahis par la hantise d’une exégèse de tous les textes exhumés des ruines, le moindre paysan venant déposer spontanément du grain au pied des révoltés mystiques ? »
– « Oui », reprend Vénérand, « et du temple d’Innana j’ai entendu s’élever de nouvelles chansons que vous composiez. »
– « Les dieux étaient parmi nous », dit Alalgar, « notre jeunesse ne trouvait aucun aîné pour l’affaiblir. Nous avons eu pitié de toi en nous retournant après le départ, vers la destruction du probable, ah oui ! ridicules, tragiques, creuses, toutes les phrases d’alors si je les remploie aujourd’hui, trente ans après le retour en masse de notre troupe et nous deux, seuls à rester curieux, poussant la cargaison de lapis-lazuli devant nous pour nous cacher jusqu’au bout et jusqu’à notre dernière pièce de monnaie».
Le cortège des femmes bleues est arrivé aux premières salles, et Gudea les a précédées.
C’est une salle dorée intégralement malgré son immensité, sa porte de douze mètres de haut dont le seuil et le linteau sont en pierre, dont les gonds de cuivre tournent avec un petit cri strident, démasquant la perspective de plusieurs dizaines de piliers galbés, polychromes au pied desquels étincellent des coffres énormes en argent massif, tous semblables.
Certains, ouverts, laissent voir leur contenu de précieuses tablettes cadastrales en lapislazuli.
Les textes, Gudea lui même les ignore, n’aurait jamais osé s’en approcher :
– « N’y touchez pas ! Belles calamités ! »
Mais trop tard.
La première pousse un cri bouleversé. Elle a vu, sur un des coffres, son propre nom ; elle s’y agenouille et l’ouvre précipitamment.
Puis, comme Gudea saute littéralement à côté d’elle, elle grimace.
Elle est partagée entre l’interdit et la curiosité brûlante d’avoir trouvé son simple nom là, au plus profond du mystère le plus inviolé et de couloirs sacrés qui la stupéfient depuis maintenant des heures, son nom sur le couvercle d’un coffre aussi précieux, son nom adossé à une colonne monumentale de plus de vingt mètres de portée.
Mais il y a la valeur pour elle aussi de la hiérarchie d’Enki ; Gudea que toute sa ville respecte, Vénérand dont elle prononce le nom dans chaque prière quotidiennement, le labeur quotidien qui depuis son plus jeune temps accumule en elle une encyclopédie des connaissances mystiques et pragmatiques dont la Cité se soutient, car aujourd’hui, elle saurait parfaitement réciter des milliers de vers sans s’interrompre, déployer pendant plus d’un mois sans une faute le corpus verbal qui transporte les détails et les généralités du monde d’Eridu, les problèmes politiques, les recettes culinaires, l’origine du vent comme celle du chant des rolliers polychromes, de la forme des palmiers et de celle des poireaux, l’évocation d’origines préhistoriques, de pays inconnus et de guerres oubliées, mais aussi quoi faire demain, quoi faire cette nuit… et en particulier comment se contenir devant Gudea, en un lieu sacré, après avoir commis une faute, une faute grave : prosternée, les mains à terre et ouvertes vers le ciel.
Gudea n’a pas de pitié pour celle dont il sait, lui, quelle peine il va lui infliger, car un malheur s’est produit, car la vivacité bien connue de Styx a déterminé un outrage et donc, il faut, il lui faut à lui, contrebalancer d’une mécanique évidente un sacrilège pareil qui cessera d’être insensé par une punition évidemment terrible.
Et pourtant ça l’étonne, de savoir que le nom d’une simple mortelle puisse être noté au plus sacré des archives secrètes et même en étiquette à ce couvercle brillant des coffres qu’il n’avait même pas osé observer, fut ce à la dérobée, lors de ses premières visites, et maintenant un chuchotement parcourt les filles déchaînées, quatre d’entre elles s’accroupissent incontinent, à leur tour, devant le coffre de Styx, au pied d’une colonne au sommet invisible
-« Pourquoi le nom de mon père, pourquoi est-ce que je le vois, malheureuse des malheureuses, écrit là, familièrement inscrit dans la pierre précieuse en incrustations de nacre, alors qu’il est mort, qu’il est mort de puis si longtemps que moi, je n’en ai aucun souvenir, ni de lui d’ailleurs, ni de ma mère, puisqu’elle s’est tuée sur son cadavre ? Que dit-on de lui, là ? Dis le moi, Gudea. Dis le moi. Dis moi ! », et ses larmes gagnent les autres, quoique Gudea reste furibond en cherchant du regard n’importe quelle arme, une hache ou un javelot pour anéantir la criminelle.
Il est inquiet parce qu’il a conscience d’être seul homme devant la troupe affligée, seul dépositaire de sa mâle sagesse puisqu’il a laissé Vénérand et les deux émissaires en arrière, bien en arrière des escaliers interminables – il est intimidé ainsi de se retrouver garant de l’Ordre en ces lieux tellement proche de la voracité infernale des eaux souterraines , et, au moment où il en craint l’irréparable irruption, la porte extérieure de la salle hypostyle se met à résonner, comme sous les coups redoublés d’un cortège de buveurs.
Huitième Partie.
Une joueuse de flûte se fait entendre, puis la voix d’Alalgar dans les escaliers, fortement pris de bière, qui hurle à plein gosier :
– « Où est Gudea ? Qu’on me mène à Gudea ! »
Alors Sud, Rockaya, Alulim et Vénérand le prenant sous les bras, l’amènent – il s’arrête quelques mètres après la grande porte, couronné d’une épaisse guirlande de lierre et de violettes et la tête toute couverte de bandelettes.
– « Salut, jeunes filles », fait-il, « voulez vous faire admettre à Gudea qu’il doit me faire porter une seconde jarre à bière où faudra-t-il que je m’en aille en me bornant à le couronner, lui, le plus sage et le plus petit, mais le plus beau. Vous moquerez vous de moi parce que je suis ivre et plein de vrai – allons, voulez vous ou non boire avec moi ? regarde toi, Gudea, est-ce la maladie qui te rend à nouveau si gris ? Oui ! Elles sont devant les tablettes du cadastre et là regarde celle-ci, au front de révolte et de rébellion, je la reconnais bien , Styx, et je devine – elle est le reflet de son père dans l’eau immobile du fond des puits, je l’ai connu, il est mort en quittant notre expédition il y a vingt ans, donc : elle ne l’a pas connu… Eh ! Toi ! »
Alalgar s’approche d’elle en vacillant :
– « Ne cherche pas ton père dans cette boîte qui te paraît précieuse mais ne l’est que par sa matière, c’est ici le cadastre des parcelles du Temple et ses propriétés voilà tout… tu le devines, hein, que ce n’est pas à ses propriétés que tu sauras qui il était ?»
– « Quoi ! » s’exclame-t-elle en se redressant, « des coffres d’argent, des tablettes de lazulite, et simplement pour le bornage des terres ? »
– « Tu transportes, pour mes yeux, bien plus de secrets sur ton père que tous ces bahuts, et sa vitalité, et cette façon dont tu viens de te relever, et la colère que tu montres… ah ! Si tu l’avais connu tu serais plus soumise crois m’en… Alors… qu’est ce que tu imaginais de plus précieux que les cadastres d’Enki ? » – « Parce que vous n’en avez pas idée ? »
– « Parce que, parce que… je souhaite voir ce que pense la fille d’un de mes amis les plus aimés… »
– « Que le seul cadastre réel, que la seule possession c’est celle du chant, du péan ou de l’ode, de la poésie ou de l’énamoration. Je revendique toute chose que je chante intérieurement. Il n’y a pas d’autre possession que par sympathie. Les déserts et les cols, les forêts ou les lacs salés, le remuement des grands troupeaux comme l’Océan aux larges voies, tous appartiennent par essence à la vibration de ma pensée. Et n’appartiennent pas, à mon appétit fragile, par leurs récoltes. »
– « Oui ton sourire s’évanouira du monde, comme celui de ton père, et tu vois avec tristesse son nom, sur le grand coffre en argent qui contient la liste des champs d’un mort. »
– « Cet ivrogne a raison », interrompt Vénérand, « de son vivant, chacun s’adressait à ton père en ne voyant, au fond de son regard, que ce que contient ce coffre : des terres jusqu’à Dilmun, des potagers jusqu’à l’Elam, des droits de pâture jusqu’aux monts du Taurus. Et lui passait son temps à se faire violence pour l’oublier ; il en parlait comme de meubles, disait : «”Mes terres sont des meubles, mes palmiers sont des meubles, parce que moi, je suis un meuble.” »
– « Mais vraiment, il n’y a pas trace de lui dans le grand coffre ? »
– « Sa plus belle trace et la plus fidèle, tu la connais mieux que nous, c’est toi », continue Vénérand, « mais ce que tu viens de dire du chant, du péan et de l’ode, me conforte paradoxalement dans l’idée que la poésie est un mécanisme d’appropriation bien moins veule que mes batailles et les mises à sac qui clôturent mes sièges ! »
Styx reprend alors, et elle a ouvert le coffre, y plonge les yeux pendant qu’elle parle :
– « Les tablettes de mon père sont là, alignées dans leurs casiers de raphia. Je distingue des noms de villages éparpillés du Nord au Sud, et une multiplicité de chiffres. J’y reconnais le nom de tous ses intendants dont certains sont encore vivants. Oui, pour la première fois, je découvre qu’on peut édicter des décrets qui paraissent lier l’être humain à la géographie du monde. J’aimerais y croire, j’aimerais faire comme si j’arrivais à croire qu’on peut être lié, ainsi, à ce qui vit depuis si longtemps et a été nommé depuis si longtemps, aux champs, aux canaux d’irrigation qui s’enfuient à perte de vue, aux pâturages infinis, aux obscures mines des montagnes, aux forêts sauvages, aux rochers… c’est un effort touchant, n’est ce pas, et je vois que si on l’a gravé sur de somptueuses tablettes en lazulite, c’est pour souligner le beau de l’entreprise. Mais le beau c’est la superfluité. Et même si l’essentiel de la vie en était le superflu, comme le dit parfois Sud, ce beau là est vain . Si les propriétés de mon père sont dans la lazulite, son crâne est dans la poussière, et ses champs, vous les avez redistribués. Moi, je n’ai jamais senti peser sur moi l’assurance que donnent la possession, mais la fluidité du monde, et son mouvement pareil à celui des vagues de l’Océan où rien ne se pourrait saisir, mais dont les tempêtes peuvent aussi nous opprimer. C’est le flux, qui pèse sur moi. 37 Je ne m’étonne pas que mon père ait souhaité, avec vous, partir quand tous les petit-fils de Vénérand avaient atteint la trentaine, et que leur remuante génération avait prétendu aller mener une enquête au pays des enfers, transformer en point d’interrogation la platitude stupide de l’agonie. »
Vénérand, pâle et tremblant, leur indiquait la pièce voisine, d’une hauteur moins monumentale, et où il semblait qu’il voulût s’asseoir.
– « On dirait », prononce-t-il alors en direction de Styx, «que tu étais présente. Car rien dans ma vie n’a été plus indescriptible, imprévisible, et si vite oublié ensuite, que la cristallisation subite d’Eridu en ces jours que tu évoques. Une mode et un mode de pensée, ont surgi, ils ont balayé les méditations solitaires aussi bien que la rumeur des foules, d’un même style. Crois moi, quand une exigence mystique parcourt les rues, quand les gens s’assemblent pour parler d’autre chose que de la venue des ennemis ou du salaire des vannages, c’est là que survient une réponse humaine à la hauteur du Déluge. »
– « Mais Vénérand, ne crois tu pas qu’il serait temps d’écouter Alulim et Alalgar ? », interrompt Sud, « car leur parole réelle, ce qu’ils ont convoqué au fond aujourd’hui, peut être en te l’inspirant à travers tes songes, n’est-ce pas de faire lire par Gudea l’oracle des quarante vierges. Et n’est-ce pas cet oracle qu’elles ont prononcé ? Or, regarde. Elles ont trouvé avec naturel comment s’asseoir aux quarante stalles de bois sculpté qui courent sous la tapisserie murale. En les voyant là, tu sens comme moi avec certitude qu’elles occupent majestueusement une place étrange. J’ai l’impression qu’elles transfigurent le monde, en proposant à l’envers de tes anfractuosités caverneuses, nourries de tes mille batailles, le lin de leurs ailes bleues comme le ciel. »
– « Je le sens aussi », poursuit Gudea, « Je le vois, je le sens avec certitude. Nos lieux, ils seront leurs, car à voir leur assemblée trouver sa place subitement aux cathèdres de haute époque, leurs mains noblement se poser aux accoudoirs à tête de flamands et de griffons, je sens venu leur travail de ravissement, de méditation, de chants et d’exégèses, à jamais peut-être. Si tu le permets, le bon augure me semble de leur remettre les lieux dès aujourd’hui, fin d’hiver, au retour bredouille de nos enquêteurs. En ce jour faste, où la faim a fait crier leurs estomacs comme des cornemuses, acceptons la mesure des vierges. En ce jour, où le froid de l’aube a poussé tes serviteurs vers nos temples comme s’ils étaient des auberges, transformons les en chapelles confortables pour l’union au dieu des quarante élues. »
-« Oui, et pas seulement », affirme Vénérand : « Sainte Sud, te voilà en l’Apsû d’Enki, écoute moi bien. Tu t’es délectée de pâtisseries aux beurre durant les jours passés, avec les quarante. On vous a versé de l’eau glacée, régal de l’âme ! Devant les lions de la porte, on t’a offert de la bière – depuis ta naissance, tu es reçue en amie, en alliée, à ma table sacrée. Par le prestige d’Enki ! Par son Apsû ! A la Sainte Sud, je vais offrir, Sans que personne m’en empêche, Ces jeunes filles, pour un Couvent éternel. Viens, Véridicité, ô Némertès. »
Et, une à une, il appelait les jeunes océanines :
-« Viens, Styx de la Descente aux Enfers, viens, Artémis du carquois, venez Eros de l’érotisme, Pseudéa de l’Hypocrisie efficace, Amphilogios de la puissante flatterie, Polymnie du suprême Art du Chant, Eris, de l’Office de la Guerre, Poena, de la Pratique des Lamentations, Tyché de la Prospérité, Apato de la Rouerie, Thémisto, de l’Art de juger et de décider ! »
– « Invitons nous donc ici », enchaîne Alalgar, « en leur congrégation nouveau-née, qui rouvrira la voûte céleste bien mieux que le bras des danseuses égyptiennes à l’envers des sarcophages. »
– « C’est », observe Sud, « que les voici quarante, et de ce chiffre elles rayonnent – acceptes-tu, Vénérand, que leur souffle allège la tristesse désolante des souvenirs que tu transportes ? »
– « Quarante », dit Alalgar, « évaporant quarante siècles futurs, douceurs célestes et chambres glorieuses d’émerveillements d’enfant futurs : n’est ce pas l’image que proposait depuis longtemps Ninlil la bufflonne, dont la riche statue d’argent clôt la perspective de tes appartements. Sauront-elles exorciser le divorce que la mort nous révèle, cette fracture abominable entre le monde et nous ? »
– « Oui », chantonne Vénérand, « en cette chambre profonde qui me réjouit comme aucune chambre ne consola jamais personne, je me sens soudain plus changeant que les vagues de l’Océan. Ma pensée touche au ciel sans que je puisse l’en distinguer, comme un horizon de reflets maritimes. »
– « Et puis ne crains pas, Vénérand », s’exclame Alalgar, « que nous soyons revenus seulement pour rapporter le mouflon que Gudea nous a fait rôtir, ou pour faire fondre en lingots la statue de Ninlil et la vendre, et en tirer des gâteaux, des confits, et des esclaves qui nous regarderaient grossir ; pour si peu nous n’aurions pas marché au fil des déserts, jusqu’à l’épuisement, sans nous abattre. »
Sud se rapproche :
– « Mes vierges demandent que tu cesses de crier, Alalgar . Styx en particulier, continue de murmurer seule, on la dit inspirée. »
C’est vrai qu’alors, à ce moment là, plus rien de cette chapelle n’est reconnaissable.
Tout semble avoir basculé, avoir été lavé à grande eau, par la majesté des femmes bleues à cette profondeur, où les superstitieux craignaient la rencontre de l’Apsû infernal, de l’Océan inverse où les morts plumeux gémissent.
Une métamorphose s’est opérée.
Dans un poêle elles ont allumé un feu, deux des femmes en ont pris l’entretien en charge, et le poêle luit, dans la pénombre, de ses cuivres qu’une main calme vient de frotter ; est-ce du bois d’hysope ou des branches parfumées de cassis qui s’y consument ?
L’odeur qui s’en échappe est fruitée.
Les femmes, toujours assises à leurs stalles, écoutent Styx.
– « A l’opposé de mon père Okéanos, l’Océan bleu et superficiel qu’on traverse par ses larges voies, je sens se tenir l’océan inverse aussi noir que la nuit la plus éteinte et celui là ne parle pas de création, c’est un parent du Chaos, de l’Apsû souterrain qui, disait-on à Eridu, soutient notre tour, du Nouou dont les égyptiens pensent qu’à chaque soir y retourne le soleil, du fleuve infernal. Car si vous croyez sincèrement qu’un jour quelque chose a été créé, vous êtes contraint de vous apercevoir qu’alors vous pensez qu’auparavant, en ses lieu et place fut le Néant. Le Néant voilà l’envers de mon père Océan, les tablettes et le cadastre ; ah ! papa ! une double négation vaut affirmation ! De quel bateau céleste faudra-t-il dorénavant, Gudea, que tu rêves, dis-lui Alulim ce qu’il y a de mieux dans ce que tu as vu près du Nil, sans craindre parle lui des bateaux coupés pour traverser la Voie Lactée, de quelle dimension les célestes voiles ? Observez les cieux, mais continûment pour y discerner les énormes vaisseaux qui franchissent des embruns de néant. Je sais des fleuves dont Alalgar et Alulim seraient revenus plus efflanqués encore et les yeux plus fatigués, démembrés comme le bel Osiris, on nous aurait rapporté dans des jarres closes leurs bras et leurs jambes alignés parallèles et rien, rien, ne serait alors venu répondre à l’écoeurement qui saisit nos guerriers devant les pyramides de cadavres ennemis au soir des batailles et des mises à sac. Laissez nous infiniment chanter dans ce temple dont nous prenons à jamais possession et qui donnera plus de sens à la tour que n’importe quel voyage géographique ou que n’importe quelle accumulation de sacrifices. A quel Etre difforme et bizzare, avez vous confié la garde des Pouvoirs, en effet ? A la puissance de la Mort, qui est fille du Déluge, fille de la Terre. Elle vous a dérobé la Souveraineté, la divine Tablette aux destins, la Couronne et le Trône. C’est ainsi que partout l’Immobilité s’est répandue, que règne le Silence. Oui, vous avez convoqué Sud avec raison, l’Experte, la Conseillère, et vous faites bien de proclamer en assemblée sa Suréminence. Car cet oiseau monstrueux, avec notre aide, elle le vaincra. Nos effigies seront alors honorées ; elles ne cesseront plus de recevoir des offrandes. Nous aurons les temples qui nous seront dus, et des chapelles pour nous honorer, et dans le monde entier on nous installera des sanctuaires. Nous rédigerons la providentielle économie de la Tablette aux Destins, qui supplantera la distribution aléatoire des natures bonnes et des natures mauvaises. Ici, en ce profond Apsû houleux Où nul dieu ne plonge son regard, A chaque homme nous assignerons un destin ! »
Styx se tait, la musique que fredonnent alors ses sœurs je ne saurai hélas vous la retransmettre ; vous imaginez que, pour avoir su nous apaiser des terribles conditions de nos existences mouvementées au fil de tant de millénaires, il lui aura fallu d’extraordinaires suavités, des complexités établies progressivement, une accumulation d’écoles et de maîtres.
S’il pouvait nous rester une mélopée de cette assemblée des quarante femmes en bleu, du bleu des madones, du bleu des porcelaines chinoises, ce serait, fortuitement, celle des monastères cisterciens.
Déjà s’affairent les autres prêtresses dans les lieux occupés par ce bleu.
Elles reviendront souvent aux salles encaustiquées, parfumées spirituellement par l’odeur des bois de cassis ou d’hysope, de gattilier ou de dattier – quarante océanines sous l’Océan inverse de l’Apsû sibyllin, porteuses d’immatériels oracles.
12/11/98. On peut toujours déchirer le ciel et, pour être déçu de n’y trouver que le bruit incompréhensible du monde, rechercher là des coïncidences voire un ordre, se persuader que ce sont des messages familiers, plus rassurants que le tintamarre de l’univers. Ainsi, cette nuit, dans l’obscurité encore, m’étant demandé si, dans ma narration, Gudea et Vénérand pouvaient voir d’autres cités depuis le haut de leur tour d’Eridu, j’ai fini par me lever silencieusement, sans réveiller Catherine. Sur une carte de Sumer j’ai pointé : Ourbaïd, la ville la plus proche d’Eridu. Quatre heures plus tard, une jeune fille se présentait à moi en déclinant : Bou- Ourbaïd.
15/3/99. Depuis qu’elle a deux ans, Circé fait un lapsus récurrent sur le mot « dé », du jeu de dés. Elle dit à la place, sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi : « économie ». An Chyun Jeng a soutenu, hier soir à table que les bouddhistes ne se posent pas la question du Non-être, parce qu’ils n’ont pas notre eschatologie, notre idée de la Fin du monde. An Chyun, qui choisit toujours la voie la plus escarpée, brûle-t-il cependant l’encens aux ancêtres en cachette, ou s’est il affranchi vraiment des milliers d’années de sa généalogie familiale ?
Laisser un commentaire