J
CHAPITRE UN: Le suçon du Noyau.
Le maintien du sujet, pendant des décennies et des décennies, en un lieu constant, voilà typiquement ce qui finit par donner l’impression qu’une relation pourrait avoir lieu entre le lieu et l’être. Quel suçon de bébé tétant à d’imaginaires mamelles !
C’est du foin, du vent, mais c’est le mécanisme qui fait les plus mauvais historiens, je veux parler de ceux qui ne s’intéressent qu’à leur propre et triste — du coup — tropique. Les historiens du dimanche qui font et refont inlassablement l’historique de leur maison ou, comme le mnémomaniaque Gordon Bell, à soixante dix ans passé, continuent de stocker grâce au net tout ce qui ne concerne qu’eux, y compris, par l’appareil de photo numérique fixé à leur cou, les évènements de leur journée ou leurs interventions chirurgicales à venir — touristes de base au fond, considérant leur personne en tant que monument. Et leur quotidien comme de vastes vacances dont rapporter à la maison — que sera leur mort — un stock de documents. La Camarde pourra se les passer longuement de ses yeux vides, se disent-ils peut-être sans s’effrayer qu’elle ait les orbites ouvertes au vent trouble de l’anonymat crânien.
Téter. Si l’on suce tant — par exemple un noyau de nectarine — la mémoire des premières tétées revient-elle ?
L’œil vague, flou, bébé cherchant au reste du décolleté de sa maman l’annonce identitaire de qui lui voudrait du Bien. Au risque plus tard, comme les petites oies de Konrad Lorenz au sortir de l’œuf, de prendre l’éthologue pour une mère l’Oye et de se raconter des femmes qui l’examinent en se demandant s’il va convenir pour leur expérience, qu’elles sont gentilles — pire insulte quoi ?
Que se passe-t-il, de passé, aux Açores.
A supposer que j’en puisse partir un jour.
Depuis quand.
Depuis quand je suis où je suis? La question est inutile.
Tu es ici depuis quand ?
Ici, où, qu’essaies-tu de me dire ?
Dans cette île minuscule où tu es né ?
Pas seulement né. Demeuré.
Même le service militaire, qui a permis tant de voyages et de déplacements à mes contemporains, j’y ai coupé. Les tests se faisaient à côté de la maison de mon grand-père. Je n’ai pas fait l’Angola ni la Namibie.
J’ai fait le mariolle. Assez pour qu’on me laisse dormir dans la maison du grand-père, et ça m’a permis le seul dîner de ma vie en tête à tête avec cet homme.
Ressers-toi de poulet.
C’est la seule phrase que Gaston, très énigmatique à mes yeux, m’ait jamais adressé en propre. A Noël, il me donnait un cruzado en or. Une fois, enfoncé au fauteuil du bureau de sa femme regrettée, il a évoqué pour ma mère, en haussant les épaules, la sottise qu’il y avait eu selon lui d’imaginer des anges dans le ciel et je ne sais s’il faisait référence à sa déception d’ancien pilote ou au fait que nous étions alors probablement en 69 et que les astronautes américains n’avaient pas ramené un Giotto ailé ou zéphirien de leur promenade sur le sol acnéique de notre expédition télévisée à tous.
Madame Jeanne, ils ne vous ont pas rendu de monnaie, pour le poulet ?
Gaston, de son vivant, mais je l’ai bien peu connu, n’exhibait aucunement le portrait d’un jeune homme triste et moustachu en lavallière et veste bordeaux. Madame Jeanne avait des poches sous les yeux, ne souriait pas, ses cheveux blanc avaient toujours une petite teinte de mauve.
Ce grand tableau inachevé (je l’avais dans la fajun, chez moi, le fond n’est pas terminé, comme un tag au pinceau, noir), n’a surgi qu’après sa mort. Et encore, on l’a tous pris pour un autoportrait de Monsieur Parrain, son père adoptif.
Avoir si peu de reconnaissance — au point de garder au vestiaire un tel gage — pour l’homme qui, en plus de vous adopter, vous a portraituré, ou fait portraiturer, donc en quelque sorte doublement reconnu, n’a pour moi qu’une explication possible: mon grand-père, père de trois filles, amateur de maîtresses discrètes, endurantes et régulières, avait eu le sentiment d’avoir largement payé de retour son bienfaiteur.
Ou que ce certificat pictural était purement brassicole, pas du tout un don de l’Amour, et puis, en tous cas, pas rassurant: ce que lui renvoyait le portrait ne justifiait pourtant pas qu’il le brulât, mais pas non plus qu’il soit exposé chez lui.
Il l’avait accroché dans l’antichambre obscure de son bureau directorial, au siège de l’ancienne Brasserie devenue entreprise protéiforme où sa place n’éveillait plus la sinistre fonction de l’adoption de mon grand-père: mon grand-père n’avait été adopté que pour l’immortalité du nom de la Brasserie.
La phrase intolérable aux oreilles devenues si bourgeoises du grand père, le propos grossier, eu égard à la modestie intrinsèque de la bière cette boisson gazéifiée, c’était que la Brasserie serait plus qu’une activité alimentaire, serait une vraie famille.
Voilà quelle était la pensée de son père adoptif, qu’il ne pouvait partager sans se sentir la dupe d’un truc invraisemblable: le nom de la brasserie, qu’il avait dû accoler au sien, Misto, une fois adopté.
Et — les vieilles affiches de l’entreprise Cervejaria Enxerto en témoignent, le Brassin, sein généreux, dépoitraillé, fille pour affiche de publicité qui tend son bock vers un ciel ancien devrait chambouler l’ordre aristocratique de ceux qui finissent pourtant, monocle ou pas, par poser leur derrière aux terrasses fatiguées de l’été et vas-y qu’ils trempent la finesse de leurs lèvres, quoi, gants blancs ou pas, au mythologique breuvage des divinités tutélaires.
Car le monde nouveau où mon grand-père refusait opiniâtrement d’aller autrement qu’à reculons, ces bureaux où l’on quantifiait au thermomètre à mercure et à l’éprouvette en verre filé à quelle heure stopper les fermentations, ce monde où triompherait brièvement la communauté des entrepreneurs face à celle des conquistadores avant d’être gobée par celle des investisseurs, s’était orné de scientifiques d’époque, tous obéissants au dogme alcoolique et convaincus que le lait viendrait mieux aux buveuses de bière, et pas les crétins à leurs maternités imbibées.
Le seul tableau qui hypnotisait les visiteurs n’était pas dans l’antichambre avant le bureau de Gaston où l’on découvrait aussi les noms de toutes les autres sociétés qu’il avait fait fleurir, n’était pas l’image inquiète du gamin qu’il fut à l’heure où il n’était que Misto, le fils du bourrelier de la Brasserie, non, ce qui triomphait c’était une gigantesque fresque illustrant évidemment l’invention de la bière par Saint Arnould.
Moïse frappant le bock et enivrant tout soudain pour leur traversée de l’Abominable Siècle les açoréens en train de fuir les pharaons de leur propre Empire.
Donc, le passé, ça te stimule ?
Je ne saurais comment décrire honnêtement la colère dont je me suis empli à chaque fois que João, mon voisin le plus permanent depuis dix ans, a voulu profiter de son ascendant psychanalytique — une colère de cocotte-minute, mes oreilles font valve et mon front cuit brutalement, comprime certainement les canaux de ma vision, pour y flouter en concave le visage grimaçant de l’éternel rival: João Rapaz. Éternel. Ses huit arrière-grands-parents faisaient déjà du jardinage avec la totalité des miens. Qui tous, l’un après l’autre et avant leurs derniers souffles respectifs qui ont fait la charpente festive de ma longue immaturité, cérémonie funèbre après cérémonie funèbre, tous ont eu le temps de me dire du bien de lui.
Le passé te stimule parce que tu es affecté d’une structure dont tu serais surpris d’apprendre la simplicité, mon pauvre ami.
Sa vie dans les continents, ah ! — et spécialement cinq années à Lisbonne, quand on avait dix sept ans et que Jacques Lacan faisait un séminaire incompréhensible sur Les Noms du Père, les non-dupes errent … lui ont donné la suffisance facile — mais je devrais comprendre — dont il se plaît à m’étouffer, en se soulageant ainsi d’être revenu en ville, en île.
A chaque fois qu’il a raison, je le contredis.
Et il me croit parce que je m’adosse a l’argent de la bière qui me donne un petit air de marquis — je n’en retire aucune honte, un sentiment de sécurité, je l’éloigne ainsi de plus en plus des lumières qu’il aurait pu avoir sur moi, mais aussi sur l’ensemble des éléments de la réalité, assurance qui perturberait gravement l’équilibre de notre vie d’insulaires. Lui il a trop voyagé pour savoir encore ce que ça veut dire, l’insularité.
Il ne moufte plus depuis que je lui ai produit, il y a quinze ans, l’article du Correio da manhà où on annonçait aux Lisboètes assoiffés de scandale que le grand, l’immense et profond psychanalyste, hi hi: le sien, le Docteur Constante-Error de Borromée, avait escroqué la totalité de ses patients riches, et bien entendu refusé de soigner réellement la totalité des autres dont il s´était servi pour éditer un recueil de caricatures pornographiques.
Joaõ, comment voudrais-tu que je m’intéresse au passé, il n’y en a pas, ici.
Comment ?
En tous cas il est moins long qu’ailleurs.
L’Amérique aussi… Et pourtant en Amérique les historiens ont du pain sur la planche. Tu pourrais au moins avouer…
Il y avait les Indiens, en Amérique. Ils avaient gravé leur histoire. Ici, Joaô, les îles étaient vierges. On n’a dû assassiner personne… C’est génial, cette absence d’Histoire crédible aux Açores. Comme un grand bateau vide, que les marins auraient trouvé, au quinzième siècle.
Cinq cents ans, c’est rien, tu as raison.
Et en plus, les gens de ma famille ne sont arrivés qu’en 1780. Ça fait que deux cent et des chouïa.
Je sais, je sais, ils venaient du Maroc, c’étaient de valeureux défenseurs de la Foi, chassés de la citadelle maritime de Mazagaô, dont tous les autres habitants ont dû aller fonder la Nouvelle Mazagaô aux confins de l’Amazone ! Tout ça parce que les musulmans ne voulaient pas les croire quand ils leur disaient que Jésus marchait sur l’eau.
Tu réduis à ça la découverte des Amériques et des Açores ?
Heureusement qu’on vous a accueillis clandestinement ! La Cour vous a fait chercher durant soixante années…
Tu sais bien, toi, Joaõ, Monsieur le Professeur d’Histoire, que les marocains c’était vous. Regarde ta tronche. On dirait que tu t’appelles Mohammed.
Et c’est parce que mes ancêtres arabes ont continué de résister à tes ancêtres prosélytes de Mazagào que vous avez fini par être évacués de la grande forteresse, tous ensembles, comme des rats. Dis, Paulo, si tu te fous du passé, pourquoi es-tu devenu numismate ?
Pour la géographie. Pas pour l’Histoire, pour voyager comme toi, mais intérieurement. Fais pas semblant de n’avoir jamais entendu que je suis un des spécialistes internationalement reconnus des monnaies gauloises.
Les potins? Pas reconnu par ta femme, mon cher. Elle ne supporte pas que tu n’en collectionnes que les photographies — et qu’elle ne voie jamais la couleur du moindre centime que ça pourrait vous rapporter ! C’est quoi, le secret que tu cherches, à perte, dans ce repli archéologique…
Ne recommence pas avec ta psychologie à la mords-moi le psy ! Ce que nos aïeux ont fui, c’étaient les nouveaux pharaons d’une nouvelle Egypte qui réduisaient en esclavage rien de moins que la terre entière !
João a quitté brusquement la maison. Je l’ai regardé qui montait rageusement, entre les hortensias trempés, jusqu’à sa petite voiture. C’est même la dernière fois que je l’ai vu, et sans le saluer.
Je n’allais quand même pas lui dire que je quittais l’île dans la nuit, il en aurait déduit que c’était par goût de l’Histoire !
Aujourd’hui: en Europe depuis une semaine.
Je regrette déjà un peu, évidemment. Il va mettre encore au moins quinze jours à réaliser que je suis parti pour toujours.
Une quantité phénoménale d’explosif plastic Semtex a été volée avant-hier à Lyon, par des convaincus, certainement. Quand on type «Semtex», sur l’ordinateur, ça ouvre à l’esthétique poétique de la guerre religieuse, évidemment des centaines de milliers d’adolescents s’identifient, pris d’amour pour des coupeurs de tête. J’ai du regarder ces mises en scène de la réalité des meurtres qui me rappellent le temps où mes aïeux combattaient sans Semtex à Mazagaô. Tout cela me fait juste bâiller mais ne m’a pas empêché d’être justement venu habiter ici, à quelques centaines de kilomètres des zones de crimes de mes aïeux, sur le continent métropolite d’où ils partirent commettre toutes les exactions qu’on sait.
Seulement, précisément là, je ne peux pas bâiller: j’ai gardé le noyau d’une nectarine dans la bouche. Et je me rends compte, en le faisant glisser entre mes lèvres, que ce doit être quelque antémémoire d’oralité infantile qui ressurgit en moi.
Et il me vient à songer que ce qui me fait trouver, depuis l’âge de cinq ans, une «gentillesse «à certaines femmes, rien qu’à voir leur bouche, ou leur décolleté, ou leurs seins — ce doit être uniquement ce souvenir enfoui. Comme si elles portaient un projet éthique, alors que je me projette téteur. Des héroïnes bonbons.
Quand je n’étais que depuis quatre jour sur le continent…
Chéri !
Ma femme est dans la pièce d’à côté – je me demande trois à quatre fois par jour si elle n’a pas été plus déterminante que moi dans notre départ pour le Continent.
Est-ce que ça n’est pas elle qui, il ya cinq ans, a commencé à me dire que plutôt que de simples catalogues photographiques de monnaies gauloises, je pourrai profiter de l’autorité qu’on me reconnaît en ce domaine pour aller sur place et me porter acquéreur de trésors complets ?
Pourquoi est-ce que tu veux remonter toujours de vingt siècles? Les gens ils s’en foutent, de ce qui a vingt siècles !
Le premier geste de ma femme sitôt arrivée dans l’appartement qu’elle nous avait choisi par internet, ça a été de s’abonner à quatre revues scientifiques nouvelles.
Et c’est à cause de toi qu’on avait dans la boîte aux lettres trois numéros de la Revue d’études Tibétaines? Ça y est? Monsieur étant arrivé sur place, va cesser de s’intéresser à la Numismatique Gauloise ?
J’ai haussé les épaules. Je ne vais quand même pas oser lui dire que j’ai accepté de venir ici à cause de l’histoire d’amour qui a changé la vie de Tristan et d’Yseult, de Roméo et Juliette, de Georges et d’Anja ?
Y a-t-il plus belle histoire d’amour que celle qui fait de la politique ?
–Le Dalaï Lama est le seul homme politique au Monde qui ne me donne aucun sentiment de nausée, Amalia. Est-ce que le dernier numéro de «Science «parle de son message de compassion aux Chinois après le Séisme du Sichuan ?
— Putain mais tu n’en as jamais rien eu à foutre de personne ! Tu n’es allé à l’église que pour les voisins, tu ne t’es inscrit au Lions club que pour ne pas être obligé de faire de la politique ! Tu sais ce que m’a dit ta fille, dans l’avion? Que j’aurais mieux fait de tomber amoureuse de João.
Une vague de douleur m’a envahi, surtout vers l’estomac.
J’ai pris un imperméable qui d’habitude ne suffit qu’aux plus petites pluies des Açores, et je me suis retrouvé dans une rue de cette ville inconnue, avec la ferme intention de faire la connaissance du psychanalyste champion- de-bridge. Ou de celui qui était batteur dans un groupe de jazz. Ou de celui qui picole trop.
Mais, ignorant leurs adresses, je me suis perdu dans des quartiers qui ne ressemblent en rien à l’idée que j’avais de cette ville.
Des kilomètres et des kilomètres de modernité, moi je cherchais du gothique.
Des autoroutes, entre d’audacieuses conceptions urbanistiques.
Une société méditerranéenne, mystique, pleine du malheur considérable de la pauvreté, à mille lieues des rougeauds mangeurs de choucroutes et buveurs de bière que je m’étais représentés comme des quasi-scandinaves.
Un marocain de petite taille m’a abordé dans la rue :
Je peux vous aider ?
Tout de suite, j’ai pensé au Semtex.
Je me suis dit qu’il savait peut-être. Mais ce n’est pas la première question que je lui aie posé, la finesse de son visage et l’extraordinaire vivacité de ses deux yeux bleus m’ont retenu, heureusement :
Est-ce que vous croyez que l’archange Gabriel avait lu Aristote ?
Aristote … peut-être plutôt le Parménide, non? Attendez, voyons, des rasuls, il y en a eu cinq, c’est tout — Aristote n’est forcément pas dans le lot. Par contre, les Nebî sont innombrables, l’immense Badjuri dit qu’il y en a 224 000: Aristote est sûrement dans le lot.
Des Nebî?
Des prophètes. 224 000. Et Parménide, aussi, il est dans le lot…
Et le Dalaï-lama ?
Ah, je vous vois venir… Vous voudriez vous échapper par l’orient ! Vous avez peur de l’Islam? Oui, oui, vous voulez me parler du Semtex, des attentats suicides à venir et des violences? Vous avez entendu ce qu’il a dit la semaine dernière au Canada, votre Dalaï-lama ?. «Des gens aussi malfaisants ne se retrouvent pas seulement dans la communauté musulmane, mais parmi les hindous, les chrétiens, les bouddhistes»,, voilà ce qu’il a dit, et il a souligné que «dans toute communauté, il existe toujours des gens malfaisants».
Vous vous demandez peut-être comment j’ai deviné que vous pensiez au Semtex piqué hier à Lyon? Parce que la radio nous en a bassinés toute la journée, alors forcément, on se regarde en chien de fusil. On se dit qu’il y en a qui sont en train de préparer une énorme foire du sang, pour se sentir mieux dans leurs pompes. C’est sûr, l’homme n’agit que dans le but d’un bien, quand il est cinglé et pour obéir à ses intérêts, quand il commande une troupe de cinglés.
Vous regardez qui, en chien de faïence? Je veux dire, vous vous intéressez à qui, comme copains? Y a moins de terrasses de café dans votre ville, que dans mon village.
Là, il a pris un air stupéfait et il m’a dit :
Tu viens d’où? Les terrasses, c’est au centre ville…
Au quoi?
Il essaie de me faire croire qu’on ne serait pas en ville alors que, de ma vie, je n’ai jamais rien vu d’aussi urbanisé que le lieu où nous nous trouvons, des avenues colossales partent dans tous les sens, à perte de vue des gens ne se disent pas bonjour, et j’ai compté dix fois plus de distributeurs automatiques de billets de banques, que de commerces réels.
Mon quatrième jour sur le continent !
Les gens dans la rue n’ont pas paru s’apercevoir du caractère exorbitant de ma présence au milieu d’eux. Cinquante deux ans avant d’accéder à ce resserrement étouffant de la ville continentale, d’arrêter d’être dans l’immensité de la petite île de ma famille qui regarde sans cesse le vertige de ses montagnes, le bleuissement infini d’un Océan qui glisse sans borne vers les pôles, au Nord comme au Sud.
Ils ne savent pas ce que me fait l’allègement que je ressens, libéré automatiquement de la gigantesque complexité de nos sociétés impitoyables. Parce qu’il y a connaissance réciproque des milliers d’habitants de l’île. Oui, je suis maintenant dans l’étouffoir continental, et j’ai beau apercevoir — extrêmement loin au dessus de la perspective abjecte de la grande avenue, j’ai beau apercevoir tout là-bas vers l’orient, la silhouette infiniment familière d’une ligne aussi montagneuse que les Açores, si je me sens vide aujourd’hui, c’est de cet effort social constamment et obligatoirement opéré sur moi-même depuis cinquante deux ans, dans le hameau de ma fajun, dans les villages et la capitale de mon île. Et aussi dans les capitales des autres îles, J’y vais, pardon, j’y allais régulièrement tenir les comptes de la Société. Moi, toujours en train de composer mon visage de sorte à ce qu’il réponde à l’Attente Bienséante. L’attente de ceux dont on s’applique à croire qu’ils auraient désiré notre venue en ces lieux précis, notre apparition au milieu de ces paysages dont je comprends seulement maintenant à quel point ils sont d’une incroyable splendeur, mais comment ai-je pu si longtemps m’appliquer à croire que mes compatriotes auraient désiré jusqu’à mon être lui-même ! Cet être que je sens pourtant participer de cette journée nouvelle, en le désert urbain, en l’insignifiance bétonnée. Quel con j’ai fait !
Donc le Dalaï-lama, c’est aussi un prophète ?, dis-je au beau marocain en me dirigeant vers les quelques villas plus anciennes en lui obéissant. Tous les muscles de mon visage sont détendus. Je n’ai pas à faire le bien, ni à être un gars bien, ni à avoir l’air bien. Le monde n’est pas une mamelle, ou pas plus, rien qui m’attende.
D’ailleurs je n’existe pas.
Pas seulement du fait de mon anonymat complet — au moment de traverser l’avenue, une vieille Mercedes me frôle à toute allure, dont le chauffeur hurle en tapant de la paume sur le toit de sa voiture par la fenêtre ouverte. Un rubicond aux yeux bleus, qui crie des imitations de croassements. Je n’existe pas donc le problème des actes que j’aurais à accomplir devient sérieusement plus flou qu’à la maison. Je n’ai aucune mission. Ce que je fais n’a absolument plus la satisfaction des autres pour but. Ils s’en branlent à perte d’aveuglement, mais j’ai quand même atteint vivant l’autre côté du boulevard.
De la première maison un peu coquette sortent trois ouvriers. Ils chargent des caisses à outils dans une Peugeot d’un modèle ancien mais en meilleur état que la 504 de Sarah à Velas. Le plus grand à un air saxon, mais je reconnais lorsqu’il parle aux autres un accent méridional qui me rassure.
Comme je suis arrêté à leur hauteur, pour ne rien perdre de ces personnages pour moi si nouveaux dans l’incroyable cité aux distribanques, il me dévisage :
Tiens? Vous n’êtes pas d’ici, vous ?
A quoi voyez-vous…
Il interrompt son travail et me montre son étrange sacoche. Elle est d’un cuir rêche.
Vous avez l’air d’un savant. Alors dite-moi, ça fait trois ans que j’essaie de fabriquer la sacoche parfaite. J’ai mis du temps, vous le devinez, à trouver toutes les machines nécessaires à ce type de fabrication. Mais c’est du vrai temps, que j’y ai mis.
C’est très beau. Mon ami João m’en avait ramenée une du marché aux voleurs de Lisbonne. C’était un vieux cartable en cuir bouilli, d’employé modeste. Elle était un peu déchirée…
A la charnière du rabat ?
Exactement.
Typique.
Elle m’a servi souvent à ramener des documents de chez moi jusqu’à la mairie. Pourquoi avez-vous dit «du vrai temps «.
Quand je me fais sellier, je ne suis plus bouffé par mon boulot, là, les chantiers, vous voyez? D’ailleurs quand je fais de la sellerie, je débranche tous mes téléphones. Le temps redevient du temps. D’ailleurs, Monsieur, vous devriez faire attention de ne pas laisser dépasser votre J-Phone de la poche de votre jolie veste bleu-marine. C’est le modèle dont rêvent tous les voyous d’Europe. Vous habitez le quartier ?
Non, je visite la ville, en quelque sorte.
Ben, je ne voudrais pas être directif. C’est très bien, de s’intéresser aux périphéries, moi, je ne fais que cela, quand je vais ailleurs. Mais à cette heure-ci, vous feriez mieux de prendre le tram, là, même s’il est vraiment très moche, et de vous diriger vers le centre de la ville.
J’étais là depuis trois jours.
C’est le troisième jour que je passe dans votre ville, le soir du troisième jour. Et c’est le troisième jour où j’ai un téléphone portable. Chez moi, ma seule prothèse, c’étaient mes lunettes. Ici, les gens sont attachés aux téléphones comme, chez moi, les plongeurs à leurs bouteilles d’oxygène.
Au troisième jour sur le Continent.
Le schéma R.
Je suis arrivé sur le continent le jour où on arrêtait Radovan Karadzic, le psy génocidaire de la Yougoslavie. Il pratique la profession de ma femme, et la seule qui me paraisse à même de trouver une solution raisonnable à l’inhibition qui m’empâte à tous les sens du terme. Que ce psy barbotant dans l’archéologie des pulsions génocidaires puisse réapparaître ainsi, montrant qu’à intervalles réguliers l’aveuglement de la fureur et la prétention thérapeutique émaillent par la même Et militaire décoration les vestons de la mécanique moderne — ça m’a tellement remué que, malgré la distance et le secret de mon départ qui n’a pu encore être éventé, j’ai Craqué: j’ai rappelé João.
Salut, tu n’es pas chez toi, tes volets sont fermés — où es tu? m’a-t-il immédiatement demandé.
Oooh, j’ai dû aller sur Ponta Delgada, les locataires de la maison du grand-père se plaignent de la toiture, ai-je menti.
Rien de grave ?
Non, non… Dis, tu as vu pour Karadzic ?
Tu ne vas pas recommencer ! D’ailleurs on ne dit strictement rien de précis des études de ce type. Et toi, tu as réussi à quitter ton catalogue numismatique ?
Mmmh ?
Ta femme a supporté que tu l’emmènes avec toi? Tu te rends compte que tu ne peux plus t’empêcher de te plonger dans tes corrections, même pendant les repas? Elle m’a dit l’autre jour que…
Mmmmh? Tu sais, je suis juste parti quelques…
Ça fait combien de temps que tu vis pour la numismatique gauloise? Je croyais que ta femme t’avais fait jurer que tu n’emmènerais plus jamais ton catalogue en dehors de ton bureau !
Honnêtement je pense qu’elle voudrait plutôt que je le sorte définitivement de la maison.
Avec qui tu peux bien parler de ça? Tu me dis toi-même que tu le ressens comme un enfermement.
Va voir sur le net.
La nuit a été très très amère. Si João savait que ce sont justement les pièces gauloises qui m’offrent un gagne pain sur le continent… Ma troisième nuit loin de l’île. Comme ma femme a été rejointe, ici, par son frère et l’ami de son frère, je sais qu’elle me passe ses obsessions, tellement elle est joyeuse de poursuivre avec eux ce lien qui lui est un vrai rayon de soleil — je les entends bavarder interminablement et rire, dans la pièce voisine, puis jouer aux cartes.
Si tu retournes à ton ordinateur pour faire tes putains de catalogues, je te laisse sur le continent et je retourne.
J’aurais trop peur qu’il t’arrive quelque chose, que tu soies sans défense.
Et João?
Donc heureusement qu’il y a suffisamment de chambres. J’ai changé de chambre. J’ai trouvé le livre «Rompre les charmes «, la traduction portugaise du psy français Serge Leclaire. Il tente d’y expliquer le désir, et le désir chez les psychotiques.
Justement à midi, à propos de psychotiques et même si j’exècre cette atroce catégorisation de l’espèce humaine entre ceux de la psychose qui seraient coupés des autres et ceux de la névrose qui auraient quelque chose à frayer avec le monde des âmes amicales des humains, j’ai téléphoné à Antào pour le rassurer quant au destin de celle qu’il sait à nous te titre être la plus menacée de ses précieuses maquettes.
A force de consulter auprès des psychiatres que je connais si bien, Joào et ma dame, il s’est mis depuis vingt ans à explorer leurs livres de travail et il lui est arrivé que les maquettes colorées des différents schémas psychanalytiques qu’il fabrique ont eu un certain renom, d’abord au Brésil, puis aux Etats-Unis, sans que João, à qui cela aurait paru aussi ridicule que d’imaginer la réputation prise en France par mon catalogues des potins en or de la Gaule chevelue, en soit averti. Ni même ma femme, à qui Antão m’a défendu de lui en parler. (alors que si elle a facilement trouvé du travail, elle aussi, en France, c’est grâce au renom acquis par Porto Pim et son étrange atelier d’une esthétique lacanienne et sa séduction sur des coteries d’intellectuels passionnés d’art brut !) Elle vient prendre son poste, ici, enfin à une cinquantaine de kilomètres, une cité médiévale, paraît-il, qui porte un nom allemand comme au fond, toutes les localités de la Rhénanie, Rouffach, m’a-t-elle fait savoir. On va faire cinquante kilomètres sans voir l’Océan ! J’étouffe déjà et je me retourne vers la fenêtre en essayant de ne pas penser qu’il palpite à plus de mille kilomètres de moi.
Je n’ai jamais vu d’autres malades mentaux que ceux de l’île, ce qui fait déjà beaucoup.
Je pense que j’accompagnerai ma femme là-bas, sans pénétrer les lieux de leur concentration — je resterai dans le petit village à côté du grand hôpital qu’elle décrit fermé de hauts murs comme une sorte de colonie séparée. Surtout, avec le fado dans la tête, et je me mettrai aux terrasses des cafés avec un de ses livre du psychiatre Serge Leclaire: ça sera assez, comme dépaysement. Le livre de Serge Leclaire, comme tous les ouvrages psychanalytiques, m’est beaucoup plus difficile à comprendre que les ouvrages de mécanique générale du Dr Freud.
J’ai quand même l’impression que j’y comprends quelque chose par osmose. Depuis le temps que je m’entraîne en observant les patients de ma femme et en l’écoutant, le soir, me raconter leurs différents délire: celui qui crie comme un goret, celui qui fait le ventriloque, celui qui trimballe un globe terrestre à bout de bras autour du réfectoire avant chaque repas, et la petite troupe de ceux qui écrivent chaque jour des lettres au Président…
La première fois que j’ai essayé de lui emprunter ce texte, dans l’avion, j’ai repensé au cadeau empoisonné que m’a fait Antào — trésor incroyablement plus efficace que les fruits de ses premiers tâtonnements lorsqu’il fréquentait l’atelier d’ergothérapie de l’hôpital avant d’en devenir, bel exemple d’une thérapie réussie, le patron et de faire faire à son tour dessins et sculptures aux gentils fous de l’hôpital de Punta Delgada. Presqu’adolescent, encore, il y avait fait ça d’abord comme petit job temporaire.
Mon cadeau, il l’appelle «une hirondelle «. Mais il m’a avoué s’en débarrasser par peur des événements qui se sont déroulés depuis qu’il en avait fait communication, au point que je l’ai regardée immédiatement comme un de ces objets qui, prétendant établir avec assurance quelque vérité, constituent une dangereuse licorne. Oh c’est tout simple ! C’est fait de plusieurs bâtonnets de bois peints en jaune, en bleu, en vert et en rouge. On pourrait presque prendre ça pour un jouet.
Les sommets de l’hirondelle sont: le psychanalyste, le patient-sujet, le Réel, les objets «a «du sujet, son Idéal, son reflet, l’Universitaire. Quand on le fait bouger, parce que c’est articulé, ça atténue, très paradoxalement le côté blabla du prêche lacanien.
Par exemple c’est en réalisant les ennuis que cette dangereuse licorne a valu à Antão que j’ai véritablement ressenti que maman a été dans mon enfance simplement un objet — à portée de tétée. Que mon papa, lui, il fallait, pour en sentir la présence, que ma mère disparaisse vers lui.
Quelle empathie il m’a fallu, pour arriver à prendre du plaisir au regard de ce père ! Et quelle abnégation pour me sevrer de tous les produits dérivés issus de cette marque déposée -” lamaman «- au gosier suceur du poupon que je ne me souviens plus avoir été.
Antào l’avait vu sur mon bureau en me rendant visite, et je lui avais avoué que ça exerçait sur moi une certaine emprise libératoire :
Je t’avais prévenu, coco, et, c’est tout simple, ça fonctionne !
Ça bouge sur des petites charnières, en fait de simples trombones coulissant dans des rainures.
Comme je n’arrivais absolument pas à me concentrer, après la fin de la partie de carte de ma femme, son frère et le compagnon de son frère, je suis retourné dans sa chambre. Elle faisait semblant de dormir. Je lui ai dit :
Espèce de Radovan !
Mais il n’y a eu aucune réaction. Depuis que j’ai quarante ans, elle n’a plus de réaction nette à ma présence réelle. Je suis allé visionner sur l’ordinateur qu’elle a déjà installé – moi, je suis manchot — les vidéos de l’arrestation de Radovan Karadzic.
Mais elle a installé un filtre parental. Les images que je voulais voir ont été déclarées pornographiques, pas moyen de les ouvrir. Ça veut dire que ma boule de cristal est bloquée. Elle a dit, cette castreuse :
Maintenant qu’on est sur le continent, tu verras les femmes en «live «- plus besoin de l’ordi.
J’ai fini par le débloquer moi-même, une heure plus tard. Du coup j’ai oublié Radovan Karadzic.
Sur la boule de cristal on dirait que même les plus belles femmes du monde, les plus innocentes, les plus héroïques, se donnent à voir, en les postures qui accentuent bestialement mon humanité nocturne. Quant aux couples de la boule de cristal du net: tous occupés à forniquer, à s’usiner, à s’entre dominer. Si j’avais fait un millionième de ça sur l’île, je pense qu’une pétition m’aurait obligé à déménager le lendemain. Tous les autres habitants masculins regardent assidûment la boule de cristal, c’est la boule du mystère du Sein, c’est l’ostensoir du Net, oralité pro nobis et nos b… Maelström et ouragan lubrique planétaire, la boule de cristal des révélations absorbe par les voyeurismes la surface en écran électronique d’une scène des plaisirs… Anesthésique miroitant pour tout un peuple dont les mâles ne se risquent plus à sortir de chez eux.
Va te coucher !
Plusieurs personnes m’ont abordé, au cours de la troisième journée à Strasbourg, et ce sont tous des blacks, très élégants. Leur sourire et leur gentillesse ont fait que c’est à eux que systématiquement je demandais mon chemin. Et puis nous avons taillé le bout de gras. Il y en a un certains nombres qui n’ont pas de papiers. Le premier m’a d’ailleurs dit de me méfier: il pensait que j’étais dans le même cas.
Les flics nous contrôlent partout. Et les douaniers.
Comment faites-vous ?
-Hi ! Hi ! Heureusement, ils nous confondent tous. Il suffit d’une carte en règle, et on sort à tour de rôle !
C’est pas vrai !
Non, pas de pot.
Donc j’ai découvert que beaucoup de personnes ici parlent le Dioula, qu’ils appellent parfois le malinké. J’ai demandé à mon premier sauveur combien ils étaient, et à ma stupéfaction il m’a répondu :
4 millions.
Ici, à Strasbourg, mais la ville n’en fait pas le quart ?
Non, nous, on circule, on est les commerçants de l’Afrique de l’Ouest.
Au café, le serveur, lui, était Sérère. Je lui ai demandé d’où il venait, et il m’a seulement répondu :
Nous sommes partis du Nil, il y a tellement longtemps…
Et maintenant, vous êtes où ?
Au Sénégal, Monsieur.
J’ai regardé autour de moi et je me suis dit que c’était quand même marrant, un continent. On ne quitte rien quand on s’y transporte. Moi je viens des Açores centrales, j’ai absolument tout perdu, la mer et ma mère… Trois îles, trois étrangères. Faial, Pico, São Jorge. Il ne viendrait à personne l’idée d’y dire: ” Nous sommes au Sénégal, Monsieur. «C’est génial. Au fond les tribus gauloises dont les monnaies me passionnent, fonctionnaient comme ça. Se mouvoir dans la reconnaissance des terres, des fleurs, des arbres, et se repérer en regardant, seule nostalgie, les îles lumineuses de l’océan céleste, constellations du poète et du pontife. Leurs premières pièces sont d’ailleurs des copies de pièces grecques, les enfants d’Okeanos, mais je ne vais pas recommencer. A mort la cuistrerie et l’érudition.
Ne recommence pas avec tes Toc ! Va te coucher.
Je n’ose pas le dire tout de suite. Mon premier choc, celui que j’attendais depuis cinq décennies: la taille colossale des édifices de prière. Dans la partie touristique de la ville, l’église principale pourrait contenir toutes les maisons des Açores en elle seule.
Epaules.
A ma première journée continentale, ça n’a pas été drôle, un temps d’une lourdeur ! Pas de vent, dans les bitumes de la ville s’exhalent l’odeur des excréments de tous les chiens que collectionnent ces gens pour oublier je ne sais quels morts — et en plus j’ai cru d’abord que le cousin éloigné de ma femme, qui est venu nous chercher à l’aéroport, faisait semblant de connaître les lieux: en nous ramenant hier soir de l’aéroport, il se flanque dans un bois, je lui crie qu’un panneau militaire interdit la route qu’il prend le long d’un fleuve, on doit faire demi-tour sous le regard méfiant de gendarmes nous surveillant depuis les vertigineuses grilles d’une sorte de pénitencier où, assis au fond d’une sorte de terrain de sport grillagé comme un zoo, quelques arabes et un noir nous regardent encore plus méchamment que les gendarmes. Vérification faite, le cousin se fout de notre gueule: il a profité du trajet vers l’aéroport pour ramener un truc à un des détenus :
— Je dois donner ce sac à Parfait.
On a vu les gendarmes lui prendre ses affaires à travers les barreaux.
C’est qui ce Parfait, lui a demandé très doucement ma femme.
Un Gabonais. Refusera bientôt ce prénom en français. Renvoyé après cinq ans de philo, et l’écriture de trois mémoires sur l’esthétique du Banquet !
Ma femme n’a plus rien osé demander au cousin que nous ne connaissons d’ailleurs pas du tout. Que contenait ce sac?
J’ai dit :
C’est le Rhin, le fleuve qu’on longe ?
Il a éclaté de rire :
C’est une rivière, Paulo. Demain je vous montre le marché thaï, le long du vrai fleuve.
Mais il n’a pas fait signe et ce dimanche matin, j’avais mon premier rendez-vous en terres profondes, à plus de mille kilomètres de l’Océan, avec une vieille connaissance, Peter. Les portugais n’ont intéressé Peter que parce qu’il est historien de l’Afrique occidentale. A New York. Bientôt 60 ans, l’air d’en avoir 40 avec un débardeur et des muscles de cycliste — le taxi me dépose le long de la même rivière qui longeait le centre de rétention administrative, la veille, mais cette fois-ci en pleine ville. Elle est large au point que je commence à m’inquiéter de ce que doit être un fleuve ! Le café où il m’attend est une péniche qui s’appelle justement l’Atlantico, ça me fait un peu du bien de savoir qu’on pense à mon pays, si loin. Mais en sortant du taxi, c’est là que j’ai découvert cette fameuse odeur de pisse de chien dans l’immobilité complète de l’air chaud.
Peter est assis avec sa mère. Je les surprends au milieu d’un échange étonnant. Peter n’a pas l’air étonné de me voir là, si loin de chez moi. Est-ce qu’il sait que jamais …
Regarde, mon fils, les bretelles de soutien-gorge tombent sans arrêt des épaules des filles, ici.
C’est récent. Tu ne l’as pas remarqué mais c’est pareil à New York. D’ailleurs ça fait longtemps, bien vingt ans, que je me désespérais de ne plus jamais voir les femmes oser montrer leurs épaules dans les rues des villes. Comme si elles avaient peur d’un viol…
Et les jambes…
Ça elles remontrent depuis… Quatre ans.
Après la guerre en Irak, mon fils.
Quoi ?
Les gorilles bombent le torse, les filles tombent la chemise.
Tu te trompes, c’est l’islam qui bombe le torse, regarde aussi toutes ces filles voilées.
Ah ça oui.
Et elle tend à son fils une première page de quotidien qui m’a stupéfié: l’Etat Suisse, à genoux devant un magnat pétrolier qui torture son petit personnel en toute impunité.
Regarde: il bat qui il veut et il est relâché de taule dès le lendemain.
C’est comme au Mexique, si tu veux. Les chefs de gang passent en trombe et la police salue.
Ce qu’ils disent a accentué pour moi l’irrespirabilité de l’air, mais le cousin de ma femme a surgi avec elle et nous a tous obligés à le suivre dans un dédale de routes industrielles désertes jusqu’au Rhin, derrière les docks portuaires, où une vingtaine de bâches abritent des cantines thaïes et khmères, des marmites où mijotent des nouilles chinoises. On s’est assis à une table de camping entre deux hamacs où la cuisinière berce ses enfants. J’ai vu une table de jeu, avec des pions, de nouveau des épaules d’où glissaient les bretelles et Pete m’a dit :
Tu vois c’est incroyable, Paulo: ton premier jour ici tu découvres ce que j’ai toujours ignoré: ce marché clandestin !
J’ai vu le Rhin pour la première fois, derrière un barbecue gardé par deux ivrognes, dans une forte musique qui selon le cousin le maquillerait en Mékong.
J’ai rarement vu autant d’épaules et de bretelles qui glissent qu’aujourd’hui. Sauf quand les plaisanciers se retrouvent au port d’Horta. .
Les tuyères à bruit.
Une nervosité excessive m’a saisi dans les wagons du train grande vitesse. L’extrême précision avec laquelle s’y détachent à la fois les mots, les paroles et les cris de tous les voyageurs enfermés dans cet espace miraculeusement insonorisé des bruits du wagon et de son roulage, m’a donné l’impression d’être du coup capitonné dans une intimité proche de celle d’un berceau collectif. Jamais au grand jamais je n’aurais cru pouvoir entendre aussi parfaitement un pareil nombre de mes contemporains. Cette expérience sensorielle me tombe sur les tympans et m’affole parce que, débarquant sur le continent pour la première fois de ma vie, on m’a tout de suite enjoint de rejoindre un autre aéroport, distant de deux cent kilomètres.
J’espère que tout ça n’est pas dû à l’objet d’Antão, qui suscite pas mal de concupiscence dans le milieu des grands collectionneurs. Le cousin au téléphone m’a dit que ce genre d’erreur arrive — je ne peux pas m’empêcher de craindre quand même d’avoir réveillé le diable. Je n’ai, amputé qu’à la demande d’Antão, les Açores de son efficace hirondelle. Il veut éviter qu’elle ne soit anesthésiée par une vente aux enchères et sa transformation en objet d’art inerte.
Sentiment certainement hallucinatoire: intrusion des voix des autres voyageurs. Principalement les voix enfantines, les pleurs, les caprices, les trépignements, jusque dans mon crâne. Serais-je sans défense Et insignifiant, devant ces signifiants qui se multiplient ?
Contraint d’être environné par des voix, affairé d’un déchiffrage constant que je ne parviens pas à interrompre, j’ai l’impression que ma cervelle se trouve confrontée à l’exercice, vain au possible, d’un sondage des impossibles sens du groupe humain le plus disparate que j’aie jamais croisé.
Qu’est-ce que j’interprète, du babil des autres auquel le capitonnage des wagons high-tech fait un si redoutable écho?
Si j’étais encyclopédiste, je pourrais prétendre aller à ce qui, dans ces voix d’Europe, constitue la structure d’un discours inconscient.
C’est ça qui me torture: une structure aussi chiante et immobile que la vie et le monde nous paraissent changeants et insaisissables, multiples, mouvementés, serait-ce que par le passage du temps.
Et moi jusqu’à ce jour, j’avais réussi à me restreindre, en refusant de quitter les Açores, j’avais réussi à me limiter aux changements induits par le passage du temps, tellement silencieux, plus silencieux que ce train…
Car au fond, je dois l’avouer, mon île avait-elle encore le moindre secret pour moi, en dehors de l’énigme absolue du silence infini de la cause en soi ?
Le wagon (en soi !), son roulage, les moteurs, tout ça est silencieux, par contre.
On n’a, du fait de cette remarquable insonorisation, plus que cinquante discussions simultanées à tenter de ne pas entendre. Impossible pour moi, surtout, ce premier jour que je passe à ne pas réussir à absorber cette chose affreuse dont tout le monde m’avait parlé: je suis transporté au Continent.
En plus, comme cela représente deux heures de décalage horaire, une part mystérieuse de moi refuse ce transport qui voudrait que je gomme deux heures du jour, quel manque de douceur !
Oserais-je évoquer mon manque à jouir, que réveillent les bavardages incessant d’une foule de gens dont la fausse proximité déclenche en moi un drôle de réflexe: si tous leurs mots rentrent dans mon crâne en même temps, ne devraient-ils pas ressentir comme c’est terrible, d’être moi?
Si mon cerveau court après un sens qui pourrait jaillir de leurs mots dépareillés, ne pourraient ils pas tous sentir que c’est affreux d’avoir cinquante deux ans et un manque à jouir aussi phénoménal que le mien? Comment est-ce qu’ils feront, mes enfants, pour faire évoluer cette dette-là, d’avoir un père sans divertissement?
Si énorme dette — je vois bien qu’elle existait déjà à la génération précédente, je n’ai aucune difficulté à imaginer mon père en train de faire la gueule dans le même wagon mais dans les années cinquante. Ni mes quatre grands-parents Mais dans les années folles.
Je vais même vous dire: je sais très bien comme ils se seraient ingéniés à trouver un compartiment. Je sais d’un savoir familial absolu que, pour faire barrage à la bonhomie complice des propos qui se mélangent entre tous les voyageurs, ils nous auraient enfermés, entre soi, pour qu’on se fasse bien chier avec nos petites emmerderies familiales à nous. Ainsi eussent régné, et les jalousies des tatas et les rodomontades des tontons, à l’aise. L’air mécontent des époux Se serait reflété aux vitres du compartiment. Les blagues, ritournelles répétées de leurs reproches conjugaux auraient vite contraint les femmes de la famille de s’occuper avec diligence de parler entre elles de choses vraiment sérieuses.
Les hommes se seraient rapidement énervés, ne pouvant lire tranquillement leurs journaux ou leurs cahiers de comptes à cause du bruit infernal qu’auraient progressivement établi les gamins, en harmonie avec toute cette belle et particulière disharmonie familiale.
Je crois que je pourrais parfaitement devenir comme les schizos d’hôpital, et chercher n’importe quel objet de fortune pourvu qu’il réponde à mon si manifeste désir de ne plus entendre rien, des autres du wagon.
Cotons-tiges qui remplissent leurs oreilles et percent leurs tympans. Bonnet en grosse laine quand il fait chaud.(les silhouettes des fous, dans la cour de l’hôpital où travaillait ma femme)
Afin de quoi? De retrouver le dieu obscur, pas bien intéressant (ainsi qu’a dit la grand-mère de Denis, qui venait de dîner avec pour voisin de table l’empereur Hiro-Hito du Japon: «Il n’était pas bien intéressant, ce Jaune «
Il n’est pas bien intéressant, mon dieu obscur. Elle n’est pas bien intéressante ma dette familiale. Mais je ne me vois pas parvenir à me mettre debout dessus, ni à les toiser comme d’ennuyeux convives à souper.
Il ne nous est rien arrivé.
Quand je lis la phrase merveilleuse et bouleversante d’Elie Wiesel décrivant le sentiment de ceux qui, ayant expérimenté des années de camp, la vue des atrocités, la vue du sadisme de masse transmis et partagé par des dizaines de milliers d’hommes, l’évacuation du camp en longues colonnes piétinant les exténués et broutant la neige sur le dos cadavérique de ceux qui marchent devant, arrivant pour finir à un camp aussi atroce que le premier et éclairé du feu d’un crématoire pareil, ils se disaient : ” Nous étions les maîtres de la nature, les maîtres du monde. Nous avions tout oublié, la mort, la fatigue, les besoins naturels Plus forts que le froid et la faim, plus forts que les coups de feu et le désir de mourir, condamnés et vagabonds, simples numéros, nous étions les seuls hommes sur terre. “
Ma famille, dans le paradis heureux des Açores, est restée infiniment loin de la Grande tragédie — même si la fréquentation du volcan et des tremblements de la terre peut, à bien des égards par sa stupide cruauté…
–Mais non, Paulo, et c’est ça ton problème. La surpuissance de ton grand-père — ah ! L’Industriel ! L’Homme d’Affaires ! Le Citadin ! — a tellement éclipsé ton père, que dans chacun de tes gestes, tu as l’impression de n’être que le fils de rien.
— João, si je te passe un cigare, tu la fermes ?
— C’est pour ça qu’au lieu d’écrire come moi de la poésie pure et d’en jeter les feuillets par modestie, face à l’immensité du réel, tu passes ton temps à pisser contre les arbres en rédigeant fébrilement tes catalogues de merde, juste pour dire ” je suis passé là ! J’étais ici ! «…Mais cette activité de marquage, tu le vois bien Paulo, fais que, tu as beau frapper aux portes de la Culture, aucune Académie ne te reconnaît. Et je te signale que nous avons déjà 52 ans, mon cher Paulo. Accepte plutôt que ton père, l’homme de Corvo, a été d’une irréprochable stature. Et tu verras que tu n’auras plus besoin de pisser contre les arbres en accumulant tes listes de monnaies triboques ou je ne sais quoi !
Dans l’avion qui m’a emporté des Açores, il y a eu Carlos Silva.
Il vient seulement de lire, parce que j’ai tenté de le lui inoculer en parlant avec lui dans la file d’attente à Punta Delgada, le livre qui avait pulvérisé mes vingt ans «Le livre du ça », de Georg Grodeck.
Il n’a pas l’air pulvérisé du tout. Ça ne va donc pas créditer nos relations ultérieures d’un plus communiquant… D’ailleurs, est-ce qu’il faut absolument que je continue de croire que c’est une relation, que j’entretiens avec le monde? Comme Ernst Jünger qui continue de s’imaginer ça sous les explosions des shrapnells de 14−18 ?
Car Carlos a neuf frères et sœurs. Redoutable entraînement à la fiction d’une relation aux autres. Comme Ernst Jünger sentait en lui le frisson d’une relation à l’immense respiration de la germanité, des paysages germains, champs et vallées, qu’il prenait pour une famille en revenant du combat. Je les ai traversés en ICE, aujourd’hui. Ces vergers sont splendides, à couper le souffle. La poésie évidente de l’attention et du soin qu’on voit littéralement, portés à chacun de ces arbres, (ils sont posés comme des danseurs en pastel vert et bleu dans le soleil jaune de la fin de journée, accoudés à une échelle ou debout au dessus d’un panier de récolte, d’un petit tracteur ou encore de cyclistes en promenade, corps de ballet vergeant en premier plan des lignes infinies de montagnes bleues), voilà ce qui m’enracine immédiatement.
Même si j’ai lu à quel point Georges Bataille dénonce le bleu comme l’outil le plus lamentable des poésies les plus factices — cette étendue des vergers au pied de la Forêt Noire m’a presque donné honte de me moquer depuis si longtemps des compatriotes voyageurs vibrant en me racontant les millions de kilomètres carrés dont je pense encore un peu malgré tout qu’il est fort étrange qu’ils en soient revenus si c’était tellement bien — comme des nains souffrant de ce qu’ils prenaient pour une inaccessible grandeur du monde. Pourquoi reviendrais-je ?
Carlos, neuf frères et sœurs: il est, bien mieux que moi, armé contre l’indifférence du réel à notre survie, indifférence matérialisée pour moi et précisément aujourd’hui en l’indifférence des voix des voyageurs envahissant mon esprit, en les wagons trop confortables que j’ai utilisés pour transiter d’un aéroport à l’autre.
— Du coup, comment affronterais-tu… la solitude d’un canapé de psychanalyste ?
— Tu me disais que tu souffres des bruits de la vie ?, m’a-t-il reproché. Ils ne te paraissent pas exquis ?
— Par exemple, pour m’en protéger, depuis que je suis dans cet «ICE «allemand que je m’attendais à découvrir comme le Saint Graal, je me suis collé des écouteurs dans chaque oreille, et ces bruits que tu trouves délicieux perturbent quand même ma tentative d’entendre ce qui a été écrit de plus beau et de plus mélancolique, le mouvement lent pour orchestre qui a illustré la «Mort à Venise «, le film de Visconti…
— C’est grave, Monsieur Paulo… Il était peut-être grand temps que vous preniez un peu de distance avec les îles de nos aïeux.
— J’ai compris. Avec mon e-pod et la Symphonie de Gustav Mahler, et ses mille violons, ses coups de percussions atrophiques, je suis comme Ernst Jünger, le soldat-écrivain allemand racontant sa Première Guerre de jeune officie. Bon, lui, c’était dans l’abîme des tranchée champenoises se soulevant aux bombes des compagnies entières pour les recouvrir de leur terre, de blessures, du fruit amer de la malédiction guerrière, et puis de mort — la Terre, cloquée de bulles au chaudron d’Odin — Mais est-ce que je ne suis-je pas, comme lui, en train d’espérer l’hallucination d’une vraie grandeur? Est ce que je ne rêve pas depuis toujours de croiser quelque puissance qui me ferait objet soumis Et calme d’un vrai Géant. Comme je voudrais que de rassurantes injonctions me débarrassent de l’absurdité des jours ! Pas toi? Tu vois, un peu comme Me fait le mouvement «Ruhevoll «de Mahler — la musique, avoue, des fois ça remplit d’un impossible sens les instants qui passent, non ?
— Tu en verras cent’ des géants, aux façades de Karlsruhe, puisque c’est là que tu descends pour ta correspondance.
Il disait vrai, Carlos, pendant l’heure que j’ai eue à déambuler dans ma première ville Allemande, j’ai trouvé des sculptures de géants teutoniques à la en-veux-tu-en-voilà.
Les Allemands auraient ils été, à la différence de nous qui vivons à l’ombre du Grand Volcan, en manque de Géants ?
Car ma fille, à treize ans, s’en contre fout des géants mais elle connaît tous les visages infiniment humains et vraisemblables des dessins animés de Matt Breuning. Les Simpson, elle reconnaît chacun de leurs voisins, qui est le mari de quelle, leurs enfants — que des gens hyper normaux dont pas un seul ne tolèrerait qu’on lui mette un balcon ou une gouttière sur les épaules.
Les bâtisseurs prussiens des villes allemandes quant à eux, si je comprends bien en voyant les façades de Karlsruhe – dont Carlos m’a assuré que c’était une petite ville !- ont plébiscité gorgones, titans, lions et vénus. Tous affectés par contre à supporter patiemment les gouttières et à décorer des portes, des fenêtres, des mansardes. Le kiosque à l’entrée de la gare était orné pareillement, sans rien dire par pudeur des banques. (Je sais depuis que j’ai lu un ou deux textes de Tchékhov que la poésie n’a jamais déplu aux banquiers.)
— Ben oui, Paulo, c’est étonnant comme ils ont kiffé en refaisant partout la même statue grecque… profites-en, parce que, tu verras, y a des trucs beaucoup moins intéressants ailleurs !
— Carlos tu es roi, tu te moques sans ironie, avec tellement de légèreté, tu ne penses pas par hasard que c’est parce que tu as dû t’entraîner avec tes cargaisons de frères et de sœurs? Tu sais quoi? J’aurais dû dire à ma femme d’ouvrir la psychanalyse aux familles nombreuses — imagine: en ouvrant une consultation familiale avec dix canapés en batterie autour d’un guichet central pour un bon transfert familial qui en plus doit aller très très vite vu l’habitude des familles nombreuses à considérer l’autre comme un inévitable et parfois aimable parasite…
— Des escrocs, des diseuses de Bonne Aventure ! Dix clients à la fois, ils le feraient, à quarante euros le quart d’heure, l’heure à 1600 euros. J’en connais qui seraient prêts, pour ce tarif, à poser debout sur le cadavre de Freud, à dupliquer l’affiche qu’ils en tireraient autant de fois qu’une enseigne Mac Do, et à le faire savoir par tous les moyens.
— Et quoi Carlos, n’est-il pas juste que les gens dont le problème est d’être ignobles se préoccupent du questionnement de ceux qui aspirent à la grandeur d’âme ?
Peut-être qu’effectivement les monnaies gauloises, ma manie d’en établir les catalogues, l’enfermement en mes préoccupations incommunicables, sauf à de lointains correspondants, n’ont pas été sans rapport avec mon départ.
Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas menacé comme Antão, par des passions que susciteraient mes travaux: la numismatique est affaire de gens discrets et calmes, à l’enthousiasme muet. Ca n’est pas pour mes taxinomies et mes listes de potins que je pourrais attribuer la disparition de mes valises et les catastrophiques allers-retours que nous devons effectuer, sitôt posés en ce fameux lointain, entre l’aéroport de Frankfurt-Hahn, Karlsruhe, puis l’aéroport de Frankfurt.
Je connais cependant João. Même si j’avais fait l’effort de lui expliquer en quoi mes travaux dépendent de facultés qu’il ferait mieux de posséder: il n’aurait pas eu la patience de m’écouter. Et les autres, aux Açores, si je leur reprochais de rester aveugles à la passion que je ressens pour le dessin incroyable des monnaies gauloises? Me feraient hospitaliser.
A Francfort-Hahn, j’ai juste eu le temps de voir une valise semblable à ma valise, sur un tapis roulant où elle n’aurait jamais dû être mais devant laquelle faisait obstacle en souriant, une sorte d’indien avec son turban et un sari enfilé sur son costume et sa cravate pourpre — je suis docteur coranique à Kuala Lumpur et je suis navré mais votre valise a été prise pour la mienne !
Voilà pour m’accueillir en réalité sur le continent, et me signaler qu’ici, les enjeux ne sont plus strictement catholiques comme à São Jorge !
A peine évaporée la belle musique rythmique du Portugais, diluée à toute allure entre les hangars militaires qui survivent depuis la guerre du Vietnam, au milieu de l’aéroport de Hahn, des allemands, des luxembourgeois, des français débarquant là par myriades — soudain, donc, j’ai été environné par l’absurdité cacophonique et dissonante de la symphonie linguistique mondiale, encore plus dense qu’aux pontons de la plaisance transatlantique, à Horta.
Les gens de l’aéroport, à ce moment-là, m’ont dit que ma seule chance de retrouver ma valise à moi sans attendre une semaine, c’était de sauter dans un train rapide. Et j’avais tellement peur qu’il arrive quelle chose à l’objet protreptique d’Antão, que j’y ai couru. Sous les sarcasmes de ma femme qui me dit que je rêve lorsque j’imagine la moindre diffusion, non seulement des travaux que cisèle Antã sur son île de São Jorge, mais aussi — j’aurais dû plus lui en parler, de ceux de Porfirio et de Bartolomeu, chacun sur son île. Personne ne connaît les Açores? Pour moi elles sont encore pour longtemps l’explosif nombril du monde.
Le Royaume des trois couronnes.
Deux vieilles danoises m’attendaient à une table de jardin devant les flamants roses du zoo de Karlsruhe ! M’attendaient, moi ! Un contrôleur du train est venu nous le dire. Il fallait les voir, par un hasard qui ne m’étonnait plus elles avaient le ticket qu’il me fallait pour réclamer ma propre valise !
En quelques phrases elles ont d’abord tenté, sans porter un seul coup aux cuillers de leurs tasses à thé, de me faire comprendre que le Nord du continent Européen n’avait pas subi les mêmes interpénétrations culturelles que le sud, et qu’on y réfléchissait encore avec maturité, sans aucun des impacts et des affadissements esthétiques que je constaterais, elles en étaient sûres, dans la mosaïque civilisationnelle de ce qu’elles appelaient ” Le Sud «, loin de leur forteresse intellectuelle inentamée depuis les années quatre-vingt. Dont elles étaient, munies d’une dentition parfaite et d’un aspect profondément réfléchi, d’absolues représentantes.
Je leur ai dit que j’étais un peu pressé, que ma femme attendait dehors dans le taxi.
–Vous vous trompez, regardez ! Elle est descendue du taxi et elle nous rejoint ! Elle va adorer la Schwartzwald Tochte maison.
Je me suis très vite senti ce que je suis à leurs yeux: un amateur, un dilettante inconscient de la filiation qui unit — mais le savent-elles ?- le contenu de ma valise à l’histoire de la pensée en passant par celle des différentes factions politiques les plus pragmatiques ayant eu à gérer la police, les mécaniques de l’histoire de l’humanité, le revenu et les testaments de dix mille héritages humains précisément repérés par ces deux diplomates et, visiblement aussi par leurs enseignants danois depuis l’école maternelle jusqu’à l’institut d’anthropologie, par leurs collègues danois en un mot — et jusqu’au personnel d’entretien ayant à vider les corbeilles de leur bureau dont je sens tout d’un coup qu’elles ne me laisseraient évidemment pas faire le travail: mon allure d’homme vaguement dépolitisé leur est suspecte d’emblée. Donc, dans leur regard, je ne sais pas à quoi j’appartiens. A un reste du monde. A quelque chose de défini par son manque, par un signe de la soustraction, bienveillante cependant: elles sourient au monde. Elles me disent d’ailleurs :— Nous avons toujours rêvé de visiter Funchal.
C’est comme ça, les étrangers confondent toujours et croient que Funchal est aux Açores, où pourtant nous n’avons jamais fait de vin cuit célèbre — et où les allemands viennent ne viennent pas en hordes, avec leur propre bière, danser la macarena.— Ah ! Vous avez raison ! soupirent-elles. Les allemands veulent toujours tout envahir et réformer.
Ou peut-être méditent-t-elles le fait que je n’aie pas eu le temps de me raser en quittant la maison d’Horta ce matin? Pendant que je me passe une main exploratrice sur le menton dont je découvre effectivement toutes les approximations, la plus jeune (son amie accompagne ma femme, ravie, au buffet) me dit:-N’essayez jamais d’en parler avec João. Vous savez, nous, les Danois, nous avons toujours peur que les gens fassent les choses dans l’à peu près. Surtout les Catholiques. Vous croyez vraiment à la Vierge?
Elle ne doute pas que j’aie un de billet de retour.
Ma femme revient en grande discussion avec sa guide à qui elle a tout de suite déclaré que, pour elle le Danemark est un pays où chaque cimetière s’appelle Kierkegaard et tous les écrivains Andersen.
— Vous avez vu le faux imam malaisien, à l’arrivée du vol de Punta Delgada ?
— Vous pensiez qu’il était là par hasard ?
— Avant qu’il vole votre valise et l’objet fondamental que vous vous trouvez transporter.
— Et qui nous intéresse, Monsieur, qui nous intéresse ! (elle dit cela en montrant d’un geste désolé le petit sac de voyage qui est mon seul bien, depuis que je suis sorti de l’aéroport de Hahn)
–Vous avez songé à signaler la présence délictueuse de cet agent travesti à l’Officier de sécurité ?
— Mais je ne parle pas un mot d’allemand et je ne suis jamais allé à…
— Voilà le numéro du téléphone portable de l’Officier de Sécurité. Le prétendu imam malaisien se cache derrière sa barbe de prophète, et son sari. ( Elles rient toutes les deux avec une affectation formidable: elles ont peur que je ne me rende pas compte que tout cela devrait être drôle. Si quelque chose dans le monde devait être drôle ce serait cela. Si les étrangers se déguisent, c’est bien la preuve qu’ils ont du mal à accepter de ne pas être Danois)
— Et ensuite? Vous me dites que vous êtes de mèche avec ce voleur et que je dois appeler la sécurité de l’aéroport mais que c’est trop tard ?
— Pas du tout. Le protestantisme est la seule structure politique au monde qui permette parfois, quand elle est inculquée avec rigueur et donc près des fjords, que ses pratiquants jouissent de faire le bien comme le reste du monde jouit de se faire du bien. Vous vous devez de retourner aux Açores après que nous aurons déposé l’Objet aux spécialistes du Musée d’Aarhus. Nous allons vous aider à récupérer l’objet de votre ami Antão. Nous aurions bien voulu vous obtenir un visa Danois, mais, vous savez, en ce moment, il y a déjà les Irakiens… La psychanalyse est l’héritière de l’examen de conscience romain par le détour spinozien de Freud. Elle étendra l’ombre bienfaisante de son efficace sur le monde entier.
— Non, Mesdames, je déposerai l’objet au Musée de la Fondation Gulbenkian. J’attends de vos principes que vous me restituiez le trésor de mon ami Antão.
Elles ont l’air chagrinées. Elles ont l’habitude du chagrin. Ça leur fait avaler leur thé d’un coup, d’un air beaucoup plus ferme, soudain. Dans un mouvement d’écharpes soyeuses dont je remarque les tons passés, aux harmonies automnales surprenantes dans cet été. Puis elles disparaissent vers la caisse du zoo et nous les voyons, ma femme et moi, se diriger vers les importantes structures du bassin des otaries qu’on entend aboyer, leurs jambes magnifiques me faisant complètement oublier qu’elles sont aussi vieilles que moi.
Depuis midi, j’ai évidemment cette impression nouvelle qu’il n’y a plus personne hormis ma famille, qui ait dans la foule autour de moi, le physique propre au Portugal.
Notre force réside, maintenant je le comprends, dans une robustesse discrète, dans des lèvres souvent fines que l’observateur ne devine pas rieuses, des yeux simples qui ne cherchent à convaincre personne, mais que je sais empli à ras bord, des trésors que constitue notre pays. C’est-à-dire pas le Danemark, dont elles m’ont dit pourtant :— Chez nous, comme chez vous, partout, la proximité des vagues, du bruit du ressac.
Ces trésors (si elles savaient comme les falaises sont abruptes, comme nos reliefs sont vertigineux, si elles savaient que sur mon île il n’y a pas une seule plage !) — qu’un voyage de propagande à Kuala Lumpur ou à Manhattan n’altéreraient certes pas, mais nous n’aimons pas à convaincre.
Le travail de compréhension de l’autre aurait pris les Malaisiens et les New Yorkais autant au dépourvu que nous. Il n’y a que les italiens pour croire que l’on peut, à force d’exubérance et de singularité, enseigner l’ipséité hors de sa communauté d’origine, promouvoir le Bel Canto sur un terrain de foot et Florence dans un plat de spaghetti.
Or, à peine l’imam neutralisé par les bons soins des deux danoises, et quand j’ai pu me faire restituer ma valise dans le hall de l’aéroport de Francfort, trois Chinoises ont essayé de me prendre l’objet que je venais d’extraire de ma valise !
La jalousie de ma femme m’a sauvé, et leur sourire enjôleur qui lui a fait voir rouge. Alors que je ne les avais pas senti saisir l’objet caché dans mon imper.
Ma femme m’a avoué, pendant que nous nous éloignions avec le chariot des valises, qu’elle avait un moment pensé, en voyant ces trois petites merveilles m’attraper le pantalon vers les parties, qu’en Europe, c’était peut-être ainsi: il y a de très belles chinoises et elles se jettent sans vergogne sur les pantalons des vieux maris et il faut veiller au grain, voilà.
— Tu vois ce que je me raconte du continent, alors que moi, j’y ai vécu déjà !
— Tu veux que je te dise ma conclusion à moi: on va avoir des ennuis avec les chinois, c’est la dernière horde ethnique qui sera capable de se raconter le génocide de tous les autres comme le Souverain Bien.
En effet, j’étais encore sous le choc de la totale indifférence que j’avais lue au regard des trois jeunes filles et des acolytes en train de surveiller leur manège de loin.
Les éperviers poétiques de Punta Delgada.
Car pour la première fois j’étais passé, dans les premières heures du matin de cette journée qui allait être ma première journée «raccourcie » par un décalage horaire, du côté «international «de l’aéroport de Punta Delgada.
Pour la première fois les douaniers, que je connais par leurs prénoms, m’ont fouillé. J’ai fait mine d’offrir mon corps à Eduarda la douanière, elle n’a pas compris ce que je suggérais en étirant un sourire grivois, c’est Norberto, le petit gars derrière, qui a bien voulu me faire la charité de sourire comme si il y avait une crédibilité sexuelle dans mes mimiques.
J’ai regardé sans nostalgie la maquette du biplan suspendue au plafond de la salle des pas perdus, entre les boutiques de souvenirs, la maquette géante d’un fromage de São Jorge, et la cafétéria. Comment serait-on nostalgique quand on vient comme moi, des terres neuves offertes par le volcan ?
São Miguel est immense. Au milieu de l’Océan immense: je sais que je ne retrouverai plus jamais rien d’aussi central que cette immensité.
Le monde est un faubourg des Açores: peut-on y déguster le fromage d’Armindo, et du vin de Pico ?
Le biplan a une allure de schéma lacanien, dit la femme, et ça me fait sentir comme brûlure ce que j’ai caché dans la valise — j’aurais eu du mal à ne pas rire en ramenant l’hirondelle-licorne d’Antão depuis l’autre île pleine de lumières, Faïal.
Faïal !
Faïal dont l’église s‘appelle, justement: «Notre Dame de l’Angoisse «.
La route depuis Faïal, quittée encore dans la nuit, s’est fendue progressivement d’un ciel d’aurore crémeux à perte de vue.
Déjà, enfant, mon plus grand bonheur était d’emprunter cette puissance des bimoteurs de la SATA, que je sais aussi larges que peuvent être les voies maritimes vers la maison impressionnante de Gaston. Mon grand-père.
Gaston nous attendait immanquablement à l’aéroport de Punta, au pied de la coupée de l’avion, à l’époque, on pouvait tout se permettre
Une poudre de brumes, et pour mon dernier Et absolu départ j’espérais que la réalité m’offrirait de surprendre des baleines, mais la réalité reste neutre. Quand si souvent j’y cherche un reflet. Le grand-père disait :
— Dans Azores, tu ne peux pas t’empêcher d’entendre Azul. Tu ne te demandes jamais ce que tes aïeux, quand ils grandissaient encore, gamins enfermés dans les casernements formidables de Mazagào au Maroc, ce qu’ils regardaient, au-delà de la Puerta del Mar? Quoi? Ils lorgnaient l’Atlantique. Ils écoutaient de leurs oreilles archi-sensibles de gosses, venir le vent du Bleu. Azul ! On leur avait dit, dès 1530, qu’au large, immensément loin, se tenaient les Açores, un Eden fertile que les animaux avaient découvert bien avant les Portugais et les Flamands.
— Azores ! Éperviers ! Avaient d’ailleurs crié les vigies au milieu de l’Océan dont les oiseaux circiens leur révélaient soudain un secret aussi fou que celui de ma valise.
— Azores !
Les fous! Est-ce qu’ils ne savent pas seulement qu’Épervier c’est Circé, Circé l’Épervière – ont-ils bu le seul philtre qui adoucisse ses foudres métamorphiques, où seront-ils enfermés à jamais dans l’impuissance animale?
L’infini guilloché du bleu m’a salué, presqu’abstrait tout en bas et si prêt à engloutir l’avion cependant, et moi depuis mon hublot, depuis la musculature du bimoteur.
Les moutons blancs fils du vent.
Pas de baleine — le chemin est immense, entre Faial et São Miguel.
Malheureusement les marins qui les découvrirent, les archipels açoriens du centre du monde, ils s’étaient trompés: c’étaient des milans, pas des éperviers. Déçus de ne pas trouver Circé, ils ont gardé son nom pour l’archipel, Açores sonne Circé.
Saint Cu.
Si je n’avais pas surpris João avec cette Amalia.
S’il n’y avait pas eu un tel contraste entre la probité morale et le regard profondément innocent de sa femme Ana — et la simple perfection des hanches, physiquement parlant, comme je l’ai ressentie — et les pieds d’Amalia que j’ai bien dû-il a bien fallu — voir agiter leurs orteils brutalement exquis.
Mon propre écart, vis à vis du goût frelaté des plaisirs ridicules, (s’agissant d’hommes mûrs comme João et moi) se nourrit de ma pitié ancienne déjà pour le rassasiement, sans séquelle parfois, que j’observais depuis mes vingt cinq ans lorsque je surveillais les agissements sexuels de la quincaille.
Maintenant que nous en sommes, João et moi, de la quincaille, j’ai installé une réserve extrême. ça succède goûteusement aux printemps effrénés dont j’ai bien plus que le souvenir, la présence qui me colle à la peau et me surprend lorsque je croise mon incroyable vieux reflet aux miroirs alors que malgré la verdeur de rêves dont j’accepte d’apurer seul le quotidien volcan, je suis bastionné contre toute attaque de la lascivité des jeunettes, mieux que Saint Antoine dans ses représentations les plus austères.
Et patatras, j’ai vu sur le canapé en velours du bureau de João, que les fesses d’Amalia pouvaient, simplement parce que mon contemporain les malaxait dans la lumière d’une bougie alors que sa femme dormait dans la pièce voisine, acquerraient un grain d’une précision supérieure à ce qu’à ma mémoire pieuse les grands films des maîtres des années soixante-dix y ont jamais laissé.
Tout ça ostensiblement plus inquiétant du fait de la laideur proverbiale de João.
C’est lui qui m’a dit, il y a trois ans déjà:
–J’efface toutes les photos qu’Ana fait de moi à la plage d’Almoxarife. Impression d’être devenu un lézard rhumatisant, un crapaud asexué, toujours un peu bossu au moment où elle choisit de presser le déclic, alors que quand je me regarde au miroir, je me redresse, je rentre le ventre. Est-ce que j’ai un gros ventre? Je le sens absolument pas quand je te parle ! Sur les photos j’observe avec stupéfaction un crabe, suspendu difficilement par quatre membres faiblard, à son bedon abject.
La jonction un peu grasse entre les hanches et les fesses de cette fille, était-elle, dans la lueur des bougies, douée d’intention ?
Y avait-il dans le moelleux de cette peau légèrement dodue, le projet de tirer mon regard hors de mes tranquilles orbites et jusqu’au slip, pendant que les vieilles articulations de João la saisissaient, la pressaient en l’insultant ?
Il y a un entrepôt à nous, je veux dire qui appartient à la famille de mon grand-père maternel, sur le port d’Horta, qui a l’air de la caricature architecturale du richissime et cacochyme Gaston, je sais combien de colères de mon oncle ont précédé, il y a vingt ans, son abandon, je sais pourquoi l’élégance des grandes poutres de béton rainurées Art Déco, ouvre sur le néant des piles de boîtes. Ce sont les musées qui se les arracheront bientôt, ces boîtes: l’oncle avait fait dessiner par son ami Picasso la vignette, un minotaure y niquait très élégamment la grande baleine.
Amalia : la petite-nièce du comptable d’Horta. Celui qui a aligné longtemps les colonnes en encre de la faillite de cet entrepôt-là. Celui que j’ai croisé longtemps, assis les soirs d’automne avec sa femme, près du muret de la jetée: un prince pour les pêcheurs retraités, depuis sa Cour, il me lançait des mots drôles de reconnaissance, quand, ne faisant plus qu’une apparition hebdomadaire depuis mon île, j’avais la petite peur de ne pas être reconnu au pied du bâtiment qui porte encore le nom de ma mère et de Gaston.
Plus tard j’ai continué de lever la tête en passant devant le magasin de mode au dessus duquel il s’est accoudé un milliard d’heures pour regarder, me semble-t-il, Igrezia Matriz chanter les heures de son gros bourdon pas drôle.
Amalia: et j’ai vu ses yeux aussi bleus que les boules d’hortensias qui font la roue entre les pentes des volcans. Ça m’a immédiatement rappelé, quand nous avions dix sept ans, que je venais de refuser de partir à Lisbonne pour l’Université été que João revenait pour ses premières vacances d’été :
— Les Aztèques voient des volcans, João, et qu’est-ce qu’ils en font? Ils inventent un dieu cruel. Alors que les méditerranéens: Pline se met en face de l’éruption. Il la décrit.
— Je te vois venir, Paulo: tu veux encore que je refuse d’aller faire mon service en Angola? Mais tu vas quand même à la messe le quinze Août? Même si les grecs ont observé que des principes numériques organisent les phénomènes de la réalité…
— Est-ce que les nombres appartiennent au Réel autant qu’à nos symboles humains ?
Amalia: la petite nièce de Manuel. En la voyant chevaucher je me rappelle comme elle me toise, si pieuse. J’ai la réputation d’un esprit fort, donc prétentieux et limité.
J’entends encore Gaston, le jour où on inaugurait «ses «vitraux, à la mort de sa femme, au chevet de la Matriz de Ponta Delgada :
— Prétentieux parce que tu ne mesures pas la profondeur des éléments du sacré. Limité, parce qu’avec tes semblables et tes cousins, vous ne vous mesurez qu’entre humains et vous ne pouvez plus rire librement, coincés dans vos rapports de force qu’aucune présence de la Grandeur ne vient pulvériser !
Ensuite, Gaston refusait de parler avec moi de la grandeur des Grecs :
— Tu n’es même pas allé, comme nous tous, à l’Université, et tu voudrais nous faire la leçon. Mais on s’en fout de ce que tu penses. On s’en fout. Tous, ici, tous, dans la famille. Tu ne savais pas? Et bien je te rends un service; je te le dis: on s’en fout tous complètement de ce que tu penses !
Et quand je me suis intéressé à la psychologie :
— Tu devrais t’en servir pour faire rire tes copains artistes. Mais ne viens pas m’ennuyer avec ces enfantillages. Ma mère était une sainte femme, peut-être pas mon père, mais mon père était un homme terrible, tu n’as pas idée. Si les américains l’avaient écouté, ils n’auraient pas aboli l’esclavage, et ne viens pas parler de libido à un veuf comme moi, dont la femme a porté dix enfants, dont une seule fille, ta mère, qui bénit encore aujourd’hui le ciel que je ne me sois pas comporté comme mon père — si les américains m’avaient écouté, ils auraient encore le Vietnam, et Ho Chi Minh serait une ombre atomique contre la poutre en bois d’une de ses termitières.
Un jour je l’ai baffé, c’était une des réunions de famille les plus réussies à laquelle j’ai participé, deux ans avant la fermeture de l’Entrepôt d’Horta, pour lequel il n’avait pas investi un réal de la vente de tous nos prés, dans les hortensias bleus de la montagne.
Je lui ai mis la facture des prés sous les yeux :
— Et ce pognon-là, tu le donnes à l’Église, quand tu vas en Thaïlande ?
Les oncles me retenaient :
— Tu n’aurais pas dû frapper ! La justice va passer ! La Justice va passer !
Quand je suis sorti sur le balcon, je les ai entendu dire :
— Il est fou. Ça devait arriver. On va le faire enfermer chez ses copains les psychiatres.
— Mais ils ne voudront pas, c’est tous ses amis, justement. On va passer pour des calomniateurs et c’est nous qu’il pourra…
Gaston, lui, il savait où le pognon était parti, il a pris sa baffe comme un bonbon.
En plus la petite, de ses grands yeux bleus d’hortensia, elle regarde João éperdument. Elle repart, nue, sans un bruit pour ne pas déranger la maisonnée du sacripant.
Nue, pour qu’il la regarde encore? Elle s’éloigne de la maison, sa robe en liberty au bout d’un doigt et, à vingt mètres, elle remet seulement ses pompes avant de continuer son défilé nocturne. Et le visage du traître João brille d’un sourire de Saint. Et moi aussi, j’ai un vieux corps poussif.
Avant de quitter les îles, j’ai voulu pénétrer une ultime fois la nef de Sainte Angoisse.
A Horta, que Tabucchi immortalise dans ” Femme de Porto Pim “, les églises ont un programme obstétrique, il y a d’abord Sainte Angoisse dans la dimension étymologique d’étroitesse que comporte ce mot d’angustias — et Freud a été sensible à ce que l’étroitesse du canal des hanches de la mère nous mettant au monde ait pu opérer comme premier resserrement de l’être — juste avant que nous ne voyions le jour et en notre déplacement premier vers le jour premier abime — il y a, comme partout au Portugal, l’église principale dont la dénomination d’Igrezia Matriz ne peut pas ne pas être rapportée à la Matrice utérine même si c’est à Horta l’ancien siège des Jésuites qui étaient peu portés à reconnaître leur bâtards — et puis personne ne s’étonne de trouver la paroisse de São Concetào, la conception étant une nature naturante laissée aux femmes par le clergé confessant et l’église de la conception étant refleurie chaque jour par une innombrable troupe de femmes ménopausées, il manque juste Saint Ovaire quant à Saint Clitoris, s’il n’est pas cité ce doit être pour que la ville soit démembrée, tel un Osiris femelle coupé en autant de paroisses que de fragments du corps avant qu’il soit conçu comme un Tout par les sujets de l’Empire…
Quand João a su, au petit déjeuner, que j’avais contemplé son secret, mais surtout été gobé hypnotiquement par les charmes d’Amalia :
— C’est gonflé mais ça ne me déplaît pas de pulvériser définitivement toutes les innéités morales. Il ne faudrait pas d’identité ou de propre, par ce que Sartre termine à la machette de son système le rationalisme qui a détourné Parménide de l’amorale fraîcheur de sa pensée travaillante.
João, il noierait n’importe quel poisson, chez nous, ils peuvent réellement boucher l’entrée du port, pourtant.
Sa femme, candide, est passée derrière lui :
— Finalement, tu as pu lui trouver une couverture, à la petite Amalia, Excuse-moi, Chéri, mais j’étais si fatiguée…
Il l’embrasse en mâchant sa rosca et il me lance :
— Parce qu’ils s’en sont bien servi, hein, ces enfoirés de rationalistes, de l’UN de Parménide, toi qui aimes les trésors gaulois, regarde ce con de Renouvier, il en a fait la monade morale.
Je lui dis :
— A propos de l’immuabilité éternelle du monde, tu vas te confesser avec moi à Sainte Angoisse, cette après-midi ?
Il jette un regard sans un soupçon d’effroi vers la baie vitrée de sa salle à manger et l’immensité Atlantique du Sud de Faial. Sa femme lève un sourcil :
— Confesser quoi ?
-Ce salaud te trompe avec Amalia !
— Oh, Paulo, me tromper !
Et pendant que mes yeux s’écarquillent, elle saisit son homme par les hanches et l’embrasse.
Vendre ma nef périsse mon âme.
— Protège-moi, protège-moi, m’a-t-il dit en pleurant presque. Je suis sûr qu’on va me descendre. Et, comme quelqu’un faisait sauter un pétard pour la fête du Saint Esprit, il a vraiment fondu en larmes, il s’est mis à trembler de tout son corps, à geindre :
— Mais qu’est-ce que j’ai fait ! Mais pourquoi j’ai fait ça !
J’ai vu qu’il avait trempé sa chemise de sueur en quelques secondes
Allons, tu n’es pas le premier à faire fortune ici. Regarde Almeira, mon oncle l’a nourri quand il a débarqué de Maputo et maintenant, à qui elles sont, les compagnies de navigations, les concessions automobiles? Et tu crois que ça lui fait peur que tous les poètes de l’île veuillent le descendre, quand il construit ses silos à bagnole en haut des îles ? Allez, mon vieux, du courage.
— C’est ça devenir riche ?
— Être haï de tous, et oui, allez, tu verras, mon arrière grand père s’y était très bien fait.
— Salaud ! Mais tu ne te tires pas définitivement au moins ?
— Bien sûr que non.
— Tu sais que les généticiens de Los Angeles…
— Je sais, les gars d’Amgen, c’est pas des tendres. Mais s’ils te veulent, ils t’achèteront, ça leur coûtera moins cher que de te tirer avec un pétard des fêtes du Saint Esprit…
Je regarde son île. C’est toujours impossible de regarder son île. Ce cône. L’air si simple, et un monde invisible, les routes qui se perdent dans une complexité d’autant plus angoissante que, de partout, on voit l’Océan.
J’ai levé la tête vers les forêts verticales qui grimpaient à ma gauche, j’ai sauté dans le bateau en congédiant pour toujours mon pilote, Soares, qui depuis quelques années ne demandait que ça et croit que c’est à cause de ses rhumatismes et qui m’a crié, du bord :
— Tu vas voir Porfirio à São Amaro de Pico?
— Qui te l’a dit ?
— Tia Palmira, avant sa mort. Elle s’en est toujours douté, que Porfirio mettrait un doigt dans l’engrenage du savoir… Ensuite, elle disait, toute sa vie, qu’il aurait peur. Oui, très peur.
— Quoi ?
— Une peur atroce. Elle le disait en chantant, elle descendait je ne sais pas où, derrière votre bureau.
— Quoi ?
— Une peur atroce, elle disait Tia Palmira, en chantant, elle passait derrière votre bureau, derrière le salon, dans un couloir qui mène je ne sais où, j’entendais trois portes claquer et…
— Qu’est ce que tu dis? (le quai s’éloigne déjà, les puffins crient)
— Je me souviens ! Elle chantait, «une peur pire que perdre la vie «, maintenant je sais, vous allez voir Porfirio. Vous savez…
–Quoi ?
— Les gars qu’elle a sauvés dans la geôle, quand il y a eu le tremblement de terre, il y en a un, c’était mon fils !
Orphéon et miroir de l’âme
On ne peut pas traverser la rue d’un petit port, qui plus est adossé à l’émeraude de la falaise forestière, sans une grande intranquillité: les regards s’entrecroisent, les questions sont incessamment formulées: que fait-il? Où va-t-il? A-t-il le droit? Mon départ définitif ferait l’effet d’une bombe, d’une trahison, occasionnerait mille ennuis imprévisibles à des gens insoupçonnables — sauf à faire dire que nous nous sommes tous noyés, et là, une messe, un testament, la lumière de l’être restera intouchée pendant que l’harmonie municipale rejouera ses joyeux flonflons au kiosque repeint en rouge sur la place que j’appelle du Commandeur, pour le palais aux fortes grilles qui continue d’y manifester quelque chose d’impérial. Crevé, ça irait, même très très bien. Mais barré après cinquante ans et des brouettes c’est non. Pas le droit.
A qui léguer ma maison, par exemple, alors qu’elle n’est pas encore tout à fait à moi? Et si Porfirio m’avait menti si rien ne devait changer, si :
— Toutes les souris, je les ai guéries. Et pour les singes, Hans m’a listé: cent pour cent de guérisons.
— Hans a tes formules ?
–Pas fou. Tout se fabrique dans le laboratoire de São Roque.
— Et puis regarde, ce qui se passe, on ne l’a pas vu venir.
— Qu‘est-ce qui se passe ?
En plein milieu du port de São Roque, tout le monde admire les fumées qui sortent du vieux laboratoire que Porfirio a fait réinstaller.
— Il est revenu de San Francisco.
— Il fait des sirops pour la toux.
— Qui sentent bon. Son ami João lui fait livrer des tonnes de menthe qu’il fait récolter à São Jorge.
Les îles où les oiseaux de nuit parlent sans arrêt.
Gaston riait et persiflait les instigateurs de notre luxueux jardin public.
Oui madame, oui, près du phare ouest, nous avons aussi notre jardin public, à nous. Public quoiqu’inaccessible, à l’extrême pointe des falaises.
Gaston gloussait comme les cagarros, aouaraouaraoua, aoua, ouroua, (ou plutôt, en anglais, oh! Wicked! Wicked! Wicked ! C’est ça que chantent les milliers de cagarros chacun avec sa voix, quand ils tournoient au dessus des maisons de Velas — sa voix éraillée ainsi que celle des oiseaux de nuit que j’aime entendre s’époumoner devant les vertigineuses murailles de basalte qui plongent l’Océan en s’entrecroisant sous la maison de Tia Palmira.
Ce qu’il refusait :
— On va encore payer des fonctionnaires, juste pour entretenir un jardin public ! Et puis à quoi bon replanter tous les arbres primitifs de la forêt que la famille a mis tant de siècles à domestiquer quand elle est arrivée sur les îles.
C’était en 1976 et heureusement qu’il n’est jamais venu voir le jardin public.
— Ils plantent du caviar, ces crétins, ou quoi ?
En effet.
Rares ceux qui s’y promènent quand la brume des nuages épaissit le labyrinthe des haies méticuleusement taillées sous l’ombre des grands arbres frissonnant. En fait: jamais personne, au sommet de l’île de Sao Jorge, dans le jardin public. On entend la rage océane, cent mètres en contrebas, mais c’est un sirop de paix civilisé qui flotte là-haut, entre les fougères arborescentes dont la survie stupéfie, depuis l’aube du monde qu’elles existent, stupéfie d’une sorte de sensation aiguë de la clairière, d’une sorte de sensation de la limite lumineuse que perçoit à sa propre existence l’âme du passant soudain égaré là.
Et on a beau laisser retentir en soi l’extrémisme outrecuidant de ces labyrinthes entretenus pour nul visiteur, des bancs en pierre de lave soutiennent le cul si on somnole et même on peut se faire des farces, aller voir cet improbable enclos au beau milieu du jardin public: quelques daims y disputent leur étable à des cochons noirs au groin retroussé.— J’y respire moins d’absurdité qu’en bas, à Velas, dans la fréquentation des repas entre quinquagénaires.— Y parle-t-on où ne sont-ce plus que des rots, d’estomacs se préoccupant de leur digestion avant de vérifier, d’un rapide regard faisant le tour de table, qui domine les autres et pour combien de bouffes encore…— Parfois des abbés s’invitent, pour rassurer aux femmes la fonction génitrice qui doit couronner de futur les combats entre les primates humains qui s’attablent à leurs casseroles migraineuses.
Le Net est venu dissiper l’ornière de ce manque-à-jouir, sa boule magique cristallise des banquets plus pornographiques que ceux des rivalités insulaires. Et incroyablement, la vague sympathie, qui m’a toujours uni de façon jusque là délirante et intuitive aux milliards d’inconnus planétaires, est maintenant confirmée par leur convocation à l’écran. Convoqués, ils paraissent. Si je pouvais faire coffrer mon ordinateur dans des marbres précieux, je le ferais. Confirmation à la demande du nombre et de la variété de toutes les bacchanales en cours.
Le net est franchement là, comme les baleines qui aiment passer un peu de temps dans l’archipel. Et comme les baleines, j’arrive à me repérer vis-à-vis des pôles, la boule de cristal m’a aimanté la cervelle — les femmes que tellement de maris aiment à y montrer en train de perdre la tête, ne sont pas pour rien dans mon envie d’abréger les repas, les fameux repas quinquagénaires du mutisme.
— Tu as toujours été comme ça, me dit mon frère Sebastâo. Tu quittes la table, et un jour, tu as même quitté la maison de famille.
— Quoi ?
— Oui. A quinze ans, tu nous as tous lâchés. Tu es allé t’installer dans la cabane du jardin.
Un des plus beaux souvenirs de ma vie: de m’être «reclus «dans la cabane en pleine végétation, au bout du jardin, dans les cris des animaux qui donnent une telle profondeur à la nuit parfumée des lys. Dans le chant des criquets.
Trente ans plus tard. Si longtemps j’ai fui. Et le monde continental ne m’attend pas, c’est moi. Sans jamais avoir soupçonné rien qui, de moi, puisse fuir. Immobile fuyard. Aux lisières, non pour contempler les cimes des arbres. Pour ne rien voir. Le cagibi sans lumière et l’ombre des cloîtres, celle du cagibi. La terreur atroce du savoir, tenue en lisière.
-Vous ai-je déjà parlé de l’ombre du cagibi? Il était temps. C’est comme si je ne vous avais rien dit. Cette ombre, elle renferme tous nos crimes qui ne sont rien qu’un vieux tas d’erreurs et de méconnaissance.
La baraque même où s’était réfugiée Tia Palmira, au fond du jardin, quand l’oncle avait installé dans sa propre maison de famille ce quelle refusait absolument d’y accepter, le tableau de la Création du Monde, Chaos Nihiliste du vingtième siècle Russe, hurlant de toute la parfaite obscénité du corps nu, beau et noir, exposé au fond du cagibi. Est-ce que l’oncle n’avait pas installé autre chose, quelqu’un, cette femme noire qui revenait de Rio et dont personne ne m’aurait jamais parlé si je n’avais retrouvé sa trace dans l’album de Gaston, posant tout sourire entre Gaston et la lingère.
J’imagine la lingère rousse affrontée comme un blason héraldique aux moires de la peau presque bleue d’une sénégalaise. Et Tia a bien dû les trouver plaisantes, au moins une nuit, au moins dix minutes, avant la jalousie et la fureur. Dans l’odeur de grotte où si elle avait pu prendre pouvoir c’est elle qui aurait livré Gaston à deux ou trois amants bien membrés. Et elle est partie dans la cabane pour fuir l’ombre initiatrice du cagibi. Qui aurait initié qui? Quelles erreurs auraient arraché Gaston à sa cruauté polygamesque ?
Dans cette nuit de l’ignorance de sa lutte contre les pires destructions du corps par les pires maladies, ce non-savoir qui fait transpirer aujourd’hui Porfirio, arc-bouté dans son effort inhumain a sauver les humains qui ne lui en sauront jamais gré.
Dans cette horreur de la coterie qui nous menace sans cesse, autant que le hurlement des Tutsis égorgés il y a quatorze ans déjà, si loin de la paix océane pourtant, mais qu’il me semble entendre parfois, en dormant, et qui me réveille alors en sueur…
Les tueurs transmettent du mutisme, et ils bornent leurs amours par leurs envies délirantes d’un plus de jouir toujours d’un plus encore. Il le disait, Lacan, en même temps que ses proches le voyaient s’avachir dans une gourmandise et un goût du luxe de plus en plus démoralisants. L’hubris, les cris de corbeaux de l’homme en train de se satisfaire sans rien apprendre des sciences de son corps, sans s’initier, et hop c’est le retour du monde au chaos.
— I’m wicked, wicked, am wicked, wicked.
— En ce sens donc l’Un est la mesure de toutes choses parce que nous acquérons la connaissance des choses dont la substance est faite en se divisant, soit selon la quantité, soit selon la forme (Aristote, Métaphysique, livre I): adolescent je quittais fréquemment les repas pour rejoindre ce genre de phrases qui m’étaient un baume cicatrisant de je ne savais vraiment pas quoi et je ne sais toujours pas.
Aujourd’hui? Je quitte les soirées de quinquagénaires pour rejoindre la boule de cristal et y découvrir quels avatars nouveaux et prouesses les maris des continents font subir pour les filmer à l’éternel féminin. Si d’aventure un bureau planétaire de la parité home-femmes livrait la gestion des sites de cul à un collège de votantes et de votants qui finirait par interdire la totalité des fantasmes, on reviendrait aux temps d’avant, quand les fantasmes, secrets, s’écrivaient à l’envers de fronts torturés et de non-dits, quand seules régnaient les maisons de la prostitution.
La marée des cris et des ris d’amour m’enserre, la nuit, seul et cependant éclairé par la luisance d’écran, je vole depuis Jennifer la rosissante et californienne sur qui Harvey sans sourire répand la gelée blanche — allez savoir de qui la soumission — la mienne, celle des publicistes qui financent la gratuité des sites pornos, dans le silence du big data en train de stocker l’information du jour planétaire pour préparer le retour du diable ou le retour de dieu, on ne voit pas encore très bien ce que feront nos algorithmes du savoir absolu quant à la jouissance des masculins du monde.
Jusqu’aux esthètes nippones filmées assidûment, dont jamais je n’aurais imaginé la fantaisie débridée, aristocratique au point de se faire saisir sans perdre sens, par les chevilles.
Comme dans les fourrés, il faut manier à travers net la machette qui débarrasse images commerciales, prostitutives, perverses ou maniaques, et naviguer vers des images aussi belles que l’horizon des îles fortunées.
— Éteins ta machine ! Rejoins-moi ! Viens te coucher !
Ô combien de maris, égorgés de sagesse, ridiculisés de raison, anéantis de tendresse, regardent au loin passer le bateau joyeux des fêtards pornographes qui dégazent la mort aux îles fortunées sans que les asphyxie aucunement leur égoïsme vainqueur…
Dix jours déjà que le container familial a éloigné tous nos objets loin de l’aube qui ombrageait le port de Velas sous sa falaise vert émeraude. Abrité par la porte noire ” de la Mer «, qui est sertie dans nos fortifications intactes, j’ai regardé le cargo tourner le bout du quai et disparaître pendant que ma femme pleurait et que Circé sautait de joie: On va aller faire des courses à Paris ! On va aller faire des courses à Paris !
Puis :
— Mais pourquoi on va pas plutôt les faire à Los Angeles ?
Du port nous avons traversé silencieusement les rues de la ville, en voiture nous avons le plus rapidement possible grimpé la pente jusqu’en haut de l’île, et redévalé, au Nord, l’à-pic forestier. Le quad nous attendait tous les quatre pour la piste littorale jusqu’à Sao Christo. Les trois femmes chantaient.
La maison vide, je me suis senti libéré. J’ai même décidé de refaire le chemin que je faisais si souvent amoureusement, quand je partais gamin depuis la maison de l’oncle Joaquim, qui est au Nord et tout en bas des falaises, le long de l’Océan.
L’amoureuse que je me représentais alors comme un but possible à mon existence inimaginée, vivait dans une demeure quasi seigneuriale de l’autre côté – je pensais que je lui ferais perdre, en multipliant les exploits, la fadeur placide et légitimiste avec quoi elle me promettait l’effrayante grimace de toute une existence de gendre docile.
Au bout de ce sentier gravissant les prairies jusqu’à la route des hauteurs mystérieuses qui dévale à son tour vers les villages luxueux du Sud, il n’y a plus Alba, aujourd’hui architecte dans les grandes villes du Nord — il y a, donc, Antào.
Antào n’a pas fini de restaurer les dorures de l’utérus baroque que la plus vieille et la plus somptueuse chapelle de Sâo Jorge constitue à la gloire de Sainte Barbara.
Je refais à pied le chemin amoureux de mon adolescence. Mon VTT sur l’épaule, je sifflote depuis la maison du vieil oncle qui aurait dû bientôt devenir mienne. Je marche d’abord à l’abri de la digue des éboulis affleurant l’Océan en son plus puissant.
Ces laves ont gagné sur la mer et y ont même confectionné naturellement, par mille millions de mille milliards de bombes noire, les étangs où les premiers colons — néerlandais — (mais il n’y avait personne à coloniser, que la nature et la liberté) ont découvert que pullulait la palourde et dans le calme protégé desquels les portugais nous avons vite fait barboter nos canards de barbarie.
Une de mes images du paradis enfantin a très tôt été celle des soixante-dix «fajuns «qui entourent l’île de leurs terrasses, de leurs polders et de leurs églises. En foulant les fleurs de la prairie, je me réjouis d’entendre l’énorme fracas des vagues, à quelques mètres, se mélanger au bruit du vent dans les avoines.
— Et de chez nous, on voit les autres îles de l’archipel. On te domine depuis la question des falaises qui te surplombent ! Comme les phrases des cagarrous qui volent la nuit loin au dessus de toi et loin au dessous de nous.
–J’aime les entendre tournoyer au dessus de moi, les poétiques possédés: «Han ! I’m wicked, I’m wicked, I’m wicked ! «Et la force des marins, c’est d’habiter le littoral, messieurs. C’est moi qui vous sauverai, le moment venu de la grande traîtrise de la terrienne meurtrière volcanique !
— Pense-tu ! On ne te retrouvera même pas sous le glissement de terrain de prochaines pluies…
Ah, ce n’est pas à nous qu’il faudrait faire le coup d’une Terre Mère donnant tout pour ses enfants ! Dans le fajun familial, l’église, qui a dû être restaurée en 1920, a perdu son charme d’avant, quand elle était aussi pieuse et finement dorée que Santa Barbara, raffinée et maniérée par les plus grands artiste de Lisbonne, qu’avait envoyé l’empereur.Elle est devenue un petit peu carrée, on lui voit d’autres jambages sur les vieilles gravures, et des hanches, et des douceurs.
— Cette éruption de 1920 ! Cette éruption de 1920 ! — disait souvent Gaston avant de laisser tomber les bras, sûr que sa femme, puisqu’il était veuf lorsque je le voyais faire, n’allait pas lui répliquer :
— C’est bien fait. Je suis sûre que ton père a été modérément puni, d’y être enseveli, c’est la seule tombe qu’il méritait.
Aussi, il faut dire : l’irrespirable connerie de la grand-mère mettait un bémol à la douceur açorienne.
Aux abbés, ça, elle pardonnait tout, sauf leurs grands éclats de rire avec son mari. Nous faisait chier d’horreur en se délectant, frontalement simpliste, du malheur, signature à ses yeux éclatante, du juste courroux divin. Preuve, puisque sa vie n’avait été que cette succession de pâtisseries lui valant embonpoint colossal, que Dieu était plus proche de son gros Cul que de quiconque.
Elle se gardait de dire à son Dieu, lors de leurs innombrables rencontres, la part qu’elle portait de l’adhésion de tout le personnel de nos différentes maisonnées ou fabriques, mais aussi de la totalité de nos voisins, au Parti Communiste Açoréen — comme l´a suffisamment prouvé la décrue de ses adhérents au lendemain de sa mort, malheureusement trop précoce pour que je fasse vraiment sa connaissance et puisse transporter autre chose que l’opinion collective à son endroit. Et je me souviens juste de mon émerveillement aux propos catégoriques de mes grands cousins à son égard ; qu’ils tinssent à m’expliquer à moi le tout petit leur tradition — que le plus proche d’elle parmi nous se levât, se plantât devant elle et lui déclarât :
— Mamie, je vous pisse à la raie. — afin de l’interrompre, quand on la surprenait démarrant son petit bonhomme de chemin persifleur vers l’ignominie — comme elle avait, par exemple, commencé de remercier à voix haute dieu d’avoir puni sa sœur, sa bonne ou le boulanger.
Ça faisait énormément rire les témoins et quant à elle, elle disposait alors de la faculté de se faire transporter par âne ou mule, dans la chapelle du transept Nord de la chapelle du fajun de son frère, justement, et en larmes à son confessionnal privé où l’extraordinaire Norberto, l’abbé blond de ses dernières années, l’a d’ailleurs trouvée morte alors que la télévision posée sur l’autel diffusait la grand-messe de Porto, sans qu’elle ait pensé à mettre la petite pièce dans le flacon qui est toujours devant ce diffuseur de cultes automatiques dont elle avait peut être fait don au curé.
Norberto, on se le raconte encore, était en mer avec les trois surfeuses à nichons qui ont toutes été enceintes de lui en même temps et pour qui il est allé fonder une nouvelle secte au pays des nigauds.
Et c’est de l’ancienne maison où mon grand-père s’était ainsi trouvé privé de celle qui mettait en valeur chacun des rares défauts qu’il n’avait pas, que je fais mon ultime ballade. À pied et à vélo je vais rejoindre mon confesseur à moi, São Antào à Santa Barbara, l’homme qui m’a discrètement convaincu de partir, et d’en profiter pour évacuer de sa baraque sans serrures le bijou bricolé à partir du schéma «R «de Lacan dont les effets le terrorisent. Il n’a pas l’air perpétuellement terrorisé de Porfirio mais il me raconte les harcèlements dont il est l’objet depuis un an avec colère. Quand je lui annonce que Porfirio, lui, a du mal à déposer le brevet du traitement anticancéreux qu’il a mis au point :
–Porfirio c’est à la vie, le schéma R c’est à l’existence.
Plus je comprends ce schéma grâce à ton bijou, plus je maudis les amours et les enthousiasmes qui me faisaient faire ce chemin dans mon adolescence. Et confondre le bleu des hortensias, le bleu des yeux de cette fille que je ne connaissais pas. Mais que j’étais hautement convaincu d’avoir reconnue. Que j’ennuyais tout au plus vaguement de mes soupirs désespérés
Ça ne me prive pas du plaisir, en reprenant le sentier qui, après avoir longé l’Océan sous vignes et figuiers, dans l’odeur qu’ils mêlent à celle de la menthe poivrée et des bouses de vache et des embruns — grime allègrement le premier val de son sourire ardu — une falaise, quelques torrents, dans la chaleur encore les mûres se donnent dans la broussaille du fajun qui cache les amours des surfeurs — et le sentier démasque le paysage suspendu au dessus de lui, enfin, filant plus difficultueusement encore que du temps de mes passions absolues d’adolescent, j’y halète, je n’ai plus l’âge de porter un biclou, je croise Maddalena avec qui nous buvons un verre de vin vieux de Pico.
— Regardez !
Elle me montre les murets qui séparent, en contrebas déjà, la dizaine de maisons blanches du fajun.
— Regardez !
Elle tend le doigt vers les amoncellements de pierres qui séparent les champs cultivés, les prairies.
— Regardez !
Elle voudrait que je me concentre, plus près de nous, sur les escaliers de pierre noire qui aident à se diriger depuis l’énorme hauteur de la colossale falaise, c’est-à-dire du socle de tout le reste de l’île, ces terres sauvages de tout en haut où paissent les troupeaux dans le froid et la pluie.
— Regardez ! C’est mes aïeux qui ont charrié toutes ces pierres, en quelques centaines d’années à peine — et moi, pour venir chercher le taureau, j’ai pris mon quad ! Tu es le seul, Paulo, à ne pas être devenu paresseux. Quand je te vois monter avec ton vélo sur l’épaule, ça me rappelle mon père tu te souviens de lui, il fabriquait les portes entre les prés et les murs de pierre en entrecroisant deux branches de genévrier, tu sais…
— Oui, et il allait livrer ses fameuses portes, faites de deux troncs de genêt, dans les villages, là-haut, sur son dos…
— Oh il avait une mule. Mais il l’aidait toujours.
— Tu sais Maddalena, c’est une chance que cette île ait été confiée à nous les Portugais et pas aux flamands à qui tu dois tes yeux bleus.
— Pourquoi ?
— Regarde là-haut.
On se tord le cou pour zyeuter là-haut où je sais que, dans les brumes découpant à la chinoise ces abîmes dont Antào et moi sommes les derniers ermites, il fait en ce moment même une fraîcheur vive qui contrastera avec l’étouffement caniculaire du littoral, m’aidera à trimballer mon vélo dans le raidillon courant entre les derniers kilomètres de haies d’hortensias bleus comme le ciel qui se cache, justement, à cette hauteur.
— C’est parce qu’ils étaient Portugais et catholiques que tout s’est recouvert d’hortensias japonais, bleus comme le manteau de Maria.
— Ave.
— Et oui. Si nous étions Hollandais, l’île serait devenue un paradis de haschich et il n’y aurait partout que des tulipes.
— Oh ! Elle arrondit les lèvres et fait nager vigoureusement mon regard entre ses seins, maintenant que ma fille aînée m’a bien expliqué le bijou d’Antào sur le schéma «R «, je ne guette plus là d’un regard de dupe une quelconque tétée.
— Et ces torrents d’hortensias, là-haut — je me colle contre sa joue parfaite pour lui montrer entre les déchirures de brume mouvante et le roc, les apparitions des giclées bleues des hortensias parmi les autres buissons: C’est le foutre de Dieu qui jouissait de voir comme nous étions de bons catholiques.
— Oh ! Elle se dégage mais elle rajuste sa chemise sans savoir qu’elle ne risque plus rien aujourd’hui, même si je me rappelle très précisément tout ce qu’elle s’était amusée à faire avec moi, cette exigeante jouisseuse, et quelques jours seulement après son mariage.
Il m’a quand même fallu cinq heures pour rejoindre Antào.
La découverte première de Lacan est la suivante, et il a dû la faire avant d’avoir dix ans: en accumulant suffisamment de connaissance, on peut s’en servir pour faire taire les autres et prendre place dans l’Ordre du Discours.
— Mais dans ce cas, Paulo, m’a répondu Antào très occupé à terminer une dorure la feuille de l’autel latéral sud, est-ce qu’il n’aurait pas plus vite fait d’accumuler un savoir sur le politique?
— C’est la preuve par l’absurde que le savoir sur le politique ne fait pas taire les autres. Et toi, qu’est-ce que tu vas devenir, quand j’aurai déposé l’objet à la Fondation ?
— Rien. Ça ne change rien.
— Tout de même, avoue que toi non plus tu n’arrives plus bien à dormir: à quoi s’identifier? A qui voulons-nous ressembler ? C’est bien cette question-là…
— Quoi ?
— «A qui s’identifier «
-Un truc d’ado.
–Pourquoi ce désir a-t-il mené, en faisant claquer de terreur ses dents, Porfirio à déposer son brevet? Pourquoi, au lieu de se réjouir sereinement d’être tout proche de débarrasser l’humanité, qu’il chérit depuis nos îles, de deux de ses pires cauchemars, ne sort-il plus? Parce qu’il n’est pas la dupe de ce qui est véritablement en jeu, loin de toute humanité, dans son désir personnel et enfoui? Et pourquoi est il dans cette position embarrassante? A cause de ton bijou, pourquoi pas, ce serait un comble, que vous vous marchiez mentalement sur les pieds, tous les deux, lui le raisonnable, toi l’enflammé avec tes phrases sibyllines qui un matin cartonnent bien. ” La licorne propose en ses positions spectrales… «
— Je suis sûr que tu te rappelles de la fin de la phrase. Si tu savais le nombre de gens qui, encore aujourd’hui, sont terrorisés à l’idée de renouer avec «celles des positions intérieures dont témoigne le risque de notre propre parole. »
— Est-ce que ça n’était pas déjà la fonction, par exemple, des antiques rouleaux de Torah cachés à Terceira depuis la mort de Mihmon Abohbot ?
– La bible ne se dévoile pas, en nos terres volcaniques.
— Mais si vous voulez tous les trois que je remette ton bijou, ta licorne, au chercheur du Musée Gulbenkian, c’est que …
— Ne te raconte pas que ce serait à cause de nos découvertes — c’est Porfirio qui…
— Tu fais le distinguo entre ce que tu as trouvé – sur les malheurs humains — et Porfirio, là-bas, à Pico, son invention — sur la fin de ces malheurs, la fin du sens, donc, la fin de toute compassion nécessaire, de tout rituel, de toute communauté, ah !
— Le schéma «R «, je ne l’ai pas inventé, c’est Lacan, et puis un peu le passage de ta fille qui nous a, rappelle-toi, remis le nez dessus avec sa juvénile passion pour toute sagesse. Et puis… et puis cette indéchiffrable pièce gauloise «au cheval et aux trois oiseaux «, dont tu m’avais montré la photo. Tu n’as pas idée d’à quel point ça m’a mis sur la piste du dessin de Lacan. il y avait tout, pour moi, dans la pièce gauloise: l’insu, le déplaisir, la haine, le savoir.
— Et le trou autour de quoi, le trou du manque incompréhensible, génital, sans quoi aucune transmission ne tiendrait longtemps le coup. En tous cas dans ma petite tête c’est devenu évident quand je t’ai vu faire de la beauté avec les atermoiements fumeux des prises de non position de la star parisienne de la rue d’ULM où tu étais allé en pelerinage avec mon voisin João et ma femme ! Mais tu sais que le monde est ainsi fait qu’il retiendra probablement surtout votre travail sur l’ocytocine sniffable ?
— Moui…D’ailleurs, on n’accordera jamais le crédit de sa découverte à Porfirio. Il restera le petit «pharmacien «de Pico.
–Mais non !
— Mais si. Ni lui, ni moi, on n’y sera pour rien !
— Qui alors ?
— Depuis des années, les gynécologues du monde entier s’en servent pour les montées de lait… Le hasard a voulu. Le hasard, tu vois… Enfin, pardonne-moi mais…
Il a vraiment eu l’air furax. Je n’arrive pas à continuer de prendre quiconque au sérieux s’ils se laisse déborder par la fiction qu’il aurait voulu être quelque chose d’important. Il me semble essentiel de laisser ça, cette importance, au hasard en effet, aux contemplations, aux étoiles et à la lune qui nous raccrochent à un infini respectable les nuits de vent…
Mais Antão a couru à travers la chapelle la plus dorée et la plus noire au monde — la dorure fait un contraste que j’adore (comme j’adore le goût des oursins), avec le noir de la pierre basaltique.
Juste sous la chaire du Nord, il s’est assis à la position du confesseur, derrière un bâti en claire voie dénué de plafond, simple paravent pour les aveux, au dessus de l’Atlantique. Il m’a demandé de prendre place à genoux sur un joli banc de bois noir, de l’autre côté, et :
— Je ne comprends que trop bien en quoi tu dois rejoindre la Périphérie continentale et y mettre enfin en activité l’essentiel du schéma R dont cette fripouille de Lacan ne s’est jamais servi que pour demeurer un grand bourgeois et un esthète charlatan de la cour et du bordel…
— L’essentiel …
— Quoi? Le cadeau de la «licorne «, l’Un de l’immuable et de l’infini…
— Antão ! Reprends-toi, arrêtons de perdre du temps. Nous ne sommes pas, en face de l’immuable et de l’infini, des crottes ni du déchet … c’est…
— … C’est ce qu’on se dit quand on réalise le clin d’œil de ma sculpture. L’Un de l’immuable, de l’infini, mais aussi l’Un du premier et du Tout…
— Il faut que tu arrêtes d’habiter cette église baroque, Antão, parce que ça me rend fou de jalousie. Quand on fait bouger ton bijou polychrome, on ressent immédiatement comme une évidence la réponse à la question, antédiluvienne puisque les grecs se la posaient: est -ce que ce Un-là, celui de l’immuable et celui de l’infini, pourrait ne pas exister ?
— Tu regarderas bien quand tu feras bouger ma licorne, mon hirondelle, on voit que ça n’est pas que le un de l’immuable et de l’infini, on voit que c’est également le Un de l’unique, de l’unicité, de l’unité et de la primauté !
— Ce Un là, Antão, il n’existait que dans la mathématique égyptienne. Quand les théologiens romains ont retrouvé ce chiffrage, ils en ont fait aussi une esthétique, une éthique, des lignes pour bâtir leurs églises et on ne peut pas dire que ça ne nous a pas légué des conduites à tenir, même dans les confessionnaux comme celui-là. Et des cauchemars. Mais ces esthétiques codent les foules, en font les gardiens des maîtres de l’argent qui font d’eux les gardiens meurtriers de leurs coffres, de leur gaz, de leur pétrole, de leurs camps d’esclaves… Et ce qu’opère je crois bien mon petit objet, en fondant une esthétique scrupuleuse, c’est une fin de toutes les singularités guerrières, une fin-en-soi, une joie à partager entre ennemi, plantée comme une décoration ivoirine au pif des religions…
— Allons, d’accord, je prends le risque ma vie n’a aucune valeur au regard de la nécessité, de l’impérative nécessité d’aider les périphéries continentales à recouvrer Le pourquoi de leur embrigadement idolâtre d’unité, de duplicité ou même de trinité, toutes ces mises en boîte dans les choses de petits chiffres, c’est blanc bonnet de théologien courtisan et bonnet blanc de banquier religieux… Allez, je vais la chercher dans le cagibi de ma fajun où tu l’as caché l’an passé !
Et c’est là qu’en chuchotant, je lui ai dit que je m’étais rendu une semaine avant chez leur troisième associé, chez Bartolomeu — il faut des trinités, c’est toujours bien en rhétorique et il paraît que c’étaient mathématiciens adorent, en tous cas le troisième génie habite au bout de la merveilleuse allée en terre battue qu’ombragent des dizaines et des dizaines de platanes tordus par le vent, au tronc couleur de cannelle, aux souches serties dans une succession d’hortensias d’azur.
— Comme pénitence, tu me suivras avec ton vélo en descente jusqu’à ma fajun à moi.
J’ai raconté à Antão les détails et même ce moment où j’ai dû freiner pour ne pas dépasser le tacot de Bartolomeu, une Peugeot, une 504 aux vitres cassées qui a pilé devant son manoir restauré, au milieu de terrasses pour les bananeraies, les orangeraies et les figueraies remontées comme au XVIII° siècle, avec chaque décoration, chaque sculpture à sa place. Trois chapelles de dévotion éblouissantes de blancheur sur les dix hectares de son terrain que j’avais quitté deux ou trois mois avant, envahi encore de broussailles — et là, j’ai remarqué déjà un ananas presque mûr, trois rangées de caféiers.
— Heureusement qu’à part les ouvriers de Bartolomeu, personne n’a l’idée saugrenue de descendre jusque là-bas. Il m’a dit n’avoir pas peur, comme moi dans ma fajun au Nord de São Jorge, que le prochain séisme lui fasse tomber l’île sur la gueule…
— Et aussi peur de jouir ?
La distance qui sépare les trois îles qu’on puisse voir depuis la maison de ma mère, Pico, Faial et Terceira (là où précisément ils ont retrouvé les rouleaux de la Torah) n’est pas cette immensité de brillance et d’embruns contrôlée depuis le sud de Faial, où c’est à l’infini que le regard commande. C’est le miroir policé – des îles proprettes et bien rangées, au contraire de l’infini océanique toujours imprévisible — de cette société que j’ennuie dès que j’ouvre la bouche.
Je sais que je devrais moi aussi me faire du souci et ouvrir le bec pour parler de mes angoisses quotidiennes. Parler des soucis que procurent les soucis doit m’être trop étranger pour rire des mêmes soulagements que la foule de gens de Velas. Même le grand-père, quand je refusais de lui parler de mes études :
— Tu ne foutras donc jamais rien
— Il me semble que j’ai déjà suffisamment trimé ?
— Tu n’as jamais levé un petit doigt. Ni pour l’entretien ou les travaux de ta maison, ni pour faire ton jardin. Les vergers, les potagers, le parc de ta famille. Ni pour surveiller l’exploitation des champs.
— Mais rien n’est à moi.
— Tu aurais pu racheter tes parts.
— C’est à ce moment là que toutes ces choses que j’admire me pèseraient comme les linceuls blancs dont vous aimez habiller vos Christs au Tombeau.
— «Vos » ! Maintenant il dit «vos » !
-Vous vous en occupez comme de vos terres !
— C’est un reproche? Je veux dire, c’est un reproche, pour les terres?
— Moi je n’aurais jamais touché à rien. Regardez, grand-père, tous les dix ans il y a une modernité qui apparaît toute seule: un volcan fait surgir une île, défonce deux cent maisons. Ici, la géologie suffit à la modernité.
— Tu boufferais des plantes sauvages et tu te promènerais à poil ?
— Vous avez raison. Ma culpabilité à oser changer moi-même quelque chose au corps de l’Étant est grotesque.
A ce stade de la discussion le grand père était parti en grommelant que si je cherchais des anges dans le ciel je finirais par avoir des mordions au cul.
Quand j’ai rapporté cette discussion à Antão, en quittant son confessional, il m’a dit pire :
— Tiens? J’ai trouvé: grotesque, c’est drôle, c’est le mot qui me vient naturellement à l’esprit quand je pense à toi, et à la maison familiale dont tu sais bien qu’elle te reviendra l’an prochain.
Car je n’ai pas non plus dit à Antào que je partais pour toujours. Il sait que je vais déposer l’objet à un ami New Yorkais qui connaît un peu le conservateur de la fondation Gulbenkian.
Gortesque… Mais je ne me fais pas d’illusion: la vie d’Antào est un monument qui ne peut que ridiculiser les paralysies de la mienne. Réflexion dès l’enfance (quand je regardais juste bleuir les hortensias). Etudes brillantes (quand je prenais le Cursus Coimbrecensis pour une chanson, le saudacisme pour une Grand Messe, Braçança de Miranda pour un collectionneur de papillotes verbales et Maurice Blanchot pour un poète). Premières publications à la faculté au moment de ses premiers enfants. A l’âge où, moi, je me terrai par crainte que ne surgisse comme une harpie dévoratrice la femme dont il m’avait semblé après quelques instants d’étreinte et surtout après la naissance d’un enfant, qu’elle allait tarir ma propre enfance, dont je prenais l’infantilisme persistant pour un héroïsme.
Avec un enfant (celle qui deviendrait la toute-savante et me rouvrirait les paupières) que je n’imaginais pas tant j’étais aveuglé par ma certitude d’une pure malveillance. Que les femmes étaient dotées d’un utérus et de deux ovaires en état de maudire le cocon où je me tissais une soie de momie !
A quarante ans, l’entreprise d’Antão et de Bartolomeu déjà florissante, je me rappelle comme ils m’aValent invité et emmené au meilleur restaurant de Furnas, loin de mes préoccupations comptables, là-bas dans ce cirque montagneux où on peut oublier qu’il y aurait un Océan et des tempêtes. Va-t-il au moment de mon départ définitif de nouveau me terrasser, comme en ce dîner de 1995, à Furnas, sur l’île de São Miguel, quand Bartolomeu m’avait révélé l’étendue et l’impact idéologique mondial des colloques d’Antão sur la tragédie dont il était l’un des membres à Lisbonne. Sans arrêter de faire rugir les moteurs économiques de leur entreprise — et pourtant je me rappelle surtout du goût exquis du pot au feu chauffé aux marmites thermales !
–Tu sais que, quand nous nous retrouvons au «Piton «de Furnas, c’est que nous avons d’importantes choses à nous dire.
–Antào, c’est toujours toi et Bartolomeu et Porfirio qui avez d’importantes choses à me dire, à Furnas.
— Comment? Tu as déjà oublié ?
— Quoi ?
— Alba, quand tu voulais me dire que tu l’aimais. Beatriz, Catarina, Clotilda, Carolina, O Livro do Desassossego ! et Inès. Tous ces moments fracassants où tu volais plein de souffrance et de joie ?
Il ne se moquait pas de moi. Je ne m’étais pas moqué d’elles. Je ne leur ai jamais servi à rien. Ni à lui.— A quoi je vous sers? Depuis que je vous connais, vous avez toujours réglé l’addition des repas à Furnas. C’est vous qui m’avivez prêté l’argent pour racheter les meubles que j’ai transportés à la fajun vidée par ma famille.— Je me pose la question très souvent, rassure-toi. Je pense qu’effectivement tu ne nous sers plus à rien. Peut-être as-tu été une sorte de prostitué poétique… Mais non, nous sacrifions heureusement à d’autres poètes que toi ! Enfin aujourd’hui tu pourras, si tu le veux, me rendre ce service. Un rendu.
Aussitôt je l’ai haï. Pendant au moins une bonne heure.
Evidemment, plus tard dans la nuit, comme quand jadis j’avais été profiter des eaux chaudes et bénéfiques de Furnas, dont Porfirio avait obtenu que l’établissement thermal, exactement comme du temps de gloire de Gaston, fut rouvert exclusivement pour notre fin de soirée, je n’avais plus du tout ressenti cette haine exterminatrice à son encontre. Il n’y est pour rien et moi pour tout. En 1995 c’a avait été en partie parce que j’avais retrouvé dans mon vieux cartable le texte de Sénèque ” Des Bienfaits «- qui incite à une juste réaction aux cadeaux, aux présents, tant ceux dont on se sentirait accablé que des cadeaux qu’on pourrait s’imaginer pouvoir faire sans risque d’être haï.
Dans le bassin, en le tenant à bout de bras pour pas qu’il se mouille, je me souviens encore combien ce livre avait transcendé et calmé ma paradoxale haine. C’est quand même bien grâce au trio des découvreurs, Bartolomeu, Antão, Porfirio,, à leurs prêts répétés, que mon regard quotidien put régner tranquillement et sans l’argent de mes grands-parents dont la vieille brasserie en faillite ne me laissait pas un sou, sur la vieille fajun du nord de Sào Jorge. Et sa perspective métaphysique.— Métaphysique ?, me dit-il avec un doute sincère quand je viens de lui rappeller la matérialité jardins en terrasse que Porfirio a fait restaurer près du Cu De Judas.— Tu es ironique ? (J’ai senti ma haine revenir d’un coup) Sur la falaise de nos mondes — là-haut les villages — restreints ! Devant l’infini de l’inapparence — l’Océan au Nord de Sào Jorge et, dans le lointain, le lointain en soi.— J’ai enfin ce service à te demander, un service exorbitant à te demander, à toi, puisque tu sors enfin un peu de l’orbite du centre du monde açoréen.
Antào a caché le mode d’emploi, ou plutôt le mode d’exposition de son objet-hirondelle, au fond de son jardin, dont une partie est entièrement recouverte par la treille d’une bonne vigne. Deux jardiniers, maussades, sont en train de traiter les feuilles. Peut-être ai-je tort de ne pas avoir peur, l’objet qu’ils me voient saisir n’est-il pas maudit ?
— Combien avez-vous de jardiniers, toi et Bartolomeu ?
— Une quarantaine
— Et comment financez vous les travaux d’Hercule de ces jardins en terrasses minutieusement restaurés chez lui et chez toi?
— C’est la culture des figues, des bananes et, j’avoue, des herbes médicinales pour les siropS de Porfirio qui nous a permis d’obtenir un bon taux — deux récoltes par an et tu verras passer le premier cargo.
— Les gens qui boufferont tes bananes se douteront-ils jamais qu’elles viennent d’un endroit du secret, et ceux qui seront sauvés de leur schizophrènie ou de leur cancer avec le sirop de ton associé Porfirio…
— Cet objet du secret, Paulo, que ton ami Peter l’attend, pour le Musée Gulbenkian. Conclus-en ce que tu veux.
Antào me présente son mode d’emploi De l’hirondelle. Il l’a dessiné sur Des pages figurant d’immenses ailes blanches de chauve-souris, c’est bien entendu la représentation de cet intriguant ensemble des triangles colorés, en bois, minuscules et très fins, mobiles entre eux grâce à un jeu de trombones. Il prend l’air détaché – je vais être la mule chargée de passer aux aéroports la drogue la plus paradoxale du monde- car il exige un retournement de la pensée – cet anodin rébus dont seule en effet l’apparition sur les ailes bizarres de chauve-souris géantes, d’archanges nocturnes, pourra solliciter au début l’attention des foules préoccupées par la guerre et la mort, et donc soucieuses uniquement de se distraire en route.
Je remarque que j’ai la gorge sèche. Et en même temps j’ai surtout peur pour lui.
— C’est mes hirondelles Regarde, quand je rétrécis l’espace de ce qui circule entre le sommet du spectateur et, là, cette pointe qui figure le sommet de la science humaine, elles battent des ailes. Ah ! Si Woody Allen avait eu ça !
— D’ailleurs ça ressemble plutôt à une licorne.
J’attrape un verre de coca, posé à côté du bassin de marbre et :
— Et oui, mon bon Antào, c’était d’ailleurs le but de ce fripouillard de Lacan. Baiser les linguistes avec un savoir clinique, les cliniciens avoir son érudition philosophique, et les philosophes avec ses allusions politiques. Et toi tu prépares une esthétique …
–Regarde: dans trois jours tu vas prendre ton bateau, là, en bas, à la fajun de ta famille, au Nord de São Jorge. Tu vas naviguer jusque Pico, n’est-ce pas ?
— Et quoi, Antào ?
— Et tu vas passer à côté du village de Topo.
— C’est une drôle d’île, la nôtre. Il vaut mieux qu’on ne le crie pas sous les toits.
— Avec comme point occidental un lieu dont la toponymie est Topo.
— Et où les vaches nagent pour rejoindre leur pré.
— Et où les vaches nagent.
— Et la nuit les puffins parlent. How wicked how wicked wicked wicked, ils disent.
— Par dizaines, dans le ciel. Ouais, ne le crions pas sous les toits. C’est peut-être pas Lacan la fripouille. Mais la complexité du Réel.
— Tu sais que c’est ma fille qui m’a redonné envie de lire les écrits de Lacan ?
–La petite, oui, je sais.
— Non, la grande.
— Quoi, cette star ?
— Trente ans. Ça fait trente ans que je ne fais rien. Il y a trente ans, j’allais me foutre le cul au frais dans les parcs, pour y lire Lacan, et Foucauld, Chomsky et Blanchot, je n’y comprenais rien mais ça ne me gênait pas, je me disais: ” J’ai vingt ans, c’est normal que je ne comprenne pas. «Et que j’étais prétentieux ! J’étais furieux de leur prestige. Tout prestige me semblait d’ailleurs injustifié, sauf pour me l’accrocher sous le crocodile de la Lacoste.
— C’est pour ça que tu t’es employé à rester médiocre ?
— Salaud ! Oui, c’est pour ça. Rester dans l’illusion d’une profondeur en gardant obscures les extrémités de toutes mes perspectives.
— Comme ça tu pouvais t’imaginer qu’au bout de chaque il y avait ta maman.
–Pourquoi tu dis ça ?
–L’effet de profondeur, c’est quand on croit aux abymes, aux altitudes inaccessibles.
–Oui.
–Mais si on se les attribue.
— Comment ?
— Quand tu lisais Blanchot, tu prenais des airs inspirés, tu te sentais bien ?
-Oui c’est ça.
–Ca te rappelait quoi, cette grandeur ?
— Je te vois venir, c’est comme la Religion. Ça me rappelait.
— La grandeur du père, on s’imagine qu’il pourrait, par son nom, être un un symbole du réel, le Un, et dans ton cas, Misto, e père de ta mère, Misto le croisement d’un greffon, c’était bien ça ses deux noms, une fois adopté. Le un dont on se fait reconnaître pour tenter de se réapproprier la mère.
— On se fait reconnaître? Je croyais qu’on était reconnu ?
-Dans ton cas de figure, je pense que tu ne t’attribues pas un rôle passif ?
–Continue.
— Je l’ai vu, ton père. Il était gentil, comme genre. Comment pensais-tu te faire reconnaître de lui ?
— En illustrant son nom, en lui faisant un nom illustre.
-Parce que l’illustre nom de ta mère faisait de l’ombre ?
— Oui, tu sais bien. L’entrepôt d’Horta, les usines à São Amaro do Pico, le siège social à Punta Delgada, tous ces lieux où notre nom…
— Le nom de ta mère…
— Oui. Tiens? Où notre nom accueille les bateaux.
— Et leur dit adieu. Donc, tu te disais que tu allais rendre le nom de ton père illustre? Et pourtant tu n’as rien fait de ce genre ?
— Non. Trente ans ont passé.
-Tu n’es même pas un grand jouisseur. Tu fais un métier fastidieux, salarié maintenant que les gens de Maputo ont racheté…- Et les livres te semblent pourtant toujours aussi profonds ?
— Quand j’en trouve d’obscurs.
— Lacan est encore obscur, à cinquante ans ?
— Ici, je n’ai pas pu suivre d’analyse.
— Ta femme dû, cependant, en bonne psychiatre, te faire un peu travailler du chapeau.
–Oui.
— Et ta fille aînée t’a aidé à améliorer ta compréhension des schémas lacaniens.
-Oui. Et ton objet licorne-hirondelle.
— Donc tu n’as plus ce vertige.
–Il y a bien le dernier livre de James Joyce, qui soit incompréhensible, et certains passages d’Antonio Lobo Antunes.
— Et tu aimes toujours autant nager dans l’obscurité? Ça te fait sentir bien, comme un soulagement ?
— Je commence à comprendre où tu m’emmènes. Ce soulagement c’est parce que cela m’évoque…
— Tu as dit à ta fille pourquoi il y a une étrange odeur de grotte, dans le cagibi de la maison de ton grand-Père paternel et de Tia, la où…le tableau de «La Création du Monde «… ?
Lire Finnegan’s Wake, mais en Sanskrit.
C’est vrai que de plus en plus, l’intelligibilité des gens m’exaspère. Alors qu’elle devrait simplement m’amener à comprendre que voilà, il n’y a rien à décrypter derrière les mots, juste jouer ensemble. C’est pour cela que je vais partir rejoindre un divan, m’allonger quelque part sur le continent. Arrêter cette douleur qui me torture et me rend insupportable — même à Antào. Car au moment où il pense probablement m’honorer, en me confiant l’objet le plus essentiel de toute sa vie de travail, moi, je le regarde avec une haine sourde et la peur au ventre.
Si ma blessure au pied va mieux dans trois jours, je prendrai mon bateau, oui, et je le laisserai à la vente chez Teofilo au port d’Horta.
— Comment ça chéri, «si ton pied va mieux »? Tous les meubles sont partis, et même si ton bobo au pied ne va pas mieux, il y a un poste de psychiatre à Rouffach qui m’attend au continent, et ta fille, je te signale, a déjà dû payer six mois de notre loyer en acompte.
Sinon je finirai par prétendre que je comprends ce que veulent dire les cagarros, les nuits d’été, dans les falaises. Hier déjà, j’étais à Pico, pour vérifier ce que dit Porfirio, incroyable bonhomme qui parle avec le sourire de tous ses brevets à nier la fatalité de la folie et du cancer, au pied du plus grand volcan…
Je suis peut-être dans l’erreur en pensant les extrémismes en péril devant les découvertes de Porfirio et d’Antão, qu’elles vont stopper leur engraissement par le triomphe du Sida, par exemple.
— Mon pauvre Paulo. Tu me prêtes bien des pouvoirs. Quand mes médicaments auront supprimé la psychose, le cancer, le Sida et la Malaria, il restera ce pouvoir exorbitant. Que les gouvernants se sont arrogés. Leur pouvoir ” d’exposer une population à une mort générale est l’envers du pouvoir de garantir à une autre population son maintien dans l’existence. «
— Tu dis des sacrées conneries, Porfirio !
— Moi? Foucauld. Et il y a longtemps. En 1976. «Si le génocide est bien le rêve des pouvoirs modernes, ce n’est pas par un retour aujourd’hui du vieux droit de tuer, c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie de l’espèce, de la race et des phénomènes massifs de population. «Alors tu vois, mes inventions ne vont, au pire, qu’aggraver tout cela.
–Porfirio comme tu es paradoxal. Quand je pense que toi, tu dois ton éducation à l’arrière-arrière grand-père de ma fille.
–Oui. De son temps, il n’y a plus eu que deux analphabètes à Pico, l’aveugle et le sourd. Grâce à lui et à son cheval blanc, quand il poursuivait mon arrière grand père pour le forcer à rejoindre sa salle d’école. Mais l’objet que tu as trouvé toi, et que tu dois abriter sur le continent, tu sais bien qu’hélas, il est infiniment plus puissant que le savoir pharmaceutique.
— Il ne s’y agit en effet pas de vie, Porfirio.
–Tu m’as dit: d’existence.
–Quand les gens de São Roque ont vu la vieille cheminée d’usine se remettre à faire ses nuages de fumée, ils ont vite su qu’on ne se remettait pas à chasser des baleines: on leur a dit que Porfirio faisait des sirops pour la toux, comme les îles sentent aussi bon que des tisanes, avec les herbes des paysans qui bossent pour Antào. Comme ça, il y avait un mouvement d’une île vers l’autre. Ça suffit pour rendre les choses plus dures à vérifier. C’est notre profondeur, à nous.
–Pourquoi se donner tout ce mal ?
— Qu’est ce que c’est que l’Esprit Saint, pour toi ?
Ça a été sa dernière phrase, et chez nous ça fait référence à la nécessité d’offrir à manger au pauvre. Car les Fêtes du Saint Esprit sont dans les îles Fortunées, journées de table ouverte. Il m’a dit ça, sur le quai du petit port de Santo Amaro, en me lançant mon bout d’amarrage.
En rentrant il y a trois jours, j’ai bien observé la Place de la République. Le kiosque rouge pour les orphéons et les flonflons.
L’appartement qui abritait les ultimes amours clandestines de Gaston, longtemps avant de devenir celui de mon enfance.
Le troisième étage, très très intime, une bonbonnière mansardée, communique secrètement avec l’immeuble voisin, beaucoup plus humble.
Gaston y entretenait la lingère. Et puis il s’est carrément construit un immeuble à côté du sien. Après avoir épié des années ses clientes, il lui a payé une partie de son nouveau fonds de maillots et de soutien-gorge. Comme elle avait un garage, il rejoignait ses pièces de luxe en transitant par l’escalier derrière son magasin, elle le cachait dans le fond d’une carriole. Personne n’avait compris pourquoi, en 1934, cet immeuble magnifique s’était tout d’un coup juché là, au pied des forêts en pente, en face du kiosque rouge et du palais. Personne ne l’a jamais su que moi.
J’ai découvert le passage en épluchant les comptes du maçon qui venait de le murer.
Tous ils dépensent une considérable énergie pour s’amuser.
Et moi, je passe des heures à regarder les étoiles, comme les cagarros qui s’en servent pour s’orienter. Qui crient la nuit. Que dit Emily Brontë? I am happiest when most away… Plein d’une indicible angoisse d’abandon que le schéma «R «à finalement pourfendu, lorsqu’Antão en a fait un si bel objet et qu’en le voyant mis en mouvement, tout d’un coup, tout ça est devenu clair, les yeux se sont ouverts’ et j’ai ri.
Le curé de Velas collectionne les meubles anciens. Il les offre à Dieu, meublé comme un prince Portugais à fraise. Lacan se payait des toiles magnifiques.
Moi je me suis échiné à n’avoir rien. Posséder les objets ne m’inquiéterait pas: à condition de ne les acquérir jamais. Qu’ils viennent à moi tout seul comme la statue miraculeusement déposée par la mer, de Santa Barbara, au XV° siècle. Et pour salaire de ce type d’attente, je m’échine à fouiller le passé celtique de pièces aux motifs picassiens, aux chevaux éclatés et aux aigles rachitiques, et ne jouis pas, incapable de me «payer «le moindre luxe…
Comme en plus, ici les pierres sont trop jeunes, trop natives puisque volcaniques, elles ne peuvent transporter le moindre trésor archéologique. D’aucun coup de pelle je ne pourrais surprendre une trace qui me sauterait au nez en prononçant des histoires éclairantes… qui seraient donatrices d’un sens à la minable relation fusionnelle que je pourrais, du coup, entretenir sans aucun effort, comme font les gens de la périphérie continentale avec leurs terres pleines d’un trésor assez vénéneux pour leur délivrer des fragments chaotiques, le langage d’une matriarche colossale égrenant en une forme de majesté ses milliers d’années d’attente.
Au contraire et heureusement, les pierres des Açores sont de lave. Notre terre frémit encore du Big Bang. Une lave moderne, pas celle d’Irlande où les volcans ayant cent millions d’années on y trouve des traces de dinosaures et des tourbières d’où l’or celte jaillit et même cette conque en or, conservée au musée de Dublin, d’une navigation si ancienne qu’elle donne du sens à la mort si elle venait se tenir ricanante devant moi. Non. Ici la terre se tait, et si on voulait se fondre à elle, ce serait sans compter avec ses rebuffades. Nous faire fondre, oui. Nous faire croire qu’elle est une mère, alors vraiment toute jeune, la mère, encore en train de danser.— C’est une chance pour toi, mon coco, cette absence d’histoire. C’est comme si le volcan te foutait un coup de pied au cul pour te demander d’exister à ton compte.
Dans les vieux meubles de famille oui, j’ai pu avoir des surprises.
-C’est dans le double fond de ton vieux secrétaire en bois noir que tu as…
-Moins fort.
-Trouvé le papyrus copte.
-Tais-toi.
-Avec la traduction d’ «estin «en hébreu. Un verbe être sans passé, sans présent, sans futur. Un truc de…
-Tu es fou. J’avais picolé. C’est pas vrai. Les cagarros ne parlent pas Grec. Et moi c’est à cause de Lacan que j’ai fini par lire Parménide.
-Il t’aura fallu trente ans.
-Avec une médiocrité poussive de raté professionnel.
-Je me rappelle ce que tu attendais à l’époque ou tu envoyais d’informes manuscrits aux éditeurs Lisboètes.
-Je vois bien, maintenant, en balançant les chétifs brouillons de mes approximatives ruminations à la poubelle, qu’il n’y avait là rien que le lent remuement d’une soupe où l’on n’aurait jamais reconnu que les errances mentales d’un pauvre comptable.
— Ce que c’était marrant ! Chaque fois qu’on te renvoyait un manuscrit avec un refus, tu restais au lit deux jours, une semaine entière…
— La mère de Sarah me l’a dit, pourtant: dans le bureau de son grand-père, tiens, à Santo Amaro do Pico justement, comme elle l’a vu souvent écrire ! Elle avait sept ans. ” C’est fou ce que les gens écrivaient. Ils écrivaient tout le temps. Moi je n’ai jamais su ce qu’ils écrivaient. Je n’ai pas retrouvé une ligne, après leur mort. «
-Et ben on dira pareil de toi.
-Comme des cagarro. Qu’est ce qu’ils parlent ! Mais qu’est ce qu’ils peuvent bien dire ?
Le tableau de «La création du Monde «, dans le cagibi, n’est pas aussi polisson que «L’Origine du Monde «de Courbet que possédait Lacan.
C’est une image du Chaos. Une épaisseur des couleurs. Le peintre est un russe. En émigrant vers les Etats Unis, il a été bouleversé par un des vitraux de la Sainte Chapelle, à Paris. Quand on attend un visa, on est à fleur de peau. En bas du tableau, est écrit, en russe et en caractères cyrilliques : ” Il y eut un jour, il y eut une nuit. «.
Quand je me tiens dans le cagibi, je m’en fous, j’éteins la lumière.
Maintenant que le tableau n’y est plus, qu’il est parti avec le reste dans le container, entre une cargaison de bananes et des tonnes de fromages, je suis descend toucher avec les doigts le panneau de bois massif qu’il cachait. Et pourtant, tout a fonctionné de la même façon. Je me rends compte que je frissonne. L’hirondelle d’Antão est à sa place, derrière.
L’idée de transporter moi-même la licorne des mes trois amis fous. Qui comprennent tellement plus de choses que moi et veulent peut-être simplement me fourvoyer. Quel est leur désir, au fond ? La simple expérience de voir ce que je deviens, une fois confronté aux exemplaires originaux des monnaies gauloises ?
Et l’odeur de grotte, plus forte que jamais, me fait pleurer. Je n’atteindrai jamais à l’être. Mais qu’est ce que je touche, alors ?
Avoir été.
Ce matin, j’ai raconté à une adolescente de Velas — qui disait à tout bout de champ ” sortir avec «pour parler de relations amoureuses de cour d’école — comment j’ai su que la télépathie existait, l’été de mes seize ans, j’avais roulé un vague patin, une fin d’après midi, dans les prés derrière Punta Delgada, à une brune incroyablement complexée. C’était la deuxième fille que j’aie pu embrasser et pétrir — rien de plus que cette exploration buccale et morphologique de l’Empire du féminin. Mais après les vacances, la première de ces deux filles s’est présentée ici, à São Jorge, dans la maison de Velas où, chez les parents j’occupais une belle chambre donnant sur la forêt.
Elle arrive, on me dit que c’est elle, je marche dans le couloir, terrifié – elle est dans l’encadrement de la porte — je dois lui avouer, lui annoncer, plutôt. Qu’il y a eu quelqu’un d’autre, que donc — parce que ce donc me coulait d’une source impitoyable — que donc c’était fini. Finie ma première relation, aussi sommaire eût-elle été, fini le pétrissage de ses seins et son rire — mais, aussi tragique dans son ton que moi dans mes sinistres certitudes, juste avant de rebrousser chemin dans l’escalier et de disparaître vers le kiosque rouge de la place, elle me dit :
-Je sais. Je sais quand c’était. Je l’ai senti. J’ai eu mal.
Et elle dit, elle qui n’a jamais quitté l’île, elle qui n’a pas de famille à São Miguel, distante de plusieurs centaines de kilomètres, elle dit très exactement l’heure de mon premier baiser avec la brune rondouillette lointaine. Je suis tellement terrifié que je lui dis, pour l’apaiser :
–Non, non, c’est pas ça.
Et la nuit d’après je réfléchis à toutes les circonstances. Je me dis que c’est une démonstration de télépathie que je ne pourrais malheureusement transmettre à personne. Puisque je suis le seul à savoir les circonstances qui font qu’elle ne pouvait rien savoir de ce moment. Une expérience, non scientifique, impartageable, d’un truc absolument inutile et bidon.
Mais qui parle d’une sorte de matière gélifiée entre les êtres. Plus précieuse qu’un coup de téléphone portable. Comme Icare était plus précieux que les avions.
Quand je rentre dans les avions pour São Miguel, je me dis que je suis Icare. Dans le cagibi noir je me dis que j’y flaire toute l’humanité. Par l’odeur de Grotte c’est…
Et pareillement, lorsque j’essaie intérieurement, depuis les rochers derrière Agua Retorta, d’appeler les dauphins télépathiquement, personne ne me regarde. Je sais que je suis victime de l’enfant que j’ai été. Les dauphins, très aimablement pour ma santé mentale, ne viennent jamais à mon appel muet. Ils circulent dans l’immensité sans bornes de l’Océan comme les idées qui mettent fin au Chaos de mon esprit inquiet.
–Mais qu’est ce que tu peux faire chier le monde avec tes catalogues de pièce ! ça n’intéresse personne, pourquoi tu as choisi des pièces gauloises !
Ma femme aurait voulu que j’aille dîner avec elle et son frère. Leurs mots sont pourtant plus clairs et plus présents que les incroyables lignes entrelacées des monnaies dont je guette la reproduction sur mes photos, et aux énigmes desquelles je cherche réponse en écoutant la rumeur des vagues depuis l’obscurité du cagibi. Pourquoi l’entend-on si bien, là ?
Mais les mots si clairs des discussions usuellement animées par la passion, concernent, eux, le jeu d’inquiétude du quotidien;
-Tu veux manger quoi ?
— Tu t’en sors avec les assurances ?
— Ma voiture, tu sais quoi, j’ai un bruit.
J’y sens trop distinctement que seule une mort m’attend, me flanquant la nausée, barrant l’horizon de mon quotidien à moi, tiens, comme le quadrilatère «MimI «du schéma «R «
— Oh non, tu recommences à faire chier ! Est-ce que je te parle de boulot, moi? Parce que, moi, c’est mon boulot, ce tapé de Lacan et ce schéma approximatif, pourri, dont plus personne ne veut parce que, figure-toi, ça ne remplace pas un cachet de calmant ! Alors merde !
Si encore les gens, malgré leur indifférence aux signes du sacré gaulois si vrais (le cheval qui galope, encerclé d’oiseaux à quoi le relient d’étranges cordelettes) — ou bien aux signes similaires que leur envoient les étrangetés de leur vie sans qu’ils réalisent que çaconcerne quoi, mais précisément le jeu le plus central à leurs inquiétudes quotidiennes, justement, si encore les gens, je ne sais pas moi, tendaient l’oreille…
–Tu veux qu’on s’asseye à côté de toi pour écouter les étoiles? Mais tu sais très bien que, quand on fait ça, tu es le premier à jacasser et à nous gâcher la poésie de la pleine lune. Et puis méfie-toi, tu sais bien que dans nos îles, on peut écouter, oui, oui, écouter les pierres de la falaise — mais alors ça veut uniquement dire qu’il y a un glissement de terrain et que le pire est arrivé.
–Ha Ha Ha.
-Et autrement, pour le chant qui serait celui des pierres, des astres et du vide intersidéral, tu sais bien que même le bruit des âmes, celles des gens vivants et qu’on connaît, même ces sons-là, en leurs prairies éloignées, ne nous concernent absolument pas.
— Ce qui nous concernerait serait de jouer ensemble.
— Ah, tu vas mieux !
Et puis quand je reste seul, je vais sur la terrasse d’herbe au dessus de Velas, au dessus des falaises entrecroisées, et la nuit, j’écoute cette belle joie qui, comme dit Sarah venue habiter par là, unit à vie les cagarros, oiseaux de la fidélité, oui, oiseaux accouplés pour la vie. Et garde alternée pour leur unique œuf annuel.
Hier j’étais en face, à Pico.
Je revenais de trois journées avec Porfirio. Enfin, pas directement auprès de lui, mais dans son coin de maquis battu de vent et de soleil. L’endroit le plus abstrait de l’archipel. Depuis sa prairie, je peux surveiller, au dessus des buissons qui ferment ses prés et au-delà du bras de mer turquoise, par en bas, la longue silhouette de mon île où les maisons sont de petits points blancs.
— Tu devrais faire comme moi, Paulo, quand je suis ici, je ne vois plus strictement personne.
— Je suis bien trop impliqué dans la vie de Topo.
— Si je te fais boire un peu tu vas chanter que ça te fait chier, ton implication.
-Ils comprendraient pas, les gens.
Le saut dans l’inconnu est si proche que je n’ose pas non plus en parler avec lui. Ça le ferait rire, il n’y a pas d’inconnu, pour lui. Il me considère d’ailleurs comme celui qui connaît le mieux ce qui lui a échappé: ici, le lieu où on a été élevés ensembles et où il est revenu uniquement par souci de discrétion. Pendant que je parle je vois se dresser dans le ciel, vers le Nord, l’immense dinosaure que figure, dans l’Océan, mon île, et je peux déjà mesurer quelle nostalgie me bouffera dans une semaine. La succession des monts arrondis à l’Orient de l’île de São Jorge est, malgré le ciel éclatant et la chaleur accablante qui fait péter l’Archipel, recouverte par sa capuche nuageuse coutumière où je sais le dérobement, le voilement secret des chambres de la douceur entre les hortensias bleus, les longs murets de pierre sèche, la vitesse des brouillards qui cavalent en sautant les herbes et les lisières.
Mais sitôt quittés ces lieux, à peine une heure plus tard il me devient impossible de raisonner en termes d’aubépines et de chemins de brouillard. Ici, allongé dans le maquis labyrinthique de Porfirio, je me laisse chauffer la pensée à blanc malgré un vent à décorner les cornus.
Une fois j’ai pleuré en écrivant à mon père.
C’était dans un des lieux de son enfance, à l’île microscopique et tellement agricole de Corvo. Il y avait eu un instant très étrange, où je m’étais senti rassasié enfin de bonheurs aussi simples que ceux qui lui avaient toujours suffi: il aimait Mozart et Schubert.
Il aimait que les comptes soient tenus. Il aimait que sa mère lui paraisse avoir été, jeune, «très belle femme. «
Je n’ai jamais vu sur aucune photo, même les plus anciennes où j’aurais pu espérer sa mère fraîche et dans la puissance de sa verdeur, qu’une sorte de gourde de face. Et de profil une oie.
Mon père aimait les grandes chaleurs. Il offrait alors son maigre corps, allongé sur le petit mur de la jetée, après avoir nagé assez longtemps- il comptait chaque brasse.
Les dimanche il avait du goût certainement pour ces terribles migraines qui dans son lit lui offraient une place d’innocence. Ça n’était pas de sa faute, n’est ce pas, s’il avait tellement mal à la tête. Alors, en repli stratégique, certainement il se rappelait des filles du service militaire et de l’école de commerce. Les comptait-il aussi, comme il comptait les brassés et l’argent gagné en face de l’argent à dépenser? Comme tous les athées-sans-le-savoir de l’île, il adorait la religion.
Consacrait aux cérémonies une part énorme de temps, celui qu’il n’avait plus pour faire la fête avec les filles du service militaire depuis qu’il était revenu se marier avec l’intellectuelle de Sào Jorge montée à la capitale sur l’île de São Miguel et dont le père était déjà en train de programmer la construction de plusieurs tours d’habitations.
Il l’a ramenée à São Jorge, dix fois moins peuplée que São Miguel… C’est un peu la différence d’échelle entre mon île et le continent.
Je ne voudrais pas avoir l’air d’un prophète, mais je dois aller leur dire, aux périphériques du continent, qu’ils sont le faubourg des Açores.
D’ailleurs mon père marchait dans les rues de Velas cérémonieusement.
Si j’y songe, il nouait sa cravate avant d’enlever son pyjama: il savait quelle capitale nous incarnons secrètement pour notre faubourg. Notre seul faubourg, le monde.
Ou bien était-il doté d’un cou particulier? Et chaque nuit y poussait la cravate avant qu’il songeât à se lever.
Dans les vingt rues de Velas, il était le seul habitant capable de ne reconnaître personne. Si on l’abordait sans protocole, sans ménagement, il répondait avec une bonhomie tellement joviale que la monstruosité que cette jovialité plaquait sur le visage effilé de mon père terrassait de honte l’inconscient et lui rappelait d’attendre que mon père soit à son bureau pour faire demander à sa secrétaire s’il y était.
En général non. La secrétaire, en général, disait que non.
Parce qu’il travaillait énormément. En rentrant du travail il avait les yeux cernés, les lèvres encore plus pincées que le matin, par un début de migraine (la migraine n’arriverait vraiment que le dimanche matin) A la fin du dîner, il faisait un énorme effort pour être quand même enjoué avec nous. Il me demandait :
— Alors mon ouistiti, tu as une histoire drôle à me raconter ?
Ce qui fait que personnellement je crois me souvenir que j’avais tendance à l’éviter. Comme un volcan. La criada me racontait des histoires, comme elle était du Cap vert ce sont des histoires pleines d’esprits et de sorts, de vilaines femmes, de serpents et d’éléphants que je me réjouissais de ne pas risquer de rencontrer sur l’île. Pourtant, sur une photo au moins, je suis sur les épaules de mon père — il devait énormément aimer sa voiture puisque j’ai énormément aimé dire le mot «Ford «et je me souviens avoir su de manière irréfutable qu’elle avait au moins trois cent chevaux. Qui n’ont jamais quitté le capot, enfin pas sous mes yeux. Mais je sentais leur présence à la brûlure du skaï des fauteuils, chauffé par le soleil sous mes cuisses quand j’y rentrais trop vite.
Je lui ai demandé ce que voulait dire «chauve «. On était lui et moi dans la salle de bain. Lui debout, moi le nez à la hauteur du lavabo, donc de ses couilles.
Il m’a répondu que ça voulait dire «laid «- ça m’a probablement donné mon allergie au lactose et mon peu d’affection pour «Une nuit sur le Mont Chauve «de Rimsky-Korsakoff, qu’un professeur du collège a tenté de faire écouter à toute la classe depuis le haut parleur marron qui était aussi le couvercle de son tourne-disque, dotation poussive qui faisait entendre un mépris ministériel lointain pour nos oreilles. Faire rentrer un orchestre symphonique dans une petite valise en plastique, cet héroïsme voyageur, par chance, je m’en souviens encore, ne l’atteignait pas trop gravement car par chance j’étais en exil au fond de la classe, dans cette ambiance vaguement désespérante des fins de journée où enfle le brouhaha des élèves énervés. Chauve et laid, comme la chauve-souris dont les grandes ailes encadrent le schéma d’une forme de provocation, schéma R, paradoxe de l’infini soudain contenu dans un fini.
Qu’est ce qu’il pouvait bien se raconter en savoir, mon père, de la laideur, puisque notre mère avait dès le berceau, mis nos points sur nos «i »: «Votre père n’a aucun goût «. «Chéri, vous n’avez aucun goût. «
En quelque sorte, on comprenait qu’il avait fait éclairer son bureau avec des tubes à néon dans le but exclusif qu’elle eût honte de son aveuglement aux règles élémentaires à tout progrès social, à tout équilibre existentiel, à la loi immense et valide à jamais des gens comme il faut lesquels, même seuls en train de mastiquer du pain à la cuisine, se tiennent comme si la reine d’Angleterre les voyait.
Et tout à l’heure en descendant de mon bateau aux quais de São Roque, j’ai eu à nouveau envie de pleurer en pensant à lui, qui aimait si fort les choses que ma mère trouvait laides: porter un short, mettre des socquettes bleu marine sur ses mollets nus, oser rêver qu’on pourrait porter un trench, ou d’avoir un bracelet de montre en métal. Une voiture de sport. En effet dans la troupe d’humains qui descendait du Horta-São Roque-Angra do Heroismo, mon regard a d’abord été happé sous un foulard noué qui s’ouvrait à l’entrejambe d’une brune dont le nez en trompette ne m’a pas fait oublier le bronzage cuivré de ses cuisses nerveuses, malgré le petit brillant serti dans l’aile de son pif spirituel et les sourcils impérieux dont, depuis l’auvent de son second foulard, enturbanné celui-là, elle guettait la soumission amoureuse du surfeur à la barbe blonde et au torse parfait, si parfait qu’il me renvoyait au partage maudit du beau et du mal que mon père faisait si mal, et dans l’ombre affreuse de ce torse musclé, de cet abdomen féerique, j’ai senti luire les deux infâmes bourrelets jaunâtres qui sertissent, vaguement poilus de soies éparses, mon dramatique cratère ombilical, et que faire de cette laideur d’un moi mâle pourtant soucieux de souveraineté ?
Bourrelets qui ne sont rien, vus de face, à côté de l’air tonnelier de mes flancs vus de profil.
La laideur encore plus absolue, c’est celle de mes reins — je ne le fais jamais mais je suis sûr que si je sautais sur place ils auraient un frisson de flan, bien différent de l’envol que prend la pensée lorsque s’entr’ouvre puis se referme le schéma éloquent d’Antão lorsqu’il propose une esthétique d’une moralité telle qu’elle eût fait condamner chaque crime sentimental ou bourgeois de Jacques Lacan à tant d’exercices qu’il aurait fini par atteindre à la splendeur éblouissante qu’on prête au sourire du Dalaï-Lama.
La laideur, donc, ne repoussait pas mon père.
Je suis sûr qu’il aurait aimé le grand garage que le milliardaire de tous les milliardaires a utilisé l’an dernier pour sigler et signer la route qui s’élevait avant lui harmonieusement de Velas à San Amaro do São Jorge.
” Une repoussante laideur, ” – c’est d’ailleurs une expression pour fille bourgeoise. Tout au plus pour fils de sa mère.
La repoussante laideur des vulves, des culs. Et les architectes qui sont souvent de bons fils n’ont pas trop osé le motif sphinctérien dans les bâtiments des Açores, indifférents à la célèbre Volve de la Cathédrale d’Autun ils n’auraient pas été contents de savoir que s’y tenait Jésus.
A côté de surfeuse-la-jolie, j’ai été pris de lourdeur d’estomac en voyant se tordre, comme mon reflet, le visage d’une sorte de pédagogue allemand, sexagénaire — la belle et la Bête ! – son œil globuleux ventousé au viseur de l’appareil qui va lui permettre de ramener, en son chez-soi fatalement moche autant que l’uniforme de touriste, les photos ratées de l’imprenable subtilité des Açores qu’on devrait même lui interdire d’essayer de capturer.
Car c‘est bien l’impossible partage entre la laideur (de la concession automobile qui défigure les flancs d‘une montagne magique au dessus de l‘Océan, du survêt moule-couilles qui enivre la Vénus dont le regard s’y ressouvient de drames occultes et cependant apollininiens) et la splendeur (des sommets avant Topo, de la tenue traditionnelle des vachers sur leurs mules) qui m‘a fait plonger dans la philosophie d’abord.
— Et qui fait que je serai définitivement parti, loin de cette splendeur abimée, dans huit jours…
— Monsieur Paulo, vous nous bassinez le cul avec vos poésies. Vous devez dépenser des millions à envoyer des kilos de catalogues numismatiques aux éditeurs français, c’est ça ?
–Mais l’inexprimable, dans le dessin des monnaies celtes, l’harmonie que…
–C’est comme le vin de Pico, mon vieux. Le tsar en buvait: il en avait les moyens. L’Unesco a fait classer les vignobles, le cyclopéen travail de murailles où s’adossent les cépages, mais si vous voulez en exporter, il faudra payer le transport des containers. Et ça, ça va vous coûter la peau du cul, Monsieur Paulo. Vous n’avez qu’à donner ce titre, à votre prochain catalogue de pièces de monnaies: «La peau du Cul «
Quand je suis à Pico, je reste des heures à regarder de loin mon île infinie, les petites villes de São Jorge paraissent descendre lentement vers la mer éclatante ou au contraire les hameaux des fajuns, qui restent strictement, comme écrasés au bord de l’eau sous les pattes d’aplomb pyramidaux où on pourrait croire qu’elles ont à peine de quoi vivre, que ce doit être cette couleur émeraude de ma falaise dans le ciel qui raréfie les points blancs microscopiques de leurs maisons et de leurs chapelles: depuis chez Porfirio, je suis mieux à même d’embrasser la totalité du monde qui se dérobe si facilement à toute exploration, par la sinuosité de ses routes et la complexité de ses pentes, lorsque j’y déambule.
Voir fumer à nouveau la vieille cheminée qui puait dans mon enfance la poiscaille et près de laquelle le cadavre des baleines flairait le crime humain contre les géantes magnifiques de l’Océan, ne compte pas pour rien non plus dans le respect que je ressens dès que s’approche Porfirio.
–Ne crois pas que quoi que ce soit puisse arriver facilement. Le cancer ni la schizophrenie ne sont terrassés. En approcher me réveille chaque nuit. Mais ne crois pas tout cela déjà a portée de main ni dans ma paume. N’en crois rien. Il faut du temps, encore. Du temps.
Comme lors de mon dernier passage chez Porfirio, j’ai profité de ces heures interminables qu’il doit passer au chevet de ses élixirs pour filer, depuis Santo Amaro, son petit village qui regarde au Nord vers mon île, jusqu’à la pointe orientale, à Maddalena, la bourgade nonchalante d’où l’on s’amuse à contempler de l’autre côté du chenal, à un quart d’heure de bateau, l’urbanité quintessentielle d’Horta.
Au milieu de l’Océan, nous adorons jouer à ça.
Nous entre-regarder.
Avoir l’impression qu’on est terriblement présents.
Et depuis Maddalena, les dix églises de Horta ont une gueule formidable, même si elles sont beaucoup trop loin pour qu’on les entende jamais sonner.
C’est au chevet nord de la grande église de Maddalena que je dois, fanatiquement, m’asseoir chaque fois que je m’y rends, sous la pergola qui décore la place aux minuscules pavés blancs et noirs.
En face des fenêtres ajourées de l’église consacrée à Marie madeleine la pécheresse.
J’ai respiré l’immense et placide banalité qui se dégage harmonieusement du balcon vert de la Poste.
Je me suis rappelé ce que disait, au directeur scandalisé, mon institutrice juive, rescapée des camps, à l’école primaire de Velas:
— S’il n’y avait pas eu les prostituées, nous n’aurions pas eu la force de survivre.
Coelho donne des cours de violon à l’école de Musique de la Maddalena. Il m’a vu à la terrasse du troquet. Il est venu s’asseoir sous la pergola. C’est lui qui me parle souvent de vins extraordinaires trouvés à Bruxelles et même à Lisbonne — il m’a fait goûter des Bourgogne mais, ici à Pico, depuis que le vignoble est une cause planétaire de l’Unesco, il y a de nouveau un grand espoir dans le damier des murets de lave qui réchauffent les grappes: que ce vin délicieux pourrait bien être apprécié du continent et pas seulement du Tsar.
Et alors, aux petits propriétaires de Pico, la Gloire !
Sonia nous a servi sa soupe. Au goût d’éternité.
En retournant, accompagné de Coelho qui avait un cours à y donner, jusqu’aux aux maquis de Porfirio, nous avons pris la route qui traverse les immensités mystérieuses des champs de lave noire entre les clarines des vaches paisibles sur le pays libre des hauteurs inhabitées de Pico, nous nous sommes arrêtéS à San Amaro.
Personne ne doit rien comprendre à mon air hagard.
— Quoi? Malgré le schéma de Lacan, vous en êtes encore à rechercher quoi? Un père? Le Rabbin de Porto Judeù? Rassurez-vous, on ne vous a pas attendu, les rouleaux de la Torah sont restaurés, les montants d’ivoire reconstitués. Ne nous manquent que les originaux sumériens, mais ici, dans la terre volcanique en pleine émergence, vous ne risquez pas de trouver de miroir en excavant les galeries souterraines: elles sont le fruit des coulées de lave. Même celle qui permet, depuis la maison de Balthazar, de rejoindre la grève de Santo Amaro do Pico !
C’est toujours surprenant de se découvrir sur le pointillé des souvenirs de l’autre.
En l’occurrence, une femme — la mère de la patronne du troquet — m’a jeté sur le fil de ses souvenirs et j’ai très vite, comme souvent avec mes compatriotes, eu le sentiment de m’y retrouver.
Au moment où Coelho s’est éclipsé, pour aller donner ses cours. Depuis des années, je la connaissais: aristocrate désargentée elle avait vu sans joie sa fille se lancer dans l’hôtellerie. Aujourd’hui, elle s’approche de ma table, s’assied à côté de moi, abandonne le livre de poésies médiévales qu’elle lisait, là-bas, sous les arbres dont la verdure tranche sur les nappes noires de la lave des misterios. Me pose quelques questions sur la santé de ma mère, à Sào Miguel. Je lui rappelle les souvenirs communs à nos deux familles, elle fait une petite plaisanterie convenue sur l’origine paysanne de mon père et, comme pour faire contraste :— Ce vitrail que votre grand père avait offert à la Cathédrale de São Miguel. Quand j’étais petite. Comme je l’aimais, ce vitrail.
Et puis, alors, presqu’à voix basse, elle a commencé. J’en tremble encore. Elle a évoqué la maison de ses six ans à Santo Amaro de Pico. Que c’était la maison d’une orpheline. La maison du père qu’elle n’y avait plus, si tôt. Son père qu’elle n’y retrouvait pas. Juste le regard de ses grands parents cherchant leur fils dans ses yeux de petite fille désespérée. Les yeux humides quand je lui demandai de me montrer une des rares photos en noir et blanc qu’elle sortait de son sac.
Tout homme pourrait être notre père. Est-ce pour cela qu’elle me parlait avec émotion. Elle, qui avait perdu son père si jeune, pouvait elle deviner en me parlant que ma propre fille ne m’avait tout simplement pas vu pendant seize ans, et puis soudain. Les non-dûs, père !
Et elle, cette femme, me parlant de la maison de Pico, où son père avait été enfant. Son père innocent qu’elle avait eu l’éternité de ses six premières années sans avoir eu le temps, ensuite, une fois plongée dans le passage du temps, de connaître. Ses grands parents qui chérissaient en elle le retour des yeux — exactement les mêmes ! – de celui qui était parti tragiquement. Et qui la recevaient là, dans une île transformée pour elle en sourire d’un père. Pourquoi m’a-t-elle dit tout ça? J’ai vu tournoyer au dessus de nous les trois artisans de mon départ au loin, trois hommes, trois pères, Antão et les hirondelles, Porfirio et les onguents bienfaisants, Bartolomeu et la mise en route des moyens d’agir, l’argent et les vergers.
C’est ça que le lendemain j’ai cherché en longeant la digue maritime de Santo Amaro do Pico, sachant que la maison de l’orpheline n’était plus je me disais qu’il n’y avait rien à trouver, qu’un sentiment vague en observant par exemple le vieillard occupé à chercher je ne sais quoi dans les galets de la grève en ellipse au pied des maisons de San Amaro.
Et en voyant la ruine j’ai compris, il était là le plan carré dessiné par la femme bouleversante, elles étaient aussi à ras de toiture les hautes croisées aristocratiques hébergeant maintenant avec la grâce la plus extrême un bouquet de buissons et de fougères, et le perron escaladant vers un vide où je pouvais replacer en mémoire les tableaux anciens, le tic tac de l’horloge, le bureau du grand père où :— Qu’est ce que les gens écrivaient, à l’époque ! Ils écrivaient tout le temps. Mais je n’ai jamais rien retrouvé de leur main.
J’ai suivi de mémoire le plan qu’elle avait esquissé du doigt sur la table de bistrot, quand elle s’était épanchée et soudain j’ai trébuché, et devant moi j’ai reconnu le même mur que celui du fond du cagibi, chez moi, dans la fajun de São Jorge à la Caldeira do Santo Christo… La même odeur. Quand j’ai voulu bouger le panneau de bois — identique- il s’est laissé pousser. Et derrière, le tube de lave, le tunnel naturel qui menait droit à la grève, par-dessous la route. Pour fuir le volcan s’il fallait, un jour, accepter ce verdict surprenant que la sagesse de l’instant donne aux explosions de nos existences, ici.— Etl’Irlandais ?— J’avais six ans, comment savez vous qu’il y a eu un Irlandais ?
C’est comme ça que cette femme m’a bouleversé. Avant de me parler du plan carré de la maison des grands parents chez qui elle passait ses vacances de jeune fille.— Parce que moi aussi, voyez vous, cela s’est passé quand j’avais six ans.— Quoi ?— Les grands parents sont morts. Un américain a racheté la maison. Elle a été anéantie. Sauf dans ma mémoire. Je pense que pour vous, l’Irlandais, ce doit être pareil.— Mais comment pouvez vous savoir cette histoire ?— Vous savez, tout ce qui se passe aux Mystères de Pico finit par se savoir. Pour la simple raison que, comme il ne s’y passe jamais rien, tout y est absolument extraordinaire.— Mon oncle, le fou, nous avait emmenés avec mes frères et mes sœurs, sur les flancs du Mont Pico, dans les mystères, justement. Là où on peut à peine marcher tellement le sol de lave est irrégulier. Il voulait montrer ces paysages à un marin irlandais de passage.— Roux évidemment.— Evidemment plein de taches de rousseur. Et, tout d’un coup, le marin, un vieux capitaine, il s’était mis à genoux. Et il avait prié dans une brume à couper au couteau.— Pour prier qui ?— Je me rappelle qu’il prétextait un lien avec les landes de bruyères que la brume caressait, et avec les montuosités qui soudain laissent voir leurs gigantesques arrondis dans les déchirures des nuages, une seconde, dix secondes, pas plus, ensuite on est de nouveau seul avec les quelques buissons qui se sont débrouillés pour pousser dans le puzzle spongieux des rochers.— Et la douceur avec laquelle l’herbe entoure, là-haut, les grands étangs.— Je revois encore son regard. Il montrait chaque détail du paysage des volcans et des lacs de cratère comme s’il reconnaissait son père. Et je lui avais dit, du haut de mes six ans :— Monsieur, il n’y pas eu de druides, ici. Il n’y a que la nature.— C’est ça qu’on m’a raconté. Le gamin qui dit ça à l’Irlandais. Je crois même qu’un curé de l’île s’en est servi pendant des années dans son prêche sur la tentation de Saint Antoine…— Mon oncle, j’étais fier, avait ri. Mais l’Irlandais — le sosie de Beckett, les taches de rousseur en plus, il n’a pas ri. Il m’a dit :— «Regarde ce goéland, petit enfant. Si je voulais, il ferait immédiatement dix mille kilomètres. «
Puis :— «Tous mes rois sont enterrés ici. Et même la fille d’Irr. Quand tu reverras un oiseau se poser près de toi, un peu trop, sur ta droite, parle-lui. Si c’est une corneille, si elle te regarde étrangement, souris-lui. Tous mes rois, à la vitesse de l’éclair, transportés. Si c’est un héron, fais lui juste un geste de la main. «
Et alors, il a crié en regardant derrière moi.
-” La fille d’Irr s’est baignée nue dans le Lough Currane.!! «
Et je me rappelle, pour en avoir comme mes frères et sœurs, et les cousins qui étaient venus aussi avec cet oncle idiot, pour en avoir rêvé souvent depuis — comme son visage s’est tordu d’extase. Le taureau majestueux qui apparaissait soudain dans la prochaine déchirure des brumes ne nous étonnait pas. Mais la grande pierre verticale à côté de quoi il se tenait et devant quoi, à notre stupéfaction, l’irlandais s’allongeait face contre terre.
Il y en a tant d’autres, dans ce coin. Déposées là par le volcan.
Je sens encore, comme si c’était hier, cette douceur du vent pluvieux légèrement, et chargé de l’odeur des aubépines qui frisent là-haut les haies d’hortensias bleus. Quelle paix, ce sens qu’il voulait à toute force donner soudain au désastre de nos pierrailles enchevêtrées.
-” Et moi qui ne suis jamais passé par vos îles, je peux vous dire qu’il y a un secret dans une maison. «
L’oncle et mon père, regardant l’Irlandais, gênés.
Et moi, pour combien d’années encore, aurais-je à simplement pressentir, dans l’odeur de caverne. Ma fille, je ne lui ai pas encore dit. Bien qu’on ne puisse plus parler de secret à quelqu’un d’aussi familier qu’elle avec le Schéma «R «de Lacan !
–Pourquoi perdre du temps avec des anecdotes ! Tu ferais mieux de réapprendre à jouer. Tu aimais jouer, quand tu étais petit, papa ?
Cette idée du jeu n’est pas pour moi secondaire.
Fait partie des déterminants qui me poussent à rejoindre, dans neuf jours, une ville qui en rien n’a de lien avec les Açore. Mais dont un psychanalyste des plus réputés se trouve être champion de bridge, et adepte du basket.
Si j’ai eu quelque trouble cette nuit, à rêver d’une confrontation (avec un alter ego différent de moi par sa réussite étourdissante, exactement comme Antão) c’est d’y mesurer ma place de perdant répétitif pendant que je me réserve par cent précautions. Cette place qui doit être pour quelque chose dans ma grimace quand je m’imagine, mêlé à un jeu.
Il n’y a pas que le champion de bridge.— Tu as déjà vu comment les peintres rhénans traitent le sujet de Marie Madeleine ?
Ayant en tête les appétissantes images du vitrail de Maddalena, je savais qu’il ne plaisantait pas, le vieux Gaston, lorsqu’à Punta Delgada il m’ouvrait son livre d’Histoire de l’Art aux blondes en cheveux. Seins tendus sur la légende «noli me tangere «. Les rivaux du monde entier, même les écoles de la peinture rhénane, même les psychanalystes bridgeurs, esquissent au plus profond de moi les traits qui rendraient le centre de mon monde périphérique.— Et oui, gamin. Nous, les Portugais, nous savons cacher le désir, et casser le plaisir. Nous ne faisons étalage que de la souffrance. A trop faire envie, les pirates mauresques reviendraient nous mettre en esclavage. Là-haut, vers le Rhin, on dirait qu’il y en a quoi ne se gênent pas !
Oublier, rien qu’un instant, mon gros bide.— Tu as du mal, hein papa, à croire au plaisir des femmes ?
Il paraît (on dit que) dans les enfances bien réglées, la mère fait métaphore de ce que signifie le père. Que là se cache la perception par l’enfant d’un désir, qu’aurait sa mère. Sous la forme d’un incompréhensible objet.
Sur la baie de Santo Amaro j’ai marché longtemps. J’ai demandé à la jeune fille assise sur le mur de pierres noires de la digue. La raie de ses fesses, premier indice au dessus de son sari négligemment mal noué, ne m’a fait oublier à aucun instant la graisse qui depuis mon ventre témoigne de mon égoïsme bouffeur. Ce bidon, cette outre ne saurait me faire un seul instant l’interlocuteur non plus du petit anneau, brillant d’esprit et de générosité en son trompettique museau :— La maison de Balthazar? Bien sûr, c’est celle-là, venez, je vous emmène.
Les patins adorables de ses petits pieds ont claqué ensemble sur le sol de la route déserte et, comme si c’était normal, elle m’a pris la main pour me guider, juste en face du lieu précisément où elle s’était assise — depuis combien de temps? Depuis le passage de l’Irlandais, et elle n’avait pas vieilli, regardant la maison s’effondrer? La maison, magnifique, occupée par des buissons (des lys de l’Himalaya) et même par une fougère arborescente, la plus grande que j’aie jamais vue.— C’est pour que vous ne tombiez pas ! Les marches du perron sont inégales.
J’ai trébuché. En effet. Mais sur ses yeux, trop verts.— Vous voyez? C’est la maison la plus noble du village. Les cadres des fenêtres montent jusqu’au ras de la toiture. Qui est, aujourd’hui, le ras du ciel.— (Heureusement, marchant devant moi, elle ne voyait pas au ras de quoi mes yeux s’étaient luxés comme ceux de Tony Curtis et de Jack Lemmon au ras de la culotte de Marylin Monroe) Vous trébuchez encore? Alors je ne pourrai pas vous montrer le passage secret ?
Un choc dans mon cœur, à l’idée que je reviendrai plus tard seul pour vérifier si tout cela n’est pas un rêve. Arracher son sari? Foncer aux étroitesses, fonder, sur ses propres délices, un projet d’apaisement et d’avenirs? Mais je vois qu’elle regarde un autre homme, à l’autre bout de la grande avenue littorale en ellipse. Un homme qui doit avoir trente ans de moins que moi, beau comme Apollon, à qui elle crie :— Ramildo ! Je reviens tout de suite.
Alors elle a guidé mon silence entre les buissons.— Comment savez vous, Monsieur, qui est Balthazar ?— Et vous ?— — C’est mon arrière-arrière grand père.
Voilà: en plus, le sari mal noué appartient à une des soixante dix sept cousines de ma fille.— L’instituteur au cheval blanc? Mais on m’avait dit qu’un américain avait stérilisé sa maison, l’avait détruite et construit un pavillon de banlieue américaine à la place !— Regardez !
Elle me prend ma main gauche et la plaque sur son sein gauche. Je sens son cœur battre.— Vous sentez, c’est un cœur de femme qui bat. C’est vrai que la maison de Balthazar a été détruite. Mais mon cœur me dit que Balthazar, c’est vous. Et celle-ci, où nous marchons, vous ne la reconnaissez pas? Jumelle, détruite par le tremblement de terre. Répétez après moi, Monsieur: Quel con, ce tremblement de terre.— Voyons: quel con, cet américain.— Et moi, je voudrais que Ramildo pleure parce que j’ai disparu avec vous dans le souterrain.— Ca n’est pas vraisemblable.— Tout arrive.— D’ailleurs nous arrivons déjà à la cale, de l’autre côté de la route, et il vous attend, votre Apollon, regardez, sur une des trois baleinières.
–Pensez une seconde si je croyais, non pas qu’Apollon soit une série de statues antiques ou un modèle de beauté, mais si je croyais réellement, exactement comme devaient le faire tant de personnes il y a deux mille ans, si je croyais réellement que quelque part il y ait un dieu et que ce dieu soit Apollon…Elle a couru vers son Apollon et j’étais assez content qu’il ne vienne pas me casser la gueule. Je me suis rappelé des premiers abandons par ma mère, quand elle allait à des cocktails. Cock-tails: queues de coq. Trop verts yeux, raisin trop vert.
Le jeu des oiseaux qui parlent depuis le ciel au paranoïaque président Schreber.
En matière de jeu le plus chiant a été pour ma prime enfance la taille de mon rival, une falaise: mon frère, aîné de quatre années — c’est pour ça que vivre dans la fajun sous la falaise ne me gêne absolument pas — trois cent mètres de falaises. Aucun bâtiment au monde ne donnerait l’idée de ce massif. Ni la crainte que génèrent en moi les phrases les plus affectueuses de mes amis. Je sais qu’elles dissimulent leur nature de falaise potentielle. Doryphores.— Et les glissements de terrain ?— A São Jorge, c’est la principale punition du destin. Il n’y a plus de volcan actif, comme sur Pico ou sur Faial, mais si cette putain de Terre-Mère hausse une épaule, il ne faudrait pas que les quelques mille que nous sommes soient justement en train de festoyer au point que ça ferait choir de huit cent mètres dans l’Océan, comme ça s’est vu. Elle ne viendrait pas nous rechercher dans le ventre des crabes. Alors quand on me parle de l’Apocalypse, je rigole doucement.— Toi, la falaise, t’as grandi avec.— Et cette nécessité de mettre un terme aux envies, parce que mes envies suscitaient du Léviathan, mon frère aîné, un geste rapide et imparable de confiscation. Observer, donc, les choses qu’il ne désirait absolument pas. Et les trouver infiniment belles, pour ça. Cette paix.— Ben te voilà verni, mon coco. Tu aimes les restes.
Gaston, aux restes, m’y convoquait. Fronçant les sourcils à table pour que des radis j’absorbe la fane, des tartes le trottoir, des crevettes la carapace, les antennes et la nageoire caudale.
J’ai loué un nombre considérable des jardins d’en bas de la fajun. Une sorte de collection. Contrairement à Antào, je n’ai pas eu les moyens de les faire restaurer. J’observe d’ailleurs avec délices ce qu’il en reste après quelques mois de négligence. Comment ça devient, tranquillement colonisé par les menthes et les ronciers.
La télévision que Norberto avait disposé sur l’autel est restée là depuis son départ. Messes en noir et blanc. Avec la petite vasque en plastique pour payer l’électricité du téléviseur. On pourrait mettre une caméra en face, pour témoigner du vide.— C’est cet amour des restes qui fait que tu t’intéresses aux choses chiantes ?— Ma femme ne s’en émerveille en effet absolument pas, mais ça reste dans sa mémoire, que je puisse avoir du temps pour lire l’Iliade et l’Odyssée, ou même les textes plus répétitifs encore de l’ancienne Babylonie.
Si elle savait les heures que je passais adolescent à regarder les meubles du living room de la voisine, dans l’immeuble modern-style recouvert d’azulejos marron place du Jardin Municipal à Velas ! En attendant que très furtivement elle y dénude ce corps de rêve dont précisément elle-même n’avait rien à foutre.— Et Lacan c’est pareil. Tu n’as dû rien y comprendre, puisque tu n’as pas étudié la psychopathologie, non ?— Non, ma chère, rien. Mais ne m’as-tu pas raconté toi-même que c’est ce que Lacan avait dit à ton premier gynécologue en le ramenant en DS vers son train, après un premier séminaire parisien, en 55 ?— Quoi, Tu te rappelles de cette connerie ?— ” Alors, mon cher Javier, vous n’y avez rien compris, pas vrai? «— Mais quand même, mon chéri, lire tous les Ecrits de Lacan sans rien y comprendre ! Tu gagnerais plus à t’abonner à Gala, ou aux comptes-rendus boursiers.— Comme ton père ?— Comme mon père, voilà.— Non, Voici. Du coup j’ai lu les bibliographies de Lacan.— Ça tu me l’as dit avant qu’on se marie.— Tu n’es pas partie en courant.— Crétin ! C’était à cause de ton smoking et de ton beau thorax.— Je l’avais loué.— Le smoking? Je ne me doutais pas qu’un comptable pourrait passer ensuite ses soirées à lire les livres cités par Lacan ! Je croyais que tu le faisais juste par amour pour moi.— A ce propos, ma chère, c’est dans les Ecrits de Lacan sur la psychose que, lorsqu’il parle des délires du Président de Cour de Justice, Schreber…— -Oui, le Président Schreber…— …Que j’ai compris ce que sont les cagarros.— Ce qu’ils sont ?— Ce qu’ils sont.— Allez, calme toi, espèce de damné mec !— Quoi ?— Verflüchte Kerl ! ça n’est pas ça, que disent les oiseauxvolants qu’il hallucine, au Président Schreber ?
A Pico comme ailleurs, l’outrance est la trace des tsars et la détresse des stars…
Et puis en attendant Porfirio sur un des millions de murets qui réticulent les parcelles métriques des vignes chères au Tsar à Pico, comme à chaque fois, le même enchantement — tranquille résonance d’un chant tranquille des passereaux, combien sont-ils, gigantesque profondeur de leur écho sans rien, rien d’autre, aussi nombreux que les murets et occupés, loin, loin, à sifflote que ma décision est la bonne puisqu’une telle joie s’exhale de leurs petits gosiers aux flancs du plus explosif des volcans — mon envie d’un surgissement ne leur vaut pas, à tous les petits rois musicaux de l’éphémère, l’ombre d’un frisson.
Autour du damier des murs de lave noire des murs légèrement plus haut que ceux de la vigne me regardent. Ils cachent des vergers, des potagers, des lisières ensuite où s’affrontent des verdures d’arbres majestueux dont j’aime que les feuilles soient parfois brillantes — presque grises quant elles sont exposées aux reflets du soleil.
Faisant contraste là-bas avec la joie débonnaire d’ici, près l’immobilité bleu moirée du canal atlantique entre Pico et São Jorge, mes sommets arrondis, sur la longue épine dorsale de l’île, emmaillotés dans le coton tout blanc de nuages. Je sais quelle interrogation ils y développent, ces nuages, malgré l’absurde absence d’énigme inhérente au monde sensible. Pas d’énigme ! — me dit le soleil qui lèche mon corps allongé au milieu du cri millionnaire des passereaux. Sur le petit muret de lave confortable. Dans le parfum du raisin et des figues chauffés.— Tu vois, m’a dit Porfirio, pendant que j’élucidais les mystères du cancer, du sida et de l’autisme, je me suis dit que tu m’en voudrais un peu de t’enlever du mystère.— Pourquoi ?— Tu crois que je ne te vois pas scruter la minuscule robe de nuages fabriquant l’obscurité si ponctuelle de tes montagnes chéries ?— Et?— Si on les faisait disparaître, tu n’aurais plus ce sentiment précieux de la profondeur.
Le sens de l’apparition il est vrai que c’est ce dispositif nuageux qui me l’a enseigné en isolant une portion de paysage, parfois limitée à ma main, à un fragment de chemin — et lui proposant alors un destin de tout, d’essentiel, de suffisance.
–Mais toi, Porfirio, est-ce que tu n’as pas attribué à l’éclair de tes solutions un statut d’apparition? C’est ça, qui fait le tranchant.
— Entre quoi et quoi ?
— Entre vivre et exister.
— Oui. J’existe devant l’apparition de mes théories. Pour me réjouir chaque fois de ce que j’ai pu y mesurer. Qu’il n’y a rien d’immense, hormis l’insu.
Hier.
Comme j’aurais voulu passer toutes mes journées dans ma fajun !
Mais autant pisser dans un violon.
Je n’y pourrai retourner que dans trois jours, demain j’irai à Pico voir Porfirio. Et depuis trois jours je dois terminer mes affaires dans les bureaux tellement urbains d’Horta, après m’être appuyé les bureaux high tech de feu Gaston, à São Miguel. Là-bas au moins je pouvais dormir loin de la grande ville, et traverser l’île de bout en bout. Mais ici je ne peux pas me replier vers les forêts secrètes du Cu De Judas.
Faial, São Miguel: les îles majeures de l’Archipel, traversées par les grands bateaux du monde.
Pourtant dieu sait qu’elles m’amusent, ces îles tellement ouvertes au tourisme que mes vieux copains sont devenus aussi blancs que les murs, pendant que les voyageurs ressemblent de plus en plus, bronzés jusqu’à la calcination, à des feux d’artifice en short tahitien.
J’ai prévenu Teofilo que je lui laisserai mon bateau définitivement dans une semaine. Il a eu l’air à peine étonné.— Toi aussi, tu abandonnes.— Tu es le sacristain de Sainte Angoisse, donc tu me comprends !
Il n’a pas ri. Il a précisé :— Notre Reine des Angoisses, Paulo.— Je te demande juste, avec l’argent de la vente du bateau, de me faire livrer du vin de verdelho pendant dix ans sur le continent.— Ça suffira pour tes angoisses ?— Et pour les tiennes je prierai que le tremblement de terre détruise le gros bunker hôtelier à côté de ton église — mais on sait bien, toi et moi, que c’est Nostra Senhora de Angustias qui s’effondrera la première !— Je ne supporte pas l’ignominie visuelle du gros hôtel qui pousse son cul au milieu de notre parvis, et qui la barre complètement à la vue depuis la mer.— C’est comme ça, vieux. Bill Gates a supprimé toute sédentarité, avec les ordi on est partout ici, et ici nulle part, donc les rituels doivent changer, les rituels chrétiens de mort hivernale et de renaissance printanière doivent faire place à des rituels bétonniers, hôteliers, de carte de crédit et d’argent en plastique. Mais le vin de Pico.— Quoi ?— Il ne pousse qu’à Pico.
Je lui dirais bien aussi que ce dispositif optique, d’un sujet visuel barré de la vue de son angoisse depuis la Mer (e), ferait potache dans un schéma lacanien, mais j’arrive à me garder ce tic verbal pour le docteur Minhoa, à notre rendez-vous de terrasse. D’ailleurs Minhoa, ce malheureux fonctionnaire des hôpitaux (qui garde sa blouse blanche et son stéthoscope jusqu’aux terrasses des bistrots, afin de réduire toute la population à une agrégation d’opérables) il m’a attaqué sur Porfirio :— Alors tu as vu Porfirio? On t’a aussi raconté cette connerie ?— Quoi ?— Il se lance dans l’herboristerie? Il a rouvert l’usine baleinière pour faire des sirops ?— Avec les herbes fraîches de São Jorge.— Ça me déprime. Un si grand biologiste. Je pensais qu’il ramènerait un Nobel de San Francisco.— Qu’est ce que tu veux, le fric…
Minhoa s’est mis à jouer plus nerveusement avec son stéthoscope.— Pourtant la dernière fois, il me parlait des effets de l’ocytocine, qui rend momentanément leur empathie aux autistes…— Me fais pas chier avec l’empathie. Quand je pense à tout le temps que certains ont passé à apprendre par cœur le texte de Lacan sur un traitement possible des psychoses — et finalement quoi? Tu sais quoi ? Porfirio s’en fout. Il fait remarquer qu’il y manque, ce mot «d’empathie «- alors que c’est justement l’absence de cette faculté, dit-il, qui sous tend, or-ga-ni-quement, l’insensibilité des autistes à ce qui ne se manifeste aux autres que par le plaisir immédiat diffusé par visage, par la sensibilité déjà au berceau qui a permis de discerner l’affabilité du visage des pères — de ce fait les pères sont strictement indéchiffrables par les autistes. Et moi qui ai passé vingt ans de ma vie à apprendre Lacan par cœur ! Putain ! Juste parce qu’à un moment de ses séminaires il dit à son public qu’il n’est si nombreux que par souci de venir échapper à la connerie ce qui est précisément un signe de connerie.— Et Freud.— Tu vois, tu reviens aux classiques. Freud en parle, de cet aveuglement. Lui, il a d’abord appelé névroses narcissiques les schizophrènes. Leurs hallucinations les frappent alors qu’ils sont précisément incapables de sentir leur reflet, leur image, et l’image du visage des autres. Et Profirio se foutait de la gueule de tous ceux qu’il avait vu nager dans ces textes incompréhensibles pour le profane. Il disait: «Pourquoi ils se fatiguent, c’est pas leur boulot. «.— Tu savais pas? Porfirio organisait justement des colloques là-dessus, au campus de la «Old Miss «. J’me rappelle encore sa propre thèse sur les schizos. Il les trouvait super important parce qu’ils étaient, selon lui, réduits à une forme de noyau qui nous constitue tous. Il disait qu’ils ne peuvent s’intéresser à rien d’autre qu’à ce qu’ils arrivent à toucher, à goûter. Le téton de la mère de la mère d’abord. Leurs propres lèvres et gosier ensuite, en train de gober le nichon de la mère, et puis, plus tard, le gobage de tous les objets goûteux… Tu me jures que Porfirio ne bosse plus là-dedans? On dirait que tu viens de parler longuement avec lui de…— Non, il fait des sirops à base de menthe et il a une piscine pour buller à côté en bouffant des ovaires d’oursin.
Charabia !
Pas des mondes, pas du Logos non plus.
Un langage, le tien, pas une parole de la Nature, pas des phrases que chuchoteraient les vagues, les cimes.
Le mesure désespérante de ce silence du monde m’a encore pris à la gorge.
Tres exactement cela m’a étouffé et n voyant se déployer la chair joyeuse et éloquent des jeunes gens de Faial.
Sur la plage d’Horta, mes cinquante ans, leurs vingt ans, mon mépris appliqué et consciencieux de l’argent, leur admiration éperdue pour ce qui fonctionne. Mon polo cache-graisse, leurs torses éclatants.
A côté de ma serviette, un modèle réduit de mannequin joue avec un modèle réduit de macho — à treize ans c’est l’endroit du droit à se rouler un interminable patin: la plage de Porto Pim.
Elle? Elle vient du continent évidemment, et lui est de là-bas, au dessus de la plage, sa maman ne peut pas le voir, depuis le quartier de Notre Dame de l’Angoisse, ni tous les autres poulbots. Et moi, encore coincé pour deux jours ici, deux journées entières et j’ai cassé mes lunettes, je dois subir comme n’importe qui la langueur de ces deux journées, en attendant que l’opticien me rende la liberté de lire. De m’éclipser dans la vraie vie des livres.
On sent puissamment que le plaisir de l’adolescente à jouer à la grande est chez elle plus jouissif que le long baiser qui joue les prolongations en lui laissant, à chaque pause respiratoire, un air d’ennui cependant qu’il ne sait que faire d’autre que se blottir contre cette chair retrouvée, comme un enfant plus grand qu’elle.
Je ne sais pas comment fait Teofilo pour continuer de vivre à l’ancienne dans cette ville pavée où la rue est un défilé permanent de voitures qui tapent du pneu, le plus vite possible, hurlent de l’accélérateur, s’étourdissent de l’écho infernal qu’elles envoient sempiternellement et de l’aube au crépuscule, pour pourrir l’existence de chaque habitant des appartements donnant sur cette rue. Un bruit aussi épouvantable que dans les rues principales de Punta Delgada.
(Je reviendrai quand il y aura des voitures électriques.) Là, je reviendrai. En attendant je n’en peux plus, je crains trop l’absurdité des tintamarres.
A moins que je ne parvienne un jour à m’en foutre. Et qu’alors je vienne me délecter de cette rumeur comme du bruit de mille cœurs. Qui ne seraient plus les ennemis de la chambre où je suis enfermé de longues heures sans pouvoir lire, en attendant mes lunettes, sans oublier les flonflons qui explosent parfois, à cause de la fête de la Mer, et les remugles cuisiniers dans la chaleur qui me font regretter les chemins bleuis d’hortensias et de menthe. Ça m’a empêché de dormir dès cinq heures. Vivement le retour aux brises de ma fajun.
Hier encore.
La vue des dorures des corps, devant le mur en orfèvrerie solaire des vagues importantes de la plage d’Almoxarife, hier. Et puis, la peau recouverte de sel, le corps apaisé par la gifle des eaux musclées, je suis rentré jusqu’à Horta.
Pour la grand-rue de Horta, Teofilo me disait :— C’est la plus belle rue du monde.
Je lui rétorque chaque fois que mon absence totale du moindre souvenir d’un voyage hors de l’Archipel, m’interdit de lui répondre. Mais que la longue rue de Ribeira Grande serait à mettre en rapport. Sans parler de celle d’Angra. Alors il ne veut jamais entendre parler d’Angra. Au fond de moi, je préfère la splendeur des ruelles de Velas. Pourquoi ne pas lui dire?— Le bal des pouvoirs joue entre les différents édifices de notre place de la République. Il y a les fortes grilles, au rez de chaussée du Palais du Gouverneur. En face, au-delà le kiosque rouge pompier, l’érotisme de l’immeuble rose — où Gaston culbutait en secret la lingère. Où il se faisait évacuer comme un satrape, sous une couverture, caché au fond d’une carriole. En bas de la place, l’immeuble en béton des années folles d’où Coelho m’a finalement avoué que, oui, mes soupçons en découvrant les comptes du maçon étaient fondés. Qu’il ne m’avait jamais parlé parce qu’il avait peur que je me fâche, que oui, depuis son balcon arrondi il s’était bien amusé, tout petit, avec ses parents, en écoutant les cris grotesques de mon auguste patriarche qui parait-il étaient si perçants qu’ils dérangeaient la paix du soir et les cagarros de la falaise.— Qui aurait moufté: ton aïeul Gaston avait tous les pouvoirs, même celui de s’être fait construire ce petit trésor d’immeuble rose à côté de la lingerie et de réveiller la femme du Gouverneur — à force de niquer sans gêne. Gaston avait tous les pouvoirs… depuis Lisbonne.
A Horta c’est infiniment plus compliqué, tellement de représentations ministérielles tiennent leur propre bâtiment de la belle rue, à coup de colonnades, et de croisées tellement noble d’où l’on ne peut plus reconnaître la petite fille modeste qui s’était engouffrée tout à l’heure au porche puisque maintenant, tout là-haut, d’un regard mésopotamien de scribe, elle laisse planer la seule suffisance qui soit, celle du Secrétariat d’Administration.
Et alors les croisées sont si hautes qu’on dirait, à chaque fois que la secrétaire en charge de ses horaires de secrétaire va se déplacer d’une pièce à l’autre, qu’elle ne pourra le faire qu’à dos d’un éléphant catégoriquement perceptible. Un éléphant en maroquinerie et en suffisance. Doré sur tranche. Gonflé à l’hélium, et beau comme une montgolfière.— Et quand on quitte la rue principale ?— On longe la résidence de l’Infant, aux fenêtres bordées de blanc, et son crépi vert de vague, là j’ai toujours le même choc en voyant, de si loin, les montagnes de mon pays, encore plus loin ici que de Pico où je serai après-demain — les montagnes se déploient là-bas, écrasées par le brutal premier plan du colossal massif insulaire conique de Pico.— Tu te rends compte que, quand on dit aux gens qu’on a connu la chasse à la baleine, ils croient qu’on a vécu au temps des harpons à main ! Tu te rappelles quand je suis parti en fac à Lisbonne, en 76, et que tu es resté là pour tes fameux cours par correspondance. Qu’est ce qui t’a pris ?— Quand vous êtes revenus, vous étiez tous devenus des nains.— Non. On se référait à autre chose, de plus grand…— Qui vous était totalement étranger.— Personne n’est étranger à ce qui se passe au Congrès des Etats-Unis.— Si tu étais plus mystique.— Arrête de déconner ! Comment veux-tu, depuis la révolution des œillets, comment veux-tu ne pas rire avec cette religion où un mec marche sur l’eau et chez nous il se faisait appeler Salazar !— Moins culcul que d’attendre Avril pour croire aux désirs que recèleraient les dorures d’épaules et de reins de tes internationales clientes. Le jeu de jambes fuselées et d’yeux infatigablement prometteurs de tous les lendemains des plaisancières qui se mettent quasiment nues pour suivre tes équipées en chasse sous-marine !— Elles sont plus crédibles…— Même ta femme n’y croit pas, Minhoà. Le père Chà, de Velas, te ferait du bien. Derrière les anecdotes pour le bas-clergé. Il t’enchanterait tous tes mois d’hiver, tiens. Et te sauverait de cette inepte croyance en ton aveuglant désir. Les petites chattes dont les seins abusent tes sens. N’est ce pas un songe? Ne vois tu pas qu’elles n’ont d’yeux que pour leur propre corps? Et ce minois dont elles attendent que l’adoration du plus puissant leur permette de continuer l’infatigable soin sans jamais rien y comprendre ?— Ah, si au moins Porfirio avait inventé un cosmétique anti-âge !— Minhoà, Faust? Toi ?— Oui. Je me trouve encore moins crédible que Jésus guérissant les paralytiques à Lourdes: regarde mon bide.
Alors j’ai secoué Minhoà. Je l’ai emmené à la terrasse du Peters Bar :— Regarde, toutes les jolies, elles sont avec des vieux moches.— Comment tu fais pour voir, t’as cassé tes lunettes ?— En plissant les yeux. Comme ça.— Bê, t’es encore plus risible.— C’est comme pour voir le visage de notre front de mer. Chaque nouveau permis de construire défigure la ville de Horta. Depuis le furoncle en béton qui, hélas, cache complètement l’Eglise Notre Dame de l’Angoisse.— Des Angoisses.— Les marins ne savent plus qu’ils auront le droit d’en avoir, comme le Président ou les hommes d’affaires qui, eux, peuvent se payer des chambres dans le bunker hôtelier qui l’enserre dorénavant. Et regarde l’infect cube de la Capitainerie du Port.— Bah. Un port, c’est partout, c’est nulle part.
Oui, oui? Et les containers apportent des yaourts que les agriculteurs achètent sans plus jamais en faire. C’est contre ça que je ne peux pas te battre, de Novembre à Avril.— Quoi, l’architecture internationale et les yaourts suisses ?— Oui. L’insignifiance. Ici le volcan et la terre peuvent à chaque instant s’ouvrir sans rien nous révéler d’autre que la tempête ne nous avait déjà fait pressentir. Quand par mauvaise mer ou par maladie nous avons fréquenté ce même manque à vivre. Manque à vivre jusqu’au dédevenir.— Moi, les instants enfuis m’appellent toujours comme ça: manque-à-vivre. Minhoa-manque-à-vivre ! Les orgasmes passés, j’ai l’impression que c’est mon surnom. Ma substance. Le Manque.— Le carré des tombes au cimetière ?— Et puis quoi encore ? Desmancha-prozères !— Rabat-joie? Au contraire. Regarde l’application avec laquelle tous tes grands-parents ont utilisé la pierre noire du volcan pour édifier notre symphonie en noir et blanc. Noir et blanc, partout. Les digues, noires et blanches. Les maisons, noires et blanches. On peut jouer aux dames et aux échecs partout. Evidemment, les facilités du XIX° siècle nous ont valu… Quoi? – les crépis rose-bonbon et vert d’eau? Franchement, déjà ça, je trouve que c’est venu moquer le sérieux des pierres noires du volcan avec aussi peu d’à-propos que les rodomontades des ouvriers du Titanic !— Moi je trouve pas. Et moi je sais, toi tu rêvasses, Paulo. Et mon grand-père qui fait partie des viticulteurs de Pico, il le savait déjà. Parce qu’ayant passé son enfance à réparer de ses petites mains pour ses impitoyables parents ces putains de millions de murs noirs et blancs… Que tes puritains de copains viennent de faire classer à l’Unesco. Alors que mon grand-père, il s’y est fait des ampoules de gosse atè fartar.— Jusqu’à plus soif mais c’est grâce au verdelho que tu fais là-bas que tu seras bientôt richissime ! Y a-t-il un sens à respecter l’esthétique? Celle de l’accord au cours des choses. Et ce visage en murets de l’île, noirs et blancs, fait d’une lente adaptation des hommes, de leur architecture, plus que le rose bonbon…— Putain pas le couplet fusionnel, Paulo, s’il te plaît. Le Tao Tê kin garde le toi pour les mémères à chienchien de Velas…Ici tu la connais, la fusion.
Hier soir j’ai contemplé la cinquante-deuxième Fête de la Mer de ma vie.
Comme chaque fois, à travers les guirlandes d’ampoules multicolores qui sont tendues au dessus des tentes de notre fête, le long de la digue où sont assis tous les Faïalensiens, ce soir-là, encore, j’ai peur que l’ambiance foraine formidable fasse soudain péter le plus gros bouchon de lave du coin. Là-bas, derrière les guirlandes. Le vénérable monstre volcanique de Pico. Que la joie festive des danseurs et des mangeurs de viande soit soudain agrémentée d’un rougeoiement subit, et puis d’un feu sans artifice qui éclairerait de sa fulgurance le sommet du cône de l’île, attirerait notre regard à tous vers les reflets de panique qui strieraient le paisible canal entre les deux îles, au dessus du mât des bateaux qu’on verrait déjà éventrés par la chute des bombes de pierre noire. Et nous rendrait tous au néant.
Si les japonais connaissaient notre Pico, ils enverraient tous leurs calligraphes.
Zen et Théorie de la causalité.
Les japonais rapporteraient enfin autre chose que des photos à leur ordinateur de base. Un sacrement. Je regarde le sommet du sphinx. Je cherche, comme le vieil Irlandais de mon enfance, quel nom donner à l’énigme de l’absence d’énigme. Le maître de la fusion est là, Empédocle, l’ami de ma fille. Sommet immense de la philosophie jaillie des profondeurs d’abysses intellectuelles, monde complexe de prairies joyeuses où résonne la cloche des vaches à travers la brume, et pourtant simplifié en son sommet par la simple solution du point minuscule de sa terminaison: une accolade fichée dans le ciel, infichue de freiner la joyeuse insouciance des danseurs d’Horta, ce soir.
La plus jolie paysanne fait, avec la richesse du visage de ses compagnons du groupe de danse folklorique, que comme chaque année leur spectacle me bouleverse autant que les films de Bergman ou de Pasolini. La douceur du vent aussi. J’oublie l’Un, j’oublie la fusion, j’oublie le mouvement de déchirement que la sagesse de ma fille revenue au Volcan pressentait aux noirceurs du cagibi.— Bon, d’accord, je t’emmène chez l’opticien, il a refait tes lunettes. Tu déprimes trop !. Ça doit être chiant, d’être expert-comptable à Velas. Ici, au moins, on voit passer certains des déconneurs du casino planétaire dans leurs yachts. A chaque fois que je te vois, tu te plains de ton métier, et puis tu cherches des raisons pour prédirel’apocalypse.— Tu nous imagines japonais ?— Ben avec tous les hortensias qu’y a ici…— Quoi, les hortensias ?— Tu sais pas ?— Quoi ?— Les hortensias, ça vient du Japon.
Les rasoirs électriques modernes et l’autrefois moderne.
Les bureaux de l’Administration fiscale, hier. Sans mes lunettes, je m’en suis sorti quand même et Madame Betancourt a passé les huit heures intégralement dans le bureau à côté du mien, elle a veillé à mon casse-croûte comme si j’étais un grand sportif :— Vous savez, quand c’est votre semaine à Horta, vous me ramenez un peu à l’époque de votre père.
Mon père. Et donc celui de mes frères et sœurs, et aussi de la demi-sœur dont il n’a jamais osé nous révéler l’identité, cette septuagénaire qui doit se croire sincèrement la fille de «Joyce «et d’un pilote mutilé de la Royal Air Force. Mutilé mais d’où? Mon père, bon apôtre généreux en semence pour prêter queue forte au héros castré par une glorieuse blessure? Ou mon père, vraiment le larron qui aurait surgi en foire à filles — la première, la bonne?
Avec sa robe de chambre écossaise, le dernier jour de sa vie. Malgré la chaise roulante qui était louée depuis quelques mois, on sentait comme il se tenait droit, sans se servir du dossier, avec l’incroyable ténacité de l’homme né en 1911. Il ne se vantait pas, mais nous savions qu’il l’avait fait, d’avoir harponné des baleines et sauvé la vie de maisonnées entières pendant les séismes. Notre héros se laissait traiter impassiblement de «péquenot de Corvos «par le beau-père dont nous savions l’infériorité morale, Gaston à la moustache blanche etbanalement monégasque.
Mon père était de ceux qui se rasent également la moustache. Le bruit de son rasoir électrique, a été la symphonie pour terminer chacune de mes nuits. Il se sentait moderne.
Le bruit de ce rasoir, pendant mes quatorze premières années, ma mémoire a fort heureusement fabriqué de l’oubli à l’endroit de ces matins mineurs, buzzz, et comme le dernier mouton d’un immense troupeau de matins disparates et anéantis, le souvenir de la curiosité initiatique me reste. J’étais impétrant en face de ces objets, de leurs boîtes en plastiques noirs et des petites dents de métal qui répondirent, au fil des modèles successifs, à différents déclics pour tomber dans le lavabo pleines de fragments de poils cependant qu’ «Arden for men «sentait le cèdre et devait me préparer à une longue indulgence, par exemple, pour tout ce qui aurait trait au Cèdre, la structure politique des fausses mémoires du Liban, les descriptions sumériennes des poutres faîtières de palais oubliés, et certains des arbres du Jardin Botanique de Velas.
Il me semble aussi, comme c’est flou, peut-être mon faux souvenir personnel, avoir connu de ces baguettes en bois des coiffeurs jadis, avec une face de cuir pour aiguiser les rasoirs. Oui, je les vois, artisans aux blouses blanches d’infirmiers essuyant le ménage de mousse et de poil ramené par les longs rasoirs déployés comme serpettes d’égorgeurs — et le bruit mat du côté plat du rasoir qui s’allonge au côté cuir de l’instrument — j’entend cela et s’y noie le dernier effort de mon père: la dernière bouchée de biscotte dont j’ai dégagé sa bouche en voyant son regard devenu vitreux, quelques heures avant qu’il cesse d’être.— C’que c’est bête, la vie !
Il a commencé à dire ça, effectivement c’était un descriptif du caractère bien peu intéressant des dernières années de la vie, vie pourtant, et bête effectivement.
Il voulait dire, cette bêtise de terminer si mal alors qu’on a en soi le souvenir de choses plus glorieuses.
Les années fastueuses où résonne encore le bruit du rasoir électrique — il exposait avec force, à table, une idéologie salazariste, cherchait éperdument une autorité sur quoi se débarrasser de la certitude que les ambitions de l’homme sont illégitimes. Doivent être balancées par le retour d’un père tranquille — un roi — tranquille parce que nommé à vie: buzzz.
Et les races supérieures, les jaunes ! Et les juifs (« qui ne sont pas comme nous «) Je revois la tête stupéfaite de mon père quand je lui ai dit — j’avais six ans — que j’avais été convoqué chez le Directeur de l’école primaire de Velas, Roveirào, parce qu’à sept ans j’avais traité mon voisin de «sale juif «. Buzz.— Ah ! Vous voyez bien ! Vous êtes excessifs en tout. Les enfants ne comprennent pas bien ce que vous leur dites. Ils vous prennent pour un antisémite. Voyez ce qui se passe, ensuite ! De quoi allons-nous avoir l’air ! — avait protesté ma mère mais je savais que son propre père, Gaston, en voulait sourdement aux juifs, bien entendu d’avoir livré Jésus — auquel il ne croyait absolument pas d’où le prix du vitrail offert à la Cathédrale— aux romains — mais surtout parce qu’ils avaient confisqué à un rameau de sa propre généalogie, au XVI° siècle, une lucrative vente d’armes aux rois africains.— Ils sont comme les gens de Maputo, ces laïcards de la nouvelle école, avait commencé à murmurer mon père, quand j’étais revenu déconfit, avec un avertissement sur le carnet scolaire.— L’argent de l’Angola pourrit les îles. Ils ont la ferme intention de nous mépriser. Buzzz.
Les rangements méticuleux du rasoir, clic de la boîte, clic de la petite brossette rentrant dans son logement, clac de la dépose du boîtier en haut, sur l’étagère de verre: fin des moments d’étirement du visage paternel, masque de comédie quand il s’était rasé les bajoues, masque de tragédie pour offrir aux lames vibratiles la zone sous les narines, un air impérieux pour monter le menton face au miroir. Ce qui me donne l’idée de l’incroyable petitesse que j’ai pu occuper, à ras du porte-serviettes. La même diagonale que de moi, en ce moment, face au Pico sous lequel j’irai demain rencontrer Porfirio.
A Manhana.
Le village de Manhana. Demain, comme se déroule l’histoire sous la plume de mon carnet de bord, c’est toujours hier !
Et sans arrêt les lendemains deviennent des hier, méthode pratique pour qui fréquente la paroisse de Notre Dame des Angoisses, étouffée par l’hôtel du Canal (pelvien ?)
Après une heure de travail au bureau je sens que le travail m’étreint comme un baiser de murène: qui me dit que j’arriverai jusqu’à dans quinze jours, jusqu’à emporter loin d’ici ce qui du parfum de grotte a jailli comme une Licorne et m’a pourchassé jusqu’en une idée de forêts où parlerait la cause en soi.
Dans le «Tribunha da Ilhas «d’aujourd’hui, Paulo Casaca parle de l’assassin de sang froid d’une petite fille, dont le Hamas et l’Iran auraient fêté la libération lors d’un échange contre le cadavre de deux soldats israéliens. La rhétorique cicéronienne: pour préparer quelle chasse à la baleine, ou par peur de quel volcan, veut-il s’affirmer comme le délateur d’un imaginaire Méchant Absolu ?
Au fond, je ne partirai probablement pas. Aller vers quelles chasses, vouloir partir vers quels triomphes ?
Au nez des solfatares, à la barbe des forêts, personne n’a vu la licorne, pendant que la chasse des dauphins passe silencieuse.
Le cocon des soies de la momie de mon immobilité d’enfant des îles englué aux îles, est- ce qu’il est tissé par l’entrecroisement des chemins que j’ai trop effectués d’une île à l’autre? Trop, probablement. Et les chemins depuis la forêt trop invraisemblablement mystérieuse du Cu de Judas, à So Miguel. Jusqu’à la fajun de Sào Jorge. Si joyeuse, tellement solaire.
Et le maquis de Pico avec son écho de mille passereaux — qu’est ce que ces lieux ont bien pu arracher à ma propre singularité, pour que je me mette à parler comme des oiseaux fous, comme les oiseaux de la folie.
La guerre en ses limites.
Et comment pourrais-je croire une seule seconde que ce qu’en font les hommes mériterait des années et des années d’étude, d’attention voire une odyssée de ma part aux périphéries continentales – même les travaux de mes trois amis, dont je sais qu’ils sont captivés par des monceaux d’objets du désir des générations qui les ont éduqués et où se perd toute intention libre. L’orfèvre des bijoux psychanalytiques rétablit certes une profondeur d’océan dans ma tête mais je sais le dénuement de tout progrès par rapport au charabia d’enfant. Nos babils initiaient au sublime ceux qui découvraient l’amour en nous chérissant — et ce gazouillis nous permettait déjà à tous, non de jouer au sage, mais d’être autant de Moïse.
Puis il y a eu le savoir, acquis comme une promenade paresseuse, comme des marionnettes guidées par leur fil en ayant quitté pour la salle de classe des apprentissages la chambre d’enfance. Le miroir que nous regarderions sans cesse nous dirait quels fils suivre et comment rester les pantins, les singes savants de l’attente des générations antérieures évidemment… les yeux des parents sont l’iris de tout miroir. Puis, nos escalades de la science une fois plus ou moins abouties, nous resterait à comprendre, vieillis et détendus de cette tension originelle, pourquoi il faut que les plus savants retombent un jour aux plaisirs sûrement formidables d’incompréhensibles compromissions, décorations, maîtresses ou médailles, naufragés académiciens ou fascination calamiteuse des chercheurs pour les foules inquiètes: toutes ces déceptions nous contraignants à ne plus être, à jamais, que scribes cryptant un journal de bord désespéré par le progrès du temps, jeanfoutres graphorréïques se méfiant de tout engagement et même de tout apprentissage nouveau.
Les plus puissants phares de la pensée humaine confessant, siècle après siècle, que leurs lumières n’évitent aucun naufrage aux tribus et aux peuples qu’ils éclairent de leur génie. Faudrait il préférer le jeu et la distraction au génie et aux hommes de Bien — les clubs de randonnées aux partis communistes et aux paroisses — Et n’est-il que d’épuiser en de salvatrices parties de belotes l’absurdité que trahit la peine-à-jouir des passionnés du progrès ?
Branlotins, peines-à-jouir, voilà, nos guides, mes découvreurs de génie, occupés dans un certain aveuglement à changer le monde mais en restaurant machinalement en fait des paradis perdus de leurs enfance .
Ainsi s’expliquerait comment le jeu inventif des grands chercheurs, supergrands titanesques, statues de l’île de Pâques explorant abîmes interstellaires pour manigancer les conflagrations d’une catastrophique science hiroshimesque nous renvoie en quelque sorte aux langes, aux déchets des souillures les plus incontrôlables et sans aucun espoir de maturité?
Nos efforts renchériraient juste un souvenir Nostalgique, antédiluvien de l’enfance de ce qui nous précéda, enfances des singes dont nous descendons, enfance des poissons qui donnèrent naissance aux singes, enfance des premières cellules de la biomasse qui évoluèrent un jour en poissons, enfance du cosmos qui garderait l’empreinte et le regret de sa formation explosive?
Le Porfirio, bardé de diplômes en effet comme si c’étaient couches culottes, travaille jour et nuit dans ses labos secrets, celui-là, pas un branleur, pas une seconde de répit dans le plaisir, dit-il lui même.
Pressé d’arriver comme le lapin d’Alice au pays des merveilles parce qu’il est effrayé par la conviction incompréhensible que le monde des ignorants voudra lui loger une balle dans la tête quand on saura qu’il est, lui, en train de déposséder l’Apocalypse?
Pose-toi la question de ce que c’est qu’une marelle faustienne — ne suis je pas devenu un des détenteurs du savoir le plus poussé – est-ce vraiment pour brandir l’enjeu du bien? Ce serait peut-être assez que je parvienne à guérir l’humanité des pires menaces de supplices, sida et cancer — mais Demande-toi de quoi je vais priver les sociétés humaines si je parviens à abolir la schizophrénie — si je contrains l’homme à poser le pied dans un ciel philosophique où plus aucun fou génial ne le forcera à continuer de brandir la science comme un fleuve-épée de retour au malheur.
Avec son petit sourire marrant de lauréat en communication satisfaisante avec les milliers d’étudiants qui le révèrent, de San Francisco à Shangaï, et qui va bientôt nous sortir de la manche son vrai secret: je vais vous faire vivre mille ans en une heure.
Pourquoi quand Faust s’adresse à moi, le fait -il si respectueusement — ai-je à ses yeux la moindre dimension humaine véritable, alors que l’imperfection absolue de mon ignorance quant à moi-même me fait l’otage d’un projet tragique, celui d’aller m’allonger sur le canapé d’un psychanalyste qui ne serait pas de ma famille ni un ami, dans une société suffisemment vaste pour respecter l’essentiel secret de mes confessions, et de devoir pour cela me projeter pendant dix ans au moins à quatre mille kilomètres de mon îlot.— Dis-leur que je bulle près de ma piscine.
Car alors que j’ai sans cesse le sentiment de faire des efforts, les trois maîtres de la pensée que sont mes trois amis, paraissent suivre paresseusement le courant d’un plaisir constant. Et par exemple, le rhétorique bijou d’Antào dévoile quelle gravitation les êtres opèrent, presque spontanément, autour du silence de leurs dettes familiales.
Si je m’endors s’éveillent mes rêves, couloirs secrets où s’éteint la lumière des papillons amoureux.
Les hirondelles battant de leurs ailes dans le bijou lacanien, établissent une image très convaincante du rapport qu´entretiendraient les savoirs et l’inconscient, les savants et les non-dupes.
J’ai fait le rêve, alors que je dormais dans la fajun, d’une copie Parfaite de ces schémas, sculptées dans un vieil ivoire dont quelque chose me disait qu’il venait d’une corne de licorne infiniment dangereuse et qui un jour aurait nagé depuis les bois du Cu de Judas jusqu’aux eaux secrètes de ma fajun, où elle aurait déterminé ce parfum d’un mystère qui me hante et me force à crypter sans relâche le registre que je tiens de mes jours.— N’oublie pas qu’en face, «ils » t’attendent pour empêcher que ne cesse la Guerre en ses limites.
J’ai mis du temps à comprendre ce que Porfirio et Antào appelaient — dans un chuchotement prononcé une seule fois, et alors que nous étions au secret du cagibi, ” en face «.
Et à quel effroyable exil il me destinaient.
En arrivant à Horta, dans le kiosque, l’inévitable orchestre des guitares et voix de femmes piaillant à l’unisson notre terrible douleur d’abandon — après quoi Coelho le violoniste a dirigé sa petite formation philharmonique, dans le même kiosque sous les remparts dégoulinant du jaune excessif des projecteurs municipaux, une partition de lui — ah, Coelho, on aurait pu titrer son invention ” La Rumba des cachalots, cétacés lourds «- il dirige avec un sérieux berlinois sa pauvrette mélodie, ça aurait l’air moins affligeant s’il faisait travailler aux musiciens de Velas une partition de Mahler, ou de Miles Davis. Quoique j’ai entendu une fois que les anciens des fanfares militaires de Maputo, allez comprendre, n’aiment pas trop le jazz.
Alors le poison est dans le kiosque et observant cette raideur de Coelho dirigeant sa rumba baleinière, une similaire médiocrité familiale me remonte au gosier -les espoirs infondés que je nourrissais jusque vers quarante ans Ont un goût de vieil œuf. Aussi empesé que Coelho avec sa baguette de chef, je croyais sincèrement que les numismates ne seraient qu’une passerelle vers la Littérature, les académies, le regard de lecteurs inconnus vivant des émotions incroyables en parcourant les lignes depuis le tube de New York, les bus à impériale de Londres, et les pousse-pousse les plus exotiques de capitales inconnues. Je me suis: «un açorien qui connaît Cerrunnos et Teutatès, ça va chier des bulles quand ils sauront ça en Gaule ! «
Il marchait solitaire au long de la digue d’Horta, pensant à Stevenson.— Heureusement que tu ne l’as dit à personne, comme tu étais con ! Quelle immense étendue de connerie ! Tu as gardé des cicatrices, de tant de connerie? Même Nietzsche, ils en ont plus rien à foutre. La Littérature? Mais tu crois quoi? Tu t’es vu ?— Oui, je me suis vu. Je les vois, moi, mes cicatrices de connerie, moi ce cuistre rougeaud, je le croise aux miroirs des salles de bains quand je dors à l’hôtel et qu’il y a des miroirs dans les salles de bain.— C’est drôle comme tu as l’air sérieux, quand tu marches le long de la digue du Port d’Horta.— Je te rappelle quelqu’un ?— Evidemment !— Qui ?— Je suis sûr que tu penses à lui, quand tu marches comme ça, tellement pensif, sérieux. Tu as exactement son rythme. Tu t’arrêtes comme il faisait pour regarder les lumières, les bâtiments.— Notre ancien prof d’anglais, àVelas ?— Oui. Pourquoi ?— Il m’avait dit: «vous verrez, Paulo, un jour vous déambulerez le long de la digue d’Horta et vous réaliserez que c’est là, avant de venir terminer mes années d’enseignement à Velas, que j’ai compris que j’étais déjà devenu invisible. Ça vous paraîtra incroyable. Vous vous direz que vous rêvez. En revenant chez vous, vous vérifierez que vous avez les mêmes soi-disant beaux yeux bleus: oui. Ça n’est pas vos yeux qu’elles avaient regardés, auparavant, alors? Alors vous prendrez l’habitude, dans la rue ou par exemple vous vous entrainerez comme moi je l’ai fait le long de la digue d’Horta, de regarder les gens comme si c’était un herbier — puisqu’ils ne vous voient plus — une espèce dorénavant indifférente, et pourtant digne de votre attention cultivée. Et alors les bâtiments et la géométrie des collines ou des vagues attirera plus vos regards, d’une manière tout à fait surprenante… «
Comme si j’étais un pot de chambre sur roulettes.
En sortant des bureaux de la Douane, écrasé d’ennui (le plus puissant des affects) j’ai demandé à Teofilo pourquoi il voulait dîner près de Varadouro, au sud de Faial.
C’est un endroit où les rochers évoquent la tempête de Shakespeare, sols tout d’un coup figés en vagues d’un ressac tellurique – le silence des étendues minérales n’efface rien de ce qui s’est passé il y a mille ans. Et tout près, il y a Capelo, l’éruption où l’île s’est agrandie des grandes terres totalement grises encore et en cendres d’un deuil si frais que les maisons des morts n’ont pas toutes été réhabitées — et pourtant naissance du monde :
-Pour voir l’horizon du Sud.
Pendant le dîner Nous sommes resté silencieux. Nous regardions la barre de bleu qui nous sépare, au Sud, de l’infini du pôle et de rien d’autre.— On n’a rien à attendre de personne, a-t-il juste maugréé en mâchant le gâteau trempé de café.
L’impassibilité de la serveuse m’a paru confirmer son propos et je l’ai dit à Teofilo :— Elle non plus.— Personne, ici. Et tu vends ton bateau. Tu m’as toujours dit que si tu habitais une fajun…— C’est parce que Tia Palmira me l’avait demandé, à São Jorge, de dormir près de l’eau avec un bateau toujours en état de porter secours aux autres, en cas de séisme.— Alors avoue-le, tu vas partir? Qu’est ce que tu viens d’aller foutre, toute la semaine au Cu de Judas, sur São Miguel ?— A São Miguel, j’ai toujours dormi, depuis vingt ans que j’y bosse, une semaine par trimestre, au Cu de judas, à côté d’Agua Retorta.
En revenant la veille, j’avais encore vu des baleines. Je les vois à chaque fois. Depuis que je suis petit.— Mais non. Tu dormais.— Et en bateau, il suffit que je soie seul, et les dauphins m’accompagnent.— Arrête. Tu m’agaces. Tu es aussi narcissique que ta mère.— Pas ça ! Pas aussi narcissique que ma mère ! Je t’en supplie. Je ne veux pas que tu croies que je me laisserais tenter comme elle de me raccrocher au monde sous prétexte qu’il me regarderait. Le monde se fout de moi et je le sais, je ne vais pas passer mes journées à tenter de lui faire une grimace pour qu’il me trouve convenable. Même les films de Pasolini ne me regardent pas. Hier, j’ai revu un film de cette époque, du cinéaste allemand oublié, Werner Herzog. Le ciné-club de Punta Delgada était farci de jolies jambes, d’épaules nues et de dos à crever. Personne ne m’a vu et je ne me suis pas senti abandonné ni esseulé ni trahi. Cela fait cinq jours que je ne me rase pas, mais ça ne change rien à la donne: j’ai pu passer par contre, entre tous les groupes d’épaules nues ou de seins qui accrochaient ma rétine reptilienne, m’a silhouette pas tout à fait invisible mais observée du coin de l’œil comme si elle était d’un pot de chambre sur roulette, ou d’un aspirateur.
J’essaie quand même de ne pas trop scruter nichons et nombrils, il faut garder conscience que même un aspirateur peut devenir obscène, s’il manifeste une trop grande foi en l’exhibition — et je n’ose me consoler en regardant l’extrême transparence que partagent avec moi les femmes de mon âge, attelées comme des naufragées aux enfants mûrs qui déjà les quittent, et au petit dernier dont elle tiennent la tête sous l’eau de leur angoisse, de toutes leurs forces.
Et le marri. L’opération, fréquente, de parler au mari (celui qu’on avait choisi parce qu’il était le plus rassurant) comme à un enfant très lourdement handicapé mais malveillant dont il faut contrôler sans cesse les défaillances comme des vices.
Même s’il est président d’une république. Ou chef d’orchestre.
Surtout. Le rabrouer. Lui rappeler éventuellement (ça s’est vu en des circonstances qui rendaient tout cela plus qu’invraisemblable, comique) l’existence d’amants potentiels.
Mon copain, Coelho, le chef de l’Orphéon.
Sa bourgeoise: elle lui fait mettre son uniforme de gala. Vérifie chaque broderie en l’engueulant. Lui fait enlever le pantalon pendant qu’il rebrosse les boutons de cuivre des épaulettes et de la poche thoracique parce qu’elle vient de poser ses doigts dessus, mais c’est toujours à la braguette qu’elle prétend devoir recoudre un bouton, surtout en se moquant de son allure, en caleçon anglais qu’elle lui a acheté – lui, debout au milieu de ses collègues qui l’attendent respectueusement, lui, vaguement inquiet et suspendu encore en l’idée totalement absurde qu’il pourrait ne pas lui plaire, que ça expliquerait qu’elle ne désire plus sérieusement que des bonbons au chocolat et une bonne place aux Messes de l’Igrezia Matriz.
Quand elle lui rend le pantalon, ah, chaque fois elle lui demande sèchement où est son portefeuille.— Merde, mais, enfin zut où est ce que je…
L’engueule, surtout quand c’est les percussionnistes qui l’attendent, déjà dans la petite voiture encombrée de caisses.— Tes copains, avec leurs instruments, pfff !
Puis, quand elle retrouve le portefeuille, qui est toujours dans la boîte du nécessaire à couture dont elle vient de refermer le couvercle, l’engueule encore, en secouant la tête :— Tu es vraiment nul.
Il part au concert en s’excusant de cette occupation qu’elle tolère malgré sa quasi surdité mélodique dont ils ne s’étaient ni l’un ni l’autre aperçu au cours de leurs deux longues premières années de fiançailles.— Car, savez-vous, il y a plus de musiciens dans les Açores que dans tout le Portugal.
Et Lacan demanda un cigare à Gloria.
Ce que j’aime vérifier quand en avion on fait nos sauts d’un groupe d’îles à l’autre, c’est que, même depuis tout là haut, il n’y a effectivement rien à l’horizon.
Avec la vie que je mène ici, je peux très bien me dire que rien, du monde, n’existe.
Au fil des années ce seraient des ateliers clandestins de production de farces et attrapes qui mettraient sous les yeux fausses nouvelles, faux articles d’importation et voyageurs prétendus, uniquement pour nous convaincre, nous les insulaires absolutistes, de cette fiction d’un autre monde. Réalité facile à se représenter intangible, sauf à accepter de considérer tous ceux qui la symbolisent lorsqu’ils la décrivent, en viennent, en importent idées et objets. Mais depuis l’avion, ce que je vois, c’est l’Océan, et mon imaginaire s’en amplifie à chaque fois d’un inégalable infini.
Pour la dimension cependant colossale de la production pornographique de l’Internet: tout ça non plus, pourrait ne pas témoigner de l’existence des continents, mais de l’insurpassable inventivité d’ateliers secrets, cachés par exemple dans les volcans, où seule une race de trolls me semblerait en état de fabriquer tous les acteurs, les coutumes et les fantasmes de tant de nations. C’est au prix de la nécessité d’inventer un peuple de magiciens que je pourrai tranquillement me dire de tous ceux qui reviennent de voyage, qu’ils sont des faussaires. Car pour qu’un tel complot soit réel il faut, comme le disait Rocard, une intelligence rare et pour tout dire, vu la dimension du monde insulaire qui est celle que je fréquente, surhumaine .
Imaginons que la Gaule n’existe pas, ni ses monnaies. Que je travaille, depuis le début, sur un imaginaire forgé aux ateliers d’oublies. Que soient réels uniquement mes catalogues, les documentations que j’ai accumulées et que, comme l’a dit Ernest Renan, «l’Histoire n’est rien d’autre que la plus ironique et la plus extravagante des associations d’idées «. Que le monde est aussi dépeuplé de menhirs que les hauteurs d’apparence celtique qui commencent après l’infranchissable zone » des mystères «dans la montagne de Pico.
Que le chaudron de Gundestrup n’ait jamais eu lieu, et pas non plus le vase de Vix.
Tout serait l’œuvre de dauphins facétieux ou de volcans ironiques qui fabriqueraient des concrétions aussi arborescentes que les éponges tant et qu’à se ramifier en idées et documentations sur des reflets de mondes que nous, insulaires endormis dans nos avions et rêvant de baleines et de dauphins, au milieu de l’Océan, nous continuerions de valider par notre souci d’illégitimité. Car que diraient ceux qui, ne l’ayant jamais vécu, sentiraient soudain quelle précarité fait peser sur nous l’incroyable dangerosité de notre Volcan, et le chagrin du souvenir que nous conservons de toutes ses abjectes colères ?
C’est ça, que j’expérimente quand je circule comme un pot de chambre sur roulettes à Punta Delgada au Ciné-club, c’est ça que je ressens en entendant les pauvres et inessentielles musiques que l’orphelin de Coelho interprète: l’illégitimité. Mon père m’e fournissait le modèle lorsqu’il passait fêtes de Noël et de Pâques sous le regard un peu amusé de son richissime beau-père, dans la maison de campagne de Gaston, au dessus de Punta Delgada. La où précisément s’est étendue encore plus notre illégitimité, cette laideur que les dégâts du génie de l’investissement immobilier y a exercé, peu après que la voie expresse — dont Gaston n’aurait jamais bien prévu qu’elle se contrefoutrait de son souvenir en explosant les arbres centenaires de sa propriété et de son mausolée personnel…— Alors, un cigare…— Sur l’île de feu Gaston, j’ai senti cette semaine comme toute ma perception du néant moral s’y est mise en marche sans que ma grand-mère ou ses enfants y trouvent quoique ce soit de bizarre. Oui, passe moi un cigare. Le vide m’a recomposé.
Les demeures ne remuent jamais de la queue en nous voyant rentrer.
Peut-être que, malgré le nombre tellement important de ceux de mes amis insulaires qui n’ont jamais quitté, je ne dis même pas l’Archipel, mais leur île personnelle, je suis quand même un des seuls à n’avoir pas bougé par plaisir, et à n’avoir pas voyagé du fait de ma curiosité insatiable de ce qui se passe ici, et comment et pourquoi et du coup: pas une seconde pour avoir eu le temps de voyager -c’est tellement long, et puis les gens, je le vois bien, quand ils reviennent d’un voyage un peu lointain, ils sont absolument vidés.
Evidemment c’est devenu un lieu commun des plaisanteries familiales, on se fout de ma gueule sur cette mélodie-là, mais ceux qui se moquent le plus de moi, je suis sûr qu’ils ne savent pas que l’étendue de mon maintien ici est absolument absolue, qu’il n’y a jamais eu une seconde d’un désir ou d’un mouvement d’éloignement hors d’ici — ils se gardent pour eux une certitude jubilatoire, que je leur aurais caché un ou l’autre voyage secret; ils sont bien placés, ceux qui se foutent le plus gentiment de ma poire, pour savoir que partir, aujourd’hui, c’est aussi facile que de se fourrer les doigts dans le nez.— J’ai une joie à attribuer aux lieux où je voyage une immédiate familiarité, mais tu ne peux pas comprendre ça, hein, Paulo ?— C’est factice, João, comme tous les voyageurs, tu te l’es déjà prouvé puisqu’ici non plus il n’y a aucune familiarité des rues ou des places ou des fajuns — est ce que la grande demeure où tu emmerdes ta femme remue de la queue quand elle te voit rentrer du boulot? Chaque fin de journée — au contraire, vos couverts mis impeccablement par ton Ana-la-charmeuse ne se dressent pas au vouloir des lieux !— Papa, excuse-moi de t’interrompre, c’est parce que João ton copain, se fait des gamines de mon âge, que tu veux t’enfuir de la maison ? Maman est persuadée que tu veux partir juste pour faire une psychanalyse chez le bridgeur basketteur dont je t’avais parlé !
Heureusement João n’a pas compris de quoi parlait ma fille. Il a tragiquement éclaté en affreux hoquets de rire moqueur. Oui. Envie de m’allonger et de décrypter les seuls sédiments dont je dispose. Quitte à, une fois allégé des obstacles m’interdisant toute jouissance, d’avoir envie de jouer à nouveau à la belote et au rami hongrois, voire au bridge et au basket.
Je l’ai emmenée, chez nous, et là, dans le cagibi, dans le noir :
–Tu sens cette odeur incroyable ?
— J’ai toujours adoré cette odeur incroyable.
— Comment? Mais tu étais déjà venue ici ?
-Le lendemain du jour où je t’ai rencontré. Je suis venue ici. Je ne sais pas comment. J’avais envie de trouver une cachette à toi. Chez moi.
— Tu me promets de ne plus parler de mon départ devant personne, ici ?
— Même devant João ?
-Même devant lui.
— Et devant Antào ?
— Il croit que je vais revenir.
-Il croit qu’on va le mettre en prison.
-Quoi ?
–Il est devenu virulent avec le maire, j’étais là, l’autre jour. Les services de la voirie voulaient rallonger la route et il lui a dit qu’elle passerait devant chez lui, pratiquement au dessus de sa maison.
Dans deux semaines, serai-je parti vraiment ?— Regarde le journal d’aujourd’hui, Bartolomeu, même le petit Pasqua, en France, il est au tribunal à cause de l’argent de l’Angola ! Alors crois-moi, Ribeira, le nouveau moine de la fajun d’Alem, avec tout ce qu’il doit faire oublier sous le gros tatouage «Maputo «de son biceps droit !— Et toi, Paulo, qu’est ce qui se cache derrière ta gueule de ravi de la crèche. C’est construit sur quelles guerres?— Qu’est ce que tu veux dire ?— Les français nous vendent des armes, bon. Ils veulent rester présents au monde.— Et moi ?— Aussi, petit bosseur. Tu te revois, à l’école, quand tu trimais dur ?— J’ai pas vendu d’armes. J’ai réussi mes études. Et malgré tout je suis pas devenu un banquier ou un fabricant d’armes.
Un jour, les bureaux de ma société sont partis à Lisboa. Gaston était mort depuis deux ans, et le cousin inconnu, un banquier qui adorait la vente d’armes, avait pris le contrôle du portefeuille familial une semaine auparavant, son expertise ayant rassuré tout le monde. Mon père alors a été tellement heureux de s’installer dans une des tours, pourtant à mon sens incroyablement laides et qui trouaient depuis quelques mois à peine le ciel jusque là harmonieux de Punta Delgada, qu’il y a pris un appartement et s’est retrouvé à dormir au dessus de ses bureaux.
— Et le cousin, ça ne t’a jamais démangé de demander au cousin habile quels crimes la boîte finance ?
C’est à cause de ça que ma mère, encore aujourd’hui, doit fermer ses fenêtres: car le bruit des voies contournant les fameuses tours pétarade quatre fois par jour la totalité du parc automobile des Miguelistes. Leur tintamarre empêche, sinon, qu’on se parle doucement dans sa cuisine.
Le paysage de Punta Delgada, malgré ce raffut, est devenu muet. Je veux dire par là qu’il ne me parle plus.
Notre ciel a troqué son immensité de prophétie pour le vroum vroum soigneux des tubes en métal d’avions qui déposent et ramènent les voyageurs cosmopolites à l’aérodrome, et le tintamarre des voies rapides.
On a décoré, avec un goût assez paradoxal pour le passé qu’on vient d’anéantir, le grand hall de l’aéroport avec des faïences, de vraies faïences à l’ancienne exposant une chétive représentation des caravelles conquistadores, comme pour faire oublier. Que le monde, conquis, n’a plus rien de séduisant.
— Les sept journées qui viennent de s’écouler, donc, ont changé un peu ma vie, m’a dit Bartolomeu. Et ce qu’il a raconté alors s’est inscrit dans le bouleversement de la mienne.
J’étais d’ailleurs chez lui pour ça. Depuis vingt ans, je vais chez lui pour ça. Pour le bouleversement qu’il induit en moi. Par l’authenticité de sa vie, de la beauté de son vallon, de ses occupations jardinières, de la justesse immanquable de ses jugements..
Les licornes qui hantent sa forêt ont une nature encore plus ennuyeuse, s’il était possible, que les schémas lacaniens; ayant reconstruit sa vie autour d’une étude passionnée des tout premiers philosophes grecs, Bartolomeu vit entouré de chemins aux perspectives lumineuses.
Les avenues en terre, sont encadrées de platanes, et ces platanes ont des troncs couleur cannelle.
Les platanes, vers chez Bartolomeu, dansent — tant les vents atlantiques les ont caressés. Leur double ligne mène à sa demeure — à chaque pied de chaque arbre fleurit un buisson d’hortensia, qui met de son bleu vif encore plus en valeur le rougeoiement des troncs.
C’est devenu plus qu’une habitude, plus qu’un rite, un phénomène régulier: chaque semaine que je passe à apurer la fiscalité du comptoir de Punta Delgada, je n’ai qu’un luxe: trois heures de trajet quotidien pour aller vers et revenir depuis les forêts de Bartolomeu.
–Les objets du pouvoir qu’on peut saisir ici, il vaut mieux ne pas les identifier, Paulo. Tu devines bien. Malgré la réputation de pauvreté zoologique des Açores, nos forêts renferment d’autres secrets animaliers que les quelques pitbulls devenus fous des bergers.
— Quels objets de pouvoir ?
— Résumons. Je vois ta terreur. Depuis que je te connais je vois ta terreur. Et tu viens ici pour mon repli. Tu viens depuis la tour obscène que ton grand père a fait tendre dans le ciel de Punta Delgada, afin d’y exhiber sa ridicule certitude d’un pouvoir dont nous savons qu’il est en réalité en train d’accumuler des gibets pour l’existence en-soi de l’humain. Mais toi tu roules jusqu’à ma partie orientale de l’île — en fait tu pourrais dormir n’importe où, entre les falaises envahies de forêts infréquentées.
— Mais je viens chez toi.
— On m’a confié l’authentification idéologique du schéma qu’Antào a forgé pendant que Porfirio le symbolisait avec ses formules, ces découvertes qu’ils s’apprêtent tous les deux à publier.
— Peut-être sans grande réflexion sur la réalité en soi. J’ai peur qu’après cette publication, le retentissement…
— Et tu sais que j’ai refusé de m’associer à leur richesse, serait-ce ce détail sans intérêt qui te paraît me donner crédit et savoir? Regarde leur maquette…
— En baguettes de bois colorées des couleurs fondamentales.
— Moi, j’ai reconstruit le moulin, sur le canal, pour y vivre. Ce n’est ni un bijou, ni une maquette, c’est une demeure. Tu aimes y venir dormir juste au dessus de l’espace vide de mon four à pain. Les guillotines des fenêtres sont ouvertes le plus souvent possible; on entend les feuillages de l’allée de platanes, dehors, et la dorure du soleil joue avec les rosiers, devant la porte. Pourquoi tous ces éléments de la puissance nous permettent-ils de si bien dormir, ici, que tu es prêt à faire chaque jour en chantonnant les soixante-dix kilomètres de virages serrés qui t’en séparent ?
— Ah ! C’est de cette puissance là que tu voulais parler, Bartolomeu ! Obscurs éléments symboliques d’une fausse profondeur !
— Quoi ?
–Que la forêt soit si épaisse en dessous de chez toi, que les prairies au-dessus soient tellement joyeuses où résonnent les carrioles à cheval des fermiers, que la mer, qui s’étend loin à tes pieds au-delà de la vertigineuse forêt (et pourtant hier, profitant de samedi, nous l’avons rejointe par le sentier jardiné dans les rocs, et aussi retrouvé la foule énigmatique des poulpes et des poissons sous le miroir bleu) — voilà ce qui est également trompeur.
— Enfin, Paulo, est ce que ce n’est pas le vent — qui traverse ma maison, le feu — qui a parfumé les pierres, et puis enfin l’eau de la cascade et du bief — qu’on entend chanter sans cesse puisque la maison est construite sur le torrent, est-ce que ce ne sont pas des membres de notre propre corps ?
— La Demeure? La Demeure serait notre corps? Tu n’es sage qu’à ton insu, pauvre Bartolomeu ! Et pourquoi pas, alors, te raconter que le paysage serait le miroir où tu t’observes? Voilà le sens des petits bijoux d’Antào.
— Antào? S’il venait jusqu’ici, tu le verrais se remettre à imaginer que l’éternité de la licorne…
— On ne peut pas imaginer d’autre animal dans tes belles forêts, c’est pour ça. Ces montagnes déchiquetées au dessus des prairies, aussi, et même là-bas, vers Furnas, les forêts montagneuses où le souffle surgit brumeux et chaud, et les bouillons des marmites volcaniques brunes. Souffle du dragon.
— C’est pour cela, que ta fille attendait. Elle attendait que tu comprennes cela. Elle est la Sage au Volcan. D’un calcul, elle infère les soubassements d’un monde. Que comme une andouille tu craignais muet. Sous prétexte que nos sols ne contiennent rien de cette archéologie, si récente mais dont s’embobinent les historiens de lieux moins fortunés. Arrête de vivre: existe !
De toute façon, les détails pragmatiques, tout le monde s’en branle.
C’est vrai que le dispositif topographique — reliefs accentués, pentes raides et nuages — détermine un ruissellement de l’eau avec cascades. Fatalement il y a du pittoresque, du touriste qui vient se photographier le short et la liquette au bout du sentier. Qui a entretenu le chantier? Des cantonniers municipaux se cassent le cul toute l’année et dans toutes les Açores. Plantent des jolies fleurs jusqu’à pas possible. Oui, il y a un office de développement du tourisme vert et, vu l’ancienneté du parc, il a existé longtemps avant l’invention du mot touriste.
Ah la licorne, je vous dis pas, ne vous magnez pas trop, voir dans l’unicorne de la cascade (une cascade d’un seul tenant, tombant de très haut, déterminant de ce fait un son puissant. Rugissement. En un lieu où personne ne va guère. Forêts dont, avant 1424, année officielle de leur découverte, le seul mammifère répertorié était la chauve-souris) est en quelque sorte la métaphore du seul habitant sauvage de ces lieux.
Où est papa?
A la chasse à la lico-o-rneu.
Où l’on arrive sans plaies devant la cascade typique, vertigineuse, que le génie des guides de randonnée aura pseudo hermétiquement disposé à une heure — ou plus selon le grade de difficulté de la promenade.
Le monde des promeneurs se départage :
— les risibles chercheurs de licorne et vous allez voir que votre fille aînée a des choses à vous dire
— et les grotesques sérieux, ceux qu’un juste regard au bon miroir (Mosaïque, Salomonesque, Jésuitique, Halal, Kasher et Tao Tê King) a structuré en temps utile (avant six ans) et qui du coup n’y cherchent plus d’énigme. Sont donc, là, grotesques évidemment mais attention, marchant uniquement pour diminuer leur cholestérol. Sans téter au gré des paysages de l’illusion et de l’extase. Trouvant la vie parfaitement ennuyeuse du fait de l’omniprésence de la menace qui pèse dessus, ces Maîtres de l’équilibre n’usent de leur maturité que pour diminuer un peu la menace de mort, par leur travail, leurs précautions, et une foule de préoccupations pragmatiques du quotidien. Voilà la part de l’humanité qui parvient à éponger cette pénible question, celle du départ de la vie. Pas de l’existence (problématique n’existant que pour la première catégorie des risibles chercheurs de licorne) mais de la vie. Il s’agit de se sauver la peau, rien que la peau, toute la peau. Vie ennuyeuse très précisément parce qu’ils souhaitent réfléchir continûment — et exclusivement — aux moyens de ne pas du tout la quitter.
La seconde catégorie n’est pas forcément moins bavarde que la première en traversant les lieux qui sont cependant pleins de sons qui valent leur pesant de cacahouètes — le cri des autours, le piaulement du vent, la clameur de la licorne.
–Alors que moi.
-Vous, Paulo, Vous cherchez les licornes que votre ami Antào hallucine, lui qui fait remonter pierre à pierre des terrains qui ne servent plus à rien. Puisqu’on n’adore plus les lieux, à part San Francisco et Los Angeles, lieux de la fiction ! On n’exporte de toutes façons, plus de bananes, n’est-ce pas, on n’exporte que des petit-fils sans-papiers d’agriculteurs sans argent? Alors vous ne voudriez pas qu’on exporte les fantasmagories artisanales sur le Réel, de votre Antào? Au contraire, l’importation des touristes se fait de plus en plus branchée. Au mieux où? Au mieux, le long des silos hôteliers ont transformé les Açores en souvenir et où les attendent dès leur arrivée, leurs avions pour le retour. Des lits pour le grand âge de nos stupeurs.
— Mais ils se racontent aussi qu’ils sont explorateurs, les pépères du continent. Les faïences en panneaux décorant l’aéroport de Punta Delgada, leur ont montré, objectivement, les caravelles du premier d’entre eux. Du découvreur auquel ils s’identifient. Comme à l’unique corne de l’animal fabuleux, la licorne du «connais-toi toi-même», le désir formidable qu’à l’être de s’arracher à la pesanteur du réel en se frottant à l’inconnu jusqu’à en faire une habitude routinière …
— Vôtre ami Antào s’identifie exactement pour cette raison aux objets de l’intelligence humaine — Il veut en établir la beauté -, aux brouillards de la philosophie — il essaie d’en détailler chaque gouttelette et montrer comment ce brouillard fonctionne-, de la religion et de la psychanalyse Parce qu’il les met sous la même catégorie et qu’il veut un temple ou on pourrait réaliser les beaux symboles de l’imaginaire en vitrail et statuaire — qu’il veut me faire révolutionner par la simple force qu’il prête à mon assentiment et c’est vrai que j’ai mis tout notre argent à son service. Et oui. Seulement moi qui suis allé jadis faire de l’alpinisme un peu partout, j’en ai vu, de ces explorateurs pépères du monde de l’inconnu, de ces sportifs distribuant la canette de bière ou de coca usagée à tout sommet. Ils ont pour but — et ils en sont capables -capables de tenir des propos d’une banalité maximale jusque sur l’Annapurna.
–Mais est-ce qu’ils ne savent pas, eux, à force d’errer sur les quatre continents en y buvant des bières, en y consommant des hôtels et des découvertes à tire-larigot, est-ce qu’ils ne savent pas mieux que nous, attachés à notre lopin de topologie, à notre bout de terre auquel nous ne croyons plus du tout, est ce qu’ils ne savent pas mieux que nous ce qui fait le sens des noms, des familles, d’un attachement des humains à l’esprit des mots plus qu’aux légumes de la matière. Tous les papys et les mamys qui viennent faire trempette au pied de leur hôtel en béton, il ne faudrait pas leur faire le coup des caravelles soi-disant de Christophe Colomb ! Ils savent, eux, que c’était Diego de Silves, le vrai Découvreur des Açores ! Ils connaissent leur catalogue de voyage par cœur, comme Antão possède par cœur le catalogue des phrases que les philosophes ont aligné sur la réalité.
— Et ils s’en foutent, d’être uniques !
— Oui. Ils n’ont pas besoin, comme Dali, de projeter jour après jour une œuvre devant eux pour se dire: Moi ! Moi ! Moi ! Ce qu’ils aiment vérifier, c’est la solidité rassurante de leur résistance à la mort. Découvrir l’inconnu, en faire catalogue, que ce soir l’Everest ou le discours de la méthode, et se sentir aguerri, amariné, habitué. Comme les marins que je vois arriver dans mes jumelles au large de Nordeste, terrorisés encore par l’immense navigation qu’ils viennent d’affronter — les jours de tempête ! (mais attention: il y a deux catégories de marins, les risibles chercheurs et les grotesques sérieux mais quand même c’est rare de naviguer par hygiène …)
S’ils se doutaient, les navigateurs à mi-parcours de leur transatlantique — et ils le savent parfois — qu’à cent mètres de leur épuisement et de leur embarcation chahutée, au dessus des premiers rochers orientaux de la plus orientale des îles, celle où arrivent d’abord ceux qui viennent d’Europe, le, gros Jesu de Deus est en train de se ramasser une dizaine de poulpes rien que pour le dîner de jeudi. Pendant que Maria se refait une beauté en espérant qu’il invitera le voisin à dîner !— Tu crois que l’envie de trouver la licorne…— Est un truc de touriste. Faire le tour du trou.— L’an prochain, pour l’accès à la cascade, je veux qu’un règlement oblige les femmes à n’y aller que nues.— Le miroir, toujours, le miroir. Il faut être sacrémentprisonnier du miroir pour croire au voyeurisme.— Quand même, ça aurait de la gueule. On arriverait, les yeux affolés par les seins, les hanches, les jambes, on arriverait à ta cascade.— La plus belle du monde.— En bas, dans ta forêt, sous tes rochers, sous la Serra da Tronqueira, Cu de Judas, Covào, après Terra chà, et au lieu de voir connement des gens en train de se photographier l’inélégance, on les verrait nus, ce serait formidable.— Faudra en parler à Jesu de Deus qui ne supporte pas de voir un corps, même pas le sien. Qui a honte de son pénis et m’a dit qu’il ne comprenait pas que des gens osent prendre leur bain sans se mettre un cigare dans le cul pour jouer au sous-marin.— Ben pour lui on ferait des journées où tout le monde serait en noir.— Te moque pas de moi, la procession de Santa Barbara de Cascata a lieu chaque dix Août et Jesus de Deus porte la statue tous les ans, de Jésus flagellé, ses dix enfants l’accompagnent? Tu n’y étais pas, hier.— Ben je le regrette. Ça doit être aussi beau que des corps nus, cette procession.— Sa fille aînée portait le très beau corps de notre Saint Sauveur en flagellation.— A travers le long sentier, l’élévation pénible. Une vérité. Invoilable.
Car je n’ai jamais participé à aucune procession religieuse ni assisté à aucun match de foot.
La multiplication des individus ne divise pas mon doute devant l’explosion mentale collective, elle l’accroît en moi exponentiellement malgré la canalisation dont elle enserre nos errances. Les fins ultimes de la procession religieuse et du culte de masse, sont abnégatives: il s’agit de se châtier, de perdre ou de se soustraire l’un ou l’autre des incompréhensibles conforts de l’existence; par exemple ce serait, à Faial da Terra, longtemps avant l’aube.
En bas des falaises, à Faial da Terra le long du chant de la plage de galets, et en haut des montagnes, dans le village-frère, à l’église qui se tient aux aguets des premières maisons d’Agua Retorta. Longtemps avant l’aube, j’imagine des femmes premières levées aux affairements préparatifs de la grande procession en forêt qui va mener la statue de Jésus d’humilité jusqu’à la cascade — depuis chacun des deux villages.
Ce qui tient les femmes éveillées, oiseaux de futur, ce qui tient les humains prophétiques éveillés, que ce soit l’inquiétude ou la paix, c’est toujours une exaltation. Elles sont fondées depuis le creux de la nuit à rejoindre d’abord les instruments de la procession dont elles avaient assuré le nettoyage depuis deux semaines. Leurs gestes fins déplacent et ouvrent les étoffes de chasubles aux armoires plus vieilles que la mort de leurs arrière-grands-parents. Le parfum de lessive y est aussi léger que dans la chambre des nourrissons de leurs filles, que les familles protègent dans l’ici et le maintenant.— Pour le foot, c’est un sacré qui réveille d’abord les mâles.— Eux aussi, Paulo, l’inquiétude ou la paix. Tu appartiens, je le sais, à ceux des mâles qui font la lessive et le repassage.
Je n’ai jamais été au milieu des gradins du sport, jusqu’à flairer l’immense collectivité du cri de guerre ou de foi, un sacré.— Un bien, à la vie, à la mort: un sacré !— Il y a un film de Laurel et Hardy où ils sont à un grand Convent Maçonnique. Ils doivent jurer, à la vie, à la mort, et Stanley en pleure de terreur.— En noir et blanc ?— Leur engagement est si solennel. Et Laurel dit «non ! « en pleurant de terreur.— Et c’était un engagement à quoi ?— A se rendre au pique nique annuel, envers et contre l’opposition programmée de leurs épouses à tous.— Du haut de leurs talons-aiguilles, affûtés en pénis d’atrocité, un pénis qui est infiniment plus à elles qu’à Laurel, Hardy ou moi.— C’est pour cela précisément, que tu crains de te mêler aux foules.— Comment ?— Tu n’as pas peur, des serments qu’elles vont évidemment te faire le procès de n’avoir pas honoré? Et puis les masses, ces masses des processions religieuses, ces masses du match de foot ou des Jeux Olympiques de Pékin, tu ne les prends pas pour des mères. Puisqu’elles observent chaque geste si scrupuleusement. Comme si elles attendaient le jour de ton châtiment. Parce qu’elles savent à quel point tu te moques d’elles? Le voilà, non, ton souci en face de la puissance ?— Oui. Me moquer consciencieusement, de la toute puissance avec quoi la foule a rendez-vous. Même si le gardien de but et ses prouesses lui masquent à quel trou il évite la pénétration de quel objet !
Et là, dans la nuit encore, la modeste église à un seul clocher de Faial da Terra s’est transformée en ruche. Quand les enfants ont été tirés du lit. Il y a un ou l’autre cancéreux plein désespoir, au moins celui d’inscrire son innommable douleur dans un rituel vivant.— Le Christ aux outrages, en bois. Seul les membres du clergé (qui viennent de se lever, à leur tour) — parviennent à le regarder avec un esprit critique; au séminaire il y en avait des mieux.— Et toi, Paulo, tu te réveillerais dans la nuit, si c’était une procession avec toutes les villageoises nues? Les images de l’ordinateur que tu zyeutes la nuit, elles n’ont pas de réalité matérielle. Est-ce que tu n’aurais pas peur des vrais regards pour ce qu’ils émiettent des réalités que tu prêtes à ton imaginaire? Du contact à l’immense qui frôlerait tes bornes ?— Tu te rends compte ! Si je devais me dévêtir pour une procession de nudité à travers une si imposante forêt, mon pauvre corps dépouillé, soudain aveu de ma faiblesse et des bajoues de mon nombril.— Cependant que marmoréens éclateraient les triomphes des gamines.— Et moi pénitent de l’ombre de leur indifférence… Je m’en fous, je vibrerais de passion. Ma passion, Bartolomeu, serait aiguisée par l’intensité de ce que vivraient les plus beaux d’entre nous. Que leur splendeur proclamerait longtemps au fil du long sentier au milieu duquel nous rencontrerions la cascade et les habitants du village d’en-haut. Après avoir longé la rivière en ses roches, puis la forêt aux lianes et aux pentes moussues. Blason dans l’écrin parfait aux arbres magnifiques.
…— La cascade est à mi-chemin d’Agua Retorta et de Faial da Terra. Si tu allais assister aux processions religieuses réelles, tu saurais que ceux d’en haut descendent, pour rejoindre la foule de ceux de Faial. Ils arrivent reposés. Ceux d’en bas épuisés. Et comme c’est très beau, pour un pèlerin il y a deux touristes.
La licorne noire du meuble du living.— Deux touristes se photographient dans l’uniforme de leur magasin d’équipement pour randonneurs, je ne pense jamais tant à la cécité que lorsqu’ils ont la caméra interposée entre leurs yeux et ce qui est en train d’être, de quoi ils s’extraient ainsi.— Comme des petits enfants se réjouissent d’exister plus dans le regard de leurs parents qui vont en échange les soulever de terre de bonne grâce, et manifester ainsi leur toute puissance en les affranchissant de leur -pénible- faiblesse.— Et pourtant ce sont de vrais adultes qui prennent les photos, n’attendent aucune licorne comme toi. Ils savent que, voilà, les jours sont comptés, la vie est ennuyeuse et même un peu les vacances.— Ils voudraient que la moitié de l’humanité se consacre à être exotique pour satisfaire l’envie de vacances de l’autre moitié.
Qu’est-ce que le sens?
On peut avancer la banalité qui consiste à aligner la chose sur l’UN: a du sens ce qui est dans une certaine rectitude. Or, si le sens était tout à fait autre chose? si le sens avait son propre? sa propriété intime et singulière dont nous ne serions que de hasardeux soupçonneurs? Dans l’Être comme événement une pareille chose va d’ailleurs de soi.(Paul Kobisch, 7/9/08)— Qu’est ce qui fait sens? Qu’Antonio Lobo Antunes ait pris ce toponyme — Le Cu de Judas – pour titre du roman où il se bat contre la haine ?— Le Cu de Judas ?— Voilà un toponyme gonflé, Bartolomeu. Qui trahit l’envie perceptible de ceux qui l’ont forgé en l’utilisant et utilisé en le forgeant, forcément au moment de l’installation Portugaise.— Mais quelle envie ?— L’envie de localiser, près de chez eux, le lieu du traître personnifié. Ça signifierait qu’il y aurait des causes absolues. Pour lesquelles on pourrait accepter de vivre sédentaire et de se croire de quelque part, sans plus jamais appartenir à une autre tribu qu’à celle des voisins, apeurés par le souvenir de l’exil d’Israël, souvenir mêlé rhétoriquement à celui de Judas livrant l’homme bon aux supplices de l’homme mauvais: traître permanenté.— Quel génie paradoxal constant faudrait-il pour être traître à tout, savoir en permanence: «que trahir? «— Un grand génie ou un petit rien. Un je ne sais quoi.— Un détail suffirait ?— L’antithèse du soupçon n’est pas la grandeur géniale du paradoxe universel. Car le traitre c’est ça, non? Le paradoxal? Ecoute-moi bien: qu’est ce qui «trahit «, sinon les détails ?— Arrête, Paulo, avec cette peur du détail, tu légitimerais les paranoïaques. Une vigilance inhumaine, je te dis qu’il faudrait avoir, pour dévoiler ce qui ferait la cause humaine, internationale et éternelle. LA cause, ha, ha, excuse moi du peu. La cause de qui? De ce ramassis de pignoufs égotiques sans foi ni loi qu’on est? Et dans ce taudis, on suggérerait quoi? Qu’il y en a un qui, justement n’appartenant pas au clan des bâfreurs de soupe et des chieurs à côté du trou…— Un qui n’appartiendrait plus au clan? Mais ça désignerait celui qu’on va gazer ?— Le traître idéal. L’occasion d’une bonne bouffe collective, entre Tutsis, entre Hutus enfin réconciliés sur son dos. Entre Chinois et Tibétains. Jusqu’au chapitre où, quand le traître absolu revient avec ses copains…— Alors c’est les autres qui, à leur tour, deviennent le traître.— Méfie-toi de chaque merde que tu as déjà chiée.— Ce cu du Portugais.— L’infidèle, le danger. Nous, mon vieux, nous. Qu’est ce qu’on fout aux Açores? Pourquoi on est tombés là? Parce qu’on est le traître que chassaient les émirs loin du Maroc, pour protéger leurs populations traumatisées de voir ces chrétiens sans ramadan ni Aïd occuper les fortifications de Mazagào et d’Essaouira.— Mais est-ce que chez les juifs, il y aurait un endroit qui s’appellerait «le cu du chrétien » ?— Le «cu du goï «? Y en aura.— Sauf si l’Internationale devient le genre humain.— C’est ça. Pense à ta grand-mère et arrête tout de suite de rêver.— Entendu. Ma grand-mère comme incarnation de la majorité et de la foi des incultes dans le complot. Merci pour elle. Revenons à l’absurde, puisque tout ce qu’elle disait me semble rétrospectivement avoir été un sacrifice à l’absurde de sa vie soumise, et revenons donc en même temps au bon sens qu’elle incarnait chaque fois qu’elle entreprenait de préparer malgré l’ambiance dépressive des repas invraisemblables et que la cuisine se mettait à chanter de bonheur… Revenons à la vraie réalité basique: pourquoi est-ce que ce serait absurde d’être hanté par l’envie de trouver un sens ?— Ça voudrait dire qu’on se sentirait dans le non-sens. C’est une problématique pour ceux qui ont du mal à apprécier la tranquille bonhommie du réel.— Oui c’est ça, Bartolomeu, la bonhommie c’est le contraire de l’absurde.— Et qu’est ce que c’est, la bonhommie,— Un air.— Oui !— L’air bonhomme. Le chercheur c’est le traitre intégral. Il trahit tout ce qui était insu. Freud Lacan Oppenheimer …
— Il est question d’apparence. Si tu sais reconnaître un air bonhomme, tu n’es pas guetté par l’angoisse de l’absurde. Avoue que tu as les foies.— J’ai peur de croiser un prophète et d’être par lui fulminé. Qu’il m’apprenne ce que j’aurais dû ne pas faire semblant d’ignorer.— Quoi, abruti ?— Qu’en transportant votre objet, l’objet licornu d’Antão porté par ton mécénat et cautionné par les découvertes hippocratiques de Profirio je me suis rendu plus coupable que le plus ignominieux des traîtres.— Et demande à ta fille pourquoi elle t’a attendu seize ans. De quoi tu as peur? Tu crains de porter les valises d’un crime. Lequel, nom d’un Néant ! Celui du père clandestin.
L’irlandais revenait, hier, dans la voix de ma fille.
– La pire île, la plus démolie, la plus anéantie du monde, je crois qu’on pourrait dire que c’est Mykonos — parce qu’il y avait beaucoup de splendeur à détruire, par les routes et les parkings et les boîtes de nuit — les îles, faut faire attention, papa, c’est étouffant vite. Pourtant quel mal vous vous étiez donné ici aux Açores, papa, pour qu’elles soient belles, ces routes devenues de vrais jardins, plantés de platanes rouge-cannelle et d’hortensia bleu profond, et partout les petites et les grandes églises pleines d’accolades en pierre noire du volcan qui montrent le ciel en sourcillant les fenêtres entre deux tours omniprésentes pour faire sonner la cloche de la Tranquillité – mais tu vois bien que c’est fini, ce temps.— Quand j’arrive en voiture à m’éloigner d’une heure de distance de la capitale, si j’écoute le Requiem de Mozart en voiture, je pleure. Je me demande qui sont ces gens merveilleux, là, qui ont écrit, composé, dirigé, chanté et interprété ce Requiem que j’entends en arrivant, à l’heure de la fin des travaux agricoles, entre Ribeira Grande et Nordeste.
Car imaginez vous bien ce que je vois ! Oui, je vois, dans la grande musique du Requiem, les paysans en amazone sur leur cheval menant les troupeaux.
Etpuis des familles qui marchent le long de la route, dans la lumière dorée du soir. Des couples se donnant fastueusement la main.
Et dans les rues faites de rubans de toutes petites maisons, tu connais ces longues rues de São Miguel, qui se lancent toutes seules sur le dos des collines, oui, labyrinthe des rues, rues isolées dans des champs, comme des petits serpents de rues dont on sait que, derrière les maisons, c’est les champs. Mais devant les maisons, c’est cette rue, incroyablement longue et serrée, c’est cette rue qu’on passe sans freiner, cette rue où les voisins, assis avec leurs pieds presque sous les pneus des voitures qui passent, se parlent et se livrent j’en suis sûr à une incroyable intimité – s’ils voyaient que je pleure en écoutant le requiem qui dit tout ce que Mozart pensait de plus incroyable de toutes nos intimités à tous, s’ils réalisaient que, en passant au milieu d’eux ils comprendraient comme moi mieux la grandeur -en observant comme la grandeur du requiem de Mozart n’est pas la grandeur de Mozart, non, elle n’est que l’immensité d’eux-mêmes, en face des lumières du soir doré des Açores. Parce que les rues, étirées sur les collines bombées de São Miguel, s’exposent aux couleurs moirées et chatoyantes des soleils mêlés du milieu de l’Océan… Alors, me reconnaitraient-ils, moi qui ai dû m’éloigner pendant toute une heure depuis Punta Delgada juste pour avoir le privilège respirer leurs carrioles loins des tours absurdes de la capitale? Me traiteraient-ils de paradoxe parce que mon enthousiasme accru par l’écoute de Mozart a saisi d’un regard latéral, au port de Ribeira Quenta, toutes les baleinières qu’un tracteur remonte une à une — et sur le quai du port les enfants qui détaillent d’un air enchanté la pêche de leurs parents — me reconnaitraient-ils pour ce dieu-traîtreux plein d’encens naturels (les buissons odorants qui pointillent la totalité de leurs routes, à São Miguel), dont ils transportent en procession l’effigie de bois, Christ-Adonis-Osiris, lourd en ses châssis dorés, blessant leurs épaules moins que ne m’ont blessé les tours mortes de Punta Delgada? En un mot autoriseraient-ils cette énorme douleur, obscène parce que si légère au regard de leurs fatigues agricoles ou maritimes, qui me transperce, alors qu’ils en ont vu d’autres, en effet, eux, et qu’ils risqueraient de la prendre, ma douleur tellement mentale, pour une paire de pantoufles ?
C’est à ce moment précis que ma fille a périmé mon hésitation à enlever l’objet d’Antão du cagibi où nous l’avons caché. Elle m’a téléphoné et d’un si. ple coup de fil elle m’a reversé à l’ampleur d’une respiration que mon cerveau ne se pensait plus capable d’atteindre, une morale que je n’espérais plus ! Quel est donc cette place inattendue qu’elle prenait, depuis le miroir de ses yeux qui sont les miens ?
— A Strasbourg, où tu parlais de nous emporter mais où je suis allée avant toi, j’y ai remarqué deux choses et la première, c’est la tragédie, je ne parle pas de toutes celles qui m’ont amenée là-bas parce que tu connais mon intérêt pour le théâtre, je dis que j’ai compris la tragédie et que c’était nécessaire peut-être mais je ne m’en suis pas remis, on ne s’en remet pas. J’ai compris la tragédie.. Tu écoutes quoi comme musique dans ta voiture? Le requiem? Ça alors. Tu vois, j’ai malheureusement compris le requiem à Strasbourg et je ne t’en avais pas parlé. La femme, en cité universitaire, qui partageait ma cuisine, elle a dû aller à la morgue, oui, elle a dû aller à la morgue et après un simple coup de fil glacial, pour constater le corps tranché de sa propre enfant décapitée à deux ans. Je n’avais jamais compris la tragédie. Avant, elle était simplement lettre morte, livres impossibles, procession religieuses avec la sainte vierge qui regarde son enfant torturé et puis mort un peu comme je lisais les livres atroces sur les camps de concentration ou le massacre du Rwanda.
— Mais ?
— La deuxième chose, c’est que cela m’a permis de croiser la loi du monde, une mécanique de l’histoire. Anja était belle, qui me donnait des cours de journalisme, j’ai su qu’elle s’était éprise de Georges, après que la femme de Georges a été assassinée un soir gris, par un paranoïaque. Et comme j’avais quelques jours avant compris la place réelle de la tragédie jusque dans mon ventre, il ne m’a pas été indifférent, alors que Georges, dans cette ville où tant de juifs comme lui ont été systématiquement assassinés, que Georges eût été cet appariteur, ce greffier, barbu fou de justice et d’existence — qui est mort, ou qui n’est pas mort, dans la validité du regard des autres. Les juifs de la communauté de Strasbourg le disent fou. Parce qu’il va à leur synagogue en tenue de bédouin, en djellaba. Et avant le coup de pistolet dans le visage de sa femme, ça m’avait touché, j’avais reconnu la force avec laquelle il voulait s’occuper, là-bas, des sans-papiers qui se terrent dans les recoins. Il disait qu’on était le mirador, et les pays de la misère le Camp. Il voulait proclamer.
Un jour il a glissé de la carlingue d’un avion sur quoi il s’était juché, s’imaginant empêcher l’embarquement d’un africain inconnu.
J’ai vu son plâtre. Un jour où il était au premier rang d’une manifestation avec son plâtre.
Un peu comme Tia Palmira, tu sais, était retournée seule, lors du tremblement de terre, toute seule jusqu’aux geôles de Velas pour en extraire les quatre détenus qui attendaient là un transfert pour on ne savait plus quel petit procès (mais que personne ne voulait aller rechercher) — et qui seraient mort, évidemment.
— Tout le monde a dit qu’elle était folle, tu sais…— Oui mais quand les détenus qu’elle avait sauvés sont revenus la remercier quinze ans plus tard, entourés des enfants qu’ils avaient eus aux Etats-Unis: elle a fait encore plus de jaloux !— Ah bon ?— Une exhibitionniste, qu’elle était, ils ont dit.
Nostra Senhora da Penha da França.
Ce matin j’ai coupé la tête à cinquante deux sardines et cent quatre yeux m’ont regardé et je me suis demandé si j’irais vraiment en France, dans cette République qui a oublié, après avoir aboli la peine de mort, de s’excuser auprès des victimes de la Terreur qui l’a fondée un jour, et de ce pauvre roi qui n’y pouvait rien, s’il était né roi, et j’ai vu les cent quatre yeux de Louis XVI qui me regardaient. Les celtes aussi, firent d’humains sacrifices, mais dans leur économie de croyances, précipitant les victimes mutilées aux frontières de leurs pérennes pays.
D’ailleurs pas loin du «cu de Judas «, il y a une église qui s’appelle, si on veut le traduire de façon un peu tordue: » Notre Dame de La Peine de France «. Ils sont abominables, ces gens français qui ont voté la décapitation de leur semblables et ont fondé là-dessus leurs frontières nationales. Je sais que mes salazaristes de compatriotes ne valent pas mieux…
Ma fille aînée m’a fait remarquer que sa prof. Anja, celle qui est tombée amoureuse du psychiatre à la femme assassinée, là-bas, à Strasbourg, elle en connaissait un rayon, en matière d’ignominie humaine et de caractères, puisqu’elle est correspondante de la radio d’info officielle du coin et qu’à ce titre, des gens qui proclament leurs opinions, des députés, des ministres, des hommes d’affaires et des sportifs, elle en a dénoyauté les méandres éthiques par centaines d’interviews.— Tu sais, papa… C’est un peu comme si, ayant tout, tu te retournais dans ton lit en te disant ” Vraiment, le Manque me manque ! «Tu te souviendrais de l’époque où tu grimpais amoureusement de Velas à Urzelina, après avoir forcé ton copain de classe, Porfirio, à écouter cinquante fois en ta compagnie George Harrison et Ravi Shankar: et tu te dirais: qu’est ce qui pourrait me manquer aujourd’hui autant que me manquait Alba, à qui je pensais des années durant sans jamais lui avoir parlé – et tu te dirais, voyons, maintenant que j’aime une femme et mes deux filles, que je suis le comptable qui a sauvé la société – et que ses beaux-frères détestent, à cause de ça — de la faillite, que mes catalogues de numismatique gauloise sont nécessaires dans le monde entier et même lus par des gens qui se foutent de la numismatique — qu’est ce qui peut me manquer autant ?— Et ?— Quand on se pose ce genre de question la nuit, on va aux chiottes, non ?— Et ?— En face du chiotte, s’il y a un miroir (mais il n’y en a presque jamais, il faut se le représenter) on se demande: si j’étais un grillon, qu’est ce qui m’arriverait si je me représentais soudain la pensée d’un chien, ou d’un humain, sa vie…— Je serais triste.— Non. Je serais immense. Tu te verrais dans le miroir, comme le petit cafard à antennes de l’hôtel São Brighella (cuertas baratas, mas barato) — et tu te demanderais ce que ça fait de rencontrer l’immense.
Allant cueillir de la menthe pour les sardines, j’ai rejoint les terrasses de prairies cernées de buisson qui surplombent vertigineusement l’Océan. La mer, calme, j’ai pu y remarquer les blanchiments d’une compagnie de dauphins en train de chasser le long des rochers. Minuscules points d’écume. Les prairies de Bartolomeu sont séparées du village d’Aqua Retorta et de celui de Faial da Terra par ces forêts épaisses où je lui prédis l’existence de la licorne.
La première fois que j’ai croisé ma fille elle avait déjà seize ans et je ne savais pas que c’était elle, je me suis rappelé d’une très belle jeune femme (une heure après l’avoir vue, qui me toisait, les yeux écarquillés) dont le regard insistant m’avais fait penser que c’était une folle et qu’elle croyait peut-être — c’était un dîner avec le Président — que j’étais moi aussi quelqu’un d’important.
Quand les gens deviennent parents, ils deviennent quelqu’un d’important, de signifiant. Même si leur femme ou leur mari se fout de leur gueule tout le temps. Quand on voit nos parents crever comme des chiens avec cette histoire de l’agonie qui peut prendre des années — on peut ressentir alors la bizarrerie avec laquelle la Nature est restée aveugle à leur importance — c’était donc une imposture, mais de la part de qui, de la Nature ou de nos propres yeux ?
Et nous-mêmes, parents agoniques, ça ne nous surprend pas, on savait bien, ça nous gêne un peu dans le regard des enfants qui voient ainsi cette signification battue en brèche par une marée montante de petites misères misérables. Mon père, pendant les deux dernières années, quand il n’avait plus rien qui marchait vraiment, disait sans cesse :— ” C’que c’est bêt’, la vie. «
J’ai peur, tout d’un coup. Je me vois piégé par la théorie du complot: le désir de sens est-il seulement défensif? Le sens n’est-il qu’un pharmakon? La loi des rapports humains est-elle absolument la violence et le mensonge comme défi, comme insulte? Ici le nomade vient éclairer le sédentaire: bien sûr que la main-mise sur l’étant, la propriété en tant que possession débride l’ubris naturelle et sort du langage le comport approprié de l’homme par rapport à l’homme: c’est à cause de la rivalité ontologique liée à la position sédentaire que le mensonge est devenu l’une des formes les plus fréquentes du lien social, véritable frein à l’élaboration de la question de l’Être. La renomadisation des hommes est donc une nécessité absolue afin que la question du sens reprenne sa qualité fondamentale de question de l’Être. (Paul Kobisch, émail du 7/9/08)
Les français, quelle peine, ils ont coupé la tête à leur roi. Et moi, je cherche une licorne raide comme la justice en collant mon front à celui de ma fille jusqu’à ce qu’on aie l’impression de ne plus voir qu’un œil: on trouve un cyclope.
Elle serait la Sage au Volcan de l’être — celui qui pourrait éclater cette nuit pendant que j’écris à côté du Cu de Judas. – à la plage de Ribeira Quinta, j’ai senti le sable, sous les vagues, le sable brûlant de cette chaleur bouillonnante qui remonte de la terre.
Je serai étouffé comme Pline, ou bloqué par une grosse pierre, ou cuit dans la lave.
-.Papa, pourquoi est-ce qu’on dit «lanterne d’Aristote «pour ce bel organe interne tout dur de l’oursin ?
— La lanterne d’Aristote, voilà. La licorne. Mais enfin ma fille, ce Lacan qui avait conquis les psys de toute l’Amérique du Sud à peu près comme les hispano-portugais, parce que les indigènes attendaient de nouveau un Messie, ce type qui a servi uniquement à Permettre à João. De m’emmerder comme ses copains rationalistes, en leur opposant un truc obscur qu’ils n’avaient pas une seule chance d’avoir eu le temps d’apprendre à comprendre…
— Sauf ton ami Antào.
— Quoi, Antào ?
— Tu as oublié ?
— Quoi ?
— Je te connaissais depuis deux ans quand il est passé à la maison. Tu venais de découvrir «Ulysses «de Joyce — tu te souviens comme tu étais heureux ?
— Oui, j’ai trouvé un romancier qui puisse encore bouleverser un lecteur de plus de 40 ans.
— Tu te rappelles ce qu’il t’a dit, Antào ?
— Quoi ?
-” Et quand tu auras fini de le lire en anglais, je pourrai te passer la version en sanskrit «.
— Ah oui ! Ah ! Ah: Elle est bien bonne.
— Tu es comme les seiches, papa, tu jettes de l’encre pour attraper ceux qui t’écoutent, mais ça ne marche pas: ils se barrent, t’es tout seul.
— Oui.
— Et du coup, tu t’es imaginé que Lacan faisait comme toi.
— Non ?
— Tu verras, quand tu seras à Strasbourg.
— Je verrai quoi ?
— On raconte que cinq psychothérapeutes là-bas, arrivent à peu près à guérir les plaies de la chose mentale…
— Et bien ?
— On raconte qu’ils ont en commun de bien connaître Lacan.
Mon ennui est de nature optimiste. Toutes les associations m’ennuient. Philanthropiques, de bienfaisance, savante ou sportive, me paraissent le fruit d’attaques cérébrales épidémiques. Une collection apoplectique, des réunions pour oublier le Bonheur. A se chercher des ennemis pour justifier qu’on soie ensemble. Mais ils ne valent pas mieux aussi à mes yeux excédés, les simples propos tenus lors d’associations fortuites, au moment de se rencontrer par accident, par exemple, même de copains qui viennent de se croiser, ou qui ont d’excellentes raisons d’être ensemble plus d’un quart d’heure.
— Pourtant Antão…Porfirio? Tu … Bartholomeu, près du Cu de Judas, où tu vas dormir ce soir pendant que je vois passer sous notre maison les containers qui emportent toutes nos affaires vers Strasbourg…
— La préoccupation du Bien est un enjeu… Je tremble à l’idée qu’on dise que je suis un sale type, ce qui fait d’ailleurs de moi le mouton que tu connais. Évidemment le Bien serait plutôt de nature à m’ennuyer aussi, voilà… et toi ?
— À Strasbourg, il m’a paru de façon tellement incroyable qu’Anja couronnait le bien en étant elle même souverainement belle d’une beauté de limpidité…
–Oui, c’est un argument aussi beau et bleu que les hortensias, ça vibre, ça chatoie comme une allée d’hortensias à l’ombre d’une allée de platane rouges avec l’océan derrière et Bartolomeu qui arrive lentement en amazone sur un cheval tirant la carriole des grands bidons de lait en alu.— Anja, la dame qui s’est éprise du psychiatre qui a dû voir sa femme assassinée sous ses yeux, elle semble cependant croire aux causes idéologiques plus qu’aux réalités structurelles d la psychologie. Pendant que j’étais là-bas, je me suis rendue compte pourtant que leurs clubs de randonnées forestières ont fait beaucoup plus de bien à la population que le Parti communiste local, par exemple. C’est pour cela que- comme toi, tout en ayant très envie qu’on le trouve bonne, je suis attentive au caractère très ennuyeux du bien qui semble fabriquer plus de gourous que d’amoureux…— Oui, la politique la plus séduisante a été le siège de choses particulièrement infectes, qui font d’ailleurs d’autant mieux ressortir les qualités plastiques du Bien.— Ah, ça, ce genre de phrases banales: racines de ton ennui !— Ce qui ne m’ennuierait pas, ça serait de me débarrasser de mon narcissisme outrancier. Je rédige mes notes numismaniaques à n’en plus finir dans l’espoir de colliers de fleurs que m’apporteraient mille beautés en me disant: «Tu es aussi beau qu’une allée de platanes, tu sens aussi bon que le Butterfly-lily, la menthe, les figuiers et la vigne…— Mais.— Mais il y a cette épaisseur qui m’a pris des côtes et de l’abdomen, qui me donne l’air ridicule.— Oui. C’est assez grave. Tu es en bien pire état que je n’aurais jamais imaginé. Comme si tu n’étais jamais sorti de ta boîte en inox. Que vas-tu faire, pour sortir de ce labyrinthe construit par toi pour y adorer l’Ennui?— J’aimerais comprendre pourquoi je suis aussi bête. Par exemple Françoise Hardy.— Quoi ?— Jusqu’à hier, je me suis raconté l’opinion préconçue que c’était une conne sans cerveau.— Et.— Il faut donc que j’admette avoir conservé jusqu’à hier pieusement comme une opinion ce qui n’a dû être qu’un mot en l’air de ma mère.— Alors qu’est ce qu’il y a eu, hier ?— Mon beau-frère, Carlos, m’a rappelé qu’elle a écrit toutes ses chansons ou presque, qu’elle en a écrit pour d’autres, pour Boris Vian, et qu’elle a été la femme du plus spirituel des mecs, Jacques Dutronc.— Donc je résume, tu as de la soupe dans la tête, et toutes tes affaires quittent l’île demain? Tu espères emporter le tout; potage, marmite et soupière, louche, table et chaises: le Consommé de saudade ?— Le bijou d’Antào, c’est le bijou qui poivre la saudade.— Et pour ce bijou tu vas partir ?— Tu imagines, si c’étaient les hébreux qui avaient découvert les Açores ?.
Deux films portugais diffusés en VO par Arte avant-hier et hier, dont la sublime «Côte des Murmures «de Margarida Cardoso, enchantent la nuit dans la maison de Bartolomeu.
Quelle facilité de vie luxueuse, ici, à São Miguel, le câble et toutes ses télévisions, les routes goudronnées qui sentent partout le frais — mais rapprochent invinciblement les lieux inaccessibles de l’appétit aveugle des cimentiers.
J’aurais traversé aujourd’hui pour une ultime fois la rue principale d’Agua de Pào pour sa fête communale. Sa grande foire du quinze Août. Où Gaston allait immanquablement acheter son stock de figues pour tout l’hiver ?
L’immense ruelle menant à Ponto Garça est toujours un petit train de l’épouvante où les familles, assises comme partout devant leurs maisons, étendent brutalement une jambe comme pour l’offrir à mes pneus, comme si ma voiture était invisible.
La rumeur du quinze Aout.
Mon père, cet homme si simple.
Il nous emmène, sous le regard méprisant et horrifié de ma mère, il nous emmène passer trois nuits à la belle étoile dans le coin d’herbe où tous les cousins dressent leurs cabanes, montées en un quart d’heure à ras des routes.
Pendant ces mêmes journées où le fastueux Gaston reçoit de l’archiprêtre et du Jésuite dans son manoir, et leur sert des vins toscans.
Nous, on reviendra crasseux comme des peignes de nos nuits du quinze août dans les cabanes, maman en larmes, refusant chaque fois jusque Septembre d’adresser la parole à son mari. Ne comprenant rien à ce qui nous a fait continuer le rituel, après la mort de notre père, jusqu’à aujourd’hui, où c’est toujours le long des routes, au pied des bagnoles et de groupes électrogènes, dans la médiocre odeur des barbecues de sardine — elle n’a jamais voulu comprendre qu’à chaque campement résident — mais il faut rester assez pour que ça se grave aux âmes — le surgissement et les remuements des cuisses de cousines, de voisines, d’yeux de rêve, de seins qu’elles pencheront sur les modernes tentes à déploiement instantané.
Dans deux jours le container emportera tout,
potage, marmite et soupière, louche, table et chaises
alors que je serai encore pour la nuit chez Bartolomeu au Cu de Judas.
Quand j’étais enfant il y avait l’aumônier militaire — il avait un gros menton, rien de ce qu’il disait n’était mystérieux — il parlait de vacances organisées au Brésil, des problèmes logistiques de son pèlerinage Fatimesque, et sous sa houlette j’ai vu se tendre des langues de généraux et de femmes de sous-officiers devant le Corps du Christ — jamais je ne doutais que l’hostie fut le Corps du Christ puisque c’était là le nom que lui donnait l’abbé. Mais aussi, j’allais l’oublier ! — il y avait un vieux Jésuite rigolo qui dandinait du croupion et organisait des spectacles d’opérette en provoquant cette phrase définitive de respect de mon propre père :— Il tutoie tous les écrivains de Lisbonne. Il a son couvert mis dans les plus belles résidences de Cascaïs.
Pour ma part j’enregistrai l’existence quelque part d’un lieu de déconnade perpétuelle, où je gravais le jésuite pouffant toujours de rire et jetant ses bras émerveillés vers un ciel incessant en fredonnant des airs de la Veuve Joyeuse.
Plus tard j’ai appris que le Jésuite avait toute sa vie confessé les condamnés à mort du régime militaire — et que son triomphe intime résidait à parvenir à les distraire de quelques airs d’opérette.
La femme de Gaston racontait souvent — sans s’arrêter de manger les gâteaux de Villafranca do Campo — qu’il était un jour venu depuis Lisbonne en baleinière à rames, avec dix copains. Mais elle ne disait pas s’il avait fui quelque chose à cette occasion. Peut-être aimait-il Françoise Hardy. Peut-être voulait-il venir entendre s’entrechoquer les pierres ponces dans les lacs volcaniques, mon grand père me chuchotait, en le regardant :— Je ne comprends pas qu’un prélat d’une telle qualité vienne s’enterrer six mois par an chez nous. C’est si bon, tu sais, le continent. C’est si bon d’être entouré par des milliers de kilomètres de Terre. Le Jésuite avait un jour ramené à la maison, tout fier et pour taquiner Gaston, un homme de la bourgade thermale enchâssée dans ses montagnes, Furnas :— Regardez cet insulaire: il m’a juré n’avoir jamais vu l’Océan. Voilà le vrai luxe.
Mais qu’il avait ri, ensuite. Ses gencives, rose bonbon.
Aujourd’hui, je dirais au Jésuite — mais il est mort depuis trente ans sans deviner ce qui allait nous arriver :— Le pire de cette grande ville sur São Miguel, c’est le bruit ! Vous devriez explorer le reste de l’archipel, tellement plus doux. Ce bruit contre lequel l’âge ne me laisse rien échafauder, le bruit des voitures dans les rues de Punta Delgada ou dans la grande rue de Horta.
Et je devrais encore subir ça quinze ans, avec mes bureaux dans la tour la plus injurieuse du monde, celle qui écrase pour toujours l’élégance de l’église São Pedro? Je n’ose restaurer en moi les rituels de confession et aller demander pardon — j’aurais trop honte de révéler que j’y travaille, dans cette tour insultante — le bruit des avions qui décollent en rasant la ville n’est rien — mais quand le bruit des voitures dans les ruelles a pris un tour insupportable, au point de me faire regretter la grande rue de Horta — je me rappelle de ce qu’avait prononcé Gaston :— De toute façon, cette ville a toujours été musicalement maudite.
Seulement il faisait allusion simplement, et c’est une farce convenue, entre nous tous, aux chansons que carillonnent avec une incomparable fausseté de ton les cloches de la Cathédrale.
Une année avec le Gouverneur, dans les beaux salons du premier étage à Punta Delgada,j’avais tenté de préparer un décret pour imposer une taxe imposant la réparation des cloches et des carillons, leur réajustement: le journal des îles m’a pris à partie comme bigot et suppôt du clergé. N’y aurait-il vraiment pas d’ermites, aux Açores, attachés à la vérité des notes comme à celle qui se dérobe uniquement dans une écharpe de ciel ?
— Mais si Paulo. En réalité tu adores ces voyages obligatoires à São Miguel. Ça te rend la paix deVelas plus précieuse. Si la dissonance éloignait du vrai, tu n’irais plus à São Miguel et point. Tu n’irais pas sur cette île énorme et surpeuplée qui est notre… continent.— João tu m’avais dit que le continent était dix millions de fois plus détruit que São Miguel.— Oui. Des tours de merde, il y en a dans la moindre petite ville d’Europe, et les trois-quatre toxicos derrière le Peter’s Bar — il y en a des dizaines de milliers, des hordes en train de crever, autour de ces milliers de tours de merde. Mais j’aime bien cette absurdité, d’une humanité qui chie sur toute beauté. Y faut que ça pète. Dans la ville de Strasbourg où tu m’avais envoyé voir ta fille, ils ont tellement tout perdu tout sens de ce qui fait sens,qu’ils en ont même chassé les derniers chevaux, qui s’y tenaient dans un haras national superbe, il y a trois ans. Tu vois ce que je veux dire. Eu égard à ta passion d’Ulysses et de l’hommage que James Joyce y rend à la musiques des rues…— Fin de la mélodie des sabots ?— Fin de la mélodie des sabots, la basse, et des roues qui frottent le pavé, et de la mélodie des clochettes, et de la percussion du fouet, et des cris du cocher, et de l’orchestre des rumeurs. Il n’y en avait plus que quatre, des calèches, et ils les ont virées.— Alors des licornes ?— Alors des licornes, tu penses ! La saudade, le suçon du noyau, ne fonctionne plus pareil. Toute cette nostalgie devant une réalité qui ne serait plus accessible que dans un autrefois perdu, c’est in-to-lé-rable !— C’est vrai.— Tu préfères la Bossa Nova ?— Dans la grande église de Punta Delgada, quand ton arrière grand père avait obtenu que l’évêque le remarie, alors , le bâtiment de l’église s’était offert à mes yeux comme dispositif aussi poétique que la Bossa Nova: le dispositif du miroir: combien de visages humains envahissent-ils la décoration des églises? Et dans le temple christique, comme dans l’osiriaque, il manque une partie du corps, jamais représentée. L’inconscient refuse, depuis les Egyptiens, le génital. Les Egyptiens, mon cher Paulo, qui se définissaient ainsi: «Nous, les circoncis. »— Circoncis par pharaon, mais au moins pas comme les curés châtrés par le pape !— Mais, Paulo, leurs filles, excisés par peur qu’elles soient bouffées entièrement…pharaon sentit cette requête obsédante sans rien savoir de l’inconscient ni du schéma “— La même requête obsédante que ces claustras aux fenêtres des magnifiques couvents aristocratiques de Punta Delgada où furent cloîtrées tant et tant de générations de belles filles.
— Mais, Paulo, pourquoi ces claustras… Pour enfermer la vérité sans voile, ou pour la masquer ?
— Pff ! La vérité? Comme les culottes, oui, que gardent malheureusement toujours les filles aux plages du Portugal.
Rassure-toi, me dis je silencieusement, dans trois semaines, le long du Rhin, je les verrai, les corps glorieux des protestantes nues.
Toutes. Sans avoir besoin de fermer les yeux. Vibrantes et sans voiles.