D’un œil rond astral, l’enfant (s’il a la chance du voir) regarde pendant six ans le monde comme un théâtre. Les grands sur une scène à hauteur de matelas (si par chance il y a de vrais lits) c’est-à -dire plus haut, presque plus haut que sa tête, lui paraissent avoir une vie en dehors de la sienne. Et plus haute. L’estrade tragique où se meuvent les vieux, ceux-pour-la-mort.


Leur jeu, qui forgera son «je «d’adulte, consistera en une intériorisation par lui (lui qui est encore un petit bout), de tous leurs gestes.: jeux de poupées, jeux de voitures — ou en un refus de leur ressembler, si la violence qui par malheur règnerait dans leurs vies devait le contraindre à fuir ce dont leurs comportements disent assez qu’ils feraient mieux d’en changer. Dans l’espèce humaine, à l’âge de six ans, ce spectacle est soudain oublié…


Saint Augustin (354−430) observait déjà, dans sa Tunisie, qu’à six ans, l’enfant oublie tout ce qui lui est arrivé auparavant. Et c’est vrai, l’humain noie toute l’expérience de ses premières années dans un brouillard extrêmement actif. Le nuage, le cloud, tout y sera crypté et oublié dès l’âge de six ans, fors quelques traumatismes saillants. Et puis la langue maternelle… Et puis tous les comportements… Mais pas le souvenir actif des événements ayant amené à ces savoirs, de la langue et du comportement.

Mon père (né en 1911) se rappelait, comme pratiquement son premier souvenir, avoir franchi un pont sur la Moselle, porté par sa mère, au moment des bombardements nocturnes de 14−18. La ville brûlait, et le pont n’avait pas dû être la moindre de ses terreurs.

L’oubli n’est pas total, et les événements oubliés n’en deviennent pas pour autant inutiles, inactifs, de loin pas.: les milliards d’indications déployées sous ce que l’enfant prend pour le contrôle total de ses parents (si ses parents ont la chance de parvenir à faire régner un peu d’ordre dans les chaos du monde), une fois oubliées, vont constituer cette énorme couche d’inconscient, permettant au sujet adulte de réagir, à chaque nouvel événement, selon les valences de cet étrange radar qu’a constitué au moment de son oubli, l’appareil formidable de tout ce qui aura été enregistré lors des six premières années…

Les Chouettes, décorant la salle de réunion de l’escadrille 25 qui bombarda Metz en 1916. Peinture de Victor Tardieu.
Mon père, à gauche, et son copain, quelques années plus tard il endosserait donc le costume de ceux qui l’avaient terrorisé. (1936)

Tout : les mimiques effarées de sa mère l’ayant vu trébucher, les ordres donnés par les parents pour l’aider à survivre. (” Mets pas tes doigts dans le nez.! Va pas sur la route.! Monte pas sur la chaise.! «)

Tout : les indications glissées en lui par l’ordre même de la langue qu’on lui aura enseignée, langue qui contient, selon la façon dont les parents en emploient les mots, les sens, à la fois la trace des souffrances ou des jouissances d’une famille devant l’empire des choses et des affects (comment entend-il prononcer pour la première fois ” Arrête.! « ou » Encore.! «.?), des valeurs sacrées ou maudites d’une culture (pourquoi la mort devient-elle masculin en allemand, pourquoi la lune devient masculin en allemand, pourquoi certaines langues n’ont-elles pas de genre, pourquoi d’autres ne se conjuguent-elles pas au futur.?), des interdits d’une tribu ou d’une fratrie, et puis des réalités locales ou régionales (angoisse des noyades à Venise, risque à sortir cul-nu chez les Esquimaux, danger des sucreries dans les supermarchés de la banlieue, etc.).

Célestin Adolphe Pégoud, héros de 14−18
Terrifique, le beau-père déjà aviateur en 19, deux ans après le bombardement de son futur gendre.

Autant il est vrai qu’une part majeure du travail des géants, que sont pour le gamin ses parents ou ses éducateurs, consiste à lui dire.: ” Fais gaffe.! Ici on crève.! ” Mais l’autre caractéristique de la mémoire de l’enfant avant six ans est que sa mémoire du temps est celle d’un habitant de l’éternité. Dans les services de pédiatrie, un enfant qui sait, pour l’avoir entendu dire, devoir mourir dans deux semaines, consolera l’infirmière parce que, pour lui, quinze jours c’est infiniment long. (Par contre, un bonbon tout de suite, c’est fondamental.)

Les contes de fées de la guerre, de Niknam Saba

L’enfance première est ce temps de l’immortalité. Notre mémoire se construit d’abord dans un temps d’imperception de Chronos. Ou plutôt, l’enfant dévore le temps.
Les indications des géants parentaux et du réel (quand le gamin tombe d’un banc, par exemple) surgissent sous les yeux d’êtres qui font au même moment expérience de l’éternité. Nous apprenons le réel depuis notre sensation d’une éternité qui est peut-être le vœu le mieux ancré dans l’être, né avec lui, connatus.

Gaston Croisier-Greff, mon grand-père, en 1916, en costume d’ogre aerien, et l’année précisément où fut terrorisé son futur gendre.

Á six ans, cela bascule.: le temps se met en ordre de défilement. L’enfant dorénavant se souviendra aussi des avant, des après, des longtemps.
Toutes les injonctions survenues avant ce stade, auront impressionné comme une plaque vive, un gigantesque radar capable de reconnaître instantanément tout ce que l’adulte croisera d’expériences nouvelles. Il est piquant pour les moralistes de constater que ledit radar fait dans son analyse des nouveautés qui surgissent devant nous, un calcul différentiel de plutôt bien ou de plutôt mal. Puisque l’enfance entière nous aura mis en face d’adultes qui nous disent surtout.: ” Tâche de pas crever «. Et peut être que c’est ce message qui fut transmis déjà par la première amibe à son fiston amibien…

Dans le moment du rêve on s’aperçoit, par l’expérience fameuse ayant consisté à réveiller chaque fois qu’ils rêvaient, des rats de laboratoire à qui on avait enseigné un parcours avant leur sommeil — on s’aperçoit que supprimer le rêve supprime les souvenirs de la veille. Le rêve fixe donc les acquis de la veille dans une couche neuronale plus stable.
Mais cette «gélatine „, quand on interroge le sujet ayant rêvé, on y retrouve justement un mélange étroit, soudé, des impressions de la veille ou de l’avant veille, et de l’immense stock des impressions premières.
Là surgit le souvenir de ce qui se proférait devant l’enfant. Tel rouge est adoré à cause du rouge à lèvres d’une mère. Le feu est révéré pour la cheminée qui chauffait le lit des parents. L’aviateur maudit par la mère qui se précipitait en travers de la Moselle devient le juste juge capable de punir le monde, et que mon père tenta d’imiter dès que possible.
Les yeux ronds de l’enfant guettaient en effet la profération majeure du monde.: “ Ici, ça crève.! » Est-ce pour cela, le progrès des générations, depuis l’amibe.

Le progrès des modes, depuis le swing jusqu’au rap, au voile, au tattoo.? Des vieux aviateurs à casque en cuir aux tueurs invisibles des gisements pétroliers.? Est-ce, enfin, parce que les premiers éléments du vivant proliférèrent sous la sphéricité du soleil et de ses oxydations propices, que les yeux permettant de regarder le monde furent si ronds, ronds comme les billes hallucinées du bébé qui observait dans le tramway de Dublin ce jeudi 23 juillet, il y a trois mois, tous les gens qui passaient devant sa mère.?
Ah.! J’aimerais croiser la divinité vraie, celle qui aurait un œil de lune et un œil de soleil et qui soudain, me saisissant l’âme (que j’ai basse) me dirait.: ” Tiens, voilà un petit coup d’immortalité.! « — on l’appellerait Noût, elle serait la reine du ciel égyptien, avec son lait de lotus, elle élèverait mon âme excroissante vers les hauteurs du Bien, non.? Un œil de lune, un œil de soleil.: elle regarde la première oxydation qui, allez savoir, a peut-être répondu un jour au néant, à la première chaleur, la première flamme, le premier embrasement, le premier clin d’œil.

Gaston et la mode des cols roulés.

Ces avions qui, comme des chouettes, chassaient de nuit, ont-ils valu à mon père son choix ultérieur, d’être pilote aviateur.? Quel frisson pouvait bien parcourir son échine en face de son beau-père, ancien pilote d’hydravion, contemporain des escadrilles qui en 1916 les avaient fait fuir, lui et sa mère, sur les ponts de la Moselle en feu ?