L’Histoire est démodée.
Elle ne repasse pas les plats, disent ceux qui certainement prennent l’instant présent pour une consommation exquise…
Et l’instant se transformerait-il en nos intestins, en nos consciences, en énergie, comme les patates et le reste du Réel? Ou bien non, rien à choper de l’instant — hop ! Infinitésimalement quantique, là et pas là, il court il court, le furet de l’étant, le seiende du philosophe tétanisé de teutonisme… Tiens? (Parler d’Allemagne en évoquant cette signature d’Heidegger qui se cache derrière toute phrase évocatrice de l'”étant”), comme au fond les médias, y compris réduits à l’expression congrue des discussions de café, se cachent derrière la pensée des électeurs, des soumis et des convaincus? Car les médias ne se cachent pas tant derrière les vœux capitalistes de leurs propriétaires que dans l’effigie atroce du miroir qu’ils nous tendent. «Nous, discussion de café, ayant tué nos frères, nos sœurs, et les voisins…»
L’Histoire est forcément démodée: à quoi bon parler de Napoléon premier en 1870, de Bismarck en 14−18, de Pétain en 39−45 et d’une invasion de la France par des teutons aujourd’hui?
C’est frappant, encore et justement dans l’aujourd’hui, la France profonde dans l’Ouest parle assez souvent, à une fréquence confondante, de l’Allemagne du temps de l’Occupation, c’est à dire de l’antiquité 1939… Je ne parle pas des fanatiques de la «chose démodée», des historiens ou des préoccuppés (de ceux qui en 2016 sauraient encore les détails des massacres d’Oradour et que Staline n’était pas un soldat anglais). Mais du bruit de fond qui se constitue d’une légèreté lascive, d’une inattention forcenée, d’une mémoire opaque faite de brindilles sous-entendues au hasard des moments d’ennui. L’opinons ensemble… C’est si doux d’être dans l’opinion toute faite, libre de toute culpabilité, ivre d’un sentiment intouchable d’immarscessible inconscience.
Pour critiquer, par exemple, les méthodes efficaces CONTEMPORAINES des tortionnaires, ceux qui sont plus à la mode depuis une vingtaine d’années et qui fonctionnent à camp de concentration ouvert dans le monde entier. À quoi ça sert de chantonner, pendant que la Syrie et la Corée dégueulent du Crime: «Des nazis des nazis des nazis, des p’tits trous, des p’tits trous, toujours des petits trous»? À quoi ça sert: l’âme du contrôleur, si français, de la station des Lilas, prononce l’anathème «nazi !» depuis 1945 sans interruption, sans révision, chaque fois qu’il y a du massacre aux infos.
OÙ L’ON VERRA QU’IL Y EN A ENCORE EN 2016 QUI PARLENT DES BOCHES EN FRANCE.
Et dans l’Ouest profond, dans la Bretagne, la Normandie, la Charente, la Gironde, et tous ces départements qui servirent en 1939 de repli aux gens de l’Est, (locuteurs de langues germaniques mais français), contraints par l’administration à dégager l’arrière d’une Ligne Maginot qui était en retard d’une guerre. On craignait que les bombardements de 14−18 reprennent. Donc les préfets avaient prévu un plan: s’il y avait de nouveau une guerre avec les teutons, on enverrait les alsaciens lorrains dans des villages pé-définis, dans l’Ouest. Idée géniale ! Montrer aux teutonisants des marches de l’ouest comment on fait le pineau des Charentes !!!
Teutonisants dont tellement m’ont raconté leurs souvenirs d’enfance, là-bas, vers l’Océan…
Aujourd’hui on parle encore en Charente de ces presqu’allemands, arrivés en 1940 (juste avant les absolument allemands nazis de l’armée triomphale du troisième Reich), on en parle dans les hameaux de l’Ouest, on en bavarde soixante-dix ans plus tard, un peu comme si en 1968 on avait parlé encore du sac de Pékin à tout bout de champs dans les rues de Beijin… Enfin y a pas de champs à Beijin mais en Charente y a de la ruralité heureuse…
L’aperception du mot «allemand», dans les bavardages de l’Ouest océanique gaulois, est peut-être un peu influencée, (l’Ouest est probablement modifié dans son sentiment de l’Est et du Mittel Europa et de la Rhénanie, mais modifié peu à peu) — par le vieillissement de ses derniers vieux. Ils lui rapportent encore, les vieux de 2016 qui se souviendraient de la guerre s’il y a soixante ans, leur écho de 39−45, mais bien sûr de moins en moins clairement. Plus ils vieillissent les vieux, je veux dire, plus nos vieux anciens sont morts, plus ça veut dire que paradoxalement les vieux d’aujourd’hui ont été des petits jeunes lorsqu’ils ont vu passer les nazis.
Le vieux d’aujourd’hui, même s’il a les mêmes rides et les mêmes béquilles que le vieux des années soixante, n’est pas du tout le vieux d’autrefois, celui qui parlait de 14−18 pendant les sixties et les Beatles, le vieux de compétition, comme ma grand-mère, une vraie vieille, elle, de compétition et qui était née en 1880 !
Quoi: «c’est des vieilles histoires»? Bien entendu, et le sujet de l’ailleurs n’a jamais beaucoup préoccupé grand monde «ici» — alors ne parlons pas de «ailleurs hier»!!!
Mais la mémoire du crime n’est pas qu’une histoire de vieux tiroirs. On garde en nous la mémoire des crimes des aïeux.
Ça forge pour longtemps, l’horreur. On trébuche dans le crime des ogres. D’autant plus qu’on n’y pense pas.
Tout le monde s’en fout, à l’ouest, de l’est, bien évidemment, et si le sujet réapparaît à une fréquence qui m’étonne, c’est un peu mécaniquement. Comme une des références disponibles, en France, à l'”Ogre”.
Les ogres c’est très important, et dans le monde entier ! Alors pensez: l’horreur absolue du Reich nazi ! Et pour l’horreur contemporaine, attendez: on en parlera dans cents ans, des camps de la torture d’aujourd’hui. Et des ogres qui sont en plein festin pendant que j’écris.
Et dans mille ans, privilège de la Comédie sur la Tragédie, de ceux qui auront eu le courage d’en rire. J’en chie dans mes frocs: combien sont ils à avoir le courage de rire de la stupidité des milliardaires aujourd’hui?
Comme les esclaves du théâtre de Térence, qui se moquaient dans l’Alexandrie du troisième siècle avant notre ère, des tortures raffinées dont les menaçaient leur maître, que dis-je, leur propriétaire. Rire de l’Ogre, au fond, c’est le geste essentiel du Vivant. Doigt d’honneur à Chronos.
Les bouffons des comédies alexandrines furent si courageux, aux époques vous savez où l’Egypte était romaine, quand Cléopâtre serrait entre ses cuisses les Césars … qu’on n’a même plus idée de bravoures pareilles — alors qu’on devrait: il y a tant de gens qui risquent leur peau cette nuit, aussi maltraités et menacés que les esclaves de l’Antiquité, nos frères qui se lancent sur des bateaux d’infortune, en traversant les mers avec l’espoir de trouver le petit peu d’argent dont ils attendent la dignité, et puis qui se noient si souvent avant que leur chaloupe ait atteint l’horizon d’une autre plage …
Les héros des comédies, les esclaves de Térence et puis ensuite de Plaute… Qui se moquaient du fouet. Qui se moquaient, les esclaves d’Alexandrie, de la menace de mort et de supplices que le maître avait sans cesse à la bouche. Leur impertinence a fait rire, mille ans après, Molière. Dans quelle langue nous dira-t-on: «Raus! Raus! Schnell! Du Untermensch ! «Qui aura dans quelques années la culture assez bien trempée, la tradition de penser suffisamment chevillée au corps pour rire des nouveaux maîtres, sachant qu’il ne verra d’eux qu’un drône ou un ordre électronique?
Et qui seront les Térence, Les Plaute et les Molière de l’an Trois mil seize?
Les nonagénaires de la Charente Maritime, du Lot, du Limousin, ils se souviennent et parlent encore assez volontiers des zallemands… Pas une journée sans que ces jeunes vieux ne réïtèrent devant les jeunes vraiment jeunes gens de l’Ouest, qui sans eux n’y penseraient plus, des petites allusions aux boches.
Par exemple «quand les allemands sont arrivés à Saint-Savinien, les alsaciennes qui s’étaient réfugiées chez nous par trains entiers lors de la déclaration de guerre, et ben elles ont arrêté de dire qu’elles étaient françaises, et ben elles sont allées coucher avec eux.» — dans la bouche d’un homme qui a 90 ans aujourd’hui, donc qui avait treize ans en 39, c’est le souvenir d’un adolescent.
Mais ici l’Est, ici, mesdames et messieurs, ici au milieu des grandes forêts wagnériennes qui chantent comme mille violoncelles, ici quand la contemporaine alsacienne du nonagénaire charentais de Saint Savinien me dit, en décrivant son retour en 1940 depuis l’Ouest où toute l’Alsace avait été planquée par peur du retour des bombardements de 14−18, quand elle me confie sa sortie du train dans la gare de Strasbourg redevenu Strassburg, son arrivée dans sa ville devenue teutonique avec les drapeaux noir et rouge partout et les uniformes partout Einzwei et le règne absolu du respect collectif pour les valeurs suprêmes de l’Adolf — quand elle me dit :” On s’est tous dit: «Ils vont penser qu’on est des mauvais allemands.”” — elle raconte la confusion des identités.
Aux frontières c’est toujours le vertige des différences et un ouragan de méfiances. Frontières géographiques hier, mentales aujourd’hui — incompréhensions.Et aujourd’hui c’est comme ça c’est à cause de la vitesse des avions la frontière est partout c’est à cause du savoir le savoir c’est Faust, n’importe quel pèquenot il a dans sa main l’ordinateur de son téléphone portable n’importe quel naze il a dans la main le cerveau d’Einstein et donc la Frontière est partout, posée comme le cerveau de l’homme qui sait toutes les langues, tous les discours.
Et aujourd’hui d’autres frontières, celles de la mondialisation, ont surgi, qui précipitent l’être en une confusion identitaire vraiment pas possible.
Qu’est- ce qui fait donc que l’Ouest rural continue de se détourner de la germanité des marches de l’Est, sans se demander si ça pourrait le sauver?
C’est pumpernickel, aurait peut-être vraiment dit Napoléon !
Les eaux glacées de la Teutonie saisissent la pensée des gens d’Est d’abord par la langue SPRACHUNG et surtout par ce qu’elle a permis d’apréhender, BEGRIFF siècles de contemplation effrayée des Germanies glacées par le Germain chevelu massacrant les romains à qui mieux-mieux, constitution des villes médiévales sous le regard ironique des vénitiensVENEDIG, et, encore un peu, la langue allemande se saisit absolument des paroles du sacré, HEILIG les emberlificote de cette musicalité dont l’Allemagne est l’Himalaya. Comment dire Requiem autrement qu’avec Mozart, Ora pro nobis autrement qu’avec Bach, et Hallelujah sans Haendel? -JOHAN SEBASTIAN BACH et une fois le Sacré noué et renoué de tissages musicaux, une fois le sentiment jeté, comme un filet sur tout le Réel du monde, il était aisé que les philosophes viennent se rassasier d’un encyclopédique sous-titrage de tout ce mouvement qui fit se jeter le boa teutonique vers une dissolution des hivers du Nord- mais qui aurait pu prévoir qu’apparaîtrait alors le cinéma allemand? ACH DER DICKE LOHMANN.
Et que mon nonagénaire adoré, celui de Saint-Savinien qui se souvient d’alsaciennes se jetant sur le corps des allemands en uniforme, sache chanter Lily Marlène?
Et valsent les frontières, et même les anglais au Coeur de la guerre ils chantent «Lily Marlène» – et trente ans après l’apocalypse hitlérienne, l’Europe voit surgir «Coeur de Verre» («Herz aus Glas») de Werner Herzog — dans le public, ceux qui n’ont pas érigé de frontière intérieure communient au retour d’une jouissance en allemand, dans ce film paradigmatique une étrangeté se jette au visage des autres. Et cerise sur le gâteau l’immense Marthaler s’occupe un beau jour du festival d’Avignon et y donne sa pièce….papperlapapp…
Quoi? – les forêts, une langue râpeuse due aux parlers de la Bohème?
Voire le mot même de Bohème (dans ce film «Coeur de Verre», le Maître-verrier d’une cristallerie de Bohème vient de mourir et la folie se saisit de tout le village en désastre pour finir dans une pâte qui est celle du Cristal Rouge, celle de l’esthétique apocalyptique des peintures de Jérôme Bosch, transcendée par le Cinéma) – le mot même de Bohème avec son ambivalence en français, la vie de bohème venant nettoyer la germanité de son crime de raideur — mais aussi l’apparition de tout un mode d’être-ensemble, les habitants du village verrier rendus à l’ivresse, aux prophéties, à la folie pure — tout ça jetait à qui voulait l’injonction de rechercher la recette perdue du cristal rouge, du Rubin Glas…
Abolir les distances linguistiques, privilège longtemps de l’errant, se donne depuis qu’existent les traducteurs en ligne, un petit peu à tous — les logiciels de traductions en ligne, malgré leurs capacités plus qu’approximatives, me permettent à présent d’interroger mes interlocuteurs en sanskrit, en mandarin, d’entendre le son des haïkus dans leur langue originale.
Oh, Ulysses ! Oh le pressentiment de James Joyce lorsqu’il embrasse toutes les langues avec toutes les adresses de Dublin dans Finnegans’ Wake — la langue, seule invasion mémorable de mon cerveau, invasion dont le souvenir fonde peut-être le pire des délires, le plus criminel, le plus ogres que, le plus apocalyptique, le paranoïaque oh ! Et pourtant la langue de l’autre me propose de me sentir tout autre when you are strange are you wicked or wise?
Mais s’approcher des musiques linguistiques c’est toujours s’approcher des baïonnettes — le curieux se pique au rempart d’ennui des vrais, des originaux, des natifs, des nationaux, des sang-bleus, des purs sensuels qu’hérisse l’idée de toute entorse.
Le curieux inquiète les protecteurs des coffre-forts nationaux, les locuteurs punais d’héritages constitués auxquels ils refusent de comprendre quoi que ce soit, pour en jouir sans frein.
«James Joyce, Finnegans’ Wake? Pensez vous ! C’est pas la peine de le lire ! C’est du temps perdu.»
On y entend, comme pour accroître l’aigu du bonheur des amonts de la pensée, l’aiguisé d’un tranchant de l’Instant, l’invitation par Joyce à reprendre chaque fragment de son corps et de sa vie, jetés en désordre au travers du texte pour recomposer comme le Corps !!! Le corps fragmenté de Joyce par la douleur d’avoir eu un enfant schizophrène, le coeur déchiqueté d’Osiris par la méchanceté du mal, le coeur détruit de l’Europe par la cruauté des nationalismes. On y entend au début (riverrun etcétéra) ce panorama des débuts de Dublin, et avant Dublin de toute l’histoire du monde, des mondes, des religions, des civilisations, et du faubourg où se passera l’histoire destinée par Joyce à devenir Histoire — mais fragmentée en mille morceaux. Comme le corps du Bien, déchiqueté par le Mal. Mais tout ce Dublinisme est décrit par un polyglotte écorché, Joyce l’errant. Au coeur polyglotte plein d’un souvenir photographique et magnétophonique de tous ses instants d’enfance puis d’adolescence dublinoises. Les frontières dont l’usage de toutes les langues imaginables par Joyce font la complexité première du décryptage de Finnegans Wake, ces frontières il est vrai détaillent nos âmes de lecteurs comme le ferait un équarrisseur.
Mais tout roman initiatique fréquente l’Eternité des six premières années de l’Auteur, sa fuite en Égypte sous l’ombre, sous l’immense stature de ses Dettes Familiales en l’effigie de Père et Mère. Quelque soit l’auteur, quelque soit le roman que se raconte le lecteur à l’endroit de la passion qu’il pourrait sentir se réveiller en lui à mesure que se défont les certitudes siennes et qu’il se rapproche des frontières de l’autre. De l’auteur, du héros du dieu de Dieu…
L’irlandais Joyce, le dictateur de la dictée de tous ses souvenirs et de tous ses savoirs, quitte Dublin pour aller traîner toute une vie sur le continent, l’Italie, la Suisse, la France.
Homme de l’Ouest précipité aux frontières du Continent… Et qui mourra de son ulcère d’estomac, en tentant de rejoindre la Suisse neutre, arrêté trop longtemps par les douaniers allemands.
Comme tué par une infernale réverbération de son verbe désireux de devenir Verbe — son rêve ne fut-il pas qu’un lecteur insomniaque passât sa vie à lire puis à relire Finnegans Wake dont le premier mot riverrun est aussi le dernier, et un fleuve qui court — l’arrêt de mort de sa course à lui fut réverbération de son verbe en ceci que peut-être le douanier teuton avait-il eu vent que l’écrivain célèbre avait forgé un Juif, Bloom, pour en faire l’Ulysse de son chef-d’oeuvre? Un juif qui comme tous les juifs livre son salut au naufrage.
Ça n’est pas la moindre mort imputable au régime nazi que celle de Joyce: les rues de Dublin sont pavées des phrases de son livre.
Et celles de Babylone auraient pu l’être par les phrases valises de Finnegans Wake, qui recèle une théorie de tous les flux de l’être, par delà les guerres nationalistes, linguistiques, religieuses voire philosophantes.
Le corps frontalier se disloque de métamorphoses — les mots changent sans laisser intact ce qu’ils avaient dénommé dans leur langue première, la traduction trahit bien entendu, décrit tout autre chose quand elle parle du coeur, du Herz, du corazon, du heart — viscères à déposer dans les vases-canopes en attendant quelque pharaonique résurrection.
Quelles femmes, voyant ce démembrement de l’être aux limites des langues, souhaiteront donner vie à l’Osiris anéanti qui gît aux frontières des cultures? (” Les civilisations sont des graisses. L’Histoire échoue, Dieu faute de Dieu n’enjambe plus nos murs soupçonneux, l’homme feule à l’oreille de l’homme, le Temps se fourvoie, la fission est en cours. Quoî encore ?” (Première strophe de «Les apparitions dédaignées» René Char dans «Le chien de Coeur) — comme une traduction juste des premières lignes du Finnegans Wake…
Dans «Thuartpeatrick» Joyce mêle la dénomination mystique, sacrale, «Thou art», «Vous êtes» au sens d’une révélation de l’être — puis il nomme un Saint Patrick, moine fondateur devenu Peatrick, et Peat — la tourbe — est à l’Irlande ce que le sentier parfumé sous les sapinières serait aux Germanies, peat la tourbe dont le parfum entête.
Dès qu’on a senti brûler la tourbe on est prisonnier de cette fragrante révélation-là. Comme Osiris qui sentirait un encens magique reconstituant son corps en Europe druidique.
Le voyageur traversant les parfums de tourbe aux villages venteux des côtes irlandaises, près les cercles silencieux de pierres dressées au détour de clairières enchantées, le promeneur fatigué tisonnant le soir dans l’âtre les fragments de la tourbe, végétale, ancienne, magique, sait qu’il ne l’oubliera plus. Les effluves de la tourbe vont au vent comme le vent déploie dans les Vosges la nature hauturière des forêts; mais aussi, mêlé dans le propos de Joyce au nom du Saint Patrick qui fut l’auteur de la conservation des seules archives celtes qui nous restent (Saint Patrick lança les moines dans un immense travail de copie des textes traditionnels celtiques) mais aussi cette allusion à la tourbe dans les premières phrases de Finnegans Wake ne peut pas ne pas contenir l’incroyable connivence entre les archéologues irlandais et la tourbe. Si le musée de Dublin regorge des tonnes de bijoux c’est qu’ils furent conservés pendant deux mille ans dans les tourbières où ils avaient été jetés en offrande. Puis retrouvés par les héritiers des premiers habitants qui creusaient la tourbe pour en faire des briques à brûler, puis enfin remis aux archéologues émerveillés. Ainsi la très célèbre barque d’or du musée, orfèvrerie incarnant l’idée du voyage aux confins de l’horizon maritime des âmes des défunts, est-elle comme une métaphore de cette tourbe, qui a su emporter avec elle les âmes irlandaises défuntes dont on retrouve le style en méditant l’élégance des torques — comme les barques des tombes égyptiennes emportaient vers la Voie Lactée la furieuse rêverie d’Eternité des premiers vrais riches de l’Histoire…
Si «Thuartpeatrick» invite ma lecture de Joyce à me poser la question d’une façon, d’un façonnage des éternités enfantines de l’inoubliable écrivain, combien de milliers de signes entrecroiser, fuyant les neiges allemandes, les étés continentaux étouffants et lourds, pour les reconstruire d’une manière qui rendrait immédiatement perceptible aux sensibilités de chacun, ce qui fait l’éternité et le sel des antipodes germaniques aux douceurs charentaises? Çe qui fonde une liberation de la pensée dans la conscience des multiples langues?
Comment revenir sur l’effroi irréparable des crimes commis au saint nom paranoïaque de «lalangue»?
Pour le dire vraiment il faudrait retrouver ce qui faisait le lien entre le bateau céleste des pharaons et la nef céleste des gaulois, nef d’un envol maritime d’outre ciel. Envoyer ce lien démembrer les langues de Babel. Et ce serait vieillir. L’odyssée me ferait débarquer sur une île déserte. Locuteur de toutes les langues je serais un monstre esthétique. J’accepterais enfin de lire Robinson Crusoë. Le mûrissement de ma pensée m’empêcherait d’accepter la moindre univocité. Je n’aurais plus d’amis, aucun vendredi ne viendrait me rendre visite. Comme Joyce, je serais tenu en attente mortelle à quelque douane tenue par des assassins.
On me soupçonnerait d’avoir l’âge de l’humanité, aucune fille ne voudrait être l’Isis de ce moulin à langues — elles se riraient toutes de mes désirs d’engendrement, aucune ne me prêterait son flanc pour réunir le moindre de mes puzzles.
La neige laisse surgir des glaciers alpins mon corps torturé d’homme continental qui reconnaissait jadis un pouvoir majeur à la neige. Comme celle des poèmes de Celan.
Schnee.
Et là-bas, en Charente Maritime, ceux qui n’hébergent qu’en une seule maison de lalangue tout ce qui leur est cher, entonneraient joyeux les paroles aimantes du «Temps des Cerises», dont aucun Vendredi ne pourra traduire pour aucun Robinson quelle aventure digne en effet d’être décrite par Rimbaud dans «Le Bateau Ivre», la Commune avait proposé, en faisant de çette chanson d’amour son chant de guerre, aux langues les plus internationales du Bien recouvré, de l’Osiris recomposé, au ventre des belles qui rougissantes en auraient la folie en tête…