Tout à l’heure ce samedi de Février 2019 qu’il a encore savouré, cérémonie à Bantry la ravissante ville pleine de gens chaleureux et tellement soudés, en face de l’océan mystique des celtes, et qui est comme le départ, sur le tronc que représenterait l’Irlande, d’une des branches du comté de Cork, la péninsule au bout de laquelle Yvonne et Tomi Ungerer, et aujourd’hui leur fils Luke, contemplent et protègent depuis leur arrivée dans cet éden il y a plus de cinquante ans un sublime fait d’un cap, de tours médiévales éboulées, d’un lac cristallin suspendu cent mètres au dessus de dangereuses falaises, et le joli visage de l’océan, d’où tout être, sauf les naufragés, est absent.

L’Eden

Pour Tomi les visages étaient objet de scrutation et l’amitié une forme d’échange de bons procédés, la Mer avait donc ce côté pratique d’en être dépourvue, de gens, sauf quand un bateau faisait naufrage et il racontait à qui avait la chance de l’entendre, la course des Ungerer aux récifs, les cris des victimes, la trace que leur corps, parfois mort, laissait sur le canapé de la maison où ça devait être penible de les remonter.

Vendredi cérémonie à la cathédrale de Strasbourg, autre tronc phallique dressé, comme la célébrité du dessin de Tomi, face au chaos du monde, hébergera une cérémonie vendredi, il disait que c’était une pute la cathédrale. La Loi incarnée, les tours de ses prédécesseurs géniaux qui pensaient comme lui plus aux absents qu’aux meubles de sa chambrette d’étudiant à Goleen, à l’arrière de la maison, sa fenêtre d’atelier qui donnait sur un talus et d’où c’est à peine si on devinait l’énorme voisin pourtant proche à vous bouffer des vagues, l’Océan.

Une nuit j’ai rêvé de lui comme d’un réfugié sous une tente Qeshua il m’a dit c’est ça que je suis un réfugié. Message à tous les réfugiés qui chercheraient la loi d’un père.

Il faut des pères pour protéger les petites femmes et le petits hommes que leurs blessures enfantines, a l’âge ou on se croit éternel mais où on découvre qu’on ressemble plutôt au père ou plutôt à la mère par un lieu d’extériorisation du sale et de l’odorant, la virgule ou le zéro, l’haricot ou le petit trou, le zizi ou le mimi, comme lepapa ou comme lamaman, tits bouts ou petits antres de ressemblance auxgéants parentaux, blessure tellement importante aux yeux des tribus que tant d’entre elles honorent la circoncision d’Osiris comme un rite essentiel à l’appartenance et à la soumission aux lois, mais aussi, plus universellement, blessures qui terrorisent les enfants, par exemple quand ils s’écorchent les genoux, au point qu’ils craignent que l’ouverture propre aux femmes soit cela, une écorchure. Mort au patriarcat.

Une imperfection dans le chemin vers le père, le maître des lois, le géant. Tomi avait senti le sien mourir dans le cauchemar de ses trois ans et la mort de son père fondait la chance de faire un cauchemar chaque nuit dans sa troubled zone. Mort au patriarcat…

Le patriarcat serait un comble, en 2019, ce serait un comble de pleurer sur le petit père des peuples, tout grand homme aurait cette vocation, Staline, Mao… Manquerait plus que ça, qu’on croie encore qu’il nous faudrait nous protéger contre les écorchures à venir. Tomi nous plaignait beaucoup d’avoir à vivre les années à venir, les années de Trump qu’il appelle le roi Ubu, la ruine de la terre par le réchauffement induit par notre folie, les armes nucléaires qui vont bien évidemment finir par nous faire des apocalypses industrielles… Manquerait plus que ca, pleurer le petit père des peuples… D’ailleurs, la dernière fois que la cathédrale a servi à la Ville de Strasbourg en tant que lien entre les anciennes victimes du système nazi, la dernière fois et elle était pleine comme un œuf de tous ceux dont beaucoup ne sont plus là, c’était l’enterrement du cabaretier le plus célèbre de la ville, qui était l’ami de Tomi, un ami cher. Un ami paradoxal qui disait enfin, n’en parlons plus de la grande période de l’ethnocide genocidaire européen dont Tomin’avait été que le témoin enfantin. Tomi, lui, en a plus que parlé.

Pendant l’enterrement de Germain Muller Tomi s’est barré à la Kammerzell, le plus beau poisson bariolé de l’ocean mystique rhénan, cette baraque infiniment précieuse qui ressemble à un coelacanthe hanté par le temps des boissons et dont les écailles seraient les fenêtres dorées en cul de bouteille. Là, Tomi avait fait tournée générale. Le serveur, un réfugié pakistanais qui aujourd’hui paie ses impôts, m’a raconté cette anecdote et comment il avait compris le rapport entre Tomi et cette ville.

Tomi était parti sans payer et l’homme des Indes avait grondé le patron lorsque celui ci s’était plaint de ce geste. Il l’avait chapitré. Ne comprenait-il pas, le cafetier des fées et de ce lieu décoré par un autre génie de la peinture habitée, Léo Schnug (que soignait et aimait mon grand oncle !) que cet argent de la tournée, il le devait à Tomi comme humble retour de son génie et de son attention portée au monde, à l’abstraction, sous son crayon qu’il maniait comme Tabarly maniait la barre de son voilier sur les océans?

Le sage ourdou avait compris que Tomi était un galion dont tous les trésors s’échouent sans relâche sur les berges de nos pensées trop molles pour ne pas accueillir les coffres de son œuvre avec reconnaissance

Et sans lui verser les larmes que les coréennes versaient sur Kim Il Sun.

Mais en reversant au pot commun de nos peaux disparates, noirs et blancs et jaunes, l’attention sur la façon dont ses tableaux portent attention au monde.

24 Février, deux semaines après …

Si je me raconte un monde vide, c’est à dire où mon individu serait seul face à ses besoins et dans lequel la substance autre a pour fonction de servir mes besoins, je suis alors dans un monde sans désirs.

Je peux faire ma comm’ pour obtenir — l’être autre n’est plus aimable qu’en fonction des valeurs qu’il me vaudra. Mon triomphe peut être planétaire, j’ai vendu un objet qui est ce que j’ai pris pour moi en le dépouillant de ce qui est l’enjeu d’une vibration cosmique, de la luminosité dont seule l’empathie me révèle le filigrane.

Le filigrane de la luminosité de l’autre.

Je disparais. Des bébés apparaissent, dans toutes les maternités du monde, voire entre les jambes de mamans solitaires, cependant qu’un peu avant six heures du matin, dans encore la nuit et pendant que depuis la cour surgit cette rumeur urbaine comme d’un vague moteur que concentrent toutes les chambres d’écho des cours dans toutes les villes, bruit machinal disant bien une moyenne des besoins de tous les ventres gastriques des gens.

A Threecastle head, dans l’établissement du fils Luke de Tomi, un panneau parle de l’amour sans mesure.

Hier, en passant devant le musée dédié à Monsieur Tomi Ungerer, seul artiste français ayant eu de son vivant un musée national, l’oriflamme où sont marquées les deux dates fatidiques expliquant aux passants inattentifs que le vieux monsieur souriant a canines de loup représenté sur l’oriflamme est mort cette année, que 2019, qui n’a encor que deux mois d’âge, a trouvé le moyen de ménager une issue à cet inconnu — Les hommes connus du public sont, par essence, des inconnus, puisqu’on ne peut prétendre à l’intimité d’un produit public, ainsi en tous cas me representè-je la distance qui m’a opressé les six fois où j’ai croisé sa femme, sa fille, un de ses fils, et le lieu où travaille son autre fils: s’ils voulaient croire en un monde de désirs, en un monde amoureux, il fallait absolument qu’ils se protègent de tous les suce-gloires venus fréquenter leur proche comme un pylône communiquant planétaire qui aurait commencé sa vie en faisant des publicités pour des marques locales, puis en réfléchissant chaque instant aux publicités qu’il pourrait bien faire à chaque idée, à chaque éclairage du monde, à chaque gag qui lui viendrait, de manière à extraire du monde des humains de quoi affourager ces étranges animaux que sont les besoins du sujet, en espèces sonnantes et trébuchantes, déposées dans des banques, pour permettre une vie bourgeoise, c’est à dire au soleil de la propriété privée.

Moi pendant qu’il mourait, j’étais animé d’une envie subite de me débarrasser d’un abat jour blafard en y déposant des aquarelles, et, dans l’Aube du neuf février, à peu près à la même heure qu’aujourd’hui, j’ai laissé mon pinceau suivre le modèle des polichinelles de Tiepolo.

Les larmes que je ressens depuis l’annonce de sa mort sont comme l’océan derrière sa maison, elles disent un désir de fusion entre les êtres. Un sentiment, en effet, océanique.

Cette foi des égyptiens et des celtes en un voyage d’Outre-tombe, non dans l’enfer chthonien des grecs et des sumériens, mais dans la Voie lactée, elle me semblait (pendant la cérémonie funèbre, face à l’urne pourpre des cendres de Tomi, dans l’immense nef de la cathédrale de Strasbourg, le soleil de onze heures du matin claquait tout en haut sur les gigantesques vitraux, et parlait du filigrane de la luminosité) elle me semblait l’écho naïf de la façon dont l’étincelle vitale paraît se transmettre depuis le Big Bang où avant, cellule après éléments acellullaires, êtres organiques après êtres pluricellulaires, Homo sapiens après chimpanzé, dans ce concert du vivant qui semble peupler les cavernes de l’infini.

Les images égyptiennes ou bien au contraire chinoises d’une évolution, imaginées outre-tombe, du vivant, soit la metempsychosis d’extrême-orient et de Platon, soit la résurrection des osiriaques, des christiques, de certains juifs, les non-sadducéens, et de l’islam, ces propositions charmantes, charmeuses, fascinantes, fécondes en temples et en révérences, seraient l’écho d’un constat plus sérieux, apodictique, fait par l’homme de raison sous le lointain du ciel étoilé, constat de la façon dont, malgré la disparition de l’être, quelque chose passe, génération du vivant après génération du vivant, dans la mémoire, dans les dettes que transportent les successeurs des disparus, les enfants des parents surtout, les lecteurs attentifs des grands maîtres aussi, peut-être aussi les écouteurs de poèmes et les auditeurs de musique, certainement les apprentis scientifiques et les intuitionneurs d’une métaphysique du futur.

Mais qu’est ce qui passe du précédent au succédant, sinon la tension d’une mise en manque, (manque à jouir, manque à savoir, manque à vivre, pour ânonner la doxa lacanienne), au delà de l’image d’un filigrane de la luminosité?

Est ce que la mort prématurée du père de Tomi n’a pas été, dans le ciel de ses trois ans, comme un coup de hache sur tout un monde de possibles désirs, l’enfermant à jamais dans l’idée d’une comm’, idée qui ne pouvait qu’avoir du succès au monde désespérant de Manhattan?

Le livre d’enfant alors deviendrait pour lui, à la fois l’arme d’un triomphe, et la certitude qu’on peut parler aux petits parce qu’un jour, une fois devenus grands, ils vous gardent cette estime transcendantale du vivant pour la lumière.

Mais on est bien seul dans cette stature du commandeur qui sait comment il a fomenté la comm’ d’un produit unique et méticuleusement dépouillé d’empathie peut-être, par la mort prématurée de son père.