Se mettre en scène en écrivant des romans ou en filmant des fictions … ou bien faire des docus ? (. Comme on passe en été le torrent sans danger, Qui soulait en hiver être roi de la plaine, Et ravir par les champs d’une fuite hautaine L’espoir du laboureur et l’espoir du berger. …. Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse,Du triomphe romain la gloire accompagner, Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace, Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner )(Joaquim Du Bellay)
Toiser, mesurer le monde par l’effort documentaire, sans oublier que c’est par nos intérieures fictions qu’on le métamorphose, qu’on le métamorphosera, qu’on sera animé par le désir de tenter de le métamorphoser, miette à miette, pas à pas, sujet après sujet, un huit milliardième de l’humanité après l’autre.
En allemand on ne dit pas observatoire mais Sternwart, observation des étoiles, on précise « les étoiles». Ça met l’accent sur le détail observé plus que sur le geste de l’acteur observant, l’astronome.
Observer avec précision la réalité, sans vouloir la précéder de notre imaginaire si structurellement narcissique, c’est à dire sans mettre au premier plan ce qu’on voudrait faire de cette réalité, sans oublier de détailler les étoiles du ciel.
Moi qui aurais tendance à être dans la lune, ça me frappe au moment de revenir vers l’Observatoire de Strasbourg, ici, après quelques jours et quelques nuits dans une petite maison. (là-bas, ailleurs, en Charente maritime et ça n’y parle pas allemand comme ici) Là-bas j’ai eu le sentiment un peu exaltant d’être plus proche des étoiles que jamais. Et je crois que c’était simplement parce que les murs des pièces de cette maison en étaient restés intouchés, depuis les années voisinant celle de ma naissance.
Je ne veux pas dire qu’ils étaient plus anciens que ceux des maisons voisines dans ce hameau minuscule et silencieux, mais leur surface continuait de laisser s’y marquer crânement l’usure. La patine des vieux revêtements, jamais rafraîchis, jamais repeints, y trône de ses mille variations.
La mode qu’on avait, dans les années cinquante, d’employer dans les demeures agricoles (là, charentaise) des peintures un peu luisantes, laquées, apparaît du coup aujourd’hui dans une splendeur comparable à celle d’un texte japonais célèbre, qui exalte la beauté de l’Ombre ( Éloge de l’Ombre, de Junichiro Tanizaki)
Et les circuits électriques tout simples, la présence de pierres à eau plutôt que d’éviers en inox, de bûches à mettre dans les foyers pour chauffer seulement autour de l’âtre, les lits bien froids où rentrer avec une bouillotte, me parlent a l’âme comme sa douce langue natale.
Sans parler des tinettes extérieures, celles-là exactement dont tous les alsaciens réfugiés en 1940 dans le Sud Ouest de la France me rapportaient l’inconfort qu’ils y avaient enduré, quand quarante ans plus tard, dans les années quatre vingt, je commençais à être en état de les interroger sur leurs souvenirs de la guerre. Quarante ans plus quarante ans font aujourd’hui. Un calendrier qui me dépasse largement, au moment où je rejoins l’écurie.
comme si quelqu’un aujourd’hui me demandait ce que ça me fait de retrouver, sur la porte de la grange de cette maison, ma date de naissance et l’année de mes huit ans (alors que chaque été j’allais voir les nombreux paysans encore nécessaires aux champs en Savoie) notées à côté de « moissons »
En les murs reliquaires ce ne sont pas os que j’observais, mais proximité des étoiles, et la perception, comme un grand muscle respiratoire en mouvement tout autour de nous, de cette expansion de l’univers depuis quatorze milliards d’années (un peu moins) et depuis que tous les protons de notre matière tenaient dans un dé à coudre si j’ai bien compris.
Se réveiller parfois au milieu de la nuit et sortir en oubliant les chaussures dans la nuit noire en entendant les bruits lointains des bêtes, c’était une façon de songer encore à ceux qui organisèrent cette maison, de mesurer la réponse perpétuelle que demandait leur environnement : des bras, tout un monde capable de panser les bœufs et les chevaux, faucher, battre et faner, charruer : je soulève une vieille toile et dessous : le soc.
Avant de repartir de l’Ouest français, j’ai bien détaillé, dans la banlieue de Bordeaux, dans les énormes lieux de vente de produits domestiques Ikea, les origines des draps vietnamiens, des rideaux de bains pakistanais, des cotonnades Chinoises. Puis, avant d’aller au lit, après avoir traversé la France en avion, j’ai regardé un bref documentaire sur l’hyper-consommation de tomates élevées sous serres, hors-sol, par les européens d’aujourd’hui. La convocation pour ces cultures, de travailleurs sous-payés, sans papiers. L’emploi, pour leur transport vers nos non gourmandises pour ces non tomates sans goût, de chauffeurs routiers exploités et convoqués depuis les franges sans salaires minimaux, de l’Europe.
Ça a précisé le malaise ressenti le matin quand j’imaginais dans la banlieue nord de Bordeaux les modes de fabrication et de transport des tissus Ikea par l’hyperorganisation à main des hyperavides. L’avion m’a moins rapproché des étoiles que la maison du hameau, moins que le docu sur les tomates et les esclaves dont elles convoquent les camions pour livrer les tomates à ceux qui, comme moi, adorent en rajouter dans le frigidaire même l’hiver. Le docu s’est avéré aussi vrai que la vieille maison dans le hameau.
Devant l’origine des textiles dans les grands entrepôts du magasin scandinave je tentais de me représenter l’envers de ce presse-orange et que j’étais moi l’orange. Mais c’est en voyant, une fois rentré à Strasbourg, ce docu de cinq minutes sur les tomates dont notre fille proposait que nous en prenions connaissance immédiatement – que je comprenais clairement le lien des tomates cultivées hors sol, avec les circulations du pouvoir. Élire les tomates, conclusion du documentaire.
Et aussitôt la question de la circulation du pouvoir, toujours la même depuis que les fermes ont été vidées de leurs occupants par l’invention des machines et que les paysans soudain inutiles avaient du aller grossir d’abord les rangs d’ouvriers sous payés, puis ceux de la précarité urbaine, en venant de pays de plus en plus lointain grossir la grisaille sans étoile du panorama des lieux du ban.
Médée, le savoir qui rattrape le corps (Créon) du père de la brillante (Glaucè) quand l’homme-explorant (Jason) s’imagine pouvoir encore s’en retourner vers la beauté alors qu’il s’était tout d’abord soumis, pendant sa recherche de la Toison d’or, lui le chercheur, aux découvertes de l’inventive (Médée la méditante médiqueuse.)… mais non, le monde brûle.
La clarté du documentaire sur le drame de la production hors-sol des tomates, aussi bref qu’un repas de tomates cerises me fait l’effet d’un prêche virtuose dans un temple dont soudain j’accèderais aux bonheurs qu’il distribue à toute une fraction d’humanité, rangée sous la dénonciation par un nouvel Erasme des folies d’argent, rebelle soudain aux sourires gras et à l’aristocratie du clergé agro-industriel d’aujourd’hui. Je pense à Luther et aux révoltés du début du seizième siècle, au bonheur d’avoir raison qui saisit les protagonistes d’une disputation, au fait que le rapport à la toute-puissance donne le frisson à ceux qui la détiennent comme à ceux qu’elle écrase en leur offrant par les temples qu’elle leur construit, de quoi l’invoquer.
Mais puis je invoquer les tomates ? Est ce que je dispose de plus de pouvoirs pour changer les flux d’argent qui trônent en amont des lois et des armées, que celui qui était entre les mains des paroissiens protestants se détournant soudain de Rome pour aller vers Luther, Calvin, et aussi vers les guerres qui s’ensuivirent sans démasquer aux yeux de leurs victimes que leurs convictions tombaient à pic pour leurs nouveaux maîtres ? Ai-je plus de pouvoir, à moins de le prendre et de devenir instantanément un rouage dominant de plus, dans notre espèce si profondément hiérarchisée ?
Je me souviens de la ruée des berlinois de l’Est, quand ils ont pu détruire le mur qui les séparait de Berlin Ouest, vers les oranges des supermarchés bien achalandés, je me souviens de la pitié que je ressentais a 33 ans pour ces foules qui, plutôt que de sauter de joie a l’idée d’une liberté que je pensais consommable, couraient à ce qui avait le plus défiguré ma ville, l’esthétique du supermarché. Seuls certains, dans les théâtres de l’Est, restèrent à leur travail, mais ceux-là peut-être avaient des oranges et des frigos ?
De quoi me libérerais-je aujourd’hui…
comme je ne suis en prison que de ma structure névrotique, je ne sais pas trop quel vote me donnerait le privilège d’en goûter une libération, sans être privé du goût des fruits de mon organisation personnelle des plaisirs.
J’aimerais des prêches qui réuniraient les foules en joie, mais les temples semblent tous toujours affectés au conflit voire aux guerres, et quant aux cinémas, temples pacifiques, ils mettent en vis à vis un public silencieux de plus en plus rare, et des films qu’on peut regarder, et qu’on regarde d’ailleurs de plus en plus seuls, ou alors à quelques uns dans de courageux cinémas, ou alors sur des écrans de plus en plus petits qui seront peut être bientôt greffables dans le cerveau des enfants à naître, tomates ou pas, et pas pour en faire des hommes libres…
Par quel miracle savoir lequel ce sera, dans un délai aussi raisonnable que vingt ans, aussi fou qu’un siècle, aussi photonique qu’une dizaine de milliards d’années ? Mais : « Au regard de la pensée logique, le miracle serait une tragédie »(citation approximative de La Symphonie tombée du Ciel d’Emmanuel Achache)
Au moment où Madame Sandrine Helwig m’annonce qu’elle adore peindre, il me revient en mémoire, comme un immense bruit de silence gourmand, ces heures de celles et de ceux qui préparent la fortune future des réjouis de la crèche muséale et, des avertis. Quel prix fou vaudront un jour les travaux d’eux tous•tes ?
Déjà les musées en ont consacré un sacré lot, de Tomi Ungerer à Sophie Taeuber-Arp, et faut dire qu’y a une belle équipe de pécheurs-cueilleurs aux balcons banquiers rhénans… Ça date pas d’hier…
C’est comme si l’Rhin voulait jouer dans la grande cour picturale des Flandres. Les flamands , ces fous de peinture. Y a des gloires ici aussi, quoi, plus que ne le voudrait une statistique mondiale égalitaire. Du concentré :
Et des gloires rhénanes, même en BD (Blutch, rien qu’ça : les sujets belges ont qu’à bien se tenir !)
Et puis évidemment Tomi Ungerer :
Été 2015.
En passant, tout près de la cathédrale, devant l’ancienne vitrine de je ne sais plus quoi de ce qui fut un jour on ne sait vraiment plus quel magasin – et qui pourtant avait été luxueusement décoré d’un trompe-l’œil…
Le souvenir d’un peintre, qui peut-être en aurait fait les décors, me revient comme une ombre. Si c’est bien lui. Auteur de cent tableaux rigolards, je me souviens qu’il gagnait sa croûte en animant pour le Docteur Bréjeon, l’atelier d’ergothérapie d’un service psy. Il est mort discrètement, il y a un ou deux ans. Aussi différent que possible de tous les autres peintres. Était-ce bien lui ? Il faudrait que je m’approche de cette déco pour en être sûr.
J’aimerais, tant celui qui a disparu était modeste, que les traces laissées par son travail puisse faire oracle d’un triomphe futur, de la gloire en-soi. Le sien, son triomphe enfin, d’artiste jamais décrypté. Il resurgirait un beau jour du fleuve des temps comme un trésor, et son souvenir au moins savourerait les triomphes que savourent de leur vivant ceux qui font la joie des galeristes, des grands musées, des banques. Mais qui croit encore aux divinités aimables de la Fortune ?
Qui soupçonnerait, en l’oublié de l’échoppe palimpseste, un futur lauréat, véritablement olympien. Comment me souviendrais- je de l’aspect qu’eût la boutique au début ? Mais qui, bon dieu de la mémoire, l’avait décorée, cette boutique, il y a quelques dizaines d’années à peine, rue des sœurs, face à une placette créée par un bombardement, la place Matthias Mérian ?
Or voici : si le souvenir précisément en est incroyablement effacé de ma propre mémoire, il ne reste quasiment rien des décors initiaux.
Il y a trois ans j’avais déjà pris en passant une photo de cette devanture de l’énigme abandonnée de bon gré par des ans l’outrage. Mais voilà : si l’auteur en est bien celui auquel je pense, il a dû se régaler en la voyant se métamorphoser sans cesse. Il adorait l’usure des murs recouverts d’affiche qu’il allait reluquer en Inde.
La vitrine décatie est un travail des moires. Aussi, ignorante comme moi des enjeux qui travestissent le quotidien en comédie de boulevard ou en tragédie, la décoration palimpseste de la vitrine répond au regard de l’artiste oublié. Les désirs posés sur la dégradation des murs qu’il observa en Inde, et avec quelle attention ! Et du coup les hypothèses se bousculent, lequel, mais lequel des artistes d’ici donnera le ton des futurs ? Ils sont comme les chevaux au départ d’une odyssée antique, vers les incertitudes de la mer aux larges voies, vers les naufrages ou les bruits de batailles. Ô Moires ! (L’hymne orphique aux Moires résonne en moi je vais le dérouler dans un instant enfin sa traduction)
Je ne suis pas encore allé en Inde. Mais dans un hameau secret des Charentes, près de la Boutonne, deux esthètes rhénans ont su garder pour le vertige de mes yeux, presque magiquement, la moire des murs anciens de la demeure agricole qu’ils achetaient aux enfants d’Albert Bastel, le long de la tortueuse rivière Boutonne, et où je suis revenu souvent.
(l’hymne orphique aux Moires : Moires infinies, chères filles de la noire Nyx, entendez ma prière, ô Moires aux mille noms, qui, autour du marais Ouranien, où l’Eau claire flue des rochers sous une épaisse nuée, hantez l’immense Abîme où sont les âmes des morts ;
… vous qui allez vers la race des vivants, accompagnées de la douce Espérance et cachées sous des voiles de pourpre, à travers la Prairie fatidique, là où la Sagesse dirige votre char qui embrasse tout dans sa course, aux limites de la Justice, de l’Espoir et des Inquiétudes, et de la Loi antique, et de l’Empire régi par des lois puissantes, car la Nécessité sait seule ce que réserve la vie, et aucun autre des Immortels qui sont sur le faîte neigeux de l’Olympos ne le sait, si ce n’est Zeus ;
et la Nécessité et l’esprit de Zeus savent seuls tout ce qui nous arrivera. Mais, ô Nocturnes, soyez-moi bienveillantes, Atropos, Lakhésis, Klothô !
Venez, ô Illustres, aériennes, invisibles, inexorables, toujours indomptées, dispensatrices universelles, Déesses rapaces, nécessairement infligées aux mortels ! Ô Moires, accueillez mes libations sacrées et mes prières, soyez propices
J’ai pour mes amis silencieux, peintres aux pinceaux aussi ailés que les vélos de feu Albert Bastel, des rêves aussi grotesques, d’aussi anachroniques triomphes que ceux qu’invoquait (en vain puisqu’oublié) Orphée.
Orphée ! Reviens ! Que tout cela, qu’ielles créent, se cache un jour aux replis de la folie d’argent des investisseurs aveugles des futurs, c’est précisément ça qui me donne, au contraire de leurs envies insensées, des envies de Champollion, de décrypteur de mon propre Désir, celui qui seul fasse, authentiquement, Sens : je regarde autour de moi, je tends l’oreille parce que les pinceaux ne font pas de bruit. Le sens du désir. Oligarques, si du désir vous aviez fait la magique étude, vous cesseriez de nous abreuver de tant de merde !!!
Et les héros de la peinture seraient les hérauts de nos joies partagées pendant que, pour devenir de vraies gens de Bien, vous feriez pleuvoir les vôtres, de biens, sur nos réjouissances solidaires ! Comme dans le photomontage de Tomi cette course cesserait d’être vers l’étrangeté d’un mur. Que voulait il dire, lui le trop-glorieux ?
Ainsi les fragments perdus par ma mémoire de la paisible boutique, comme ceux de parchemins qu’on retrouve parfois : chanceux ! Se cacherait derrière cette devanture un Homère de la peinture, que les millénaires conserveront quand tous ses tableaux sont déjà presqu’introuvables aujourd’hui. Et son nom. Le nom de qui ?
Pareils à ce parchemin de l’Iliade, qui dormait à la Bibliothèque universitaire dans une invraisemblable négligence : les décors abîmés de la petite boutique.
Me revient le souvenir de l’ inconnu presque parfait. Je sais, oui, qu’il aurait ADORÉ trouver un décor aussi usé que celui de la devanture peinte par lui – enfin était-ce vraiment par lui ? : c’est dans les années 70 qu’il allait avec quelques potes en chercher de semblables en Inde, quelques années après avoir terminé ses études à l’école des Arts décoratifs de Strasbourg où très humblement il s’était surtout félicité d’avoir appris mieux que quiconque l’art du faux-marbre.
Inconnu parfait, au sens d’une perfection philosophique. A quoi bon parler ou faire parler de soi ? Je les imagine, mes précieux dans cette petite ville rhénane, par discrétion ils se taisent et représentent des réalités, inimaginables sans eux, chacun la sienne. Un jour les journaux du monde entier leur tireront le portrait !
Quelle vanité, la signature, quelles vanités, les comptes en banque remplis. André Nabarro, ça me revient, avait même ramené des photos de fragments de désastres muraux indiens, et les croquis qu’il en faisait.
Avec le même désir d’en faire quelque chose que celui qui avait saisi Tomi Ungerer, l’été 2015, quand voyant à terre des fragments brisés, il avait supplié qu’on les prenne en photo avant qu’on n’ait oublié leur disposition, afin qu’il trouve qu’en faire en matière de représentation.
Puisque le nom de celui qui décorait la boutique de la rue des sœurs n’a jamais connu de gloire, comment évoquer son nom sinon en rappelant qu’il ramenait d’Inde des photographies de palimpsestes muraux ? Et qu’il ramenait aussi un émerveillement. Pour enchanter ce qui l’entourait, depuis l’épicerie paternelle jusqu’aux témoins de ses fêtes.
Moi, j’avais pris la photo que voulait Tomi, celle du pot brisé, près de Goleen, dans le County Cork.
Peut-être est-ce simple geste qui fait qu’au moment où Tomi s’est éteint, après avoir annoté les correspondances de Nabokov, ce maudit neuf février 2019, j’ai été réveillé avec l’impulsion de partir dessiner pendant quelques heures dans ma cuisine, sur un pauvre abat-jour, jusqu’à apprendre au matin sa mort, là-bas, à Cork ?
Depuis, son musée paraît s’être un peu vidé de son attrait antérieur, quand je prononce son nom, les gens de la ville, qui tous sursautaient en entendant parler de lui, se raréfient. Les moins vieux ne savent souvent même pas de qui on parle. C’est comme pour l’auteur d’une œuvre qui avait changé ma vision du monde, F’Murrr, avec son impayable et philosophique BD du « Génie des alpages » : il n’avait plus le sou, à la fin !!!
Juste avant d’avoir photographié les éclats du pot de terre cuite, devant le bistrot de Crookhaven, il faut dire que j’avais observé, chez Tomi, à Three Castle Head , ceci, qui semblait être fait d’éclats, aussi :
Des éclats de disque qui figurent un sourire. Quant à la façade du fantôme de boutique de la rue des sœurs, l’évocation d’éclats de rire jaune m’y renvoie au contraste entre les mille reconnaissances publiques dont bénéficiait Tomi, et le grand silence qui entoure la boutique désespérément vide de la rue des sœurs :
Aussi, l’effacement du décor de l’échoppe ressemble à toutes nos disparitions, et je sais que je dois me réjouir de cela, que l’éternité se moque bien du temps, que je ferais mieux de ne pas écrire, que toute trace est vanité à côté des joies de l’amitié, de l’aimance, de l’amour.
C’est ça que disaient les représentations du panier de verres par le célébrissime Stosskopf, le peintre qui semblait annoncer une période aussi riche artistiquement, en Alsace, que ce qu’on a appelé l’Age d’or flamand, juste avant que la soldatesque de Louis XIV nous réduise en province. Cessons de parler de moi. De nous.
Quand même, cette boutique vide, au prix du mètre carré en pleine ville ! Comme un gouffre, comme une grotte où on respirerait les vapeurs toxiques des désirs : qu’est ce que je pourrais bien en faire ? Y convoquer les historiens et les critiques d’art les plus experts pour projeter tous les artistes de cette ville vers le Nirvâna des Einstein du portefeuille ? L’oracle pourrait tourner comme un devin fou, indiquer soudain comme un compère, comme une autre divinatrice, les travaux secrets par exemple de :
Ou quand Philippe Haag, par exemple, délaissant ses abstractions, a commencé à représenter avec une telle maestria les troncs des arbres, les lignes de ses plages, les galeristes n’ont pas tout de suite compris qu’il fallait se l’arracher. Puis c’est venu. Mais c’est ce processus qui permet maintenant que son travail apparaisse, signature ou pas : réjouissance, pendant que silencieuse se tient l’échoppe abandonnée.
Seul, probablement, je me demande si vraiment celui qui avait mis la petite boutique en peinture sera au rendez-vous protecteur, lui aussi, un jour, des collections et des musées.
Chaque année il y a un moment de culte à Strasbourg, à l’Ecole des Arts Décoratifs (au nom actuellement et administrativement remplacé par un acronyme). A l’occasion des « diplômes», les travaux de dizaines d’élèves sont exposés. Chaque année de bouleversantes surprises renouent avec la loi de la nécessité, celle qui fait qu’après la rencontre de telle ou telle œuvre il puisse arriver qu’on ne perçoive plus rien pareillement. Ainsi la ville serait plus sous l’empire qu’il n’y paraît, de créatures dessinantes, qui en savent parfois plus long sur nous que nous-mêmes.
Par exemple Colomban Mouginot, dont Tomi aurait adoré les teintes :
Ou Aurélie de Heinzelin, dont Tomi avait été si bouleversé en découvrant le travail, (il avait parlé de “terrorisme de l’âme”) qu’il avait fallu l’empêcher de boire toute une bouteille de mirabelle.
Ou alors l’œuvre méconnu de Georges Pasquier, malgré son pignon sur rue.
Une boutique, une vitrine, l’aveuglement des voisins. Dedans, comme le ressort du destin tendu à bloc par une centaine de tableaux.
Et en matière de génie Irhénane, Rhénirane, Téhérhénane, Ainaz Nosrat pourrait évidemment concourir à ces folies paroxystiques dont s’evanouiraient les milliardaires les plus soucieux de préserver quelque fortune en y investissant de quoi mécéniser l’innocence la plus incorruptible : car l’Oeuvre d’Ainaz !
Ou bien Ghislain P. et ses aquarelles raffinées, rapportées de ses odyssées permanentes ? Il pourrait lui aussi, être sans cesse en train de revenir de lointains aussi vertigineux que celui qui déposait des laques à le devanture de la boutique abandonnée de la rue des sœurs. Ils seront bien emmerdés, les investisseurs qui n’avaient pas pensé à temps à considérer les menhirs d’aquarelle qu’il oppose, chaque jour, aux ouragans immoruaux de la financiarisation du monde, ceux là même que dénonçait déjà Erasme.
Ah ! Et Le mur bleu de Denis Fruchaud !
Peut-il, après trente années d’existence bénéfique sur un mur qu’il bleuissait ici, être dit rhénan ? S’il s’était déposé aux montants du magasin hermétiquement clos de la rue des Sœurs, viendraient elles, les sœurs, y trouver clôture pour y marmonner mille prières afin que le travail de Denis pulvérise les enchères ?
Et que dire des facultés qu’aurait Bruno Carpentier à effarer les archéologues photoniques de dans douze milliards d’années, lui qui chaque jour multiplie son observation unique du monde, par exemple, là, observant le mur bleu de Denis Fruchaud :
Mais Bruno Carpentier, lui, a déjà les ailes de la Renommée !
Et François Duconseille, dont j’attends que le Whitney Muséum le bombarde citoyen américain afin juste d’obtenir le droit de l’exposer à New York ?
Et au delà des murs érodés de la cité, au delà du mystère prophétique des gloires, plus silencieux qu’un sphinx, Antoine Walter ? Son œuvre sécrété au fil des décennies au fond d’une deuxième cour qui fut un vrai Carmel, caché en clôture, dans l’élaboration d’un travail vertigineux qui associait la topologie, les structures du penser, les théories chromatiques ?
Et ainsi, muette, se tenait l’échoppe, ô, sœurs renommons votre rue, et allons voir là-bas au pays qui vous ressemble, les miroirs profonds,, les riches plafonds et la rue de la sororité.
Dirait on pas que c’est depuis cet angle que Laurent Kohler aurait esquissé un de ses milles croquis de la Cathédrale (le mille et unième suspendu entre une douceur proustienne et celle des Ménines, posées par lui dans le dernier urinoir Napoléon 3 de la ville ?)
Certainement ma grand-mère (qui prenait des cours de peinturerie) aurait toisé un tel geste urbanistique et l’aurait elle déclaré Boche, en continuant de nous cacher qu’elle était de Metz et pas de Nancy (d’où l’on toise encore l’Alsace et la Moselle au jour administratif d’aujourd’hui). Elle se serait drapée dans les plumes de ses tenues en se tournant résolument vers les surréalistes parisiens comme un soleil légitimant ses obscures origines germaniques.
Et, au delà de la liste nombreuse des génies qui surprennent et modifient sans relâche le regard de ceux qui d’ici observent leur travail, en cherchant plus loin dans le passé, l’incroyable Allenbach, inconnu à New York ?
Quant à René Ringel d’Illzach, depuis que l’abracadabrant singe au dauphin n’est plus dehors dans les jardins de l’Orangerie, qui ne susurreréalisterait son nom ?
Et l’immense Lothar von Seebach, qu’aucun galeriste chinois ou japonais n’a encore imaginé à quel prix on se l’arracherait ?
En m’approchant du décor de la boutique de la rue des sœurs, le mystère s’allège. Vraiment ? Méfiance d’Acier, aurait proféré le meilleur ami d’André, le tahitien Christian Lengaigne :
Ce faux- marbre ! Aucune méfiance n’est plus de mise. Chacun son truc et celui-là, c’est du Nabarro. Oui, celui qui revenait des Indes.
Il est d’André. André Nabarro qui a fait humblement et rigolardement les Arts Déco en 68. S’il s’était trouvé qu’un indien, au contraire, avait visité notre ville, au temple gothique de grès rouge comme André Nabarro visitait le Kerala…
( oui, c’est lui qui sera photoniquement célèbre dans huit milliards d’années!)Oui, si cet artiste était venu visiter le grand temple de Strasbourg comme André allait visiter ceux de L’Inde, ces décors totalement effacés de la boutique divinatoire l’auraient tellement aguiché, qu’il les aurait ramenés dans le Kerala…
Et peut-être cet hypothétique Indien en aurait-il tiré des panneaux symétriques à ceux qui naquirent chez André en rentrant de ses effarements mystiques aux temples hindous.
Il aimait tant les fêtes, André, qu’on l’appelait « La Fraise ». Il mettait, à la préparation de ses fêtes, une passion de bénédictin.
Il aimait, comme Tomi le glorieux, aligner des objets sur ses rayonnages. Mais si Tomi disposait comme ça, dans une sorte de métaphysique objectale :
André, lui, dans un même et immense éclat de rire avec le même et chanteur accent alsacien alignait :
Un grand vent secoue la plaine, tous les noms s’envolent, reste le Nabarro méconnu, en train de crier : TU RIGOOOOOLES !
Et on rigoooolerait…
Et le grand vent secouerait la plaine.
Et si, subitement, ce soir, demain, réapparaissait miraculeusement Tomi, pharaon ressuscité mais encore effrayé par la peinture des grands Autres, (Hopper par exemple) un verre à la main pour se défendre ?
Et même un marc de Gewürtztraminer pour se prémunir de la gloire de l’autre Grand Autre, la Sophie Taeuber, le Hans Arp s’il le fallait !
Ah, cette réapparition de Tomi, quel délicieux miracle ce serait ! Je pourrais bazarder l’abat-jour maudit du neuf Février !
Mais la presse, déchaînée par le grand vent sur la plaine, combien de temps attendra t elle pour découvrir que tous ces travailleurs acharnés périment par le miracle de leur Œuvre, sans arrêt, ses premières pages et ses grands titres, balbutieurs de faits-divers portés aux paroxysmes des guerres et des épidémies ?
Sauf qu’en matière de miracle, la grande phrase est prononcée ce soir du 14 Décembre 2024, dans la représentation au TNS de « La Symphonie tombée du ciel » : « Pour la Logique, la survenue d’un miracle serait une tragédie. »
Mais l’échoppe achoppe sur ce combat des couleurs photographié en Inde, lorsque je remarque, dans l’atelier de Georges Pasquier, l’ombre coïncidentielle de la même scène :
Et l’oracle alors, se jouant de la logique, se tournait vers Patrick Garruchet aux écritures emportées, aussi décidées que les jeux d’ombres sur la Pierre aux neuf gradins de Soubrebost.
Les encres, oui, comme la victoire d’une montagne Sainte Victoire.
Cependant au concours des futurs résiste l’échoppe…
On découvrirait à l’envers relatif des cartes du Temps tombées de la poche d’Einstein, que de colossales fortunes se seraient édifiées, des empires, que dis-je, des promontoires, que dis-je, des nez tartuffés d’émeraudes et de rubis, grâce aux triomphes prédits par la boutique oubliée de la place Matthias Mérian. Les triomphes de :
Ainsi tous, lestés du poids immense de la vitrine oubliée de la rue des sororités, courant dans le silence des pinceaux vers le regard bienveillant des divinités oubliées, en un immense concours rétinien, prunelles des yeux d’Isis, Regina Coelis.
Un vertige simple sépare ce Décembre 2024 du mois d’été 1977. Je me revois alors, écrasé d’envie et de remords en savourant la présence, parmi notre groupe d’une trentaine d’amis réunis en un drôle de château déglingué, d’un qui avait réussi à entrer à l’école Normale Sup de la rue d’Ulm. Je savais devoir continuer de me débattre sous le poids de réfrigérantes études, par ma propre incapacité à réussir un aussi vertigineux concours, moi, bien éloigné en Médecine des excellences de la poésie, de la littérature, du vouloir-représenter de la pensée. Vouloir représenter. Re-présenter ! L’acte essentiel de l’homo sapiens. Quoi de plus fondamental que la re-présentation si l’on doit parvenir à vaincre les catastrophes qui sont la règle de nos quotidiens, et plus précisément des quotidiens médicaux ? Si je ne me représente pas ce qui m’arrive, je suis cuit. Lui, Antoine, était déjà riche de cela. Et pourtant c’est la chérie de cet homme savant qui essaie de lui apprendre à distinguer une chèvre d’un mouton et rit de moi lorsque je lui confesse avoir attendu soixante huit ans sans savoir que les patates se récoltaient sous la terre comme leur autre nom l’indique pourtant suffisamment. Du coup et comme pour sauver nos journées de Décembre, quels rires et quelles musiques pétulantes nous avons fait tomber sur les gravités du Penser !
Le vertige lié à la visite de nos deux amis du Couserans ne se creuse pas du simple fait qu’on est là, comme des cons, à regarder passer le Char du Temps depuis nos confortables places de 2024 (confortables parce que la guerre n’est pas encore ici semble-t-il ) Presque un demi siècle après 1977 ! Même si le temps avec son sablier nous a fait, à nos âges, d’atroces grimaces et des douleurs pires encore. Je dys Enfer et Enfer puis bien dyre/ Et si l’allez voir le verrez encor bien pire. Ce vertige se nourrit de savoir combien ils ont vécu d’années de contemplations des tranquillités, des lacs de montagne, des rivières du Couserans, des grandes forêts, pendant que nous patientions dans les bouchons des avenues urbaines ou dans les wagons du tram, environnés par des visages affairés uniquement à scruter l’écran du portable. Pour passer le temps sans lui faire honneur, comme dans ce tableau de la procession du Temps ? Évidemment de mon côté et sans savoir pourquoi j’ai tenté d’opposer à la fuite du temps mon écriture et j’ai tenté depuis une dizaine d’années d’écrire une sorte d’enquête sur ce que pourrait bien être le sublime. Après avoir croisé les paysages du Couserans cet été, j’ai d’ailleurs préféré en rabattre quant au titre : et je suis passé de « La sublime enquête » à : « Le Dieu des songes ».
En se retrouvant après tout cet intervalle de temps on sait, Antoine et moi qu’on a essayé, lui d’enseigner à Pamiers, moi d’écouter les rêves de ceux qui pensaient pouvoir, en me les narrant, viser à l’allègement de quelque symptôme particulièrement chiant. Et c’est le spectacle des songes qui me permet en effet de découvrir à quel point nos inconscients nous amarrent à une forme de Loi, à un bien et un mal, à un sublime, donc, et à ses représentations qui font frémir tant de neuro scientifiques lorsqu’ils établissent quelque modèle tant soit peu pertinent des organes qui arriment notre pensée à la matière.
A ce propos je trouverais normal qu’on me décerne, pour continuer d’écouter les rêves, le double confessionnal pyrénéen représenté ci-après plutôt que le rez de chaussée de ma tour à cagots (voir sous « Oloron Sainte Marie » ce que c’est qu’un cagot) qui plus est construite au cours de ce grand mouvement de dépouillement des seventies.
Évidemment je passerais volontiers un demi millénaire à ça, et plus, quitte à me souvenir des rêves de Nabuchodonosor et d’Ut Napishtim…
Mais comme déjà je fatigue, d’avoir trop brassé de temps, l’aspiration au sommeil éternel ne me semble plus une erreur de la nature. Je n’en ferais pas plus un plat que de cet abyme d’avant ma naissance, ces éternités dont j’étais aussi absent que je le serai après ma mort. Enfin, éternité… au moins douze milliards d’années, et avant le big bang, va savoir… Et savourer tranquillement les amis, comme cette semaine où ils décidaient d’une visite à mes villes des bord du Rhin. Qu’on a ri ! Vertigineusement parce que, depuis 1977, je n’ai rencontré Antoine qu’à trois reprises, et qu’à la troisième, il a accepté de devenir le professeur de français qui se penche sur les fragilités de mon écriture . D’où le plaisir de les aider tous deux depuis cette distance incroyable, à ne pas trop détester Strasbourg et Colmar, malgré la banalité commerciale du marché de Noël. Oui, malgré la fadeur de ce moment congestif où les deux villes sont accablées par l’absence de neige. Plus la moindre magie blanche, sur les cabanes du marché de Noël. A tel point que, quittant jeudi les rues de Colmar sonorisées par le diable lui-même certainement, j’en suis venu à trouver ravissante cette sieste de deux réverbères dans un terrain délicieusement vague.
Plutôt regarder les décombres alentour les centres des villes, transformés en usines à vin chaud et à boules de Noël. Plutôt tenter de retrouver visuellement, après l’avoir observée tant de fois au musée des Unterlinden, la tragédie du rabbin crucifié par Rome, en regardant comme une énigme l’entrecroisement cruciforme des câbles de la gare. Plus me plaît la descente de croix d’un pylône ferroviaire que le mont Golgotha de mille baraques masquant en série les architectures de Colmar.
Quoi de plus éloigné, outre les dates anciennes de ma première rencontre d’Antoine l’Ariégeois, le professeur de Pamiers, que les lieux où nous vivons, moi et lui : lui se promenant dès que possible aux lacs fous des hauts de son hurlevent pyrénéen.
Moi en mes aller-retour quotidiens à travers le campus universitaire où, si j’étais paranoïaque je me dirais qu’une secte a décidé de rester éternellement juvénile et marrante juste pour narguer mon air vieux de vieux.
Ça fait quand même plus de dix mille aller retour quotidiens que j’y fais, et chaque fois je traverse des foules d’étudiants dont je n’ai plus l’âge. Un complot.
Alors évidemment on leur a montré, aux pyrénéens, la cathédrale.
A ce moment, Antoine m’a révélé les poèmes de Hans Arp qui la disent hirondelle.
La cathédrale est un cœur Comment ai-je pu dire que la cathédrale de Strasbourg était un cœur? Pour la même raison que vous pourriez dire que nous sommes une branche d’étoiles que les anges ont des mains de poupée que le bleu est en danger de mort qu’il déteste les surhommes et qu’il préfère les hommes de neige qui fondent sur une plage d’été entourés de lampes à pétrole. La cathédrale est un cœur, La tour est un bourgeon. Avez-vous compté les marches qui mènent à la plate-forme ? Elles deviennent chaque soir de plus en plus nombreuses. Elles poussent. La tour tourne et tourne autour d’elle. Elle tourne elle pousse elle danse avec ses saintes et ses saints avec ses cœurs. S’ envolera-t-elle avec ses anges la tour de la cathédrale de Strasbourg ? La cathédrale de Strasbourg est une hirondelle. Les hirondelles croient aux anges de nuages. Les hirondelles ne croient pas aux échelles. Pour monter en l’air elles se laissent tomber en l’air dans l’air tissé de bleu infini. La cathédrale de Strasbourg est une hirondelle. Elle se laisse tomber dans le ciel ailé dans l’air des anges.
Jours effeuillés, 1966
Grâce à sa compagne on a découvert alors qu’une statue Hans Arp, ayant décoré pendant des décennies le quartier de mes allers-retours quotidiens avant d’être mise en sûreté au musée, s’appelle : Torse des Pyrénées !
Cet été, tout derrière leur pays du Couserans, j’ai découvert le troisième géant des Pyrénées, le Monte Perdido. Peut-être parce qu’il est, comme la cathédrale, en grès rouge, j’avais eu le temps en le regardant de me demander combien de milliers de cathédrales de Strasbourg il pourrait contenir.
Mais si son mysticisme, tout de réalité réaliste, si son mysticisme de montagne réelle, était plus échevelé que celui des narrations bigotes ? Et si une montagne, convenablement envisagée, ne renfermait pas en elle plus d’explications du monde et des vertiges plus immenses, que les merveilleuses histoires dont se soutenaient si fermement les pouvoirs ecclésiastiques, au temps des cathédrales. C’est un grand héros solitaire, la flèche gothique en quoi je me reluque, en miroir, mais pourquoi ai-je eu un sentiment de la même nature devant le Monte Perdido ?
En plus je suis sûr qu’inconsciemment la tour d’orfèvrerie incarne, au milieu de la plaine rhénane, au milieu de ma ville, l’idée mystique de montagne plus que la pauvreté canonique qu’ont tant aimé piétiner de leur pied bien nourri évêques et cardinaux des temps jadis. (Ici c’est le pied du cardinal de Rohan pourrait on dire)
Et c’est là qu’Antoine m’a avoué avoir gravi, et à plus d’une reprise, ce Mont Perdido quand je le regardais, moi, sagement, allongé sur une sorte de menhir horizontal au milieu du Rio pyrénéen, le Rio Arazas qui coule à ses pieds.
Plusieurs ascensions, donc l’équivalent d’une prise de connaissance de cet énorme masse que je regardais depuis ma rivière, joyeusement (et paresseusement), sans oser aller y voir de plus près. Un peu comme je fais avec la physique quantique, avec la relativité du temps : j’ai beau savoir qu’il suffirait de se promener dans des livres pour comprendre non seulement de quoi il retourne, mais surtout ce que ça signifierait pour moi, ce que ça a comme conséquences pour moi, et bien non : je laisse les ouvrages de vulgarisations de la physique quantique fermés. Et du coup je ne sais pas où je suis. Au contraire de l’ami ariégeois en visite qui, lui, en connaît un rayon en matière de physique et de chimie, et de mathématiques.
heureusement sa chérie était là pour rappeler que, s’il a de la philosophie des sciences ce savoir du quantisme (qui devrait être obligatoire avant tout droit de vote), il confond chèvre et mouton dans les paysages qu’ils traversent tous deux. Et pof. Le philosophe philosophé !
Mais grâce à lui, cette nuit, me berçant au moment de m’endormir de l’idée que j’adore depuis longtemps (tenir l’éternité comme une divinité dans mes bras) je sais que les protons datent d’avant l’Univers.
En face de la cathédrale se tiennent deux musées, dont un qui renferme les originaux de certaines statues, mais aussi des tableaux allégoriques illustrant la fragilité du verre pour évoquer la notre, et ces très étonnantes armoires décorées de colonnes en vis dont on dirait qu’elles sont des vaisseaux. Des navires protégeant, outre les temps révolus, la croisière imaginaire dans tout ce que les pays rhénans ont pu me délivrer déjà de leurs trésors. A tel point que surlendemain de la visite des chambres magiques de l’Oeuvre Notre Dame et de leurs armoires, je serais étonné de ne pas découvrir aux collections d’armoires musicales des automates du château de Bruchsaal, des musiques plus profondes. Quiconque a croisé du regard les objets amoncelés de la renaissance rhénane au fil de sa promenade dans les petits dédales du musée de l’Oeuvre, se scandalisera de n’entendre les automates musicaux de Bruchsaal ne faire que du flonflon et pas les musiques mystérieuses qu’on s’attendrait à voir exploser depuis les brumes du fleuve qui cachaient le soleil pendant la visite de mes amis.
Et comme, pendant la visite des amis du Couserans, j’ai découvert avec eux je ne sais plus combien de tableaux accrochés dans les musées d’ici, ceux que je m’imagine chaque fois connaître suffisamment, une fois que tous mes protons et le reste de ma matière réunie aura fait de moi un endormi : desquels vais je rêver ? Pourquoi la procession du temps et la fuite du temps m’ont elles chatouillé la rétine ?
Presque par miracle et en tous cas par accident, l’avant-dernier musée visité aura été le plus joyeux, avec cette plus riche collection d’automates musicaux du monde, présentée dans un château aussi coloré qu’une glace à la pistache! L’effet des mécaniques soufflantes, pianotantes, et même joueuses de violons, a été le même que le rire de nos compagnes sondant sans cesse les ignorances que masquent nos passions pour les textes, les tableaux et les musiques. La mélodie de leurs rire efface l’abyme du Temps qui se dérobe en riant sous moi au moment où Antoine me fait réaliser l’âge des protons ? Plus vieux que l’Univers, vraiment des milliards d’années ?
Peut être est ce leur longue habitude des promenades dans les paysages autour de Moulis, de Massât et de Biert, qui donne à mes amis de là-bas le surplomb nécessaire à décrypter l’actualité ?
Ainsi dans cette image effroyable de la souffrance conservée aux musées de Strasbourg on croit que chacun ne pourra que ressentir de la compassion, mais grâce au surplomb de mes visiteurs j’entends d’eux cette opinion tellement juste que, si l’on veut voir le sentiment le plus fréquemment consubstantiel a ce qu’on appelle l’humanité, c’est le visage du centurion qu’il convient de choisir. Et qui est d’ailleurs sans cesse plébiscité. Combien d’enfants dormiront à la rue cette nuit à Strasbourg ? Cette nigériane hier soir avec son bébé dans les bras, sous le hall de la gare, savait elle où elle s’allongerait par cette nuit glacée ?
La réalité de la montagne plutôt que la naïveté d’une fiction, quoi…
Tous des centurions, les escrocs et les sadiques devant ? Seul le tintamarre des automates musicaux du musée de Bruchsaal a pu dérider l’hiver, et le rire de nos compagnes chantant avec les Rita Mitsouko pendant que la voiture filait sur l’autoroute… Des mélodies pour fanfare du cœur.
Les mécaniques musicales un brin tonnantes des orgues mécaniques de Bruchsal avaient réussi à ensoleiller même Décembre, aidées par les couleurs pétantes du château-gâteau à la crème. Avec son trop majestueux salon qui fait un excellent piège à lumière.
Mais si les protons ont plus de douze milliards d’années, quoi des photons, et à commencer par ceux des étoiles qu’on voit certainement mieux depuis le Monté Perdido que depuis les lunettes télescopiques de l’Observatoire de Strasbourg ?
Et si l’ère des photons a succédé de quelques fractions de secondes au big bang, je me demande pour les mélodies (qui nous font frissonner au grand désespoir d’Einstein : «Je méprise profondément ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu’ils ont reçu un cerveau, une moelle épinière leur suffirait amplement.»(1934)) si les mélodies qui nous font chanter, danser, pleurer, ont quelque chose à voir avec les frissons des brins de l’ADN qui marquent, en dansant secrètement, nos identités abyssalement variables. Enfin pour en dire plus il faudrait que j’escalade les sommes écrites sur l’état vibratoire de notre ADN…
Mais que des vibrations se glissent jusqu’au plus profond de nos identités génétiques, ça vaut son lot d’armoires baroques !
Se rire du temps, donc, et en chantant tout l’atemporel autorisé par ce fou d’Einstein remercier le progrès des machines à musique qui nous permet à tous d’entendre autant de musique que Beethoven et Bach quand ils fermaient simplement les yeux et se concentraient sur leurs compositions savantes ? Les rhénans ne sont ils pas aussi un peu flamands, prêts à danser des valses à mille temps qui, comme la chanson de Jacques Brel, étourdiraient les douze mille millions d’années en reprenant le temps à rebours. Dansant à la vitesse des photons, relativisant en écoutant l’orchestre, ces périodes soudain instantanées… Et ça d’autant plus que grâce à l’enquête menée par Antoine aux musées, la réponse à la question : quel peintre, mais quel peintre a-t-il jamais été foutu de représenter un minois d’enfant aussi invraisemblable que ceux avec lequel les vrais enfants nous trompent la mort de leurs invraisemblables frimousses ? Valse, valse…
le vertige à compter combien de fois je me suis senti en train de passer entre cette tour dite de chimie, maintenant vide et désamiantée, et au sommet de laquelle j’adore entendre crier comme une âme le faucon crécerelle, MAIS…
Lorsque le vélo transporte ma silhouette entre cette tour et les vagues en façade de la bibliothèque des sciences, si fraîche avec ses grands fauteuils qui disent leur amour aux étudieuses et aux étourdissants, inconscients de ma surprise à les voir sans arrêt si souriants, ce peuple bizarre qui a chaque année vingt ans, depuis… DEPUIS
1989, année du début de mes va et vient quotidiens entre mon lit et mon bureau, entre les jardins des Wahlverwandschaften , les jardins de la vieille université allemande, et la tour des années soixante dix où j’exerce, de l’autre côté du campus construit en même temps que ma tour, quand encore j’allais à l’école …
moi je prends mon bain de jouvence, en les évitant avec mon vélo, ces foules qui ont toujours vingt ans, et je viens de comprendre que
quelques années seulement avant que je ne commence mes dix milliers d’aller retour entre les jardins universitaires et la tour de mon boulot, le maître des réverbères était encore vivant, il n’est mort qu’en 1983, Hans Leip.
Qui ? Hans Leip ?
Or vous le voyez bien, entre la tour où s’écrie le faucon et la bibliothèque où se lovent les étudiantes et les étudiants dans les grands fauteuils confortablement disposés en vitrine, il y a des vieux arbres plantés comme à la parade et aux frondaisons taillées comme une coupe de cheveux réglementaires : une quarantaine de fantômes des soldats prussiens qui étaient là avant, puisque c’était, n’est ce pas, une caserne, une prussienne caserne avec des gars comme Hans Leip, oui.
Si, si, tous ces arbres en rang, comme au défilé. Depuis longtemps je les ai reconnus comme prussiens et impériaux, et je m’amusais à leur donner des prénoms prussiens, Otto, Karl…
mais il y a quinze jours j’ignorais encore son nom à lui Hans Leip.
pourtant
combien de fois avais je comme tout le monde essayé de fredonner sa chanson de 1917 que comme beaucoup je croyais dater de 39 45 mais
qui date de la même époque que les arbres de la caserne d’avant le campus universitaire. De 1917
Ah, les arbres rangés comme des soldats
comme des prussiens qui chanteraient Lily et Marleen leurs deux amoureuses perdues
comme si des Hans Leip étaient là pour nous avertir de
toutes les terreurs qui
séparent et sépareront les amoureuses dans la guerre
alors j’observe mieux les couples d’étudiantes et d’étudiants qui se blottissent : jusqu’à ce que leurs deux ombres, projetées par les réverbères, ne fassent plus qu’une
Et en fredonnant la chanson de Hans Leip comme si les arbres la chantaient avec moi
entre la tour et le studium
je vois bien comme ils s’aiment fort
das wir so lieben uns hatten
est ce que Madame Merk, ma maîtresse pendant deux ans en 64 et en 65 , est ce qu’elle a eu un amoureux avant la guerre, est-ce qu’elle supportait, après les tortures et les souffrances subies avec ses deux sœurs, est ce qu’elle acceptait que la chanson soit en allemand ?
Je m’avoue à moi-même rarement penser à dessiner ou à peindre sauf pour les vignettes sur les pots de confiture mais en une semaine, et Philippe Haag et Ghislain Pfersdorff me rappellent leur travail fréquent d’une mise en portrait de l’arbre.
Or il a fallu que je remonte à la nage quelques milliers d’ «envers de rétine « (ces gestes photographiants devenus quasi automatiques lorsqu’on ressemble à toute la foule autour de nous qui avec son téléphone portable fait rigoureusement la même capture de ce qu’elle voit du coup moins bien pour se souvenir qu’elle a si peu été là, cette foule désireuse d’existence) je veux dire des traversées de musée ou au lieu de rester assis une heure à chaque tableau clic hop pris, embarqué, et plus tard on n’y voit rien comme disait un historien de l’art on n’y voit plus rien sur la petite photo du portable…
Alors que rester longuement devant l’arbre et le dessiner…
entre l’arbre et le corps on peut rire et voir balancer la tentation de saint Antoine et le génie d’un tronc qui m’avait échappé je ne l’avais pas vu au milieu du tableau à Madrid.
Alors que Ghislain, là en Irlande sur l’île de Valentia, court de joie vers l’arbre qui lui parle de sa prochaine aquarelle et entreprend ces jours celle d’un arbre qui surveille la bibliothèque des sciences et la faculté de chimie à Strasbourg :
… et sans un clic photographique j’aurais oublié avoir vu Philippe suspendre un instant son mouvement devant un arbre. La recension des mille images traînant sur la virtualité informatique de ma tablette, racontant mes passages dans les musées et dans les paysages… cette recension faite subitement hier soir mais en me demandant : où ai je donc fourré des arbres, moi ?
me confirme que, par exemple dans la représentation du Strasbourg prussien en construction qui me touche le plus le cœur, par Lothar Von Seebach, les arbres font miroir aux hommes et à l’immobilier (le parlement juste construit et qui deviendra le Théâtre National de Strasbourg) : les silhouettes des personnages qui m’émeuvaient tant, par la légitimité de leur anonymat, passent indifférentes me paraît ils ce matin, aux silhouettes d’arbres que j’ai tant de mal moi aussi à voir exister.
et qu’Edvard Munch, et que Kirchner en aient tant portraiturés les renvoie à la question de ma végétation : et si je tentais, ce samedi matin, tout à l’heure, au marché, de me faire existentiellement végétal, de ne plus me demander comment exister parfaitement et à tout prix avec sans cesse ce sentiment de ne vivre pas assez ?
et du coup, moins hanté par l’idée d’un complot contre l’être, d’une urgence de se secouer le citron pour en arracher du sens en se disant que c’est un devoir d’être, ou, plus simplement, se laisser inspirer d’autres types de penser et d’essence, chercher du Deleuze et du Derrida dans la fibre ligneuse des arbres qui ponctuent les étals du marché, indifférents aux appétits de la foule du marché pour les viandes, les fruits et les légumes de ses prochains repas ?
Et ainsi comme souvent les samedi, à la foule sous les arbres du tableau de Breemberg « « Abraham et Melchiseddek » à la foule du marché…
A cette foule succèdera celle, plus intime, des gens de Moselle qui se retrouvent les samedis matin tout au bout de l’avenue de la Forêt Noire sous la protection de Federico Bartoloni, noble fils du longtemps correspondant de l’AFP au Vatican et dispensateur d’hosties qu’il déguise en pizzas tellement uniques qu’elles rassemblent les enfants du quartier que la semaine avait éloignés les uns des autres. Là, dans cet incroyable accident sociologique de la pizzeria romaine de Federico, une étonnante concentration de ce peuple oublié de tous, les mosellans, se retrouve et se chérit. Comme leurs proches, les gens de Scandinavie, de flandres, de Belgique, de Meuse et du Rhin, comme Philippe et Ghislain, je sais qu’ils ont tous pour la représentation picturale, même à leur insu, une forme d’étrange attrait. Y a t il des tropismes peintres régionaux hollandais et lorrains comme il y a des peuples musiciens ?
Malgré mon désir très vif de m’efflanquer je vais dévorer les pizzas bénîtes de Federico, sous cette influence du regard des arbres que l’automne colore, réalisant que Ghislain est rhénan et Philippe de la Moselle même s’il est en cavale à Londres et dans le Cotentin, oui je commanderai forcément des pizzas à Federico en écoutant les babils des enfants de la Moselle et en regrettant de ne pouvoir aller à l’exposition de Philippe et de ses arbres si bientôt. Et en grossissant.
Suis sorti du film et attendre les autres pendant deux heures : heureusement une serviette en papier et un stylo au bar du cinéma : huit quarts d’heure. Sans nuire, jouir, est l’idée du premier quart, pas formidable, du bouillon aussi tiède que le film fui par ennui.
Ensuite pendant un quart d’heure je songe à quoi les enfants sont victimes entre eux, lors qu’affrontés à la puissante sauvagerie des autres enfants, des plus grand•es, tout heureux•ses d’exercer impunément leur domination. Je ne me suis souvenu d’une telle condition que lorsqu’à deux reprises j’ai été menacé de mort, adulte. J’ai ressenti à ces deux moments de frousse, en moi, toute la précarité de ma faiblesse, et le souvenir d’avoir adoré, de trois ans à treize ans, dix années consécutives, ma prosternation devant le Maître, celui qui était beaucoup plus grand, l’autre gosse- jusqu’au jour où hélas, ayant grandi, je n’avais plus de modèle pour continuer de rêver d’une grandeur à atteindre. Il était tombé devant mon propre agrandissement. J’étais devenu une forteresse.
L’idée d’harmonie se faisait jour pour moi, malgré les incessantes bagarres et défaites, au mieux lors des moments de soumission familiale à la croyance. Là, dans l’église, l’autre morpion ne pouvait pas se jucher sur moi pour que je prononce mes vœux de soumission pendant qu’il me cracherait un peu dessus – du coup j’ai d’autant plus adoré la musique qu’elle paraissait le lieu des félicités conjugables. Tous ensemble. Comme au foot.
Mais un peu plus tard dans l’existence enfantine, j’ai constaté que les concerts de musique de chambre, dans la salle Stravinski abandonnée depuis des décennies à la poussière, place de l’Emp…
pardon, place de la République à Strasbourg, permettaient également l’apaisement des distorsions de puissance : la modestie du métier de mon père ne l’empêchait pas de saluer les tycoons strasbourgeois d’alors, propriétaires alternativement d’une Bière ou d’une Banque. Voire d’un château. Mais mélomanes, tous ensemble. Musique soumise qui m’a permis de m’échapper ensuite vers les incroyables arithmétiques de Jean Sebastien Bach : c’est vrai que ça ressemble à un escalier : monter, monter, monter . Vers le grand frère, vers les clergés et leur ordre, vers les tours puissantes des cathédrales, vers le Tout Puissant. Et ainsi m’enflamme l’idée décolonialisée que 32 millions de pianistes chinois conquièrent les mondes. Pour un apaisement ? Ielles le font depuis quelques décennies déjà. Malgré la différence entre les sémantiques musicales de l’Orient de l’Occident et des moyen Orient et moyen occident (qui doit bien exister quelque part entre le Colorado et le Kamtchatchka ). Qui aurait cru, alors que nos divergences esthétiques sont vertigineuses, étudiées par un certain Daniélou.
Il fallait que ce soit un homonyme du cardinal Daniélou ! Comme si la nature ecclésiale de la réunion des publics sous la houlette de la musique avait, de la rappeuse nigériane à la championne des récitals internationaux, fonction d’unir chacun dans l’oubli des luttes pour l’espace vital. A la messe de mon enfance, l’autre morpion ne me disputait pas la place sur le banc. J’en étais gré au curé, là-bas, au loin. Au plan mondial ce serait évidemment, comme l’aurait dit Boris Vian épatant.
René Char disait à Rimbaud dans Fureur et Mystère , « Tes dix huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sur le couteau de leur précoce guillotine…
Pendant le début des phrases prononcées en scène par Elsa Agnès – et je la voyais « jouer » (vous verrez pourquoi les guillemets après ) pour la première fois, j’ai eu un vertige rhénan, j’ai vu – je vois encore, au surlendemain de la représentation dans la salle Topor du théâtre du rond point des Champs Elysées – je visualise à l’envers de toute chronologie la silhouette mythique de Rimbaud rencontrant celle de René Char – et du coup Paris semble ré-exister. Vibrer d’un moral qui me redonne un désir moral.
D’ailleurs avant de rentrer dans le théâtre du rond point j’ai croisé dans un petit square des Champs Elysées, une africaine, masquée, qui revendiquait son banc où je venais de me poser pour lire – elle dort aux Champs Élysée et le texte d’Elsa Agnès parle en réalité aussi d’elle enfin je veux dire du destin, des abimes, elle fait plus qu’en parler puisqu’elle l’a écrit, dans son texte mis en scène par Anne Lise Heimburger… Dormir au long des avenues comme cette dame, voire écarquiller les yeux depuis un péage de l’autoroute du monde pour se glisser en tous destins, celui d’êtres aussitôt vus, aussitôt suivis par mon âme épuisée d’aisance, comme si saisir les portraits qui s’encadrent brièvement en ces tableaux que font tous les pare-brise de tous les véhicules du monde était l’issue précipitée, en cette rigueur de caserne qui est celle des péages et de cette péagière que dépeint pour finir Elsa Agnès, comme si se saisir et se laisser happer par tous ces portraits était ce sans-issue qu’impose dorénavant l’accélération du monde. Tenir dans ses bras comme un nounours, comme un oreiller consolateur, comme un public médusé, les sept milliards ou plus que nous sommes. Devoir de romantisme. Pour aimer. Malgré la rumeur automobile de l’avenue, des péages, des impasses et des oligarques péagiers qui nous fouettent à bombes nues pour accélérer leurs gains.
En général c’est comme ça : Paris est, après Marseille, la seule ville d’un romantisme digne de Schuman et de Kafka et cette fois ci parce que les cris d’Elsa y sont une prosopopée.
Ça m’énerve souvent que Paris soit presqu’aussi romantique qu’Obersteinbach.
Hans Baldung Grien 1515 (Musée de Bâle)
Mais si les écrits d’Elsa Agnès sont sous nos yeux issus et tissés de ses voix et personne physique, ce paradoxe d’être actrice sans que ce soit pour du jeu et de jouer en actant sa pensée propre, je m’aperçois, chapitre après chapitre, décor après décor, gestes et gymniques, chants et danse furibarde, que ce ne sera pas à corps perdu. Rythmique galbée partitionnée par la géniale rigueur d’Anne Lise Heimburger et de Silvia Costa l’un-peu-vénitienne, les tenues de l’actrice autrice vont me poursuivre, noli-spectateur-me-tangere, dans une penderie géante en toile, où empiler et jeter les tenues successives du Caméléon et tout d’un coup d’ailleurs, quand elle se drape toute bleue, je lui vois visage de lionne, de Léone, de Caméléone mais
Il y a quelque chose d’amusant dans le fait de faire mille kilomètres pour voir une pièce de théâtre c’est le transport j’ai pris bien entendu la malle poste depuis Strasbourg et, pour entendre des chevaux hennir, j’avais avec moi un traité piaffant de fraîcheur, un livre de socio philosophie que m’a fait découvrir Circé, celui de Hartmut Rosa (Luxemburg ?) et grâce à lui le train s’est transformé en aventure puisque ça m’interpellait, son texte, là où je travaille au quotidien, en interrogeant les soirs de mes consultations depuis… 1989 (chuuut) ce qui fait l’amondementde mes patients, à travers la construction de leurs rêves (les rêves sont un moment d’amondement) – Bon alors voilà, mon transport à travers les printemps de la rhénanie, des Vosges, de la lorraine et puis de la Meuse, s’est terminé – des fleurs des fleurs des fleurs – en face des Buttes Chaumont puis par une promenade d’une heure et demie enfilant la rue Lafayette jusqu’aux Champs – où une africaine masquée revendiquait tragiquement mon banc pour après le soleil du soir y passer une nuit élyséenne (moi sans comprendre encore qu’elle dormirait juste jouxtant les imprécations d’Elsa Agnès incarnant son propre cri son propre texte, puisque ne mesurant pas encore à quel point le banc qu’elle revendiquait était tout proche de la petite salle du théâtre du rond point. Mais je serais surpris, une heure après, de resonger à l’africaine lorsqu’une des évocations d’un des trois personnages figurés par le texte semblerait, elle aussi, couchée à même le sol du dénuement extrême).
Ainsi paradoxe des théâtres, vérité romantique, Elsa n’est en cette pièce ni acteuse ni jouant, prenant ses mots à leurs lettres, oui, elle a écrit son texte, ce texte, elle, narrant trois enfances de trois filles, narrant les trois pères d’ycelles, narrant les corps rencontrés de l’homme puis l’anamour et puis des morts, des meurtres, un assassinat horrible avec l’exactitude de comme-il-en-est-des-meurtres (exactement comme a été agressé dans sa petite maison le délicieux Nounou d’Oeting près Forbach, celui que j’ai connu et qui ne vivait que pour ses orchidées, torturé pour de vrai dans le vrai du réel pour trois francs six sous par deux désespérants – et puis il est mort, Nounou, du retentissement de ça, quelques mois de détresse plus tard – scène décrite et écrite par Elsa Agnès comme si à son âge déjà elle l’avait vécue depuis le point de vue du désespérant bourreau ) et du chant et du chant qui se danse à réveiller les Champs Elysées – et puis du voyage puisque les trois vies racontées par Elsa traversent même à un moment le bruit des clochers d’une ville de l’Italie : la salle suspendue médusée après s’être demandé peut être, pendant les premières secondes, avant les premiers mots, comment elle allait bien faire pour pas qu’on s’ennuie une heure et demie mais emporté•es tous•tes hop ! En Inde hop Toronto hop retour au pavillon propret et au canapé des parents et à l’étau des ciels qui s’encadrent à l’arrière des voitures où, pauvres puis riches, les héroïnes d’Elsa contemplent le ciel en même temps que la passivité d’être transportées – détresse passive de trois enfants qui se laissent tatouer par la mocheté virulente et active de trois mondes refusés- rejetés, honnis, mais les infusant – et en majesté dans le texte, surtout le politique du Dit, tout le temps travaillé au corps d’une ouverture au même cri que Rimbaud – Rimbaud poète ouvert ou Rimbaud fermé trafiquant, Rimbaud amoureux du politique est-ce le personnage d’Elsa Agnès qui part en Inde ou Rimbaud effondré d’une fondrière libidinale est-il la femme-péagière qui contemplera voiture après voiture des mondes qui l’embarqueraient comme d’autres moi ? Ô toi mon autre moi est-ce que cette Commune mythique que Rimbaud rejoignit peut être – et en un mot notre dernier enthousiasme à tous, nous qu’enthousiasme le rêve d’aimer l’autre – O du mein Andres ich…
est ce que la révolte d’un peuple parisien qui fit pitié même à Bismarck (dans ses mémoires qui sont en ligne et traduites, il décrit un soir à son secrétaire la misère physique de ces soldats qu’il a combattus et de leurs familles quand il se promène dans leur foule, après sa victoire), est ce que la Communauté vaut le coup d’aller trafiquer comme Rimbaud l’a fait après, comme les trois filles racontées par Elsa font un peu. Avec Elsa Agnès nous nous en sommes allé trafiquer dans des Éthiopies – non plus le luxe effarant du bateau ivre mais la misère des pulsions sexuelles invendables et la vente pourtant des corps et la maladie purulente jusqu’au seuil de la mort ?
Et comme la réponse de Char est venue dans la nuit du théâtre par les mots infiniment complexes d’Elsa, un torrent, un Nil de Mots, un Iénisseï, une Volga, un Yang tsé Kiang qui dirait que malgré le malheur de l’inconfort d’aimer d’amour il reste la candeur de risquer sa peau quand on sent que ça pue et tout d’un coup ça puait plus sur les champs Élysées quelqu’un parlait dans le luxe du théâtre du destin par exemple de la dame qui dort sur le banc derrière les murs du théâtre – et en chantant par explosions dansées Elsa Agnès ressaisit nos âmes bleuies et tous on était dans le rythme. Congo.
Congo. Péage. Obersteinbach. S’écrier poétiquement pour rejoindre les arbres des Champs Elysées et le banc des sommeils de ruine. Fleuves.
L’actrice, pour une fois, elle agit. Puisque c’est elle qui a écrit le texte. Je veux dire, cette actrice, elle joue – mais c’est elle. C’est elle et pourtant c’est joué, à preuve : tous les vertiges de la mise en abîme de la scénographie ne sont pas de trop pour que, chute de rideau de scène après chute de rideau de fond de scène, je me demande moi même à quel jeu je joue en me racontant que c’est agir qu’aller s’asseoir au théâtre dans l’ombre du public, au moment où se dévoile le fait que l’actrice, aujourd’hui, est mise en scène pour se dire.
Regrettant juste que le texte d’Elsa ne soit pas publié pour pouvoir y revenir et en retenir un peu mieux tous les bancs de poissons, pardon de mots, d’images, de phrases et d’idées que j’y ai entrevu comme autant d’éclats de lumières politiques et de couleurs qui me redonnaient le moral.
Ce soir là vraiment, Paris : plus romantique que les Niebelungen à Obersteinbach (oui oui cachés dans les rochers au dessus, le souvenir des Niebelungen )
Il y a les couloirs pittoresques du musée d’Autun, il y a le mystère insondable des villes françaises de la même taille qu’Autun, ces mille trésors pas encore totalement affectés d’un visage vitrifié par ce qui ne se construit plus comme dans les souvenirs tourmentés des maîtres d’œuvre.
A Autun on retrouve encore ce qui respira, quand une ville c’était d’abord des vieilles enseignes de magasin, des prodiges de charpentes et de façades, des tourelles qui paraissent encore méditer comme belles au bois dormant rêvassant à ce que ça coûterait de les réparer et si elles ne vont pas être remplacées par un moins disant de main d’œuvre en verre ou en béton – ah ! Quelle désaffection !
Ah ! Quelle cruauté toutes ces splendeurs qui meurent et que personne ne vient redresser – avec un peu de chance quelqu’un pensera à mettre de la couleur sur le verre ou le béton qui effacera la gloire surannée du dix neuvième siècle et de ses élégantissimes boutiques – mais c’est même pas sûr mon coco…
Non, même pas sûr ma cocotte – et dans les couloirs du musée d’Autun une fois qu’on a été traumatisé par la folie de l’Eve d’Autun…
Une fois qu’on a été abasourdi par Ève et qu’on s’est demandé comment était son nez, le travail du Maître de la fertilité de l’œuf, ça ressemble à l’enseigne surréaliste d’une gargote, le petit tableau aussi génial que discret, avec un duel animalier, comment est ce qu’on peut le remarquer, cependant, parmi les cent trucs fabuleux qui se précipitent là dans les couloirs richissimes d’Autun, pendant qu’on y est parfois seul parce que les touristes ont peut être préféré aller aux îles marquises dans un bel hôtel en béton ou en verre qui décolore l’océan de tout le confort de ses lits king size – et le petit tableau qu’on a sous les yeux fait son travail il reste fixé à l’envers de la rétine, quelques années passent et puis un beau jour on découvre que sur la vignette : il n’y a pas de nom. Pas de nom !!!
Des années après je reviens dessus je me dis mais c’est qui ? Et là patatras. Je découvre ses autres tableaux, répandus par le monde – c’est où, le Milwaukee, vite, un dauphin et traverser l’Atlantique.
l’auteur si modeste de ce travail tellement léché qu’on dirait une enseigne d’une vieille boutique parfaite, italienne, datant d’un monde qu’on n’a même pas connu. Un monde qui aurait toisé les imperfections du siècle passé comme les restes du dix neuvième siècle, à Autun, semblent toiser l’infortune des banlieues du monde d’aujourd’hui en cubes et rectangle construits à la va-vite.
Oui le monde du dix huitième, depuis l’injustice atroce de ses régimes totalitaires, de ses épidémies et de ses guerres, avait pour toiser le dix neuvième pas encore venu, l’élégance de ses collants colorés qui moulait les attributs de mâles aristocrates – le monde impitoyable du dix huitième toisait depuis les harnais de l’élégance qu’on ne retrouve plus qu’aux vieux tableaux – comme là, m’est revenu le souvenir trois années après l’avoir vue, l’élégance d’un tableau, et du tableau d’un anonyme. Né au dix septième…
Je n’avais même pas pensé à me renseigner sur son nom et je découvre qu’il n’en a pas et que pourtant, depuis ma visite d’Autun en 2019, il pisse par dessus deux siècles sur l’enseigne du fast-food de la galerie commerciale que je que vous que nous sommes en train d’essayer de ne pas regarder – ouf!- ne pas vomir – ( et que le siècle prochain aura d’ailleurs à son tour remplacé mais par quoi, par une vitrine virtuelle en chiffres informatiques ou en simple fumée apocalyptique d’après l’ultime spasme nucléaire de l’ultime toux d’un oligarque enfiévré ?)
Dans le Milwaukee il y a un tableau qui a donné un pseudonyme à l’anonyme parfaitement reconnaissable sur le tableau d’Autun. Ça parle d’une fertilité de l’œuf. Mais les autres tableaux parlent de tellement d’obsessions que chacun te donnerait un nom.
Je suis tombé de la chaise.
Qui es tu ?
Au musée Fesch d’Ajaccio je voudrais aller, je voudrais sauter sur un cheval, courir jusqu’à Saint Tropez, sauter dans un vieux voilier, parvenir à Ajaccio, courir au musée Fesch, voir cette chouette incompréhensible.
Qui es tu ? Y a t il jamais eu une exposition consacrée à toi, qui me réouvre à toutes les vieilles cites, à Brescia, ta ville dit-on, aux rues ressuscitées de Venezia, ma ville secrète me dis-je, aux silences des doges, aux fois insensées des papes les plus douillets.
Mais qui es tu, y a t il jamais eu rassemblement de ton travail en un lieu et quand ? Ou est ton visage dans ces images qui te sont tombées dans la mémoire depuis celles de l’ami Hyeronimus Bosch ?
Dire « hier » c’est déjà faire de l’actualité et l’actualité c’est déjà une histoire d’histoire contemporaine au sens de l’animal social et bien entendu tout ça est de l’ordre du bien mais l’opacité du ciel diurne nous empêche d’oublier la société humaine, qu’il soit bleu qu’il soit gris, et l’opacité encore plus grande d’une représentation nominative des ciels nocturnes, qui nous ferait prendre les lanternes de l’infini pour la vessie de Mercure ou d’Orion, coupe tout accès à la question de ce que serait l’hors-humain … et tellement bien que je n’oserais dire quelle question poseraient les infinis cosmiques, puisqu’aussi bien : comment prétendre à une question ce qui est déjà de l’anthropocentrisme, une question des étoiles Ahlala.. blague des blagues revenons à l’actualité des manifestations d’hier ?
Cependant l’Irlande a produit des bières ambrées et la légende de molly malone une enseigne aux brasseries, dont la brasserie d’où je contemplais hier les visages étoilés de sagesse ivre de trois buveurs qui me paraissaient Merlins – brasserie ? Ah, l’étoile des brasseurs décorait la maison de mon grand père brasseur (comme si le destin des enfants de la Shoah avait quelque chose à voir avec la source de sa fortune la bière Greff à Nancy !) mais moi j’y voyais, dans cette bonne étoile des brasseurs, le rêve qui me permettait de marcher dans un parc (celui de la maison de maître de la brasserie, joignant la rue de la Commanderie et la rue Jeanne d’Arc) entre les noisetiers et les soupiraux des caves où pendant un siècle les ouvriers avaient dû se relayer pour faire la fortune de ceux qui adoptèrent mon papli – est-ce de cette étoile que je me réclame pour payer ma bière en terrasse du Molly Malone devant les trois druides qui ressemblent certainement à ceux qui se ruinèrent la santé pour embouteiller la bière à ras du jardin où je pétais dans mes robes à smocks ? Et donc comme une étoile errante pour l’enfant que j’étais (ignorant qu’il put traiter de racaille, mon grand père, qu’il put traiter de racaille tous ceux des prolétaires ses employés qui par leur misère ressemblaient de près ou de loin à son père biologique et certainement aux trois philosophes des bancs publics (Voilà, c’est de ça qu’ils parlent les trois dieux parcheminés, ils parlent de mon arrière grand père qui avait été le bourrelier des chevaux de la brasserie d’un jadis dont le papli ne me parla jamais – ils sont d’une élégance telle, voilà, ils ont caché hors champs, peut-être dans l’élégant immeuble derrière eux, ils ont caché leurs tenues de chevaliers de cochers de cavaliers, encore une gorgée de Guiness et leurs trois chevaux vont surgir dans une nuée de goélands rieurs et natifs tous de Cork) et donc aussi ceux que le grand père t’axait de racaille ils ressemblaient à sa mère morte trop tôt(dont il ne retrouva pas la tombe, cimetière ravagé par des bombardements). Lui, lui qui avait failli être pendu à la cheminée de la brasserie alors qu’il était né tout près du village natal de Louise Michel.
plus beaux que les trois observés hier depuis la terrasse à Guiness, ai je jamais vu ? Leur cadre, ce bâtiment de l’immédiat après bombardements de la dernière guerre qui est devenu beau va savoir comment mais hier il m’apparaissait comme une révélation.
Cependant qu’ils discouraient, les trois philosophes sur leur banc gratuit faisant face aux tables payantes de l’annexe de l’Irlande, d’un petit morceau du pays de James Joyce, d’un fragment évocateur de cris des goélands au dessus du petit port de Port Magee et de tous les recoins du pays de Molly Malone, pendant qu’ils échangeaient savamment leurs propos, des mouvements d’actualité se déroulaient en tous sens autour et sur la place d’Austerlitz : les syndicats et des jeunes gens passaient à gauche en une procession qui criait contre le président de notre monarchie anticonstitutionnelle occupée à récupérer pour ses marquis un petit pourcentage supplémentaire d’argent sur les millions de pauvres comme toujours bien mal défendus – et soudain surgissaient les agents de la force publique que les gamins, tout fiers d’un noble combat, avaient canardés avant de se replier – leur entreprise pleine de théories pour la nourrir et de certitudes qu’on devine arrosées par les trolls informatiques qui font et défont l’opinion et la rage au gré du bon vouloir des oligarques, des marquis donc, qui s’en servent – théories et certitudes des jeunes aristocrates du penser cependant certains absolutistiquement – de par la profondeur sociologique de leurs analyses – de la situation et du génie de leurs maîtres à penser -pendant qu’à quelques kilomètres de nous la guerre d’Ukraine remplit atrocement les cimetières – peut être y a t il un lien entre cette agitation, ici, d’une société qui hurle contre son roi sans arriver plus à prendre en main ses députés – et les hémorragies de vies humaines pour les prises de contrôles territoriaux par les mêmes marquis tout puissants de l’actualité qui -décidément inactuelle – cache les étoiles et l’immense organisation paisible d’un monde, celui des astres, d’où nous n’aurons pas besoin de disparaître – tant nous lui sommes démesurément incomparables, et ça même si je sais bien que les étoiles ne clignent pas des yeux.
C’était si beau pourtant hier de voir surgir la troupe joyeuse de tous ceux qui voudraient exister.
si j’étais Bismarck (lire ses mémoires pendant la Commune quand il s’apitoie sur la mauvaise santé des français ) j’inventerais la sécurité sociale dont j’ai entendu l’enterrement déjà il y a longtemps, il y a plus de dix ans, de mai deux mil sept à Mai deux mil douze.
cette communauté des humains permise par la sécurité sociale, cette communauté d’humains, reliée par la douceur du soin qu’elle a permis d’administrer depuis son copié-collé français offert après guerre par De Gaulle aux communistes, exactement comme Bismarck l’avait utilisé pour contrer ses socialistes presqu’un siècle plus tôt, en 1883, cette étrange communauté n’a jamais su à qui dire merci, faut dire : difficile de dire merci à Bismarck puisque ce qu’il voulait c’était quoi sinon des soldats en bonne santé et on connaît la suite de la mélodie ein zwei.
j’aurais bien voulu que sous les bras grand ouverts de la sécurité sociale une légende dorée s’installe.
mais quoi. Elle fut comme les étoiles. Cette communauté qui m’a permis par exemple, un jour qu’en revenant justement de l’abominable et impitoyable jungle inhumaine de New York l’égoïste, d’aider la géniale dame hantant la nuit quelques auvents abrités de la pluie, dans le campus universitaire, (et ça depuis quinze ans!) l’aider avec l’aide des meilleurs chirurgiens pour sa cheville brisée et ensuite l’aide des meilleures infirmières venues à son chevet sans domicile fixé, et ensuite l’aide de la pandémie qui lui a même donné une chambre d’hôtel ! Mais c’est évidemment le contraire qui se passe, la fin de tout ça l’enterrement d’la légende dorée de la Sécu – les soldats reprennent la main, adieu l’état providence… bienvenue à la frénésie des consommateurs-pollueurs… qui contrôlera nos fleuves d’essence à tous dans nos autos that is the There Is No Alternative Question of Margaret Thatcher et ses émules planétaires et d’ailleurs comment oserais-je élever la voix puisque, c’est Pâques et je roule vers Ambert dans la petite Irlande auvergnate en suçant quelques litres de ce pétrole pour quoi se battent les oligarques et il y a de l’essence, oui, qui coule à flots dans les stations de bord d’autoroute malgré grèves… je regarderai les menhirs de l’Auvergne avec passion parce qu’ils pointent du doigt la seule vraie actualité, ou plutôt l’astralité, celle de l’ordre insensé, celle de l’inavouée communauté qui m’unit sans question ni réponses aux étoiles les plus innommables, surtout ne pas les nommer, ne pas leur projeter la moindre participation à tout ce qui, m’étreignant dans le réseau vital des autres, risque de me faire oublier ce je-ne-sais-quoi dissimulé aux vertiges interstellaires.
les trois divins buveurs emplis d’ivresse céleste pendant que je pleurais en lisant un poème amoureux de Marguerite Yourcenar (« Feux») et puis le passage ensuite d’une centaine d’apollons et de vénus cagoulés, masqués, habillés de noir qui couraient vers le quartier suisse – le passage, à leur poursuite, des cognes, (comme dit Victor Hugo), cependant que volaient en éclats les vitrines des banques et les écrans de publicité cinétique dont les municipalités abreuvent les candidats au bus. Mais voilà, c’est vendredi et.. .Je suis devant le château de Noiretable et c’est le lendemain. Bénissant honteusement qu’il y ait eu de l’essence dans les stations services du capitalisme pétrolier pour me rapprocher en Auvergne de la Pierre de Giniche, des étoiles, de l’ivresse des buveurs de Sublime ivres de mort, ah, mourons bien vite.
Le navire en or de Broighter (musée des Dublin)
Pierre décorée, Youghal, Comté de Cork, 2500-1700 avant notre ère.