L’écoute, à des fins psychothérapiques, et depuis 1989, des rêves, m’a fait rencontrer au fil de leurs narrations, et de façon apparemment fortuite, des points que je soupçonne d’absoluité. Je ne veux pas imaginer que ce mot ne soit pas traduisible en toutes les langues, qu’il ne soit qu’une forme sans fond. Mais aussitôt la question formulée, je doute de son existence, je me représente très bien, par exemple, dans l’arsenal taoïste, toutes les langues établies sur des systèmes d’échanges qui parleraient bien plutôt d’impermanence que d’absoluité…
30 décembre 2014.
De quelques points d’absoluité.
L’écoute, à des fins psychothérapiques et depuis 1989, des rêves, m’a fait rencontrer au fil de leurs narrations et de façon apparemment fortuite, des points que je soupçonne d’absoluité.
Je ne veux pas imaginer que ce mot ne soit pas traductible en toutes les langues, qu’il ne soit qu’une forme sans fond.
Mais aussitôt la question formulée, je doute de son existence, je me représente très bien, par exemple dans l’arsenal taoïste, toutes les langues établies sur des systèmes d’échanges qui parleraient bien plutôt d’impermanence que d’absoluité.
Le rêve, ce moment de fixation mnésique forte des expériences de la veille ou de l’avant-veille, permet, quand le sujet en prend conscience (et y repère ce qui est pur résultat au fond d’un dressage enfantin, le rêve en effet inscrit nos expériences récentes dans l’immense radar éthique constitué lors des premières années d’apprentissage) la mise en conscience du rêve permet au sujet de mettre quelque distance avec son appréciation jusque là en quelque sorte automatique du réel.
De relativiser, disaient dans les années soixante-dix les assoiffés de bon sens.
Cet automatisme propre au sujet lui faisait désirer obscurément des trucs catastrophiques, l’Ogre, la mort, l’asservissement, la peur, l’obsession, la nourriture ou la privation de nourriture, bref, toute la collection des symptômes dont s’affolent les taxinomies médicales d’hier ou d’aujourd’hui.
L’écoute des rêves, outre son éventuelle utilité, n’est jamais fastidieuse, tant ils projettent le sujet dans la gloire, le sexe ou la tragédie, d’une façon aussi chatoyante et variée, et je me demande si ce travail ne m’a pas mis en manque, sans cesse, d’éléments absolus qui viendraient fixer cette autoroute au trafic forcené de tous les rêves que j’ai regardé depuis mon surplomb…
Pour premier exemple périlleux d’une absoluité la distance- et même si de nombreux hommes d’affaires joignent assez régulièrement des villes distantes de dix mille kilomètres, les mesures qu’ils doivent prendre vis à vis du décalage horaire témoignent que malgré la relativité de tout, la fatigue de l’homme confronté à la distance peut être absolue.
Quand le voyage se fera en une demi-heure ce sera toujours cette différence des fuseaux horaires, ainsi la présence ou l’absence de soleil, crépuscule suivant immédiatement l’aurore, si on voyage trop vite,(comme dans les réflexions du «Petit Prince»: bonjour! bonsoir! Je suis l’allumeur de réverbères ! — réflexions qui bien évidemment venaient des fatigues d’aviateur de Saint Exupéry.) et les décalages horaires fomenteront encore, malgré la vitesse, une distance absolue entre Strasbourg et les colossales Tianjin, Wuhan, Changging, Chengdu, Hangzhou, Harbin, Shangang, Hongkong, Canton, Shangaï et Beijing.
Distance aussi absolue, entre les amants séparés.
Un voyage sur la minuscule boule terrestre permet de frôler le divorce entre temps et pensée qui gît dans le vertige des théories d’Einstein: si j’accélère, le temps se contracte.
L’accélération de l’homme effondrerait le temps.
L’accélération du monde fabrique une distance entre ce qui doit absolument se savoir (le passé: qu’est-ce qui me précède et m’explique, la ville que je traverse a-t-elle tué plus qu’elle n’a hébergé ?). L’accélération du processus d’édification des mégapoles sera-t-elle l’absolue catastrophe (si plus rien n’est su du passé, comme dans les ternes métropoles de l’aujourd’hui, quoi de la moindre valeur du présent ?)
Les étudiantes chinoises, qui surgissent ici en général pour faire de l’économie, mais parfois des Beaux-arts, parfois de la psychologie, sont en effet pour ma mémoire ancrée dans un autre ordre de grandeur, selon que je parviens à les décrotter de la banalité contingente des villes qui ont abrité leur scolarité, cités construites dans la panique apocalyptique — et si je dévisage ces femmes au travers de la calligraphie savante des lettrés taoïstes, elles sont immédiatement aussi belles que la Cité Interdite.
Certes, rien ne ressuscitera Tu Fu ni Li Pei — tout cependant nous rapproche d’eux.
Grandeur géniale — du désir.
Autre point d’absoluité, le désir.
Tu par les esclaves, su par les maîtres, chanté par les courtisans.
Le désir a fait prospérer aussi bien que nous le règne animal.
On ne peut pas s’empêcher de constater honteusement, même chez les végétaux, un mode d’accès à la pérennité qui nous fait ressembler, en nos étreintes et libidos, à d’aveugles légumineuses.
Pour ne pas parler du microscopique et obscène frétillement des cellules. Ni, autre miroir de notre désir, de la valse silencieuse, morne et gigantesque des étoiles et des galaxies.
Ces rapprochements dûs aux désirs nous ont paradoxalement fait, au fil des millénaires, races qui s’affrontent. Et l’alternance de l’amour et de la haine, observée comme principe de tout il y a vingt cinq siècles par Empédocle, est assurée, quand bien même les efficaces haines raciales n’y suffisent plus, par la terreur du sacré.
La genèse d’une soumission collective à des mâles dominants transgénérationels (c’est bien cela, un des principes de nombreuses religions ?) — permet que des voisins de même race, de même apparence et de cultures similaires, se haïssent quand il faut, conformément au système d’Empédocle d’alternance du temps de la Haine dissolvante et du temps de l’amour coagulant, et s’éprouvent régulièrement comme de mutuels blasphèmes.
C’est pourquoi le surgissement de guerres religieuses est l’effroi de l’empire trimillénaire et, au fond, un petit peu racial, des Hans.
Un désir fou et furieux a généré certainement la constitution de ma mythologie personnelle, superficielle, de l’absolu d’Orient et de l’absolu d’Occident, c’est de méditer la longue histoire de l’absolue (non ?) désirabilité des femmes, et de leur absolu projet d’enfanter un futur qui leur paraisse convenable. Cette longue histoire qui nous a menés à être si incroyablement différents.Tribus. Génocides.
Pourtant une futilité folle et furieuse nous rapproche, malgré les races, malgré les cultes, et c’est la mode.
La mode, mode absolu du renouvellement évolutif de l’être, générations qui se défient du parfum de mort des précédentes.
Bien sûr, il peut paraître secondaire ou pervers de se laisser distraire (pour rêver de l’inutile concept de l’absolu) d’une méthode thérapeutique, au fond, clinique — l’écoute des rêves — qui devrait s’attacher exclusivement au soulagement des peines et des symptômes les plus intolérables. Et s’interdire de rêver aux feux follets de l’absolu.
Mais le sacré surgit aux prémisses de la mort. Et les rêves en sont un des temples, tissés de Moire destinale.
Mais les maîtres de la Tragédie furent prêtres d’Esculape. Leurs représentations, premières historiquement, montrèrent au sujet d’une société (la grecque), dans quelle filiation contre nature il est tenu par les crimes de ses aïeux, par ses premiers princes.
Et ils montrèrent au sujet la nature inéluctable de ces crimes inscrits dans un ciel aux dieux animés d’affects.
C’est à dire qu’au fond, ils lui re-présentèrent, magnifiés, ses propres souvenirs de l’enfance, en tant qu’elle est cernée par les appétits incompris des adultes, sexuels. c’est ça, l’Olympe: le sang des crimes nazis qui caille d’un sensible carmin tous les trottoirs et tous les malaises de ma ville comme ceux de Kyôtô par le sac de Nankin, ceux de Seattle par l’extermination des indiens des plaines, ceux d’Alep…
Les points d’absoluité se dégagent pareillement de mon désir quand la pièce de mes consultations — toujours vespérale lorsqu’il s’agit pour moi d’avoir fini d’écouter les rêves — est enfin vide, et que remonte en moi, toujours plus riche, la sourde résultante de l’intégrale des rêves entendus.
Car si les lecteurs de romans s’identifient à leurs héros jusqu’à faire des dieux de leurs écrivains, si certains éthologues projettent leurs sentiments humains sur les animaux qu’ils étudient, l’écoute flottante analytique des rêves, elle, se contente d’y laisser repérer, par le narrateur lui-même, l’existence d’une structure verbale, avec le plan de ses impasses, inhibitions, métaphores.
L’écoute analytique des rêves permet justement de ne pas s’identifier à l’autre, tant s’y affirment les singularités. Et c’est pas du luxe, cette frontière.
Les points d’absolu ainsi, après vingt six années d’écoute des rêves- de ces patients qui passent, au campus cosmopolite d’une des villes où vécut encore jeune et étudiant Goethe, l’auteur des deux «Faust», (et plus tard, étudiants aussi, y vécurent Levinas et Blanchot) sont en train de m’apparaître comme des récifs pas franchement rassurants, dans le mareyement océanique de l’immense bataille des angoisses et des désirs. Imaginez un peu !
Le pire des absolus et l’absolu des pires, le rocher des Symplégades (îlôts qui mâchent les navires égarés), c’est l’idée d’un absolu de l’être du sujet !
L’être du sujet ! Pamphlet, à lui tout seul contre l’absolu, puisque coincé entre naissance et mort, portefaix grotesque, pendant toute sa vie, du crâne qui finira par apparaître.
Coquille du dedans, sans langue à tirer zutique, ce crâne, bougeoir de mauvais goût pour décoration anthropophage, le crâne suce mes yeux de l’intérieur et ricane longtemps, comme s’il savourait sa certitude d’une relativité du sujet que je suis, pour autant qu’être je puis.
Mais j’entends, pendant que je tente ma démonstration, les brisants d’une marée cosmogonique se fracasser au Roc du Sujet: son crâne? Mais oui, justement, la mort, c’est ce qui arrime, à la fin du Temps, mon devenir.
Encore une phrase et je parle d’éternité… Les fantômes des dieux narguent mon propos et me versent la sauce graillonneuse des théologies sur la tête…
Quand même, cette fin de mon appartenance au Temps, elle marquera mon seul rapport possible, non plus à l’absoluité, mais à l’absolu.
Je n’étais pas, avant de naître, je ne serai pas, dans un temps donné.
Un milliardième de seconde avant et après ont plus de puissance que n’importe quelle volonté: aucun effort au monde ne saura me faire revenir, que ce soit après un délai d’une seconde ou d’un millénaire, ainsi ma disparition est gorgée d’infini.
Mon crâne, mes poudres, une fois le crâne érodé ou incinéré, ma disparition, se gorgent d’infini.
Il y a donc, en tous cas la mort, pour me permettre de rejoindre l’infini d’un Hors-temps — vivant, je resterais dans la durée — dans cette absoluité de la durée (les crépuscules, les aurores, les fuseaux horaires, l’effondrement einsteinien du temps par la vitesse).
Ce n’est pas se gorger de mots.
Le rien ne se gorge pas ici d’infini, ce qui ferait le moindre des résultats, une ténuité, non ! — je ne me gargarise pas d’une formule en brandissant l’image du crâne au moment où les démographies pullulantes nous forcent à choisir plutôt l’incinération que la tombe — non: tous ces mots sont utiles, ma formulation, pour fastidieuse, a au minimum la valeur d’une pirouette de clown. Et je regarde cette pirouette et je la sens de la série des nobles arlequinades de Gian Domenico Tiepolo.
Le maquillage, masque visant à faire trace dans la pensée du public.
Je réfugie aux formulations de la pensée écrite un remède contre l’aveuglement, je fais grand cas des mots — comme le clown croit en son nez rouge, ma pensée croit en l’alphabet, s’écrire lui est un premier devoir, mon nez rouge à moi c’est de tenter d’écrire jusqu’à ce que la page blanche me parle, et comme je n’ai nulle hallucination, comme le papier, même recouvert par mes mots, se tait, alors je continue mon devoir, je continue de répondre à l’attente que je percevais enfant, quand je revenais de mes leçons d’écriture.
Le Public que j’évoque en prêtant du crédit à mon écriture, est un public du passé, celui qui m’a dressé comme chien de foire.
L’Oeil que je croise au miroir ne peut m’émouvoir qu’au nom d’un tel souvenir. Ce souvenir d’avoir compté dans l’attente des adultes qui cernaient ma prime enfance, cette trace, c’est ça qui est devenu un absolu.
Chaque génération d’êtres semble bien transmettre, depuis les débuts de l’humanité, comme un avertissement qu’il va falloir voir à y résister, ici, à la mort, au temps, à tout et même à la réalité, parceque ça crève sec, qu’on n’en connaît pas un qui ait survécu — chaque génération transmet à la suivante la notion qu’il règne dans le coin une efficace hostilité à l’être.
Ainsi, générations après générations nous visons à la dévoration vengeresse de plus en plus efficace d’un monde tellement capable de nous faire disparaître et tomber des chaises.
Pour tout dire, il semble même que, de génération sophistiquée en génération cybernétique, nous en soyons maintenant arrivés, bien loin de la naïve dégustation des produits de nos pêches, chasses et cueillette, à la stricte analyse des substrats que sont, pour nos âmes perfectionnées, les lois de cette nature et de ce cosmos entier, dont l’iniquité a été dévoilée et dénoncée par l’immense manque-à-jouir que disent et ressassent les parents.
Est-ce pour ça que, si nous avons, à un moment donné, le sentiment de bien répondre aux demandes affolées de nos prédécesseurs, s’installe en nous l’immensité d’une satisfaction qui nous dépasse, qui excède nos limites d’individu?
N’est-ce pas lorsque nous nous sentons vraiment en train de répondre au cri de la génération d’avant, que toute notre mémoire jouit, nous signifie la valeur, enfin acquise par nous, dans l’instant ogresque où nous croquons ce que les prédécesseurs n’eussent pas rêvé pour eux-mêmes? Valeureux, mais largement au-delà des assentiments humains que nos parents auraient pu, de leur vivant ou simplement, quand ils étaient encore jeunes et nous gamins, témoigner? Au delà, puisque leurs applaudissements ne nous auraient pas paru transcendants, et même nous auraient semblé illusoires, pour peu que nous ayons eu loisir de les démystifier?
Notre mémoire transporte en effet, au delà des injonctions de nos parents, celles de toute leur famille, celles cryptées dans leur langue et leur culture.
L’analyse du monde attendue de nous par les générations précédentes, la digestion d’un monde dont notre dette familiale nous sert l’apparence comme un plateau qu’elle nous fait prendre pour un héritage, l’asservissement de tout ce que nos parents nous ont donné les outils de dominer, la compréhension enfin, de ce que notre époque a mis en mots: tâches parallèles: analyser, digérer, asservir, comprendre: réponse à l’Oeil qui nous guette depuis les tombes.
Quelle satisfaction nous ferait plus tangents de l’ infini, mieux que celle de répondre à tous ceux qui nous désirèrent, à ceux pour qui nous avions, enfants, une telle valeur qu’ils seraient morts de tristesse si on nous avait torturés sous leurs yeux comme la Nature avait déjà – ou n’allait pas tarder — torturé leurs aînés en leurs agonies…
Satisfaction absolue, au sens qu’elle n’est conceptuellement jamais interrompue d’aucun terme, et fait jouir une mémoire antérieure à nos naissances.
Et puis d’ailleurs, sans recourir à cette grandiloquente, suspecte et invérifiable chaîne quasi-cosmique unissant nos gestes à l’énergie primordiale des mille et une générations précédentes, voire au conatus du premier oxyde, nous voyons simplement, directement, comme nos obligations narcissiques ne deviennent jubilatoires qu’au miroir d’une sorte de pulsion originelle.
Ne répondons-nous pas continûment à une sorte de source interminée, dont le jaillissement constitue la transparence de notre regard en partageant celui qui pesait sur notre Enfance, d’un peuple qui nous espérait comme part de son accomplissement.
L’accomplissement de notre être nous a paru immortel, d’autant qu’en ces années premières, un mois nous faisait mille ans.
Et c’étaient les années si graves du jeu: des jouets, il y en a toujours eu, et cette force du gai savoir d’où les enfants recoivent tous leurs avertissements, fait toute la puissance du moteur très particulier animant nos accomplissements, par le jeu, le sentiment de la liberté.
On écoute les peurs des aïeux, depuis nos éternités joueuses d’enfants…
Peut-être les chats pareil? Question Bloomienne, au début d’Ulysses, de James Joyce.