Personne ne recréera l’effroi harmonique, jamais, qui saisira des foules plus jamais rassemblées suffisamment en aucune bannière.

Il faudrait aux milliards humains la conque d’impossibles architectures, pour exorciser, justement, la solitude que fabriquent les mégapoles bétonneuses et la sensation d’être infime que procure la circulation du sujet moderne à travers autoroutes périurbaines, cri des trains, rames, rails, pression des voisins entassés…

Coupole à TopkapiElles ont disparu, les conques, et les coupoles, et la voûte céleste elle-même ne sont plus que lieux de discorde, rien d’élevé ne tient, n’assemble ni n’auréole le cri des foules sinon les gaz à effet de serre.

Coupole à Istambul

La venue de Mozart, prodige enfantin, a eu lieu. Sa musique, comme dictée par toute la musique antérieure amassée dans les songes de ses nuits, fait au dessus de l’humanité, pourtant, comme la plus foudroyante des coupoles baroques.

Palazzo Zenobio des Armeniens

C’est acté, agi, cependant des millions de pianistes se forment en Chine, sans que ce ne soit plus possible d’y imaginer que revienne la nature même de ce qui permettait cet écouté de l’éloquence géniale d’Amadeus, cette création, cette logique, non qu’il s’agisse dans mon propos de nostalgie, mais voilà: il n’est plus évident qu’existe encore un monde de formes sensibles assez sublimes (dans la Chine anéantie par ses architectes en série) pour retrouver, conserver, laisser à découvert (pour que sans cesse il soit redécouvert) l’essentiel qui se disait pour lors et ne peut plus qu’être étouffé.

Hieronymus Bosch, Lisboá

Non pas ce qui, dans cette musique, témoignait par Saisons et Châteaux de la présence des Maîtres princiers (toujours là, boursiers, les princes) mais ce dont témoignait Ô Saisons, Ô châteaux, Rimbaud y observant l’enthousiasme, la joie et le partage des populaires, des ouvriers en colère, des artisans de la Commune révolutionnaire. Car c’étaient eux, héritiers des savoirs, eux, ouvriers responsables de l’esthétique des lieux princiers — eux, employés à construire parcs, lambris, dorures, chapelles et théâtres qui rendaient possible par leur grandeur d’âme tragique et inutile, bientôt sacrifiée sous la mitraille des versaillais et de Bismarck, l’écoute collective du joyau mozartien, bachique, vivaldien, haendéleux, télémanesque, puis wébernéen, bergiche, mahlérien… À eux, l’hommage du Bateau ivre — et leur tombeau, dans le siècle machinal, bétonnier, leur tombeau dans le regard attentif du rimbaldien adolescent. Les poèmes communards annoncent la mort des écoutes mozartiennes, bachiques…

Elle se déroule désormais, l’écoute, dans le silence solitaire d’auditeurs que tout sépare, et que des machines à son hypnotisent d’un mensonge asocial.(sauf à Venise, sauvée de l’auto, si pas du bruit térébrant des vaporetto) sauvée de l’auto et donc où l’harmonie des sons cristallins de la ville peut déployer ses onguents de paix)

Ou alors c’est pire, et elle se déroule, l’écoute, l’attente, dans des auditoriums qu’il faudra un jour oser songer à se représenter dans leur ridicule caricature, paradoxes achevés, monstres antithétiques, ces confortables auditoriums, de la musique qui s’y interprète, acoustiques parfaites mais insultes confortables au message urgent, par exemple, d’une esthétique totale, aussi visuelle que sonore, imaginez celle du Requiem.

Pas moyen d’y sentir la qualité du vide, au dessus nos têtes, comme un plein.

Un plein de crânes.

Le cri du Requiem au contraire emplissait le vide des nefs ecclésiales avec la présence ombreuse de mille et mille morts en train de hurler, en accord avec la terreur soudain qu’on les aimerait, qu’on les aimerait infiniment, sans bras pour les étreindre, et que le noir au dessus du public encore atterré par son deuil, serait le vrai chantre accablant d’une joie impossible nos impuissances d’errants.

Vivre errer.

Supplice de Marsyas, musée d’Istanbul