Décembre 1978. Un individu portait mon identité, avait vingt deux ans, se sentait libre d’avoir seulement rejoint au quatrième étage ce que sa mère appellerait encore aujourd’hui, malgré sa démence sénile, une chambre de bonne, et que son père, s’il vivait encore et avait eu le bon goût d’atteindre le cent trois ans que ça lui ferait, aurait nommé pareillement, n’ayant jamais franchement voulu retourner à cette langue allemande.

Á quoi son arrière arrière grand-père (disons-le.: si celui-ci, grâce à ses lectures faustiennes, avait quitté la condition mortelle, il aurait ce soir deux cent vingt cinq ans) — et je ne me souviens que très parcellairement de moi à vingt deux ans — mansarde à quoi se réfèrent pareillement déjà certains courriers de l’aïeul… Immuabilité dès mansarde… Et des bonnes ?

Oubli coupable.? Indifférence criminelle.? Je me souviens laborieusement. Pas comme d’un mort, mais si je me croisais, aucun de mes deux mois n’aurait la moindre inclination à prendre la place de l’autre.

En tous cas je me souviens d’un détail précis.

Le ciel fut à minuit partagé en deux par une nappe de nuage. Et la lune était incomplète. Et un pape venait d’être élu, ce qui touchait mon âme métaphysique fraîchement dégagée des évangiles mais pas encore de ce fait divers qui passionnait la télévision, la mort fulgurante du pape précédent après à peine deux mois de papaïtude.

L’intervalle de temps qui sépare soir où j’écris de ce depuis, 36 ans, a fait plus naître que mourir, évidemment l’angoisse s’en est accrue d’autant.; les vivants ont peur de mourir.

C’est le charme d’hier et des trépassés, qu’il n’ont plus ce Cap Horn infect à souffrir.

J’écrivais déjà. Avec l’autorité apprise dans la solitude avec mon Rijbabac.; pas question d’un seul effort d’intelligibilité, d’une seule concession au charme.: Rijbabac, mon nounours, m’avait toujours compris, mes lecteurs seraient aussi soumis que lui.

Et le papier, en effet, ne se soumet-il pas sans ronchonner à la plume.?

J’étais déjà en face du jardin botanique. Quelqu’un s’est mis à siffler, dans la rue. Je me souviens d’une colère qui m’a saisi pour des raisons parfaitement délirantes.: quelqu’un sifflait à minuit, sans se rendre compte de la gravité du moment.? Je ne sais plus quelle gravité. Ça me semblait être un moment important.

Évidemment, si Antoine Walter avait eu, depuis, la gloire que son œuvre lui vaut à mes yeux, je n’aurais pas besoin de tenter de le définir, ni les cheminements ultérieurs de sa pensée entre l’art brut, la prophétie scientifique et son esthétisation du lacanisme, son utilisation des shémas lacaniens en ébénisterie, en peinture — il était encore très loin du moment où le nœud borroméen et autres shémas topologiques deviendraient sous son ciseau de sculpteur des formes désirables — définir Antoine Walter…

Alors ça siffle dans la rue, ça m’énerve, lui aussi se croit homme, libre, et vient de quitter l’appartement de son papa et de sa maman, il a traversé le jardin botanique en enjambant les grilles, autre façon d’acter une fiction de liberté dans l’interdit et au fond l’appropriation toute fictive du jardin devant quoi le papa et la maman se tentaient bourgeois en s’y installant quelques longues années après la naissance d’Antoine, de sa sœur, de ses deux frères et là, dans cette rue construite comme un long château devant les grilles du jardin, là, ses parents s’essayaient à l’assurance, se jouaient la comédie commandée par leurs propres enfances.

Et on retourne à deux cueillir du thym. Noël, Strasbourg d’avant le réchauffement climatique (quoique la canicule de l’été 76, mais vécue comme une curiosité et pas comme une séquelle) et pourtant, du thym.

Le voyage sacré aux pays méditerranéens ayant eu lieu déjà dans nos premières années d’auto-stop, le thym cueilli ouvre devant notre brève promenade nocturne au pied des séquoias, des noyers ailés du Caucase, des cyprès chauves de Virginie, des tulipiers, arbres à kakis et collections de bouleaux, frênes et érables — les six brins de thyms ouvrent plusieurs références comme autant d’approximations de l’hellade pas encore touchée: les causses et nos errances dans les écrits méridionaux (Bosco, Giono, René Char) Sans savoir, mais en pressentant, que tout cela s’adosse aux archéologies enivrantes dont le buste de Goethe attendra encore vingt ans que, en découvrant Goethe dans le texte allemand et pas dans sa trahison traduction, nous nous débarrassions de la malédiction nazie sur notre germanité.

Au moment de faire infuser le thym dans ma mansarde, Antoine m’annonce son désir de travailler les six Suites pour violoncelle seul de Johan Sebastian Bach.

Je suis ébloui. Comme si je venais d’acquérir un balai volant.

J’étais pas si con, pourtant.: déjà des cadavres empilés dans le cerveau, les années de médecine, les nuits de veille à l’hôpital, la douce carnation de l’infirmière brune — oh, sa peur quand le mort, pendant son brancardage vers la cave, a exhalé un soupir, poumon pressé lors d’un cahot.

Et maintenant (maintenant que j’ai eu le temps d’apprendre tellement de choses terrifiantes sur les crimes extrêmes dont s’est nourrie l’humanité dans tous les lieux de cette ville, maintenant que je sais ce qui s’est passé, dans la même cave qui servait de morgue en 1978 au sous sol de la Clinique Chirurgicale B, et qui servit de geôles pour médecins suspects en 1945) — maintenant, je veux dire dans ce souffle du mort des seventies qui me transperce de son haleine fabuleuse dix ans après l’an Deux mil — maintenant, une métaphore.: dans la même cave de la, clinique chirurgicale B, quoi? Seulement mon rire en voyant la ravissante infirmière et si brune, frissonner en entendant le râle du mort dont un cahot pressait la cage thoracique? Pire que mon crime de carabin, ou pareil, les horreurs nazies, tortures, assassinats, pendant la guerre — et il m’avait fallu ne pas comprendre avant longtemps, ne surtout pas comprendre qu’en 1978, les hiérarchies médicales étaient encore occupées par les mêmes responsables qu’en 1945, crimes, crimes, crimes. Ma ville championne du monde du secret NSDAP ?

La mansarde du quatrième où on a bu ce thym avec Antoine, pavée d’autres crimes: l’essai, pendant ces années où elles se donnaient toutes, l’essai absurde des femmes, avec le programme névrotique, infantile, boulimique, désamouré, d’attendre longtemps avant d’aimer — et en attendant de déguster leur offrande.

Les plus belles. «Vaut mieux une belle qui se donne qu’une moche qu’on paie», disait mon ami Cary, mon professeur d’innocence.

Aujourd’hui me voilà bien vieux. Les filles ne me regardent plus, plus du tout, plus du tout du tout du tout. Qu’elle me torture, la distance avec les:

Puis tu te sentiras la joue égratignée…

Un petit baiser, comme une folle araignée,

Te courra par le cou…

Elles sont toujours devant moi, les reines de la ville ont encore vingt ans, et puis du bas de mes cinquante huit, je lis les dix sept ans de Rimbaud.

Je ne dis pas un mot.: je regarde toujours

La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles.:

Je suis, sous le corsage et les frêles atours,

Le dos divin après la courbe des épaules.

…et mes désirs brutaux s’accrochent à leurs lèvres.

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(Il n’est pas fait mention dans le manuel du psychanalyste, d’un dispositif aussi humble que celui-ci. Ni si joli. La confession des crimes d’une ville entière y logerait. C’est dans une église de l’Alentejo, au Portugal. Mais déjà le crime NSDAP, déjà le crime de mes désamours brutales, s’enfoncent dans la boue des crimes nouveaux et exorbitant dans les villes et dans les êtres aux noms sacrés, Damas, Alep, Bagdad, rivage des Syrtes, Bataclan, Palmyre, Cabu…)