Mon prof d’anglais misanthrope, au lycée, je l’ai eu en 68 et en 70.; deux époques radicalement distinctes, pour le monde et pour moi. Il habitait rue de l’Université, en face du chêne du jardin botanique, tout près du palais universitaire que décorent tant de statues des penseurs teutonistiques, et je l’entends encore me dire, lui qui avait vécu la soumission au vainqueur allemand pendant les années d’annexion, entre 39−44, lui qui mieux que personne m’avait décrit la nuit de cristal dans le petit village de Rhénanie où on le reformatait germaniquement afin qu’il devienne un bon prof nazi.: «Ils reviendront vous verrez ils reviendront. Et quand ils reviendront n’oubliez pas.: parlez anglais. «…
Erwin Wernher nous disait ça, on avait douze ans, on a eu quatorze ans, deux ères historiques bien distinctes, et pas question à quatorze, de laisser les minables de douze ans nous adresser la parole.
D’autant moins que nous, d’accord, on avait aussi été en sixième, on avait aussi eu douze ans, mais en 68 — et vous avouerez que ça a une autre gueule que d’avoir douze ans, comme les moutards de l’époque d’après nous, en 1970 — Wernher, il avait une dégaine de boxeur, en 1980, il sentait venir une autre période, il était né en 1911, et je me rappelle qu’il m’avait fait peur quand, vers 1980, il avait prononcé.: «Je n’ai pas envie de vieillir, bientôt on servira simplement de décor aux disputes du monde arabe. «
Peut-être le vieillissement lui avait il ôté l’envie de continuer de suivre les changements d’identités, de fétiches et de priorités qui caractérisent les changements d’époque et pourtant c’est après l’avoir entendu proférer le pire, une critique a l’endroit des blue-jeans dont précisément j’adorais, moi qui avais eu seize ans en 1972, le charme qu’ils donnaient aux fesses de mes copines de classe — c’est justement après avoir osé trahir mon désir de le voir capable, lui né la même année que mon père, de s’adapter aux modes renouvelées de la jeunesse, et en particulier aux blue-jeans, qu’il était quand même tombé amoureux d’une femme aussi cultivée que lui mais d’un autre temps encore, celle qui parlerait de lui en disant «mon Apache bleu «. Son style à elle Marie Antoinette Bourbon n’était ni de l’ère de mes douze ans, ni de l’ère des quatre-vingt-cinq ans de Wernher, elle était indémodablement démodée.
Alors qu’il avait osé dire.: «Vous voyez comment sont les femmes avec leurs pantalons de jeans, des provocatrices, si elles pouvaient elles se promèneraient cul-nu «. Quand je le croisais on n’était jamais bien loin de la seule statue de Goethe que j’avais remarquée alors, celle où, planté entre deux femmes drapées qui lui tournent le dos, sans avoir les fesses sculptées par la toile bleue du jean’s, sans paraître s’offusquer du fait que lui, Goethe, l’homme à femmes quand même, ne lorgne pas leurs seins drapés mouillés à l’antique.
Quant à moi, ce type en bronze d’une ère nationaliste, regardant dans le lointain le palais du Kayser, ce Goethe-fétiche, l’immense auteur du Faust et des Affinités Électives, il ne me paraissait pas immense du tout parce que je ne lisais pas l’allemand, que mon père ne parlait alsacien qu’en cachette, et que les grands philosophes branchés du moment, sans que je comprenne une goutte de ce qu’ils écrivaient, me bouleversaient infiniment plus par leur poésie que par leur savoir, je veux dire Maurice Blanchot dans son livre L’Attente, l’oubli, que je croyais simplement une célébration de mon attente persistante qu’une femme jamais la même et pourtant toujours etcétéra, m’attende sans cesse et me pardonne sans cesse mes oublis, je veux dire aussi Philippe Lacoue-Labarthe le philosophe, voilà ceux qui me bouleversaient.
Zéro mérite puisque c’était mon ère, c’était à la mode comme seraient aujourd’hui à la mode, chez ceux qui à dix huit ans s’interrogent, des auteurs inconnus de moi. C’était eux, Blanchot ou Georges Bataille, mes premiers fétiches littéraires et j’appartenais à une période absolue, comme toutes les périodes, comme toutes les générations depuis la première existence d’amibe ou de cellule protozoaire, moi c’était 18 ans en 1974 et le fétiche c’était l’écriture des profondeurs.
Ça me ferait un choc quand trente ans plus tard j’apprendrais que Maurice Blanchot avait été étudiant à Strasbourg, y avait été le meilleur ami du philosophe de l’empathie et de l’amitié, Lévinas, alors qu’Erwin Wernher était encore adolescent, et que Philippe Lacoue-Labarthe, lui, ne serait arrêté qu’une guerre plus tard, traversant notre ville en pensant à Iéna, et soudain charmé en considérant les ribambelles de statues de penseurs allemands qui décorent les toitures de l’Université que rosit de façon si charmante le soleil du couchant — cet arrêt providentiel de Philippe Lacoue-Labarthe, son amitié avec Jean-Luc Nancy, leur complicité avec le fugace mais révolutionnaire directeur du TNS Jean-Pierre Vincent et sa troupe de dramaturges sans concession, ferait de notre ville un fétiche des bastions de l’écriture philosophique — bref j’ai passé des années et des années à croiser et recroiser mon ancien professeur d’anglais qui ne foutait jamais les pieds au théâtre et lui il écrivait des romans sur les nappes en papier du restaurant «A La Marne «puis il les jetait.
Les gens le trouvaient tellement assommant que même à son enterrement il n’y avait qu’une personne, sa bien aimée qui elle, le trouvait plus passionnant qu’Hitchcock — monsieur Wernher me parlait plutôt d’écrivains anglais oubliés, comme Byron, que de son fervent admirateur, Goethe. Ou d’écrivains français passés de mode.
Et jamais il ne m’aurait parlé de Jean Starobinski, personnage surdoué dont le dernier livre, consacré à Diderot est sorti en 2012, doté d’un titre ébouriffant.: Diderot, un diable de ramage. Par rapport aux surdoués de cet acabit, Erwin Wernher avait sa théorie et il me la servait, ayant bien compris que je n’irais jamais bien loin dans la vie: «Prenez par exemple les gens qui ont fait Polytechnique — et bien, pour eux, quoi, nous sommes quoi, des handicapés. Jamais lu ça nulle part, hein.? «Jean Starobinski en plus de ses études de médecine — il a été interne, interne mais pas interné, en psychiatrie à Genève, est donc réellement docteur en histoire de l’art. Un médecin au chevet de la pensée du XVIIIème, qui a écrit en particulier deux textes dont les titres auraient fait sursauter monsieur Wernher: L’Invention de la liberté et Les Emblèmes de la raison. Car si Wernher se trouvait original, je ne pense pas qu’il aurait pu, comme Starobinski, faire le lien entre Fragonard, Füssli, Caspar David Friedrich, Goya, le Piranèse, et les disputes entre Rousseau, Kant, Hegel et Goethe. Et qu’il n’aurait pas pu soutenir la démonstration terrifiante de Starobinski sur les enjeux qui auraient construit l’idée, absurde à priori, d’une liberté possible pour l’homme, puis de détailler les facettes frappantes de cette idée d’une possible autonomie, enracinée dans le peuple français à la fin du XVIIIème siècle, une liberté née depuis la crampe du larbin, une liberté née sous la crotte absolutiste, une liberté qui décoiffe trop court, trop français, une liberté venue au penser parisien aux pires moments de sa soumission au prince.
Kasimir Pfersdorff, Napoléon et Hornagius.
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Si Erwin Wernher se trouvait original, croyait-il seulement que ses bonnes idées lui vinssent par liberté ou par prédestination — protestante — en tous cas il ne m’avoua jamais son calvinisme, et je n’en eus vent que plusieurs années après sa mort, croisant sa bien-aimée Marie-Antoinette, quelle coïncidence, la croisant précisément le onze septembre, mais quant à moi je ne m’intéresse aux périodes et aux ères historiques que pour savoir l’enchaînement des propos humains, au fil du temps, ce temps si surprenant de la pensée humain, un temps qui déconstruit l’histoire et fait se répondre, sur les longues durées, Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, Goethe, Spinoza, Socrate etParménide et même, même bien entendu, mon professeur d’anglais qu’on était les seuls à écouter, en 1968, quand il nous terrorisait avec ses histoires sur le travail obligatoire en Allemagne et les casernes derrière le lycée Kléber ou il nous disait qu’il y avait eu les SS. Il ne me viendrait pas à l’idée de substituer, pour supporter la mort des dieux historiques auxquels j’ai cru si longtemps, la superstition et une quelconque foi en les coïncidences temporelles.
Je sais bien que le onze septembre est AUSSI l’anniversaire de l’assassinat politique, par une certaine Amérique du Nord, au Chili, de la liberté sociale qu’y avait incarné Salvador Allende. Mais je ne fétichiserais pour rien au monde ni les anniversaires et encore moins les coïncidences de date — laissons ça au bas clergé des liseuses de tarot.
Sans oublier quand même l’immense pouvoir qu’elles ont, depuis tant de générations, les cartomanciennes de tout poil, sur une telle part de la pensée humaine, celle qui en a marre d’être libre, celle qui veut d’asservir tranquillement, et pouvoir râler les lundi matin quand elle court se soumettre au patron.
La progression de ma propre pensée, vers d’autres représentations de la liberté que celle d’avoir dix huit ans, vers d’autres formes des circulations du pouvoir que celle qu’incarnait si bien le képi du général de Gaulle, ne me permettra plus jamais, à moins que je sois gâteux, de sombrer, pour remplacer les cultes de mon enfance, dans un culte des coïncidences, ni même dans une fétichisation du mot liberté.
Les fétiches, je sais qu’ils nous structurent, nous orientent, nous font cavaler pourtant, puisque je suis, comme chacun d’entre nous, structuré par le culte de l’objet manquant, le sexe que je voudrais posséder interminablement, le morceau qui manque, et qui n’est peut-être que le premier mouvement, agréable, vers le savoir.
Parce que le savoir, il s’absente comme une paire de fesses de l’ignorance accumulée par nos humanités délirantes toujours en train de tendre les bras vers la prochaine découverte. Aussi sexy qu’un Apollon pour les Vénus et çe qu’on voudra pour qui bandera. Et parce que la science on dirait qu’il nous la faudrait exactement comme la paire de nichons qu’il nous a fallu lors de notre entrée dans le mortel jeu de la vie, puisque sans ce lait nous n’aurions eu, non pas peur de mourir comme tous les jours, mais une agonie dès le début, privés de lait. Alors notre liberté ça a d’abord été de téter. Et ça aura été notre première orientation, notre première habileté, ces gestes qu’au moment de venir au monde nous savions exécuter pour presser le sein contre nos lèvres. Et insensiblement ces seins donnèrent les premiers un sens à nos sens.
Ensuite d’aller à l’école s’enquérir du Sens, pour faire plaisir aux angoissés de première bourre (ceux chez qui nous pensions être chez soi), nos parents. Peut-être n’avons-nous, pour ceux d’entre nous qui l’avaient, eu de respect pour la sagesse que par un obscur souvenir des premiers laits que nous avions réussi à en tirer.
Pour ma part, ensuite, après les années du Sein et de l’école primaire et de la tétée des premiers sens scolaires, ma surprise a été de voir respecter par toute ma classe le plus absurde et le plus paradoxal de nos enseignants, ça a été de ne pas voir se faire chahuter le professeur d’anglais en sixième, en soixante huit, alors que chez tous les autres profs commença à régner un terrible bordel de libération des études, dans le libertinage retrouvé qui permettrait à soixante huit d’avoir quelque parenté avec le XVIIIème siècle.
La construction de l’idée de liberté au XVIIIème siècle semble à Starobinski une concurrence — entre la lutte de libération absolue des citoyens, à la Saint-Just, (qui perd la tête façon thermidorienne) — et l’ineffable sensation de liberté libertine des pires ennemis de Saint-Just, les divins marquis précurseurs de Mylène Farmer — concurrence aussi avec le libéralisme. Ce qui donne aux plus géniaux entrepreneurs d’entre nous autres damnés de la terre l’ivresse immonde de pouvoir, maintenant, (220 ans après l’exécution de Saint-Just et quarante cinq ans après 1968), de pouvoir — enfin ! Ivresse suprême et lamentable de l’hubris, de l’âge de Fer !- détruire l’espèce humaine, détruire tout, en nous arrosant de leurs libéralités prodigues – pour qu’on se taise pour qu’on leur fasse marchepied. Taiseux, prostrés, miteux. Nous.
Si certains (je vais les dénoncer) trouvent désuètes toute référence à l’esprit des lumières, utilisées aujourd’hui pour défendre la laïcité et les derniers jours certainement de la démocratie, de la sécurité sociale, du droit du travail, si certains (je balance dans un instant) pensent qu’invoquer Saint-Just et Spinoza soit une bien-disance hypocrite et sans effet — je fais allusion aux propos de Michel Maffesoli sur France Culture début Juillet 2015 — la façon tout au contraire dont Jean Starobinski explique ce qu’a été la lente progression du XVIIIème siècle vers une idée de la liberté, fermerait leur clapet à ces «salisseurs de mémoires «.
Survoler les propos édifiants de Jean Starobinski aurait permis je pense, au moins à monsieur Wernher — de ne plus s’inquiéter quant au risque de ne plus servir un jour, que de décor à une guerre vaine entre fétichistes.
Ca ne lui est pas arrivé, à Wernher.
Monsieur Wernher a cessé de vivre en 1995.
Bien sûr, il aurait grogné, c’est comme si je l’entendais s’il avait survécu, il aurait marmonné que même si jamais le prolétariat n’a été aussi informé qu’aujourd’hui de l’infâmie des richissimes, ça ne l’étonne absolument pas de le voir se coucher devant ses maîtres. Exactement, Wernher me l’a décrit, exactement comme il se précipitait, le prolétariat de Strasbourg, place Saint-Étienne, pour prendre bonne note de l’affiche qui y incitait à s’engager au Service de Travail Obligatoire en 1941.
Starobinski observe qu’à la fin du XVIIIème, les trois quarts du prolétariat ouvrier parisien travaillant pour le luxe des aristocrates, constataient chaque jour leur arrogance, leur corruption et leur sujétion au cynisme.
Mais quelles œuvres d’art parviendraient elles à donner une image, et sans être censurées, du luxe des fortunés dont l’enrichissement est tellement fonction de ce que nous vivons, en matière d’appauvrissement collectif, aujourd’hui,? Comment ressentirions-nous les détails de la félicité des géants qui exploitent nos ruines? Alors que c’est devenu encore plus fort de tabac, leur félicité dans des îles qu’on ne peut pas même envahir en bande avec des piques, encore plus fort de tabac qu’au moment de la Commune, alors qu’en plus aucun indice n’en échappe aux nations muettes? Ô les outrances des potentats chinois, ô la naïveté superstitieuse et opportune des milliardaires religieux, anti intellectuelle des libéraux, anti scientifique des pollueurs, ô l’insurpassable égotisme des quelques empereurs pétroliers ou gaziers qui nous dirigent. Seulement les indices ne permettent pas de sentir la félicité; les ouvriers de la Commune avaient, eux, reniflé les carrosses, semé les orchidées et taillé les orangeraies, brodés les soieries et l’or, ratissé le gravier blanc d’allées remplies de jasmins et de jets d’eaux.
On dirait qu’à tel vertige démultiplié par les vraies toutes-puissances actuelles (comme elles ridiculisent châteaux et carrosses !) ne peut plus se forger de représentation artistique inspirée qui proclamerait jusqu’au coeur des hommes comment ils ont, ceux-là, nouveaux gardes-chiourmes, transformé Wall Street en un Versailles exponentiel. Tout persiflage, toute satyre, toute caricature vaut dorénavant mort à son auteur. Cabu RIP.
Bref, aurait dit monsieur Wernher à la boulangère de la place Brant sans qu’elle l’écoute (même quand il lui parlait de Mallarmé elle ne l’écoutait pas), tous ces damnés asservis s’entre-regardent d’un bout à l’autre de la planète, sans oser se penser, comme c’est de plus en plus manifeste, en sursis d’une apocalypse nucléaire. Trop contents de pas avoir pris la dernière rafale de kalashnikov, de pas s’être encore fait égorger? D’avoir encore quelques culs à mater dans la rue. «Jamais eu autant de larbins «, aurait-il grincé entre ses dents. Et il n’aurait pas dit, je pense: «Donc jamais eu une telle occasion pour le grand soir «.
-” Ils ont encore l’air libre mais ils ont pas la chanson. «
Quelle chanson? Mais de quoi se préoccuper sans perdre une seconde sinon de l’air de la liberté, puisqu’elle s’évapore depuis que les farouches guerriers sont revenus sur le devant de l’actualité, puisqu’on revient tuer les filles et les compagnes à la mode des plus anciennes dictatures religieuses, puisque les victimes roulent leurs mines atterrées au travers des mers, depuis l’Afrique et la Mésopotamie, se noient dans leur propre sang trop souvent, et si elles s’enfuient, campent alors dans la vermine, sous nos immeubles où elles viennent transporter les naïves fois qui les assujettissent à leurs propriétaires.?
Starobinski écrit depuis l’après-guerre. Et sur le XVIII°…
Il aurait peut être peu d’intérêt pour la chanson bien douce d’un vœu de liberté, cachée par le XIXème siècle dans le plan de notre ville.
Parce que les gens que le XVIIIème siècle et ses passions successives occupent, peuvent trouver un peu maladroit, pâteux et enrégimenté, le tracé des jardins universitaires du XIXème, les pastiches renaissance du palais universitaire, la perspective raide et trouffionne qui joint le palais universitaire au grand palais de l’empereur.
Mais les fétiches cachés dans les jardins les plus tranquilles de notre ville ont été oubliés, après leur dépôt de 1870 à 1918, et leur oubli est lourd de sens.
Reprenons… Le chevet de la ville prussienne à Strasbourg, c’est le palais du collège universitaire, le palais universitaire, le siège du savoir donc, posé comme un grand maître du côté de la ville qui est au soleil levant — ce chevet est cerné par deux foyers, par deux statues du même personnage, Goethe, posées du coup comme les deux foyers d’une ellipse.
Reprenons… L’auteur du Faust, l’auteur de ce long questionnement sur le sens, justement, qu’il peut y avoir à savoir, à épuiser la science. À poser la connaissance en contrechamps de la croyance. La mélodie qui est cachée dans les deux statues de Goethe déposées par une histoire d’amour à Strasbourg, c’est la mélodie qui justement enflammait Starobinski dans le XVIIIème siècle rêvé de Condorcet.
Ce que Condorcet voit comme la possibilité offerte à l’homme de science: «Si l’homme peut prédire avec une assurance presqu’entière les phénomènes dont il connaît les lois; si lors même qu’elles lui sont inconnues, il peut, d’après l’expérience du passé, prévoir avec une grande probabilité les événements de l’avenir: pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique celle de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des destinées futures de l’espèce humaine, d’après les résultats de son histoire.? Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois point importants: la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement réel de l’homme. «(Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Condorcet, 1789).
La plus connue des deux statues de Goethe fait donc, par sa position légèrement décalée vis à vis du grand Maître, que serait le savoir, figuré par le palais universitaire lui-même, fait ainsi absolument de lui le secrétaire perpétuel de la ville. Et quelle ville, une ville présentée, au bord occidental du Rhin, comme un temple égyptien osiriaque, dont le plafond serait le ciel.
Mais, quand bien même nous naufrageons aujourd’hui au milieu des récifs d’un moment qui n’a plus de leçon à attendre d’un passé – comme toujours périmé, on voit bien quand on mesure les méthodes guerrières sur lesquelles agonisent nos contemporains qu’il est vain de relire quelles ont été les moyens stratégiques de la Prusse ou les moyens politiques de Robespierre — inutilisables dorénavant. Restent les fétiches — reprenons… Le socle de la seconde statue de Goethe, la moins visible, celle qui fut déposée (par hasard) derrière le palais universitaire, contient l’idée de prédiction qui brûlait Condorcet. Cette grosse tête de Goethe en 1820 est sous-titrée par ça précisément qui dévorait le regard révolutionnaire d’une prospective magnifique de l’histoire de l’humanité. Aucune autre question ne se pose maintenant, devant les équations à mille inconnues qui caractérisent l’explosion de la démographie, la démesure des sciences de la mort et l’impuissance depuis les Camps à rester optimiste. La question de ce qui pourrait éviter notre asservissement. Quelle négligence coupable fabrique l’oublie en quoi se tient la tête de Goethe pendant que nos esprits résonnent des ultimes (et anachroniques plus que jamais) démarches positives de toutes celles et même de tous ceux qui, pourtant (Trotz Allerdem, Malgré tout, Liebknecht) ne se résignent pas à la mise en esclavage programmée, entamée et si populaire, de l’humanité souffrante par le désir des possédants ?
La seconde statue de Goethe ne regarde ni la silhouette héroïque de la cathédrale, ni le palais faussement italien du Kayser, jadis son cadet et son admirateur enflammé.
La seconde statue, tête moulée sur le vivant de Goethe en 1820, placée au milieu des jardins de l’Université (après quelques débats qui auraient voulu lui réserver une cour dans les bâtiments eux-mêmes), elle regarde l’aurore. Elle est tournée vers les coupoles d’un observatoire astronomique. Vers l’étang du jardin botanique (celui des Affinités Électives ?), elle regarde gentiment vers la Prusse.
Une énigme amoureuse et impériale s’est glissée, minuscule, là. Énigme éventée par une date. Le portrait de Goethe dont cette statue est le sujet, 1820.
Est-ce que cela m’aurait soulagé de savoir plutôt que les prussiens commanditaires de cette statue s’adressaient à un empereur pour lui parler de la femme avec qui il avait admiré Goethe? Goethe qui admirait sans frein la liberté depuis qu’il avait lu Spinoza.
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Sur le socle de la statue de Goethe, les sujets de l’empereur Guillaume ont en effet apposé les ultimes mots d’une pièce de théâtre: Faust.
Et alors me voilà contraint d’en dire deux mots, le très peu que j’en sache. Le Faust est en réalité la trace d’un débat intérieur à Goethe ininterrompu, long de plusieurs dizaines d’années, entre 1780 et 1830, entre le brouillon d’un premier Faust, montrant l’homme du savoir simplement tenté par la beauté de Marguerite, et le brouillon ultérieur, dans quoi les actualités de son temps font évoluer Goethe vers un second Faust, fasciné par la beauté du politique.
Goethe regardant l’Orient et l’Etang des Affinités Électives.
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Sur le socle du moulage de 1820, hypnotique, d’un Goethe presque vivant (et dont le visage immortalise son aspect lors de la première représentation d’un Faust assez glorieusement mis en musique par le Prince von Radziwill soi-même), ce qui est gravé sur le socle, c’est le dernier cri de l’homme Faust. Donc cri qui pourrait demain être le notre, le cri de Faust c’est celui de l’homme qui aurait voulu savoir toute l’universalité des encyclopédies. Nous sommes cet homme dont toutes les encyclopédies ont accumulé un sommet rien vertigineux d’armes, pollutions, conforts.
Évidemment Faust ne peut pas prétendre être nous, enfoui comme tête d’autruche aveuglée par le sable dans le passé d’où il vient même s’il préfigure l’homme qui sait ce qu’il sait aujourd’hui.
Faust, être d’encre, date de son temps, temps de Goethe, de la psychologie périmée des Affinités électives, une autre ère, avant la naissance de l’Allemagne, quand quelques archangéliques hommes de plumes croyaient malgré leur parfaite connaissance des grecs, pouvoir dicter comment gouverner à des princes qui les rétribuaient. Goethe jouant à l’affranchi, mais demeurant le faire-valoir déplumé des princes asservissant encore, au-delà du Rhin, les peuples germaniques non libérés par la Révolution, libres du coup, de Napoléon…
La lecture du texte gravé sur le socle de la statue balaie cette ironie. Oui, sur le socle du foyer auroral de l’ellipse urbanistique prussienne, qui comme toute ellipse compte deux foyers, sur le socle de cette statue seconde, est gravé (par qui, à l’initiative de qui, pour qui?) en effet le dernier mot du long débat, soumis à la raison pratique, puisqu’élaboré par Goethe le très pragmatique, à partir du seul ingrédient en quoi il voyait du sublime c’est à dire le réel — le dernier mot d’un débat entre les deux personnages métaphoriques, Méphistophélès, le diable d’un ramage moins panthéiste qu’athée, spinoziste, le diable des Lumières radicales, et Faust le savant, l’homme des Lumières tendres, l’homme qui veut savoir, qui en connaît déjà un rayon — l’homme vieillissant que sa libido ignare va démâter devant Marguerite.
Faust, l’homme du bien qui baise mal.
L’homme de raison peine-à-jouir va devenir comme Méphisto, un spinoziste, mais ne va pouvoir opposer au naufrage de ses affects, une fois atrocement édifié par les atroce malheurs de la victime de sa séduction truquée par le diable, il va pouvoir y opposer une morale plus panthéiste qu’athée.
Les promenades au fil desquelles j’aurai écouté et récouté Erwin Wernher faire déposition pour moi de son réel, du réel désespérant qu’il avait vécu avant ma naissance, de l’invraisemblable moment de libération qu’il avait, en 1945, à 34 ans, vécu et savouré exactement là où nous marchions — nos promenades viraient, comme les villes et le temps anhistorique d’aujourd’hui tournent, autour d’un double foyer — les deux statues de Goethe.
Le désir de connaissance spinoziste schématiserait le monde et les problématisations des huit milliards d’humains devenus pollueurs-massacreurs et hantés par une incrédulité devant la question de l’Etre, rempardée par l’illusion technologique. Je vois les incrédules, ceux que la poésie de René Char ne touche pas, comme un monde tournant autour du pivot des deux effigies de Goethe. Parfois l’humanité se rapproche de celui du crépuscule, de l’apocalypse. Et puis par éclairs, la foule s’irise en approchant celui de l’aube d’un espoir.
Dans ce mouvement de va-et-vient, le pivot le plus terrifiant c’est le palais du savoir situé entre les deux statues. Palais-sphinx qui pose encore aux étudiantes et aux étudiants ses dévorantes questions. Pendant que passent leurs années joyeuses, leurs rêveries dans les bars, les mêmes astres qui traversaient en Égypte le ciel d’orient et d’Occident tournoient depuis que se sont effondrées les générations théologiennes des siècles des guerres religieuses, se reprochant mutuellement les syncrétismes successifs qu’ils élaboraient pour le bien des propriétés territoriales des princes protestants — sans jamais retoucher, réforme après réforme, aux vieilles recettes égyptienne de la résurrection et de la faute, de la circoncision et des enfers pharaoniques.
Au palais universitaire coincé entre les statues de Goethe comme entre deux presse-papiers, des générations de théologiens pouvaient doucement oublier, en fonction des partis religieux qu’elles embrassaient, le style et les modes d’ancêtres, de patriarches et de prophètes qu’elles décidèrent de ne plus prendre que pour des accidents. L’accident Ishtar, l’accident Zeus, l’accident Mithra, l’accident Torah, l’accident Sainte Vierge, l’accident Jésus. Fondant ainsi l’espèce humaine à se reconnaître toute entière en l’animal qui au soir marche courbé sur sa troisième jambe….
1870: quarante ans après les représentations triomphales du Faust au château de Monbijou à Berlin, des prussiens trouvent bon, alors que leur empereur déjà bien vieux est venu affirmer avec toute son armée, jusqu’au coeur de la France humiliée, sa foi conservatrice en les vieilles aristocraties d’avant la Révolution alors qu’il est venu s’y faire couronner dans la galerie des glaces de Versailles — ses courtisans choisissent d’apposer, au coeur de la ville où Goethe avait fait ses études, dans le jardin de la nouvelle université impériale, au socle du buste moulé sur le vivant de Goethe, héros adoré de Guillaume premier — des mots hurlant la liberté démocratique, des mots hurlés par le dernier Faust, le Faust le plus mûr qu’ait fini par faire parler Goethe. Hurler.
Qu’on ne l’entende pas, statue inaudible d’un auteur mal traduit, aux textes plus jamais lus par personne dans le métro. C’est une vague statue, sans cachet, dans un square, dans la paix mémèrolâtre de mamans poussant là les poussettes d’un inimaginable futur, et dans l’anxiété des dealers en substances de l’imaginaire, affalés devant la statue très souvent et s’en foutant comme d’une guigne invendable.
Il faut se pencher. Il faut, frotter un peu l’inscription, si la pluie en accuse les reliefs. Faut-il boire, un coup ou beaucoup avant d’y aller? Faust hurle, là, précisément, sa satisfaction, enfin, d’avoir réussi à édifier une terre libre avec l’aide et pour un peuple libre.
Faust hurle son désir démocratique, sous le regard haineux de Méphistophélès qui, le laisse croire au triomphe d’une société d’hommes libres.
Mais le rare lecteur du Faust, exactement au fond comme le témoin de ce qui est arrivé à l’Europe après les rêves de paix de 1870 — sait que Faust n’a en aucun cas édifié ce monde libre. Sait que Méphistophélès lui a fait édifier par ses propres spectres, en fait, une tombe gigantesque. Pour lui. Une tombe pour Faust lui-même.
Mon bon, mon adoré professeur Wernher, l’apache bleu de Marie-Antoinette, le jour de la libération de Strasbourg, après toutes ces années pendant lesquelles il lui avait été interdit d’écouter du jazz, musique dégénérée — et j’ai su qu’il en avait entendu le premier concert dans le palais universitaire même, entre, donc, pile entre les deux statues de Goethe — mais ne fétichisons pas — mon professeur d’anglais, cependant que les derniers tireurs nazis, depuis la rue de l’Observatoire, sous le regard du buste auroral de Goethe, tiraient sur les chars alliés en train de foncer vers Kehl, mon professeur écrivit ce jour-là une mélodie sur le poème de Verlaine C’est L’Heure exquise. Malheureusement c’était pas du jazz et ce n’était pas l’hymne à la Commune que crypte l’immense poème du Bateau Ivre. Non, c’est une histoire de bien aimée savourée sous la lune blanche, et je jure de ne pas chanter les orgasmes de Verlaine et de Rimbaud ce soir. Malheureusement, dis-je vis-à -vis du jazz.
Le jazz et ses quelques affinités avec le bien, avec la liberté rythmée, fait de la fraternité égalitaire des esclaves de l’entreprise américaine comme une réponse aux attentes navrées de Verlaine et de Rimbaud. Un fétiche, le jazz, un fétiche comme Obama.
Wernher associait l’idée de la liberté politique et amoureuse recouvrées. Ce jour de 1945 il écrivait une mélodie que je suis seul à savoir encore. Sentait cette liberté recouvrée — pour le peuple et pour lesamours des ses enfants.
Et le cri de Faust, juste avant qu’il soit précipité aux enfers :
Je voudrais être sur une terre libre avec un peuple libre.
Auf freiem Grund mit freie Volke stehn.
Je pourrais alors dire au Moment.
Zum Augenblicke dürft ich sagen.
Demeure donc, tu es si beau !
Verweile doch, du bist so schà¶n !
La trace des mes jours terrestres ne peut être anéantie dans les Éons.
Es kann die Spur von meinen Erdentagen Nicht in Äeonen untergehn.
Dans le pressentiment d’une si grande félicité.
Im Vorgefühl von solchen hohen Glück.
Je jouis maintenant du plus sublime moment.
Geniess ich jetzt den hà¶chsten Augenblick.
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Ce cri de liberté a été proféré dans les jardins du palais Monbijou à Berlin. Puis, des décennies et toute une vie plus tard, ce cri a été gravé au socle de la statue. Wilhelm Der Erste, son dédicataire, du haut de sa posture impériale, corrompait fatalement comme tout monarque tout espoir de liberté. Étrange moquerie, aveuglement courtisan…
Ce cri fait suite, dans le texte qui avait bouleversé en 1820 le futur empereur — encore simple prince de Prusse et encore follement amoureux de la soeur du compositeur ayant mis Faust en musique — au long débat intérieur au cerveau du Goethe rédacteur du second Faust: science, panthéisme, Spinoza, l’éthique, la corruption de la monarchie française et sa ruine, mise en évidence par l’affaire du collier de Marie-Antoinette, le dévoilement de la Révolution française par le retour du mauvais empereur, naissance de l’idée d’une nation allemande fédérée par sa langue tudesque, par Lalangue, dirait Lacan.
Ah oui c’est ça Goethe à Strasbourg, c’est un pied de nez lacanien, LALANGUE, creuset de la Dette communautaire, commune, et d’ailleurs l’allemand c’est langue du communisme, de Marx, bien avant de devenir la langue fétichisée par Adolf Hitler.
Méphistophélès — cartésien, esprit qui dit non, «Je suis une partie de cette force qui veut toujours le mal, et fait toujours le bien. Je suis l’esprit qui toujours nie; et c’est avec justice; car tout ce qui existe est digne d’être détruit, il serait donc mieux que rien ne vînt à exister. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu’on entend par mal, voilà mon élément. «Spinozien, «l’homme qui dit non «, rétablit la loi, déchiffre le propos réel du réel, qui nous montre l’implacable de sa propre vie, de sa propre mort, de son propre manque à jouir.
Alors puisque nous l’aimons, pour peu que nous l’aimions, père, son souvenir brave les lois implacables de ce monde. Trotz Allerdem. Pires qu’implacables.: imaginaires, des lois que notre regard projette vers un inaccessible Chaos.
Nous vivrons la vie de la génération d’après. Louis XVI et puis Condorcet et puis Napoléon et puis Victor Hugo et puis Napoléon 3 et puis Rimbaud et puis Dreyfuss et puis Pétain et puis Hitler et puis les Rolling Stones et puis Bill Gates et puis…
Chaque génération depuis le début est celle dont le style et les modes ont tenté et tenteront de répondre, chaque fois de façon irréductiblement nouvelle, aux terreurs qu’auront léguées les crampes, les douleurs et le manque-à -jouir de la génération d’avant.
L’homme qui nous a dit non, dans nos enfances d’êtres humains, fut à ce titre, plutôt le père, Méphistophélès le père, image éternelle d’ogre du Commandeur devant Don Juan, Méphistophélès le Commandeur qui vous invite à dîner en enfer quand vous avez sauté sa fille Marguerite puis sauté son fils le politique.
Goethe, ce baiseur de poules l’a connue, cette image d’ogre, celle du père qui aurait dit «Non! «le premier aux errances encore enfantines des croyants-séducteurs aveuglés par leurs prosternations rituelles devant leurs premières femmes premières victimes.
Spinoza-Méphisto, surtout à la fin du Faust lorsque le diable se trompe. Il pense avoir récupéré pour toujours l’âme de Faust, l’ayant séduit par les grâces d’une Révolution politique, l’ayant laissé s’agiter sans voir que c’est son tombeau qu’il édifiait.
Méphisto s’esclaffe au milieu du jardin de l’Université, il rit en entendant les phrases vite démenties de Faust, à peu près comme il a dû rire le jour d’Hiroshima.
Science, Hiroshima, science.
Méphisto pense avoir gagné son pari initial (le prologue du premier Faust) avec Dieu, celui de conquérir l’âme de l’homme de science, l’homme supposé savoir.
Et puis à ce moment-là, au moment où Faust profère les termes gravés au pied de la statue secondaire de Goethe, celle du Goethe «auroral «à ce moment où éclate l’infernale joie de Méphistophélès dévoilant au pauvre savant que la nature réelle de sa «polis «n’est qu’un tombeau et que ce qu’il avait pris pour une foule humaine n’était qu’une armée de lémures, à ce moment qui est celui d’Hiroshima et de ses bombardiers, un escadron d’anges moraux surgit sous le propre toit de diable.
Et le force lui même à devenir bon, comme L’Ethique de Spinoza parvient à ouvrir un primat tranchant de la morale dans l’enfer machiavélique du siècle.
Alors le Bien grouille sous la plume de Goethe, en sa personnification d’anges à l’insupportable bonté, vient kidnapper Faust à la barbe et à la queue de Méphistophélès (qui crâne, en proposant aux anges ayant soudain envahi son enfer de leurs mines asexuées, de les enculer, puis qui se sent envahi par un atroce sentiment de gentillesse bénigne), — le Bien vient revendiquer pour son innocence l’âme de Faust, le sujet supposé sachant et déclaré bon à l’aune du regard de Goethe.
Techniquement la citation utilisée, en l’étrave même du programme urbaniste très orienté (vers un orient Humboldtien) de l’axe qui unit les jardins universitaires, vers le soleil levant, au palais de l’empereur, vers l’Occident, cette citation aurorale, elle identifie techniquement Faust sur le point de mourir, à l’empereur Guillaume — tellement âgé déjà, au moment où l’habileté de son ministre Bismarck a fait de lui, non plus le petit prince de Prusse humilié par le surgissement diabolique de Napoléon dans les parcs et le château de sa maman et de son grand-père, mais l’empereur allemand couronné – je le redis parce que je voudrais que ça me tourmente plus, la revanche de l’ancien petit prince de Prusse terrorisé alors qu’il n’a pas dix ans, par le surgissement de Bonaparte au beau milieu de la paix du château de sa maman, ça devrait nous tourmenter, que la revanche se soit jouée au milieu de Versailles, la fantaisie monarchique coûteuse. Et cela devrait me sidérer que pourtant, amoureusement, la devise offerte par les sujets, courtisans ou autres urbanistes au bon vieux roi allemand, ce soit le cri d’un Faust politique, qui rêve «d’un peuple libre sur une terre libre «.
Car sans vouloir jouer au présentateurs de têtes couronnées mais on pourrait le jouer avec la voix de Léon Zitrone, musique et flonflons si ne se jouait pas là le ressort le plus tragique et le plus impitoyable qui soit — car le petit prince de Prusse n’était pas amoureux de la pièce de Goethe, dont il a vu la représentation en 1820, sans que ce soit en rapport avec sa propre soumission sexuelle aux autorités cadavériques du corpus religieux de l’aristocratie prussienne et des cours régnantes de l’Europe légitimiste, lui interdisant de continuer de chérir celle qui blottie contre lui, écoutait le Faust dans les jardins du château de Monbijou, sous le regard de Goethe qui avait exactement le visage qu’il a dans les jardins du palais auroral de Strasbourg et alors qu’elle n’avait que dix-sept ans la petite Elisa von Radziwill qu’il devait aimer jusqu’à sa mort.
Au moment des représentations des malheurs du roi Lear, par exemple, personne ne s’offusque ni ne lance de quolibets démocrates, lorsque surgit le désespoir de Lear le roi, quand il est pris dans la tempête, quand ses enfants le trahissent et l’aveuglent, personne ne s’offusque plus qu’il soit roi parce que Shakespeare en a fait un fétiche, en ce sens que chacun, dans le public, peut s’identifier au destin de cette homme, qui possède tout ce qui manque à chacun, la liberté, le règne, la vertu et la gloire.
Et qu’on pourrait bien fétichiser la littérature au point de se dire qu’il y aurait des avantages nombreux à se montrer au parterre des théâtre et à se dire cultivé. Le programme urbanistique de l’enjeu majeur que fut Strasbourg en 1870, rend compte de la soumission terrible de Guillaume au vouloir aristocratique — Si Elisa — vous vous dites, voilà, il va nous raconter une histoire à l’eau de rose.? — Mais non.! Elisa vaut bien un détour, Elisa c’est le seul amour de Guillaume, il a pas eu le droit de la marier, le futur empereur et elle en est morte enfin, il a dû marier la fille d’un roi à la place et tout le monde à Berlin était au courant et bien malheureux pour lui et il le dirait même à sa femme — on est même allé jusqu’à demander au tzar de toutes les Russies s’il voulait pas l’adopter, l’Elisa et en faire une fille de roi afin que le pauvre Guillaume puisse quand même l’épouser — mais si l’allez voir le verrez encore bien pire: Deux ans après le mariage de Wilhelm avec la couronne anglaise, elle est est morte de la tuberculose.
Parce que, comme elle dessinait, l’Elise, en voyant son trait et comment elle se moque d’elle même et le coup de crayon qu’elle a, vous en voudrez moins à l’eau de rose et quand vous saurez que dans son cercueil, à la fin, le Guillaume froissait dans sa main un dessin d’elle vous aurez le lot complet de l’eau de rose, du roi et de la tuberculose et de tout le tintouin.
Sauf qu’on est le public d’après et qu’on s’en bat les flancs, mais quand même, le lien entre Élise, Goethe et l’empereur et Faust, le voilà. C’est le frère de l’Elise, un fameux musicien, voilà, qui a mis le second Faust en opéra et dans les jardins du palais berlinois d’Elisa, le palais de Monbijou, les yeux de Guillaume se sont ouverts au jeu du spinoziste Goethe. Et leurs doigts s’enlaçaient et leurs âmes j’arrête là la tartine mais vérifiez la confiture les pots sont dans le placard de l’histoire.
Et tous les prussiens savaient l’histoire du seul amour de l’empereur. CQFD pour l’inscription à l’étrave de notre pauvre ville, de notre région fétichisée ainsi. On sait ce qu’il en a coûté, en examinant la totalité du fétiche on peut s’effrayer du futur qu’il garantissait. Chanson d’amour aussi terrible que «Le Temps des cerises «préfigurant la semaine sanglante, le clin d’œil à Elisa mettait le couvert pour des millions de morts ignobles.
Et notre ville pour sa partie prussienne a au fond été bordée de drôles de draps: à l’aurore orientale, le cri vertueux de Faust avant sa mort.: «Plus que tout je chéris le rêve d’une terre libre pour des hommes libres «.
Derrière lui, de l’autre côté du palais universitaire du savoir couronné de savants très savants, un autre Goethe est statufié légèrement décalé par rapport à l’axe de l’avenue, un peu comme le greffier d’une assemblée.
En face du temple du savoir, du côté du couchant, le palais de l’empereur affecte l’apparence de son casque, que traversent les rayons de l’Horus du crépuscule.
Á droite du palais du savoir, l’église des protestants, les premiers dans l’histoire européenne à avoir mis en cause les fétichismes catholiques, les indulgences papales, et, juste derrière elle, à l’angle du quai Koch et de l’avenue de la République une et indivisible, l’immeuble des loges maçonniques aristocratiques, signe de la passion terrible née dans le coeur de Bismarck le pieux, lui-même, celui qui disait: «Si je ne croyais pas en Dieu, je cesserais d’être monarchiste «.
Un peu plus loin, et dans une rue moins prestigieuse, le temple maçonnique pour la valetaille, qui aurait, dit-on, perdu tous ses décors d’époque en 1918 mais passons.
Toute la ville, orientée d’ailleurs d’Est en Ouest. Comme si les urbanistes avaient voulu répondre à l’orientation de la cathédrale, en posant une orientation à l’Égyptienne, l’aurore, le crépuscule, et le greffier de la cérémonie fixant des yeux l’empereur gardien du monde des morts — voilà le fétiche.
Le fétiche aura été, comme dans l’Égypte première, le phallus perdu d’Osiris, puis la sexualité des prêtres catholiques noyés dans le culte de la trop isiaque vierge Marie reine du Ciel bleu, perdue ensuite elle-même par les austères luthériens en même temps que la possibilité si maternelle de pardon, abandonnée plus encore par les calvinistes, et l’impossibilité d’une liberté du futur contenue dans la foi en des valeurs prophétiques — comme demain est écrit, l’objet histoire s’est perdu.
J’aurais dû me souvenir de mon phallus perdu lors de la première rencontre avec Monsieur Wernher, en 68 — comprendre que cette règle en métal chue de mon pupitre avait provoqué ma mise au mur en pointant la valeur d’acte manqué de mon geste: «Saboteur ! «, avait hurlé le maître fou en tournant colle un ours entre les tables tremblantes de mordions qui se croyaient adultes — «Tous des saboteurs de cours! «. Et je ne me rappelle avoir eu çette petite règle métallique à section carrée que grâce à cette exquise colère.
Le fétiche strasbourgeois, c’est la castration volontaire de l’empereur, son asservissement au principe nobiliaire de légitimité du lignage. Le fétiche dans quoi le peuple prussien a su décrypter la libération d’un empereur pris comme fonction paternelle, ce fétiche a une langue, c’est Goethe, Goethe le coucheur, le lécheur-séducteur — la statue n’est pas Verlaine que Wernher mettait en musique au jour précis de l’entrée des chars américains en ville…
Guillaume aurait Evidemment fondé l’Europe, s’il avait rencontré Rimbaud et Verlaine plutôt que de préparer Hiroshima en se faisant couronner à Paris.
Le fétiche égyptien déposé sur le plan de Strasbourg (l’Orient, l’Occident, n’est ce pas, on sait d’où ça vient dans l’imaginaire des lumières du XVIIIème siècle, ça vient du NIL), c’est l’objet manquant au rêve de Guillaume – il s’agit de remonter aux origines égyptiennes des trois religions de la guerre occidentale, de l’accident-occident, comme dit Lacan, pour arrêter leurs guerres territoriales — et donc le fétiche fait du minuscule Rhin une grenouille qui voudrait s’enfler jusqu’à redevenir le Nil.
Devant quels déserts ?
Au moment de penser ainsi je pressens des déserts infinis autour de ma ville: suffit-il pas de jauger le vide des ciels ?
L’idée de liberté s’affermit au XVIIIème siècle, selon Starobinki, au confluent des grilles des châteaux, dedans s’affirme la liberté de vivre comme bon leur semble, dehors celle de s’affranchir de la tutelle des libertins. La pensée chemine, pour Kant, sous la voûte étoilée et dans la contemplation de la morale. L’Occident est traversé d’une circulation des pouvoirs ternaires, où le prélat, le soldat et le paysan observent le passage étoilé du nomade venu leur raconter les autres mondes — la liberté de culte, le libertinage des marquis et des soldats, le libéralisme des entreprises, disent bien dans leur parenté étymologique quel attente fondent les uns et les autres sur ce qui leur manque le plus — et leur regard sont orientés par les vieilles religions du désert.
Sans s’en apercevoir, en proposant l’idéal d’une Égypte esthétique, d’une Isis mozartienne, l’empereur maçonnique, tout en offrant à ses populations futures de se fréquenter sous le regard du docteur Faust, fabriquait peut être aux confins de sa pensée l’idée d’un désert. Ce désert, ce vide d’hommes, où les premiers égarés fomentèrent les images trompeuses des idoles et des fétiches que les nombreux adorent. Ce vide d’homme auquel, après les progrès scientifiques que se sont offerts les pontifes ardents des nationalismes et des religions ayant survécu à la mort du vieil empereur — ce vide d’homme que l’homme appelle Dieu et auquel il s’apprête à offrir, d’un déclic nucléaire, son espèce égarée. Un empereur Guillaume qui se représentera à l’autre extrémité de l’avenue impériale, celle qui joint l’aurore des sciences au terrible empire des morts garde par le dôme du palais impérial fait pour figurer le casque d’un empereur resté là, à garder sagement la porte d’un futur de guerres atroces.