Jamais rien de plus agréable n’a eu lieu pour moi dans le centre gothique de ma ville que cette façon dont les lieux de la splendeur historique sont rendus à leur véritable identité depuis que la grotesque marée des touristes ne vient plus en entretenir l’entretien, effarouchée et tenue à distance par la pandémie qui sévit depuis un an.
Les lieux et les gens sont ils rendus à eux-mêmes ?
Une certaine carcéralité, si je la découvre avec enthousiasme pour le silence qu’elle fait résonner en ces villes si terriblement bruyantes d’habitude, ne peut-être évidemment qu’insupportable à ceux ayant déjà trop eu l’usage en plus de la promiscuité voire, emprisonnés dans le bruit et les colères domestiques, par exemple d’une famille turbulente, d’un couple en humeurs massacrantes, de tout ce qu’on aurait laissé s’accumuler a l’étouffoir du famille-je-vous-hais associé au je-ne-veux-rien-savoir tyranique et aveuglant.
La cathédrale n’est qu’un lieu, mais les promenades enfin solitaires à travers la cité confinée renvoient à la condition solitaire essentielle, à la portion inatteignable de l’existence qu’on nommerait sans pompe et depuis des années et des années de vies de pédagogues : l’être. Les monuments les plus formidables de l’Histoire, la cathédrale de Strasbourg par exemple, redeviennent une grange. Un hébergement pour poètes brûlants. J’ai croisé hier Christophe de B. Il me dit y être souvent monté par les passages secrets. Nous évoquons Alain W., qui, lui, y dormit également dans les années quatre vingt.
Y a qu’une destination en général pour les adorateurs – un pèlerinage – en souvenir, en projet, bah… qu’importe cette importance aux yeux de ce qui importe réellement, au front soucieux de la masse turbulente des foules jalouses au contraire de l’air extatique qu’elles surprennent aux rêveuses et aux musiciens…
Aux quartiers des villes, le lieu par excellence de leurs urgentes et essentielles préoccupations c’est celui de la subsistance, le magasin d’alimentation, épicerie d’antan à l’antique, hypermarché ou pire, le site informatique de commande en ligne : où est le sel ?( voilà du pèlerinage incontestable : faites des travaux dans l’hypermarché du coin : les gens sont pa-ni-qués … parce que : où sont les nouilles ?)
En cas de travaux et de désorganisation, eussent-ils été brefs, du lieu de l’approvisionnement, c’est pire bien entendu que si on interdisait les pèlerinages et les dévotions aux lieux de l’extase. A croire que la rencontre par l’être de sa propre subtilité et donc de l’inouï, c’est foutu. Le lieu de l’achat est venu remplacer, pour le citadin, la forêt obscure au milieu de quoi préhistoriquement le chasseur-cueilleur cherchait à survivre, quégnait sa pitance mais sans cesse dans la tapisserie du Vrai. Reste que c’est pas rien, si y a du désordre aux rayons bouffe.
-Et ?
- Justement, chère voix intérieure.
- Quoi.
- Si je vivais seul avec mon estomac et le pèlerinage à mes cultes les plus salés ( où ont-ils foutu les cacahouètes ?), il me resterait toi, voix intérieure.
- Je compte plus pour toi que la bouffe à l’épicerie, à l’hypermarché ou au site de vente en ligne ?
- Nourriture sacrée de mon ventre ventriloque égoïste, te souviens-tu de cette île qui ressemblait à ma cathédrale, et que tous les irlandais connaissent ?
- Si on sortait plutôt que de te laisser ruminer encore les Skelligs. Même là-bas, sur le roc, les cellules du haut moyen âge ont été abandonnées depuis des siècles par leurs moines. Ça distrait seulement les touristes, et du monde entier. Chaque irlandais est conscient qu’il vaut mieux éviter l’endroit à moins d’avoir réservé un bateau des mois à l’avance pour la visite. Y a même un épisode de Starwars qui s’y est tourné… on regarde quand starwars, dis ?
- As-tu songé à intérioriser ce que « royauté » représente pour toi, ce matin ?
- Avant, tu parlais de plusieurs pèlerinages possibles vers des lieux d’adoration, et tu balayais largement le champ des cultes possibles depuis, en gros, si je te suis, hein, les lieux où parle dieu, la cause-en-soi, jusqu’à l’organisation inquiète du sujet affamé vers les épiceries – maintenant tu as bondi vers la notion de la prosternation et du roi. Vas tu balayer en royautés la même vastitude qu’aux pèlerinages ? Me dire qu’il y a moyen que nous petit-déjeunions au Palais Royal ? Puis proposer qu’on croise un autre processus, celui qui permettrait schématiquement de ressentir l’humilité devant toute légitimité supérieure à la tienne et à la mienne et à la nôtre ? La royauté près-de-chez-vous ? Oui je le sens, tu vas trouver un équivalent au rayon alimentaire que tu opposais aux pèlerinages forestiers, tu va me sortir de ta manche une sorte de royauté incontestable, pas poétique, et qui concernerait tout le quartier…
- Tu es aussi chiant que moi.
- Moi au moins j’écris pas les conneries qui s’enfilent dans ma tête comme si c’était un lupanar.
- Je parlais des Skelligs, les îles de pèlerinage sont en même temps le trône du sacré, la royauté légitime de toute émotion, le sel océanique d’un repli impérieux auquel nous devrions tous joyeusement nous soumettre quitte à y maigrir…
- Bon. Après une aussi spacieuse introduction, tu vas quand même commencer ton histoire ?
_-**_-**_-**_-**_-**_-**_-**_-**_-**_.
Il était une fois une île, tellement belle et escarpée et minuscule : c’est probablement pour ça qu’elle était accompagnée de son double en réduction, miroir auquel n’accostaient qu’oiseaux de mer, en nuages d’ailes et de criailleries.
Quelques cellules de pierres se tenaient à son sommet et c’est là que médite le plus gentil, la plus spirituelle et le plus beau de tout ce que le genre féminin à jamais pu générer, tant cis- que trans-.
Sauf que cette histoire là n’est pas un conte de fées.
Le plus pharamineux est là-bas, et sans miroir. Regardez !
-Tu vois quelque chose ?
- Mais ces deux îles, là-bas, à l’horizon posées si incroyablement escarpées qu’on oublie complètement, en les discernant, que l’horizon serait une réalité, puisqu’elles semblent dessinées par un fou gothique.
- Et vous nous dites qu’elle habite là, celle qui …?
- Elle hante vos pensées bien plus encore que vous ne l’imaginiez déjà, mais sans effondrement infantile de gamin adorateur, hein ? Ni pèlerinage, ni reine. Une vraie femme, quoi, comme Delphine dans « baisers volés ». La royauté en-soi. E-pi-cière !
- Ça, une vraie femme ? Delphine Seyrig ? La reine des stars ? Tu te fous de nous ?
- Pas de salades : le conte, le roman : non. Pas de salade. Depuis trente ans j’écoute, chaque jour, quelques dizaines de personnes. Qu’est ce qu’il en reste dans les algorithmes de mon cerveau ? Elle.
- Dis nous au moins ce qui lui arrive, à « Elle » ! Sinon, si tu veux absolument éviter de tomber dans le roman ou dans le conte, apprend plutôt par cœur comment Spinoza arrive à viser l’une ou l’autre notion jusqu’à la rendre crédible, solide et à l’inscrire en effet dans la réalité…
- Oui, je sais. Mais en attendant je dois aussi laisser une trace sur ce papier. Spinoza : je n’arrive pas à l’apprendre par cœur. Realidad, elle a une gueule d’un désirable !
- Désirable ! Et tout l’truc qui va avec ?
- Appelle moi m’n’oncle, s’il te plaît.
- Et tout le corps désirable qui va avec, m’n’oncle ?
- Je soupçonne, oui : en quasi totalité.
- Et c’est là, dans une cellule en pierre des Skelligs balayée par les vents océaniques, qu’habiterait la plus désirable dont tu puisses m’parler, m’n’oncle, reine, pèlerinage, nouilles monarchiques et sel de la vie des épices mystiques tout à la fois ?
- Je sais que c’est vrai. Je te demande pardon. Je ne doute pas de toi là-dessus. C’est le vrai, un vrai. Quelle que soit la banalité, voire l’atrocité de ce que tu serais toi en train de vivre, ou de ce que je serais moi en train d’expérimenter, dans la perspective océanique telle que tu l’évoques, elle…
- Alors m’n’oncle, pourquoi « elle », d’ailleurs ?
- Une réversibilité des genres est permise à qui veut enquêter sur elle, et selon le vœu de qui se met en route. Au terme de la route, je devinerai un peu mieux comment je sentirais le monde et moi même, si j’étais femme. Pour arriver à l’igloo en pierre sèche de Realidad, il y a l’ascension étourdissante des escaliers de la Grande Skellig, parfois un énorme goéland frôle la personne en train d’y monter, laissant en bas le bateau, le môle et les quais s’étrécir lilliputiens, points sur l’immense bleuissement de l’Océan.
- Réalité est à peu près seule, sur les sommets de l’île ?
- Peut descendre. Peut aller toiser les phoques, ou pêcher. Il y a la place pour un potager, dans les hauteurs. L’eau de pluie des citernes est exquise. Ils en vécurent des siècles.
- Je n’arrive à me représenter ça que grâce aux photos, mais qu’est-ce que cet attirant pèlerinage a à voir avec le fait que je doive te dire « m’n’oncle » ?
- C’est dans « Le roi Lear ». Le fou appelle le roi « m’n’oncle ».
- Ah oui. C’est dans Shakespeare.
- C’est un pèlerinage au cœur des aveuglements qui emportent rigoureusement les innocents depuis leur splendeur jusqu’à la poubelle. C’est le roi. Il se trompe sur sa fille l’innocente. Il est puni par ses filles les ambitieuses. Et voilà. Et donc, quand on a la chance que ce soit joué justement, avec fidélité, ça tourmente et ça réveille, ça métamorphose : on n’est plus du tout le même à la fin de la pièce. Au plus proche de ce qui est notre réalité, ce matin par exemple, alors que des acteurs profèrent sans discontinuer le texte de cet homme anglais, disparu il y a quatre cent cinq années.
- M’n’oncle, fais naître en moi un désir de Réalité.
- Realidad.
- Brune ou …
- ou brun.
- M’n’oncle ! Tu gaves ! Tu veux dire que Realidad est une hallucination soumise à mes sens, abusés par mes désirs ?
La question de se livrer complètement fait taire les deux personnages un long moment.
Ah, si ce n’était pas hallucinatoire de se livrer complètement !
Comment pourrait on prétendre transpercer le réel sinon par extase ?
Quel autre procédé ? Un amoureux sans extase est-ce que ça n’est pas une bûche ?
Je me souviens la première fois, j’avais seulement cru voir les îles Skelligs.
Vacances d’été.
A Waterville, côte ouest de l’Irlande, un cirque microscopique aèrait ses deux ou trois éléphants, dunes herbues, et la plage désertée dont la digue est ornée d’une statue de Charlie Chaplin, vacancier célèbre de l’endroit. La petite foule se laissait distraire par les éléphants alors que derrière eux j’avais remarqué, posées (hallucinantes, d’ailleurs) sur la ligne d’horizon, deux îles-hiéroglyphes.
Est-ce que je les remarque ou est-ce qu’elles apparaissent ?
Une des deux îles quatre fois plus grande au moins que l’autre.
Ça parle gothique ; un imaginaire seul a pu déposer là ces constructions, effilées tout en hauteur, hérissées de pitons. Après un moment de déambulation des éléphants débonnaires il me devient incompréhensible que chaque badaud ne soit pas exclusivement en train de scruter les îles. À telle enseigne que je dois me demander si je les vois bien. Si elles ne sont pas une idée idiote que je me forgerais.
J’ignore encore leur nom à ce moment là, en ces temps anciens. Si je n’ai pas disposé de jumelles, ça explique que ne me sois pas rapproché, presqu’au sommet de la Grande Skellig, de l’image du Royaume-en-soi. J’aurais vu, image gazonnée, un espace calme et plat où voisinent quelques demeures, simples igloos en pierre, les beehives.
Personne regarde pourtant autre chose que la masse débonnaire et dodue des éléphants en train de faire leur promenade, et je constate que le village de Waterville, évidemment, ne passe pas ses entières journées à contempler cet îlot de contemplation là-bas, au loin. Les jours suivants je pourrai vériffier qu’elles sont visibles encore.
Puis je comprendrai qu’elles sont une forme d’obsession pour les habitants de cette péninsule du Kerry qu’on appelle Iveragh et qu’elles ponctuent.
Que c’était ma méconnaissance qui m’avait empêché de mesurer la passion inévitable non seulement des irlandais pour ce qui est lieu de pèlerinage, mais pour tout être qui ferait le constat-Skelligs. Et ce matin, des décennies après, je sais que Realidad y est constamment hébergée.
Je la vois, tiens.
À l’instant elle s’est approchée du miroir, dont elle a parfois besoin.
Elle se regarde. Elle ignore que je pourrais me saisir d’elle, qu’elle pourrait s’emparer de moi. Ou que nous pourrions nous mesurer, nous asseoir de chaque côté d’une table, boire les paroles l’un de l’autre, pour mille ans.
Et dehors, il y a cette présence, les rumeurs océaniques. Qui sont l’écho de tout silence, de toutes les distractions par le merveilleux. En réalité, jumelles de vue ou pas, je suis dans ces lieux. Et c’est ce qui me permet d’être présent au monde, ce matin, à des milliers de kilomètres. Savoir que c’est en train d’exister, pendant que j’entends des cris de mouette exilées dans ma ville, à mille kilomètres de toute mer.
Bien plus présent au monde que si mon fou, ma conscience, cette voix d’abruti qui court derrière chacun de mes pas, m’obligeait par ses quolibets critiques à accepter pragmatiquement que j’aurais peut être un peu de vague à l’âme si on m’enfermait vraiment, pour un mois comme j’ai soutenu que j’en rêvais, dans cette cellule, et que je la partage avec le soliloque de Realidad.
-D’ailleurs, m’n’oncle, tu y vas, passer un mois là-bas, t’en parlais, non ? Ha ! Déjà au printemps 2017 je me rappelle très bien, tu imaginais d’y retourner tout seul là-bas, non, pour méditer la réalité, pas vrai ? Ha ha ! La réalité de tes longues années de travail tu disais. Et où tu travailles, hein ? Haha, au pied de ta tour des seventies entre le campus universitaire de Strasbourg et le continent de l’habitat modernoïde qui s’est empilé comme un bunker autour de ta présence nostalgique d’homme des sixties.
Même quand il neige ça reste un peu strict. Comme c’est poilant, non, que tu te soies coincé, là précisément où les urbanistes ont concentré chacun dans sa cellule, une plus monastique que l’autre, et ça, autour de ton cabinet de …
- Stop, mon fou ! Le vertige cellulaire de la belle Realidad ne peut-il pas être apparenté uniquement à une forme du plaisir ?
- Pour ne pas employer d’autres mots plus crus, m’n’oncle ?
- Elle se tient (et si je m’approchais ?) – elle se tient, Réalité, nonne nue ou moine bouleversant (selon les fantasmes gigantesques que tu voudras) et c’est dans le petit bâtiment de pierres qui semble comme destiné à propager le feu central qui y est solidement protégé contre les pires tempêtes.
- Je lis, m’n’oncle : 750 mètres de haut, la Grande Skellig ?
- Tu es fou, fou ? 230 mètres.
- C’est que je lisais ce texte que tu as tenté d’écrire en angliche en 2018, alors c’est des pieds, 750 pieds, pas mètres… ce texte en mauvais anglais tu l’as d’ailleurs écrit pas du tout lors d’une réclusion admirable dans la solitude des îles monastiques mais pendant une réclusion un peu plus festive… et où ? A New York! Ha ! Ha ! Ha ( ( le fou se roule de rire par terre et ne parvient plus à s’arrêter)
Puis, revenant dans la pièce tranquille, une ou deux heures plus tard :
- Regarde, bougre, Réalité en Irlande, elle se fait un petit signe de la main au miroir. Tu reconnais ce geste ?
- Ben oui. C’est le salut que se font les irlandais quand ils se croisent en bagnole.
- Ça te dit quoi ?
- Solidaires. On s’aide. Pas eux, qui forceraient quelqu’un à leur dire “m’n’oncle”. Égalitaires, les irlandais. Soudés par l’oppresseur.
- C’est ça que regarde Realidad en son miroir.
- D’ailleurs j’en ai marre de ce jeu. Tu sais très bien que je t’appelle comme ça en mémoire du fou qui parlait à son roi, Lear. Mais que si on a aimé cette pièce toi et moi au point d’en être métamorphosés, c’est parce que la troupe qui l’a montée avait un petit air de la solidarité irlandaise.
- Printemps 1986, j’ai trente ans, toi aussi. Les acteurs sont préoccupés par une forme de communisme de la troupe.
- Toi tu termines tes études de tragédie…
- De médecine.
- Tu sais pas encore que c’est pareil, c’est du Sophocle. Tu vas voir la représentation d’une mise en scène avec des références spectaculaires, digne de la folie furieuse et des couleurs éblouissantes de Jérôme Bosch.
- La femme a tête d’oiseau qui fait de la balançoire au plafond, presque nue. Et la scène de torture et d’énucléation des yeux du fidèle Gloster, couverte par le bruit banalisant d’une radio qui crachouille… Le plancher de l’estrade qui se met, pour exprimer la tempête, à être animé de vagues colossales parce qu’une roue se déplace en dessous…
- Et la traduction d’Yves Bonnefoy qui fait presque passer le génie de Shakespeare dans les rigidités de la langue française…
- Et la réalisation de Matthias Langhoff, totalement allumé…
- Réalité s’est dit que ces gens de théâtre furent une vraie troupe.
- Solidaires à l’irlandaise. Et toute la ville tout autour. Réalisant soudain qu’avant on avait été colonisés par des préoccupations superficielles. Comme les irlandais par les colons anglais qui leur vidaient leurs greniers à blé alors même qu’ils crevaient de faim, pendant la Grande Famine…
- Occupés depuis sept cent années, ils savaient ce que voulait dire de ne pas être du groupe des prédateurs. D’être de la troupe des solidaires, autour d’un verbe et d’une verve. De faire partie des justes.
- Mais alors, ces îles Skelligs et la nonne nue qui s’y fait des signes de solidarité irlandaise, alors qu’elle est seule, hein – mais alors aussi ce cercle de villages du littoral, dont les habitants sont hantés par le spectacle incroyable de cet ermitage naturel : des acteurs et un public ? L’île actrice cernée de villages qui la guettent ? Et autour de ces villages maritimes, l’épaisseur humaine innocente de l’île irlandaise toute entière, puis du continent voisin, l’Europe vers où voyagèrent pour la convertir aux miracles égyptiens les témoins éblouis de …. de quoi ? Les ondes de ce spectacle (Réalité mélancoliquement concentrée sous la forme d’une incroyable conscience) expliqueraient la propagation mystique, celle qui a historiquement, réellement, circulé entre tous les lieux du monde ? Le vol des idées, concoctées par des ermites antiques, habitants osiriaques puis coptes du désert égyptien ayant toisé les étoiles pendant trois mille ans, ce vol parcourt, c’est une réalité avérée par les archéologues, ce vol saute le long des côtes, Méditerranée, Gibraltar, atlantique, le Mont Gargan et puis d’île en île, le rêve égyptien choque son public nouveau au point que l’idée d’une éternité devienne banale, siècle après siècle, et envahisse ainsi que de l’encre noierait un buvard, toute la carte de l’Europe et puis des continents, non ? Tu voulais aller t’y enfermer tout seul, dans cette île. Tu as voulu. Et puis t’as été convoqué par l’amour le plus puissant et le plus vrai, mais à Manhattan ?
L’interlocuteur – qui refuse dorénavant qu’on l’appelle « le fou » se rejette à terre et rit, de nouveau sans s’interrompre et d’une façon communicative.
C’est le vingt quatre Juillet deux mil dix sept qu’en retournant depuis la France aux îles Skelligs, j’avais pu encore une fois les admirer en ces images délivrées – par le petit tour standard qu’y proposent certains chalutiers depuis Port Magee – et alors quoi ? – j’avais eu misérablement le mal de mer au moment de l’approche de ces deux dents titanesques qui sont l’ombilic entre deux mondes subtils – mais que j’arrivais à peine à regarder danser du fait de la petite valse bateau-vagues, sans avoir la nausée qui, oui, m’empêchait de les scruter à satiété – à se demander si mon vertige était une transe, un dévoilement de la subtilité du monde par la nausée en quelque sorte.
Dévoilement quand les archéologues découvrent de vieilles étoffes coptes dans la grande sœur bretonne de Skelligs Michaël, le Mont Saint Michel en Bretagne ?
Ça avertit qu’il y eut aux premiers siècles de cette ère, incroyable déplacement des pasteurs d’Idée, les coptes eux-mêmes descendant (inconsciemment ?) des moines encore plus antiques, les osiriaques des confins du désert égyptien, ceux qui dévoilaient prudemment et à force de réalisme, l’éternité des cycles stellaires – et osaient l’annexer au jouir sensible de l’éternité de l’instant. Éternité des cycles. Éternité de l’instant.
-Evidemment, compère, j’ai dû rentrer dans le regard parfois ému de ma mère qui, si je lui proposais, en étant son morpion, la texture d’un début d’éternité rassurant, me passait la main dans les cheveux.
- A quel âge ?
- Et ensuite, plus agé, pépère…
- Ah non, pas « pépère », ne recommence pas cette méprise déprise moquerie de toi-même sous mon rapport !
- Et ensuite, quand j’ai été plus âgé, chacun de mes regards au miroir s’est accompagné fatalement et discrètement de ce souvenir.
- Chacun de nos regards au miroir s’accompagne de ce souvenir éclairant ou troublant d’un autre regard, oui, celui que portaient les pères et les mères au sourire du morpion qu’on fut.
- Alors !
- Alors quoi, espèce de doryphore ?
- Tu vois, tu t’y mets aussi, à me déprimer, mépriser… Alors si tu comprends et te souviens de l’attente d’un rassurement de Mère par l’air bonhomme de son marmot quand elle chavire d’amour puissant pour lui, alors tu comprends un peu combien la pression a dû être forte, sur les épaules des petits moines astronomes du Désert égyptien, afin qu’ils délivrent une attestation d’éternité égoïste à la gueule de l’Employeur du Nil, j’ai nommé le toujours-présent pharaon, employeur de nous tous en c’bas monde… une attestation au pharaon qu’on va lui offrir de quoi s’arrimer aux étoiles, embarquez ça roule ça roule. Il va quand même pas se contenter, le Maître, de l’être ôté de l’instant, purement philosophique, et de l’éternité des cycles, purement inatteignable. Alors faut lui mentir. Allez… Roulez jeunesse. Statu-quo de votre sourire de playboy garanti à vie mais sous une pyramide passque si on devait vous voir éternellement ce serait d’un emmerdement pas possible…
- Ah ouais. Roulez jeunesse… en matière de narcissisme, le chef du gang et le grand-prêtre qui lui encense matin midi et soir les accès au monde subtil d’un monde chavirant, ce gang à deux ça me rappelle ma mère et moi : qu’elle m’ait nourri : nul conteste. Que les greniers du pharaon ait tenu les gens du Nil loin de la famine : c’est prouvé. J’ai ce sentiment d’avoir été le pharaon d’ma mère pendant une éternité…
- Une éternité de soumission ?
- Cherche combien de révolutions dans cette histoire osiriaque de l’Egypte ? Et puis… Que je n’aie servi à rien à ma mère, il n’y avait que moi pour en être sûr. Le mystère de son dévouement à mon être avide ne se dévoilait jamais, pendant cette éternité de mon hypnose gamine. Mais j’étais enfantin pas infantile. Heidegger et tout ce genre de hiérarques, ils gardent leurs postes en faisant les gamins devant la maman nationale nazie, et au pharaon nazi, il lui ont bien encensé les naseaux. Malraux pareil avec De Gaulle.
- Tu chantes une comptine ? Et toi ? Tu courtises ?
- Lacan, pareil : dans la cellule monastique du psychanalyste, un dévoilement du réel se produit. Mais faut les financer, ces efforts vers une connaissance de Realidad. Lacan drague toute la société de son Paris, peut-être juste pour financer ses propres frais de bouche. Il s’arrondit, il s’achète des toiles de maître… La science fondamentale peut bien attendre, se dit-il… Lui, il danse, il fait le paon, il sème des éblouissements. Il fait croire aux petits pharaons qui viennent chez lui que son verbiage va être d’un bénéfice extraordinaire. Un passage par le recherche fondamentale lui serait étape ruineuse : Lacan ne promet que le feu follet vacillant des profondeurs d’un système pas encore validé. Sa science appliquée drague le pharaon qu’est le public intellectuel du Paris des seventies. Venez m’écouter et vous toucherez a l’éternité du Logos. C’est de l’effet de manche et une sorte de recherche pragmatique. La recherche fondamentale d’une eternité, bien obligée, attendra un peu encore avant de decrocher de pareils triomphes, un budget, et surtout des résultats… La recherche sérieuse d’une éternité pour de Bon, elle attendra, elle fera des petits boulots. Et sans déposer, en sept mille ans, au pied du pharaon qui attendait l’éternel printemps de ses astronomes monastiques, plus que quelques bricoles. Quoi ? Toute ces millénaires de recherche ne donneront aux playboys rien de plus que la chirurgie esthétique, une discrète augmentation de l’espérance de vie, des dents blanchies, des lèvres boudinées de silicone, l’arrogance des seins, des testicules resuspendus, le respirateur à pression positive pour les apnées du sommeil des vieux ? Pharaon paie depuis six mille ans…
- L’éternité a plus d’avenir que l’immortalité. Tu sais, ô jumeau du roi Lear, qu’en Irlande la légende attribuait à des êtres titanesques la fabrication de tes îles, tellement spéciales il est vrai qu’on dirait des architectures, des temples conçus pour l’éternité. Au contraire en Égypte c’est pour de bon, c’est une réalité que la crédulité des pharaons, avides de se conserver à leur vie goûteuse et jouissante, leur a fait édifier des tombeaux de plus en plus comparables au fil du temps à des cathédrales.
- A ces cathédrales qui naquirent progressivement quand les coptes eurent transmis la foi de la société égyptienne en la résurrection, à tout un monde chantant de foules inquiètes, médiévales et pestiférées.
- Tu trouverais ça agréable, toi, branlotin trouillard, de passer une vie de mère sans un seul marmot prophétique pour la faire frissonner des harmoniques temporelles ? De passer une vie pharaon sans temple pour s’y gratter le crime ? Alors voilà, moi j’aimerais autant une vie de moine, de gosse perpétuel, de marchand d’encens et de pardons…
- Ou thérapeute ? Bien veilleur merveilleux préposé à proposer du mieux aux inquiets ? Les psychanalystes : moines des années quatre vingt ?
- Bon. Tu es aussi fou que le fou du roi Lear. Si tu commences à faire des prophéties et à jeter l’ombre d’Osiris sur celle des séminaires de Jacques Lacan, je vais te dire…
- Vas y.
- Quand tu te prends pour pharaon…
- Je le jure, c’est parce que je lis James Joyce et qu’avec l’enthousiasme il me fait assez jeune pour lire du roman. Joyce : mon jésuite, moine plein d’Effroi mystique.
- Et à ce stade tu nous fais une litanie, une prière, un cantique ?
- Je vais paraphraser, incrédule, le début de son divin « Ulysses ». Il est temps, mon précieux alter ego, que je gravisse solennellement quelques degrés aux escaliers de l’échauguette.
- Dois-je te confesser qu’en te voyant élire le rêve d’une retraite aux cellules des îles Skelligs, tu me parais proposer à l’éternité de Réalité, la beauté bien plus solennellement bénie de l’Ethique. Une éternité en inox à quoi bon ? Par contre… Cette idéale splendeur du Bien que magnifient les paysages étourdissants cernant les cellules érémitiques aussi joliment que l’héroïsme des pèlerins navigateurs qui tentent d’y accoster malgré les naufrages, rêvant d’y pouvoir affermir leur amour de Realidad ?
- Ah ça ! Et j’ai du mal, mon vieux…
- Ah maintenant tu me donnes du « mon vieux »…
- J’ai du mal à me résoudre … je l’ai déjà fait, mon deuil du sublime. Fais-le vite toi aussi, malheureux ! La campagne, que j’ai tant chérie, sera une zone de production énergétique, pylônes et autoroutes et champs de cellules photovoltaïques, le bocage se meurt, le paysage est mort. Le paysan sera industriel ou ne sera pas.
- C’est pas ça la phrase la phrase c’était le vingt et unième siècle sera mystique ou ne sera pas.
- Je suis pas cette vieille bique bêlante de Malraux. J’ai fait mon deuil du sublime de la Nature, j’ai accepté comme tout le monde la laideur croissante de la furie collective qui enserre l’humain dans ses villes surdimensionnées. Je m’enferme dans les pages des livres comme une taupe qui garde souvenir de son éblouissement.
- Du calme coco, avec la laideur surdimensionnée parce que regarde le miroir encore un coup et vois comme tu vieillis moche… laideur surdimensionnée… tu devrais pas jouer les procureurs – et puis arrête ton prêche parce qu’avec ton air et tes chansons j’peux même pas t’imaginer un seul adepte.
- Putain c’est vrai, le goût du sublime pousse l’humanité plutôt à adorer des apollons encore frais et moi, avec cette obsession d’une retraite de moine, je suis irregardable, invendable, tu connais mieux que personne mon désir mais… si tu voulais jouer encore au voyant, tintin, à l’Osiriaque.
- Tintin, maintenant les années cinquante…. pourquoi pas Little Nemo et 1900… tu te vieillis, là !
- Chère voix intérieure, vas-y. Coupe moi en deux s’il te plaît. Fais ta pythie ! D’un côté ma coquille mystique exotico-vaniteuse. De l’autre les cellules en pierres des Skelligs où je pressens réellement une coquille de philosophie – mais je suis pas le seul, au fond, puisque toute l’Europe a été dès le haut moyen âge disciplinée par les extases de ces nonnes et de ces gars-là…
- Deux coquilles ça te fait un œuf pauvre fou.Une philosophie exotico-vaniteuse aussi ?
- Ah pas du tout pas du tout. Transcendantale épicurienne. Je te le dis. Un ombilic, comme à Delphes, qui fait se rejoindre deux mondes subtils par la transe.
- Je croyais qu’c’était un mal de mer, bouffon. Prends chaque coquille, mets en une sur la tête ça te fera ta couronne pour les campagnes transformées en zones énergétiques, et mets ton cerveau dans tes pieds ça te fera des ampoules qui t’empêcheront de fuir. Laisse moi manger le jaune. Toi, tu es l’innocent exotico-mystique, perdu.
- Moque-toi de moi exactement comme cette philosophie se fout de mon propre moi parce que cette philosophie est extatique, elle m’arrache hors de moi, et pas vers une toupie d’ouragan céleste mais vers toi.
- Moi ? Tu m’as regardé ?
- Enfin vers les gens.
- Voilà on y est, la fureur te saisit et la connerie t’aveugle. Tu te crois soudain altruiste. Mais écoute en t’approchant de ces îles effrayantes et inabordables presque. Rugissements symphoniques des vents qui piaulent sur tous les tons de l’enfer. Percussion terrifiante des vagues sur le roc. Amours perdues éperdues, avoue !
- Pardon ?
- Enfin tu parles de Realidad : fille, ou garçon ? La seule présence d’ici se chante et se psalmodie dans les amours éperdues donc perdues, la seule présence que je t’imagine, coco : celle du cauchemar, et tout ces madrigaux de pierrot minable, fracassés comme de la tempête. Une tempête qui ferait grimper les vagues à deux cent mètres de haut jusqu’aux ermitages. Oui, un vent qui chet en ouragan sur les îles Skelligs adorées, là, oui, la réalité c’est que l’amour d’une connaissance de la réalité est éthéré par force et se doit d’être indifférent aux effondrements de ton corps propre vieillissant puisque visualise ce qui arrive c’est ta mort, on dirait le sourire d’un squelette de prieur inhumé sous le chœur de son monastère.
- Ouais. Je sais pas si ça me fait encore rêver. Combattre des forces finalement et banalement infernales au sens le plus cucul.
- Et observe bien que de nombreux ermites sont hantés par la luxure et les idées de sexe au delà ce que les pornographes les plus aguerris ne parviendraient à seulement le concevoir. N’ont pas de limite ces gens là, à part leur fantaisie.
- S’occupent de leurs corps ?
- Enfin… carcasses. Le prêt à porter c’est pas leur truc.
- Prêt à pourrir ?
- Cadavres en prêt-à-porter.
- Prêt-à-mourir.
- Voilà. Réalité serait ton cadavre en prêt à porter branchouille. C’est ça que tu veux croiser en train de se regarder au miroir.
- Allez ! Vendu ! Dormir, mourir, revivre, se rendormir sans relâche et, stuporeux, trébucher tombe à tombe comme un émiettement de toute la foultitude humaine. La réalité c’est l’empreinte de mes restes…
- Tu convoquerais Realité autour du monument idoine de ton noble sacrifice,ton ombre, la découpe de ce qui n’est pas toi mais qui fait, en moulant ta présence, ton reflet, ta mort enluminée.
- Tu crois qu’un fleuve de descendants qu’augmenteraient les siècles des siècles, d’enfants incessants en quelque sorte, chanteraient du coup, éternellement, mes innombrables aïeux ?
- Miroir grossissant. L’empreinte de ton rapport au réel. La silhouette de ton absence. Le creux momifié des traits dont tu serais bien le seul à te raconter qu’ils peuvent se distinguer de tout ce qui t’entoure, momie vaniteuse. Je t’imagine bien, capable de rêver en douce et sans nous l’avouer, qu’ils paieraient des prêtres et des moines pour assurer, rassurer, cimenter la trace de tes quelques vagues semblants d’idées vacillantes dans leur confiance future.
-+-+-+-+-+-+-+-+-+-+
Chapitre Un.
Si on fantasme l’Irlande comme un Juin perpétuel ou l’assemblée nationale comme un volcan innocent de concertations éclairées, c’est qu’on n’y est allé que pour les vacances.
( Brouhaha, cris. Bravos fusant de toute une foule planétaire regardant sur un écran géant le touriste ahuri et joyeux qui promène son émerveillement au long de l’unique petit quai portuaire de Port Magee, ayant abandonné derrière lui sa voiture en panne, portières ouvertes.)
- C’est coloré et tous les irlandais sont sympas !
(Il a bu ! Faite-lui vomir sa bière !)
Mais on observe un saisissement sur chaque visage de ceux qui, parmi le public planétaire, n’ont jamais quitté leur mégapole :
- Comme c’est coloré, les maisons de ce village !
- Et en face du village, comme c’est bleu, ce bras de mer !
- Et de l’autre côté de ce morceau d’océan, des dauphins, des phoques, que l’immense pente est verdoyante, qui s’élève progressivement jusqu’à l’horizon de cette île qu’ils appellent Valentia Island !
- Non mais !,crient les parisiens de la foule planétaire, regardez-voir ! Le garçon qui fait le service au café «Fisherman », il ne fait pas la gueule aux clients ! Tout ça est impossible !
Une centaine de nigérians on remarqué que malgré l’éloignement du touriste et les portières de sa voiture ouvertes :
– Improbable ! Trois gars du port s’approchent, font le diagnostic de sa panne et regardez, ils ne vont rien lui demander pour cette réparation… ni se tailler avec la bagnole ni la démonter pour vendre les pièces détachées ni…
Le monde s’endort, rassuré quant aux qualités des gars d’Eirinn. Y a personne au monde de plus gentil qu’les irlandais. Ils rêvent, les gens, mais leurs rêves sont la realité.
Leurs rêves sont dirigés par une sorte d’obscur parlement, comme les océans traversés par les avis divergeant des courants, des marées, et de tempêtes proposant en chaque lieu de l’être et de la carte une direction à la masse irrésolue des eaux, mais selon les presqu’incalculables lois qui font des fondements du monde leurs lendemains et pas seulement météorologiques.
Dans sa cellule, Realidad note ses rêves, et découvre péniblement le parlement intérieur de son destin. Elle se dit qu’elle en a marre d’être adorée comme une déesse-mère : et si les gens adoraient des déesses-filles ? Et si au lieu de la rêver dans une cellule des Skelligs on la laissait demander à sa mère, comme toutes les irlandaises, de bien lui raccourcir sa jupe pour être la reine des pubs du jeudi soir à Cork ? Qui pense à lui demander, à elle, où est son local ou bien quelle est sa bière préférée et combien de pints elle peut boire sans vomir ?
(Zoom sur le touriste : c’est un médecin généraliste qui se prétend psychothérapeute ou plutôt onirocritique, çe qui lui permet d’employer un mot grec)
- Tous ces rêves. Des milliers. Milliers de boussoles de milliers de vaisseaux.
En effet il a lu ces auteurs qui mesurent le rêve comme une activité de fixation de la mémoire reliant les dernières acquisitions du sujet à la grande tapisserie inconsciente qu’i, s’est forgée dans ses toutes premières années.
- On est arrimés à quoi ? Aux frustrations des gens qui nous ont élevé ? Manque à jouir, manque à savoir, manque à vivre ?
Même quand il est seul il ânonne.
Pourtant autour de lui c’est une immense éclaboussure de lumières, d’odeurs, de vent, de rires irlandais. Les pintes énormes sont remplies d’un liquide roux dont les bulles font le contraire de celles de la bière normale. Il se dit qu’il voudrait rester la plus qu’un quart d’heure. Y vivre mais enfermé dans une cellule. Il se dit qu’il est déjà un moine, avec quarante mille rêves ayant traversé ses oreilles pudiquement oublieuses. Saint Nepomuk au secret de confessions sans crimes. Il va à la papeterie, il achète un calendrier touristique avec une photo joyeuse de l’Irlande pour chaque mois. Il se jure qu’il y reviendra en Mai, restera un mois. Peut être pas sur les Skelligs mais depuis le temps qu’il vient en vacances là, il en connaît, des cottages qui regardent les Skelligs et où on se chauffe à la tourbe odoriférante. Serait seul.
Serait seul.
Seul.
Ca sonne comme un carillon les heures de la vie.
- Hé ! Touriste ! Le touriste !
- Oui?
- On voudrait passer nos prochaines vacances en Irlande. Tu connais un coin moins glauque que tes deux récifs où y a plus personne qui vit ?
La foule retient son souffle. Le prochain épisode d’une série qui fait tout oublier à des millions de gens, est diffusé demain. C’est ça qu’elle attend. Le touriste, lui, a déjà vu les saisons précédentes et il a un teaser de la suivante qui dépasse habilement de la poche, afin qu’on le voie et qu’il participe de ce suspense mondial léger et vif, comme l’air qui fouette le quai à Port Magee.
A ses pieds, il aimerait également que le cordage d’écoute lové en spirale se métamorphose avantageusement en dragon de science-fiction, pour rendre le plan plus surprenant et que le public alléché en déduise sans déception quel suspense règne en lui : les marins vont-ils accepter encore une fois, alors qu’il n’est plus ici que jusqu’à demain, de le mener jusqu’aux Skelligs ?
Ça serait pas piqué des hannetons, de pouvoir en son ultime jour de touriste, se faire balader autour des deux îlots par un de ces marins pour le moment occupés à rire en réparant son tacot.
Pourquoi a-t-il fallu que l’équipe de tournage la plus en vue du monde vienne s’en servir comme fond d’écran d’un de ses épisodes ? Cette réserve naturelle interdite aux foules ? Autant les regarder de loin, en foulant les près herbus et jonchés de bruyère et d’adjonctions, qui font d’un trait la pente continue menant depuis Coarha Beg jusqu’à la source miraculeuse de Saint Brendan, sur Valentia Island, de l’autre côté du petit channel où le cri de cent oiseaux de mers poursuit en nuage le retour des chalutiers rouges et bleus ?
- Qu’esse tu disais d’ton corps : prêt-à-crever, une tenue que tu portes, issue d’un grand courant de la mode-à-mort ? Branché genre pendu, c’est vrai maintenant que je t’entends soliloquer avec moi, espèce de baderne, accroché au bastingage du chalutier de l’être, en route vert le chic de la môme Antigone l’enterrée vivante revue et corrigée dans le-Petit hameau des igloos en pierre de Skellig Mickael mais quoi – tu crois à quoi – le monde des geeks tout entier à vu passer les Skelligs dans sa série préférée, ton chalutier alourdi par leur foule fanatique…
- Rien de plus branché que la mode du prêt-à-pourrir ( le touriste brandit son flyer annonçant la sortie du prochain épisode de la série-culte) : pas besoin de me convaincre, ô ma voix intérieure bavasseuse, je sais la valeur transcendante du monde branché de la mode puisque c’est çaque corne à mes oreilles la force de cette Realidad.
- Quoi.
- Mais tu voudrais pas qu’elle soit vieux et moche comme moi ! Elle est de ce matin, Realidad c’est l’instant qui exécute électrocute instantanément le passé la durée, et l’errance.
- J’ai des doutes quant au caractère à la mode du Réel, eh ! Empoté ! En galère tu nous emmène vers la cellule de ta réalité et tu peux lui mettre les fringues branchées que tu veux, la réalité c’est qu’on rame on rame on rame et toi au fond t’es mon garde-chiourme, c’est moins fatigant de taper sur tes tambours le rythme de,la nage que venir choper des ampoules avec nous, nous tous les souqueurs enchaînés sans quoi tu y arriveras jamais, à traverser ton bras de mer.
- Et le moteur du chalutier ?
- Tu crois qu’on la conçu, fabriqué, commercialisé, entretenu comment ? Tu sais pas çe que c’est un delco, un carbu, un arbre à cames, on souque : tu planes. A la mode ! Les paysages dont tu rêves frénétique.ent sont devenus du prêt-à-porter pour les millions de geeks enfermés dans,les tentaculaires autoroutes qui vomissent de bitume là où leurs aïeux croyaient dur comme fer que la nature était un dieu à respecter qui leur envoyait ses oracles énigmatiques sous la forme des rivières, des peupliers, des bocages et des monts… ahaha.
- Quoi?
- Mais suicide-toi, connard ! Arrête de nous baver dessus avec tes émois du dimanche et de Juillet ! Si les romantiques avaient su en 1780 ce qu’on allait faire du paysage qui leur faisait pousser des cris d’extase et dont ils essayaient de dévoiler la structure, c’est pas des symphonies et des lieder qu’y z-auraient chanté, c’est même pas des requiems et des confutatis, non ! Ils auraient travaillé à trouver un poison novichok pour détourner le Sublime de cette foule de souqueurs en train d’inventer comme moi le moteur à explosion, la culture intensive du maïs qui éteint jusqu’à l’horizon toute idée d’une joie, les zones commerciales ou épingler le chaland dans une éprouvette d’achat-vente plus grise qu’un livre de comptes, et le ruban grisâtre des autoroutes qui mettent une fin finale a tout germe à tout grain à toute semence… mon bonhomme-baderne – toi, avec tes Skelligs, si je te laisse continuer, tu vas me mettre au mur et nous tous les souqueurs grâce à qui t’as pu savourer pépère ton p’tit mal de mer en chalutier à moteur diesel, nous tous les souqueurs-rameurs des sciences appliquées : au mur ! Et la seule musique que tu nous chanterais ? Ratatatatata à la mitrailleuse et couic, nous tous une fois exécutés tu pourras aller savourer à la rame, tout seul dans ta cellule, les embruns mystiques de ta terreur gigantesque à l’idée du néant qui barbote autour du souvenir de tous les marins fracassés aux rochers des Skelligs…
- Je jure que je ne voulais que leur bien, pas le mien !
- Tu es pas encore à la retraite et j’ai pas besoin de te confesser, je sais atrocement tout de toi à part la jérémiade à venir, la prochaine improvisation sur le thème du blabla de la Blarney Stone dans ton Irlande fétiche, irr : insensé, , irre : fou, irren : avoir tort, irren land : pays fou, c’est pas toi qui m’a dit que la langue qu’on parle chez toi c’est l’allemand ?
- Je voulais que le bien, de ce travail psychanalytique. Je n’avais pas prévu que ce serait tellement extraordinaire pour ma gueule à moi …
- Mais avec quarante mille rêves en stock dans ton cerveau pourri, c’est ça qui te rend épouvantable.
- Le lest en moi de ces rêves qui éclairaient vaguement le sujet en train de découvrir, comme un feu-follet, les mécanismes qui dirigent incessamment ce qu’il faut appeler ses choix.
- Tu te serais pas laisser influencer par ce lest ? Tu parlerais pas au travers de ces mugissements qui ne sont pas du tout les tiens ? Regarde : on est en Janvier. Imagine les îles maintenant et pas à la saison des touristes. C’est au nord. Quelle météo ? Le prochain rayon de soleil : dans six jours. Durée du jour de huit heures et demie à cinq heures et demie, Neuf heures, pâlissant au peine les façades violemment colorées de Portmagee – et toi sans rien foutre tu méditeras une soi-disant réalité qui serait la resultante de quarante mille rêves qui ne sont pas les tiens et qui en outre ressortissent du passé !
- Je jure que j’ai pas fait ça pour le plaisir.
- Mais ?
- Mais ça fait bougrement plaisir. La réalité.
La réalité est.
Dans le miroir de ses rêves.
Un être incandescent.
Contemplant son corps de Réalité.
- C’est ça. Et dehors il pleut. Écoute. Tend l’oreille. Réalité est partie aux mascareignes. Belle comme Vénus elle attend le futur depuis sa cellule ou elle est confinée d’amour, en quarantaine d’attente du Corps de l’Aimé, pour l’aveuglement radical de toute mise en double, et pas la solitude poisseuse de ton miroir moutonnier où tu te plies en quarante mille souvenirs qui, ne contenant aucune injonction te concernant toi, te font follement exotique à toi même, tes propres antipodes, marchant cule par dessus tête, ciel en bas et la sèche platitude d’une eau de citerne te servant de ciel !
- Citerne, l’Ocean ?
- Minuscule ciel et minuscule océan, relative.ent aux majuscules rêves qui se sont déployés dans ta cervelle exigüe…
- C’est toi qui planes, cinglé ! Travaillant grâce aux rêves de mes patients, j’ai dû apprendre qu’ils ont quelque chose à voir avec la mémoire. La mémoire la plus intime et personnelle qui soit de leurs expériences les plus récentes. Si tu empêches un rat de rêver…
- …il oublie c’que tu lui a appris la veille…. tu te répètes…
- Nos rêves affermissent notre mémoire immédiate. Mais c’est grâce à un style de la plus extrême majesté : car tout ce que mon attention a noté hier et avant hier sera, en rêvant, reconnecté à la gigantesque antenne de radar façonnée au cours de mes six premières années lorsque, nain hypnotisé, je mitraillais les frustrations de mes gigantesques parents, tous les manques véhicules à travers le langage dont ils usaient, toutes les frustrations que nous, nous les vivants, nous dénonçons dans la force abjecte et incessante de la Mort.
- Oh putain un discours ! Bravooo ! Attends ... ( il se retourne et il siffle. Aussitôt les deux protagonistes réapparaissent mais sur un écran géant accroché sur la lune et que tous les insomniaques planétaires regardent du coin de l’œil – les autres coins de l’œil étant déjà occupés par leur téléphone portable et un écran ou deux)
- Stop ! On joue quoi là ? Une conférence pour les pisse-froid de la comédie médicale ?( hurlent en chœur les membres d’une équipe d’elefant-polo indiens, en tenue sportive sur les selles ajourées de leurs pachyderme)
- Stop ! ( crie la lune en se débarrassant de l’écran qui l’empêchait de bien regarder les humains) On m’avait juré que ce serait ni un roman, ni un conte, ni une poésie. Je veux du docu, mais pas un docu médical. Une autobiographie mais pas la vie sans intérêt d’un homme plein de qualités une plus chiante que l’autre !
Le touriste de la psychothérapie, hébété, s’assied au bord de l’écran que la lune vient de jeter dans l’éther et qui descend majestueusement, comme un parachute, vers l’équipe des cornacs sur leurs éléphants qui, d’une manière assez inquiétante, paraissent attendre la chute de l’ensemble écran-touriste-voix intérieure, comme le ballon qu’ils vont frapper avec leurs battes démesurées. Les éléphants grattent déjà la terre humide (c’est l’époque des moussons) avec impatience.
Affolée, la voix intérieure se met à glapir :
- Chers sages hindous de l’Inde ! Chers sportifs au corps magnifiquement entretenu ! Il n’y a rien dans cette toile d’écran de cinéma qui dusse vous laisser vous méprendre et la buter comme une balle, comme l’enjeu de votre partie de polo ! Cet ahuri, pratiquant trois soirs par semaines en ajoutant l’analyse -si l’on peut dire – des rêves de ses patients, à sa vie quotidienne de prescripteur d’aspirine, il s’est dit au mois d’Aout, oui, qu’il reviendrait sur les îles Skelligs, et pas du tout sur votre terrain de jeu de polo, pour y méditer les quarante mille rêves auxquels il prêta son oreille. Oui, il s’est dit ça !
Attendris, les éléphants regardent leurs cornacs de façon interrogative. On sent déjà que la puissance empathique des étranges animaux convertit leurs guides, et d’un coup sec de batte sur le flanc de leurs mastodontes, ils leur font comprendre que c’est l’heure du bain dans le fleuve sacré : mais la voix intérieure, réalisant que le pseudo parachute constitué par le majestueux écran de Cinérama flottant dans l’éther obscur, réalisant que tout ça se dirige maintenant dangereusement vers la cote ouest de l’irlande, et devinant qu’il risque de se retrouver à terme coincé sur un des deux îlots des Skelligs, continue son plaidoyer sans savoir qui pourrait bien influencer la trajectoire de ce bastringue :
- On peut déjà imaginer que ses consultations du soir étaient en quelque sorte une cellule monastique perchée au sommet de ses journées de travail. Il a écouté ces rêves avec l’oreille freudienne que ça suppose, sans nourrir aucunement les sombres soupçons que pouvait nourrir par exemple le concierge de l’immeuble, Courdespretres, en voyant sortir à pas d’heures des femmes et des hommes aux corps de rêve. Non ! Un moine ! Je le sais ! Et je jure qu’il n’avait pas deviné,quand il avait commencé à se servir des rêves, que ça signifierait pour lui l’absolue impossibilité de se faire braire.puisque jamais, jamais, il ne dut croiser par deux fois le même fleuve de rêve. Et il veut qu’on l’enferme, en 2018 !
- Et bé oui ! Laisse notre écran de cinoche lentement dériver vers mon rêve !
- Ton rêve ? Jésuite trouillard !
- Je te dis que je dois ! Ô mon public ! Souffle sur ce beau drap ! Je dois sérieusement maintenant sans déconner, je reviens en Mai 2018. Et si pas directement dans l’île interdite pour cause de réserve naturelle, sur celle de Valentia, ou dans le merveilleux petit cottage voisin de Caherdaniel, tu sais, « Blake’s Drum » elle s’appelle, tambour battu des flots et où rêver du grand Blake, sur la Pointe de l’Agneau, Lamb’s Head, avec les Skelligs en plein dans la baie vitrée. Si si.
- Quoi ?
- Si, si, c’est sûr maintenant. J’y va. J’y va… d’ailleurs regarde (il brandit un ignoble calendrier 2018 irlandais touristique avec une photo kitsch typique en haut de chaque mois )
Un immense amphithéâtre dont le public est visiblement constitué par des universitaires agrégés ou l’équivalent de l’agrégation du monde entier est brutalement secoué d’indignation et les mauvaises chaises de bois grincent : : Assez de clichés ! C’est nous qui détenons les droits sur l’image de l’Irlande ! Dans un instant il va nous parler de James Joyce ! Ce type n’a pas de limite. Exclusion immédiate ! Ostracisme ! Execration !
Mais l’infâme personnage reprend :
- Un paysage par mois, landscape monthly each ! Vous avez lu les poèmes de James Joyce dans le recueil Pomes penyeach ? Je vociférerai mon rêve comme un marchand de mon propre rêve. De façon irrévocable : le futur de l’Irlande n’est pas uniquement dans le charme inoubliable du parfum des feux de tourbe dans la vieille cheminée du cœur absolu de la sentimentalité absolue de l’Opprimé… elle est dans l’Oeuvre de James Joyce et dans la physionomie de ses stars : connaissez vous Molly, Nora, Léopold, Stephen ?
- Silence jeanfoutre prétentieux paltoquet sans diplôme, foutriquet paresseux qui n’a rien fourni comme labeur dans nos universités arrrete de nous assommer, pitoyable médicastre rêvé par Tchekhov ou Dostoyevski à seules fins de nous détourner à jamais fut-ce d’un comprimé de paracetamol !, crient en chœur les universitaires en déboutonnant le col de leurs chemises multiples.
- Vous ! Je vous reconnais ! Vous êtes le reflet de l’immense tapisserie de ses héros fictifs, fiction qui est devenu après lecture ma famille la plus intime sans cesse en éveil près de mon oreiller.
INTROÏTUS. Jacques Lacan a-t-il été profilé intégralement par James Joyce ?
JAMES JOYCE : Pomes penyeach, TILLY (Dublin, 1904)
He travels, after a winter sun,
Urging the cattle along a cold red road,
Calling to them, a voice they know,
He drives his beasts above Cabra.
The voice tells them home is warm.
They moo, and make brute Music with their hoofs.
He drives them with a flowering branch before him,
smoke pluming their foreheads.
Boor, bond of the herd,
Tonight stretch full by the fire!
I bleed by the black stream
from my turned bough!
C’est après le soleil d’été qu’il circule,
Il presse son troupeau tout au long du chemin rouge et froid.
Les hélant – une voix qu’ils savent.
Voilà – il emmène ses bêtes au dessus de Cabra.
Et sa voix leur dit combien le bercail sera chaud.
Ça meugle, et ça fait une musique brute avec les sabots.
Il les mène, mais avec cette branche fleurie qu,il brandit,
Une vapeur leur fait des plumets aux fronts.
Sauvage, esclave du troupeau,
Ce soir je pourrai bien m’étendre tout à loisir au feu,
Moi, saignant ce fleuve noir par la branche arrachée !
- J’ose à peine…
- Oh la formule oulala j’ai PEUR . Qu’est ce que tu oses à peine, ô noble Marquis ?
- J’ose à peine me représenter ce poème de Joyce.
- Ben t’as qu’à jouer à des jeux comme nous alors, je sais pas, moi, y en a plein de disponibles. Tu es encore pas allé à New York mais tu verras si un jour ça t’arrive on sait jamais d’y aller : on est tous très occupés dans le métro à faire des jeux sur nos portables pendant que…
- Le narrateur du poème c’est qui ? Le berger qui mène le troupeau ? Ou bien la branche fleurie, son sceptre arraché à un buisson innocent qu’on remarque pas tout de suite ?
- Affreux. J’en tremble. J’appelle le samu.
- Cette branche lui fait sceptre comme à moi le stylo somptueux que m’a offert Patrick.
- Saint Patrick? Le patron de la bière stout ? Le saint qui convertit tout en cornemuse irlandaise cornant l’arrivée de ta troupe d’amis en kilt dans les brumeuses collines au dessus de Portmagee ?
- Et ce sang d’encre qui fait fleuve depuis mon enfance et les premières frises dessinées dans la paix de l’école dite maternelle où…
- Au secours ! Ne me laissez pas seul avec ce type assommant ! Il raconte sa biographie maintenant alors que…
- Je revois un type il s’appelait Marteau je le vois courir vers l’enclos du sanglier domestique et l’Océan bleu est pas loin de la cour d’école et puis la frise dessinée avec les premières gouttes d’encre alors dans le poème de Joyce…
(Le protagoniste vient de sortir en claquant la porte. Dehors, il se roule et allume fébrilement une cigarette. Les yeux rougis par le dépit il marmonne : putain la biographie du con ET le cours de littérature du dilettante sans diplôme… l’an prochain je l’inscris au concours des cinéphiles norvégiens, qu’il gagne et qu’on l’envoie sans téléphone et sans ami dans la maison de gardien de phare longtemps, au large de Göteborg…)
- Dans le poème de Joyce, ce qui s’étire au feu ça n’est pas, paresseusement réchauffé, le bouvier rustique : le « je » pourrait être le buisson dont la branche arrachée saigne un sang d’encre de stylo en crépitant dans le feu ! ( il ouvre la fenêtre et crie à sa voix intérieure masquée par un énorme nuage de fumée de cigarette : Ce stylo fleuri arraché par la rustrerie pour qu’il mène, près de l’ultime champs de bataille des premiers occupants de l’Irlande, ceux des menhirs, les Thua Té Danan, les champs de la bataille de Cabra où ils disparurent pour ne revenir que les nuits terribles, les nuits de Samain, ah, la musique brute broutante de ce troupeau de gens meuglants qui ne comprenaient pas que Joyce, passé l’âge précoce des poèmes à un penny, allait principiellement faire comme tous ses semblables en génie : fuir la horde, Dublin, fuir l’Irlande elle-même et pas que s’enfouir exclusivement dans la divine motte à Nora-Molly Barnacle, mais aussi dans le fleuvede son œuvre brûlante, lui brûlé pour me réchauffer encore pendant que Joyce, lui…)
Dehors, la voix intérieure prévient quelques passants ahuris :
- Dans un instant il parle des nazis.
- Pendant que Joyce, lui, il a brûlé à la douane nazie avant la Suisse, où un officier nazi lui laissait se péter la varice œsophagienne qu’il devait à l’autre fleuve, le fleuve d’alcool, oui, cette autre ruine faite par tous les fleuves, Joyce, son sang d’encre, son fleuve d’alcool, qui finissent par le crever d’angoisse parce que le,douanier l’a fait lanterner à la douane parce que son héros était juif :
- Herr Chames Choyce… Aber… Bloom ? Was fur ein Heldes Namen haben sie bequellt ?
- Je rentre il fait trop froid dehors
EXTROÏTUS.
- Mon rameau arraché par un jour d’hiver a un buisson portant fleuri, ce stylo que j’asservis encore aujourd’hui au noircissement de mes confidentes feuilles en papier, encre mon sang, l’Ocean Encré mon pays. Littérature m’a jamais délivré aucun passeport à 64 ans, peinard mais sans abri dans ce pays d’héros, Lacan en étant le plus trouble…
- Et dans ton troupeau de vaches et de rustauds rustiques le feu sexuel réchauffe pas que les taureaux. Alors maintenant, réponds : qui se tient solitaire dans la cellule,sommitale des îles Skelligs dont tu fais la,magique étude : un masculin ou une féminine ?
- Ah ça j’y peux rien si les gens se racontent accueillir héroïne ou héros…
- Pré-cise !
- Et puis au bout du compte, femme ou homme, passés les brouillards surgit la personne, identifiable, bien au delà de son appareil génital et…
- Et le troupeau s’en fout ?
- Bien entendu qu’il scrute si y a plumeau, branche à l’arbre ou brèche vers l’utérin, et il en tire ses conclusions, profondément infantiles qui lui font profondément croire qu’il est devenu prophétiquement adulte par sa réjouissance jouissait du jouir sensuel de la sexualité majuscule dans le panaché du désir et de…
- Et toi t’es au delà, t’as tout franchi, avec ton air de petit garçon ! Ouais… j’te crois. Ouais.
- Ma grand-mère…
- Au secours ! Non !
- Ma grand-mère avait l’air d’une vieille fillette sage et trois enfants élèvés pendant la guerre de 14-18 et arrachés aux bombes par ses petites mains – fillette vieille comme si rien jamais de tout ce qu’elle avait traversé ne l’aurait accrue ou mûrie d’une rencontre avec je sais pas moi, un régentement sensuel de son aspect qui aurait dit qu’elle avait quitté les plaisirs scolaires au lieu de lui frigorifier cet air gamin. Bon, un air fait pas la chanson. Peut être qu’elle a été bien forcée de haïr la fausse maturité de l’apparamment sensuel. Elle a du voir venir l’homme depuis son enfance en se disant papa papa papa… Comme peut être James Joyce s’est dit maman maman maman quand il a vu surgir Nora Barnacle dans le brouillard de sa myopie sur un pont de Dublin le jour du Bloomsday…
- Dehors… Y avait un type qui récitait le discours fait par Jacques Derrida, au centre pompidou en 1984, ça c’est du sûr… Il dit : Dans l’Ulysse de Joyce ce qui fait rire est l’ouverture du cercle qui renvoie de soi à soi...James Joyce a tout fait pour que des experts travaillent pendant des siècles sur son nom mais, comme le Dieu de Babel, il en a déconstruit par avance la légitimité… Je voulais te dire un truc, c’est que Lacan n’est pas dans la liste patentée des héros de James Joyce !
- Ben oui mais… tu penses pas qu’y devrait ? C’est quand même l’apparition du dandy foutraque Joyce à Paris qui a permis ou mettons au minimum aidé, Lacan à faire l’éléphant dans la déco du magasin des porcelaines de la pensée frigorifiée ?
(On voit réapparaître la foule des spectateurs du film planétaire, frustrée que l’écran géant soit tombé de la lune et concentrée sur les petits écrans de ses téléphones portables pour tenter de voir si elle y trouve une rubrique sur ce cataclysme.
Une partie de la foule -les guatémaltèques de la campagne près de Tucupita baignant à mi-corps dans le delta de l’Orenoque et groupe autour de leur chaman- crie alors :
- Putain de touriste de merde ! Putain de lecteurs ! Vous vous réfugiez dans votre livre comme le bétail à l’abattoir, prisonniers du troupeau des mots !)
Il les entend par hasard – un écho dans le téléphone portable que sa voix intérieure n’avait pas éteint à temps :
- Ok. Laisse moi avouer. « Ulysses » ça a été une potion de jouvence : un roman assez complexe et proche de la réalité pour arracher le lecteur, justement, de toute pathologie bouquinière.
- Tu prétends, galopin psychanal, que Joyce aurait supplanté ton prophète Sigmund ?
- Pile. C’est par lui, avec lui et en lui que malgré mon intérêt exclusif pour les ouvrages purement informatifs, le roman a repris le vol d’aigle aux altitudes éthérées et inimaginables qui rabougrissent comme des petits points rampant sur la carte de l’horizon scolaire les ennuyeux discourant de leur propre autorité sur leur propre sentiment personnel à eux quant à ce que Philosophie, Psychologie et Histoire doivent se résoudre à se contenter de ne leur paraître, c’est à dire rien de plus que ce qu’elle sont, là-bas si bas ici-bas tandis que le roman de Joyce éclaire jusqu’aux nuits les plus sordides des moments d’égarement les plus inquiétants.
- Ça a du être une grosse surprise, papy, quand t’as appris sur le tellement tard que le futur du petit étudiant que t’avais été ne se trouverait affermi que par ce roi-mage bouffon !
- Mes futures analyses du rêve, mon futur qui tardivement est à présent mon bientôt passé ?
- Allez sois honnête pour une fois. Regarde. A cause de cette influence de Joyce sur Lacan, regarde toi. Moine érémitique mendiant, pontife sous fifre de cette idole tellement négligée, le dieu oublié et hellénistique des rêves : Telesphore !
CHAPITRE DEUX. Où l’on verra l’exacte méthode permettant le gonflement des microscopiques Skelligs en texture et apparence véritable de la colossale Manhattan ; description et développements.
- Bon. Au point où on en est là. Soyons honnête. Allez ! Le passé copieux de ma vie d’ermite psychanalytique, ce bourdon terrifiant – et je l’entends à tous les sens de basse continue qui chante sa virilité grondante, de bâton du pèlerin en route vers des ailleurs transsubstantiants, et de la cloche si puissante et désireuse de rappeler gravement la vanité des vanités – ce bourdon que serait la certitude d’exister – ce bourdon écrase les épaules déjà si douloureuses, me presse, moi pauvre bestiau à troupeaux, esclave comme toute la horde des travailleurs… Oui, cette cloche me presse de retourner en Mai et de rester aussi longuement que possible, boire à cette source apaisante que sera à ma soif, oui, enfin,aller bourdonner en un ermitage sur l’île de Valentia d’où le regard ne perd que par forte brume les îles Skelligs dans l’horizon.
- Et là, solitude aire et poéteux j’te vois déjà rêvassant aux falaises des Skelligs, à peu d’chose près dans l’état ébrieux de Malaparte quand, à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, il s’en est retourné plein de médusage et de déraison, s’abîmer entre les falaises de Capri pour le reste de son âge désastré.
- Te vois venir en sabots : rien-à-voir ! Malaparte était totalement obligé d’essayer d’oublier c’qu’il oublierait jamais plus passqu’il avait vérifié tous les cercles de l’enfer de l’inhumaine condition humaine, dans sa peau de journaliste du régime italien fasciste en ballade autorisée depuis la Finlande nazie à la Moldavie fasciste avec arrêt obligatoire aux alentours du ghetto de Varsovie tout le monde descend.
- Voilà. Toi tu serais le jésuite plein d’effroi sacré et tu rêverais pas aussi d’arriver à l’impossible : oublier tous ces crimes fondateurs dont ce qui se murmure à ta consultation depuis trente ans se fait inéluctablement l’abominable écho ! Tu sais quoi ? Mon cul !
- Si t’es pas au jus, j’t’le dis : la deuxième guerre est finie. Même Malaparte ´est détache de ses protecteurs gorgonesques – mais ah ça oui, le petit caniveau du crime et de la culpabilité, il roule à l’égout et ça maigrit pas ça enfle d’un siècle l’autre.
Sans aucun doute. Y fallait que j’fasse enfin du bonheur la magique étude ô saisons o châteaux ! Mai : Kerry ! Mai, ô ancestrale Irlande et boucs et pucks et magies et cercles de pierres dressées, Mai, ô James Joyce, ô Dédalus, voici le Mai qui arrivera enfin pour moi couronné de ces Auvergne dressées devant l’Ocean, des montagnes du Kerry cernant l’invraisemblable liberté océanique. Liberté Océane à la vue de laquelle un frisson me rappelle ce qu’en dit Malaparte, justement, la vue de l’océan est encore plus libre que la liberté de la liberté elle-même !
- Tu sais quoi ?
- Mais vite : tu m’as endormi.
- -A aucun moment, au fil des ouragans de ma vie je n’ai connu la nature de mon vœu avec une telle paix.
(La voix intérieure se roule par terre en se tapant sur les cuisses et en riant de façon vulgaire. Entre les hoquets de rire on distingue qu’elle dit : « les ouragans ! Les ouragans ! Les ouragans d’la vie d’pépé »)
Où l’on apprendra que cette certitude absolue et débonnaire d’une absence absolue et débonnaire de doute s’est évanouie en moins d’une fraction de seconde lorsque ma fille proposa en mars un petit saut chez les vingt millions d’êtres humains connectés par pont ou métro à l’île de Manhattan.
– Et ? Pas de pot ou coup d’pot ?
- Algèbre, ô crétin, est le fondement unique par où nous éclairer : Manhattan ? Un million six cent trente mille perdreaux. En lieu et place de la noblesse projetée de mon devenir-ermite-au-mois, la division de mon ego par les cinquante millions de touristes que voient passer les New Yorkais, les bostoniens, les washingtoniens, les vingt et un millions d’euros ce conglomérat diminutivé Boswash – a moi, tu sais e-xac-te-ment quelle sensation ça fera saigner.
- Pou désespéré tu ramperas dans la boue des yeux aveugles de la foule. Aurais-tu l’amabilité de souhaiter un tel développement à la déserte Valentia Island (Kerry), oui, oui, tu m’as dit, splendide, chatoyante et enveloppée de chants d’oiseaux – mais quoi : ça ne te serait douloureux de voir Valentia transformée en Manhattan que parce que tu es un pou autiste…
- Blasphème, lâche-toi, méprise ma pauvre tentative d’aller vers les autres en te parlant, blasphème contre la fragile et fabuleuse sublimité de Valentia Island ! Tu sais ce qui m’attend à Manhattan, à Manhattan le mal attend, si les indiens qui l’ont baptisée Manhattan voyaient quelles tonnes de bureaux l’écrasent maintenant ils…
- Eh ! Oh ! Y z’ont pas été exterminé, y z’ont vendu.
- Rajoute cette insulte mensongère si tu veux t’aggraver en ignominie : toi aussi tu es vendu. Moi je reste à ma mission : demeurer au cœur du principe de l’essence de ce qui tisse mon rêve skelligéen, jusques et à tant qu’à n’en pas bouger malgré l’approche du nuage ombreux de Manhattan.
- On va te croire. Moine a New York. Aux Cloisters, caché derrière les tapisseries de la dame à la Licorne ? Non mais écoutez-le ! Le pou, quoi ? Y voudrait un triomphe sur Parade Avenue. Principe et essence. Pour oublier qu’il est un pou, note, faut bien ça. Un million de fanatiques viendraient te demander l’autographe, là, tu courrais à Manhattan plutôt qu’à l’épicerie de Port Magee. Et je te signale que tu me parles sans me parler, comme si tu brandissais un bouclier. Toi, préoccuppé par l’autre ? Vrai-croyant ! Nigaud ! Faux cul ! Oyez oyez foules immenses du monde, un génie vient de découvrir que Manhattan est la Babylone et le nid de l’éternel ressac lubrique de l’avoir et du pouvoir. On est sauvé, fiat lux.
- Chut ! Tais-toi ! On va t’entendre. Avec toi je suis toujours à poil. C’est vrai j’avoue j’avoue mon ambition grotesque d’une psychanalyse du rêve des américains pour oublier celle de mes cauchemars de moine mais j’ai une excuse tu sais, tu sais ça fait des années que la BD surréaliste de 1900 où Little Nemo raconte un des ses rêves à chaque épisode, j’adore j’adore j’adore… Et puis pour un solitaire tu sais, je me fade déjà une foule à chaque jour de mon taf et…
-Po-seur ! Tu voudrais nous anoblir la petite foule sans style de ton bled ? Et cacher qu’en réalité tu jalouses les triomphes sur Parade Avenue a New York, capitale des coachs, du lifting, du négoce de l’âme ?
- En ma cité où comme partout, le rude chemin escarpé qui mène à atteindre nos propres identités, cette pente que tous craignent, c’est la psychanalyse.
(Le film étant soudain rediffusé, non plus sur un écran suspendu à la lune mais sous forme d’une série télévisée dans une vingtaine de versions différentes et dans une vingtaine de langues, on remarque la part des israéliens blasés, parce qu’ils ont vu la première version il y a déjà un moment qui leur paraît une éternité consommatrice, les voilà, rassemblés sur le Mont Ararat au grand dam des arméniens (on était là avant !)qui manifestent et s’exclament :
-Un peu moins de frime et d’emphase, pour une réponse au défi de connaissance de soi aussi tardive que celle de Freud. Réponse au choeur précoce que les grecs détaillaient il y a déjà deux mille cinq cent ans !
- Vos gueules, crient les accros taïwanaises et ouzbèks à la série : au commencement était le Verbe, okay, c’est bien un plat de chez vous ? Mais avouez que le verbe il était chiément enfoui sous des cubages effrayants d’inhibitions par tonnes, des bombardements de névroses et des dizaines de milliers d’années d’angoisse fébrilement transmise alors ben oui voilà y a fallu des siècles…
La régie technique du tournage, ayant réussi à rassembler à présent une belle petite foule de pénitents blancs, les voilà se pressant autour de l’auteur de cet ignoble verbiage quasi pédagogique. Il interrompt tout blabla en voyant les encapuchonnés psalmodier, se prosterner devant un cercueil vide menuisé à ses exactes dimensions à lui, avec son nom sur une plaquette de laiton, sous un intriguant « R.I.P. » pyrogravé en sutterling. Mais le plus ridé d’entre eux, nanti d’une barbe comme on en fait plus :
- Oui ! La psychanalyse ! Un chemin si long que tous les psychanalystes ou presque en sont revenus et appartiennent à nos rangs dorénavant ! Sainte est l’envie de ne rien comprendre ! Bénis soient les coachs ! Viens, tu es mort sans le savoir, nous te prodiguerons les derniers soins, nous embaumons déjà tes derniers soubresauts d’intellectuel verbeux et remarque combien nos voix sont plus harmonieuses que les grincements hystériques du talk show mondain de ton Saint Jacques le Lacan à la piteuse Pitié-Salpêtrière !
Piqué au vif par une pareille fanfaronnade, le navré reprend son sermon :
-Qu’un chemin tellement escarpé comme est l’analyse ne blesse en rien mes pieds lorsque jour après jour je rentre joyeux chez moi, et quelque sévère que soient les lieux et décors de ma consultation, quelque spartiate le studio écrabouillé par la masse d’une tour hideuse qui le recouvre de son air apocalyptique des sixties – au fait, tout ça n’est rien, car cette apparence revêche, elle m’est escalier vers Sagesse, Vérité, Justice…
Arrachant leurs costumes blancs imités des tenues du deuil hébraïque, jetant à tous les vents leurs manchettes de dentelles, les pénitents font à présent farandole dans leur plus simple appareil et beuglent :
- Et pourquoi pas aussi l’escalier de la quatrième vertu aristotélicienne, connaud, la Bonté ?
- Nain bavard, serais tu par le Nirvânà tenté ?
- Quels autres caprices et surprises pour tes yeux éreintés ?
- N’as tu pas vu à chaque jour quelles odysssées te tentaient ?
- Lassé de trottiner les trois cent mètres séparant ton logis de ta tourelle dévastée ?
- Comme si d’une île minuscule tu devais à jamais te contenter ?
A chaque rime qu’il entend chanter, le prédicateur coi perd la moitié de sa taille – et quand le chant s’arrête lui et sa voix intérieure sont devenus lilliputiens, ils tentent d’éviter d’être écrasés par les pieds nus des danseurs encore en grande frénésie. Exécrable et incorrigible, le prêcheur centimétrique tente encore :
- J’me l’demande à moi-même : comment est-ce que je fais pour que suffisent à ma stupéfaction, à mon ravissement, les changements de lumière, le passage des saisons, la constante métamorphose des femmes sublimes en train d’attendre leur tramway au bout d’ma petite rue caméléonine ?
Entendant ces mots outrecuidants, les danseurs s’emparent qui d’une petite pelle, qui d’une petite balayette, font glisser le vaniteux dans un dé à coudre avec sa voix intérieure, puis quittent les lieux en éteignant les lampes.
C’est à ce moment qu’on entend monter du dé la voix de la voix intérieure :
- N’empêche… Quelle piteuse perception poéteuse de ta vie quotidienne, insurpassablement chiante. Ça m’étonne pas qu’ils aient voulu se débarrasser de nous. Qu’est ce que c’est de plus que l’inutilité même, tes psychanalyses, si le travail souterrain du rêve n’est là que comme un sirop dont l’effet serait de rendre un peu plus suaves nos nuits sans jamais s’augmenter en rien par nos jours !
- Adoucir ! Aïe aïe aïe : pas tout à fait et peut être pas du tout. Quand je me réveille, je réalise que mes rêves, comme l’archange saint Michel ou Maat l’égyptienne, ont passé des nuits judiciaires à soupeser moralement les événements des jours précédents.
- Nos rêves jugeraient nos jours ? Bon. Je pense qu’à ce stade tu comprendras bien que tu es malade. J’appelle le samu, si quelqu’un m’entend encore dans ce dé à coudre.
- C’est des juges eux-mêmes plutôt inaudibles d’habitude. C’est très rare qu’ils laissent parvenir jusqu’à moi leur rapport de police. C’est ça LA question
(La suite est encore plus difficile à entendre. Le dé déstabilisé par leur verbiage tombe, roule, de sorte que les phylactères de cette B.D. sont maintenant totalement enroulés et spiralés.)
- Suis heureux d’apprendre que t’es en communication permanente avec ton rêve. Je suis sûr que tu vas me dire que tu trouves notre dé à coudre immense. Et que tes rêves ne te disent pas systématiquement ce qu’ils pensent de ton quotidien, tu prétends que c’est une question aussi fondamentale que « To be or not to be »?
- Je t’ai déjà raconté souvent la façon dont mes recherches sur la façon qu’ont les rêves d’influer sur notre comportement, et l’influence que les faits rencontrés chaque jour ont sur nos rêves.
- Ça fait quarante ans que tu me fais chier avec ça. Chi-er.
- Les rêves contiennent un choix. Ils choisissent, avec une précision caractéristique de chaque individu, si tel fait lui est bénéfique ou maléfique. Pas en suivant les canons officiels et moyens d’une morale publique et générale, mais en fonction, pour moi par exemple, de mes plus secrets, de mes plus intimes schémas constitutifs. Et ils adossent confortablement leur certitude au fauteuil, au trône façonné au fil de mes six premières années. Saint Augustin, évêque colonial d’Hippone, le notait déjà entre 397 et 401 : à six ans, les gamins oublient , tout d’un coup, presque tous les détails de ce qu’ils ont vécu au cours des années antérieures.
On voit maintenant les deux protagonistes errer sur une lande battue de vent. L’Océan est tout proche dont on voit les vagues furieuses au contrebas vertigineux des falaises.
On dirait que la fureur céleste est telle qu’elle puisse bientôt infliger à la terre ferme autant de tourbillons qu’on n’en connaît habituellement qu’à la haute mer.
- Tu crois qu’t’es au théâtre. Scène de la tempête. Et puis un jour tu marches par exemple sur le cap mille fois béni de Hog’s Head, ou derrière Threecastle Head – le premier tu sais ce cap qu’on dirait une montagne plongée aux gouffres marins, le second avec le lac cristallin au dessus des falaises. Et le vent qui est si fort qu’il oblige à se pencher en avant, à se tenir aux touffes de bruyère comme à des cheveux parfumés. Mais cette réalité là ne te permettrait pas aussi bien que Shakespeare de comprendre ce qu’est véritablement une tempête, en dehors de toute réalité cette vérité tempétueuse. Je te parlais de royauté pour ça. J’ai connu un roi.
- Un acteur qui jouait quel roi ?
- Tout être plongé dans la lande, roi de la tempête aussitôt.
- Même s’il a jamais posé son cul dans un strapontin de théâtre ?
- Tu écoutes rien.
- Mmmh…?
- Ne t’ai-je point parlé de théâtre judiciaire que sont les rêves ?
- Ah bon ?
- Ne t’ai je pas dit qu’ils nous informent, oui, oui, oui, de la royauté hébergée en chaque sensation dont nous sommes rois et en chaque désir dont tes rêves sont juges ?
- Royaume, dis-tu… (il bâille) Alors je te jure que si un clown surgit et s’avise de m’emmerder avec son idée de morale psychanalytique qui est d’ailleurs pas une idée nouvelle mais une leçon consciencieusement répétée du dernier bouquin qu’il a trouvé aux soldes…
- Oui?
- Ben c’est simple. On lui offre un nez de clown.
- Quoi, tu…
- Tu es un clown, qui parle de sagesse alors que l’horreur des crimes et des guerres les plus injustes me cravachent le cœur chaque fois que je retrouve un peu de force et que je me renseigne sur l’état du monde.
Une bourrasque de vent les fait tomber cul par dessus tête. Comme ils ne peuvent plus proférer un mot, le vent leur coupant le souffle à chaque ouverture de la bouche, habilement deux nuages plus paisibles que le reste de la météo, faisant contraste avec la violence qui tord les bouquets de genêt se façonnent en la forme de leurs deux visages et on entend sans difficulté leurs voix de tonnerre dominer piaulements et sifflements de la tempête, pour poursuivre, en plus pompeux et sans sous-titre, la conversation des deux ahuris :
- Et puis qu’avait tu besoin de convoquer Saint Augustin ? Était-ce bien de la dernière urgence ?
- Quoi ?
- Ne feins plus !
- J’vois point.
- Il a fallu que tu frimes !
- Moi ?
- Songerais tu un dixième de seconde que je ne t’aurais pas démasqué ?
- Mais !
- Y fallait m’dire qu’c’t’inconnu avait été en outre archevêque d’une ville disparue ?
- Hippone mais…
- Et se servir de ce chausse-pied rhétorique captieux pour me faire avaler que j’aurais oublié tout c’qui m’est arrivé avant mes six ans ?
- Tout ce qui, en toi, fut passion !
- Euh…
- Tout ce que l’intensité dévoreuse de tes yeux de marmot trébuchant a scruté depuis le sol !
- Mais…
- Tout ce qui t’a gravé le neurone tant que, dans une sorte d’hypnose tu ne pouvais, avant six ans, ni détailler clairement ni seulement convenir que ça avait eu lieu, cette gravure fascinatrice de ton penser, bien plus souvent que les moments dont tu convoquerais clairement les séquences.
- Y en a…
- Ne me parle pas des précoces, tu n’as pas l’air précisément de ça !
Ils ont réussi à se faufiler sous l’abri d’un rocher fleuri, ils voient au loin les Skelligs, battues par d’énormes vagues.
La voix chuchote (pendant que les nuages dissous reprennent leur fuite métaphorique ):
- Ouais. Ouais. C’est vrai d’ailleurs que çe dont j’me rappelle, après, c’est de ces ignobles années entre sept et douze. Qu’est ce que tu veux que j’aie bien pu constater à part la dette colossale dont on me tendait la facture à mesure que je voyais rétrécir ceux que j’avais crus grands uniquement parce que j’étais petit. Dette de la peur de la mort, burinée au front soucieux des instituteurs. Pendant qu’ils s’occupaient de moi : aussi chiants que toi. Y m’enseignaient la Langue, hein, eux, mais c’que j’voyais c’était pas la Littérature, c’était leur façon de prononcer leur asservissement, leur malêtre. Sans rien savoir de la sexualité je me faisais une opinion quant au manque à jouir colossal qui règne ici bas en plus de cette crevardise qu’ils exhalaient, et de leur frustration sociologique à chacun, dis moi pourquoi ?
- Pourquoi quoi ?
- On a mérité un tel cauchemar ? Qu’est ce que j’ai fait au ciel pour mériter de subir ces interminables années de soumission à l’humanité d’avant moi ?
La voix intérieure découvre dans l’abri rocheux tout un living room parfaitement propret avec cheminée, canapé et téléviseur sur quoi elle met déjà en route le dernier des films de Starwars en s’allongeant confortablement, chaussettes sur le pouf et bière à la main pour échapper aux insignifiants propos du discoureur !
OÙ L’ON VOIT APPARAÎTRE LA SYBILLE DES SKELLIGS, qui va pas nous abandonner.
Mais, alors que déjà le générique apparaît et que son gosier déglutit la bière ambrée,deux djinns irlandais s’emparent des deux protagonistes, moquent leurs glapissements terrorisés, les serrent dans leurs bras musculeux de fumée, les arrachent au cap montagneux, traversent des nuages de puffins cendrés et de goélands, puis en quelques secondes atterrissent au milieu du minuscule hameau d’igloos en pierres sèches, déserté depuis des siècles par les moines, et depuis l’épidémie par le short polychrome du touriste en pâmoison pressée – au contraire, alors qu’ils essuient leur vêtement de la suie laissées par les esprits fumeux, seule une sorte de déesse nue les toise, juste sortie de sa demeure sommaire : elle les toise et, furieuse d’être découverte en sa nudité, se saisit d’un grand châle puis, sous le soleil revenu, elle précise à la voix intérieure ce qu’elle avait tenté de ne pas écouter lors de la logorrhée de son camarade :
- En bref, coco, notre chrysalide des six premières années met d’abord en tension tous nos plaisirs solaires d’enfant, toutes attentes immenses du gamin. La chrysalide de nos années passées en hypnose met en tension, comme Ulysse son terrible arc, ces millions de sources à l’état natif, sources jaillissantes, petites sources de notre enfance mais autoritaires pour le futur du sujet, crois-moi.
La voix intérieure, pétrifiée par les formes que laisse voir parfaitement le châle, se tait.
- Autoritaires plus tard lorsque font retour dans notre présent d’adulte ces eaux purifiées, comme des hirondelles font retour et dont la réapparition te dira, chaque jour, fit il soleil ou fit il vent, hirondelles dont le retour depuis ta vie inconsciente te dictera, oui, revenues de la part oubliée de ton enfance, où elles ont passé la longue cérémonie d’un temps éternel et sans souci sous le tropique de l’enthousiasme, oui elles te guideront ces sources et ces hirondelles attifées comme les juges salariés par ton propre inconscient – elles te dicteront chacun de tes gestes.
Mais que dit à présent le regard de Realidad – puisqu’elle vient de soutenir celui qui tente de soutenir une vérité, donc une de ses filles, quant à la pharamineuse tapisserie des rêves en clouant, hébété sans être pour cela abêti, celui que tout ça emmerde et qui préfère oublier cette incompréhensible histoire de sources et d’hirondelles en se jetant sur le dernier épisode de sa série préférée, autre tapisserie imaginaire où se blottir ?
- Je me sens mauvais, murmure la voix. Il se dirige vers le muret, s’y juche – son regard coupable se perd à suivre les mille trajectoires des puffins cendrés autour de la petite Skellig.
Il chuchote quelques phrases à l’énorme goéland qui vient de s’abattre bruyamment à ses côtés, les yeux pétillant d’appétit.
- Atrappe ça comme un poisson, le goéland : le juge clandestin de mes rêves, si l’autre connard dit le vrai, c’est mon juge perso à moi.
Le goéland fait mine d’attraper la phrase gloutonnement.
- Ce juge est créateur d’une Histoire qui n’est qu’à moi. Ses attendus font l’étourdissante tapisserie de cet étranger du moi-même que je pourrais aussi parfaitement choisir d’ignorer toute ma vie, camarade goéland.
Par sympathie, le goéland adopte un instant le visage même de la voix, avec cependant toujours un air si goulu que Realidad, s’approchant, lui jette un petit poisson tout frétillant qu’il chope d’un bec retrouvé instantanément. Avant d’être ingurgité, le poisson a le temps de hurler :
- Et maintenant, bande de ballots, maintenant que vous avez rajouté le périple initiatique à la pythie de Skellig Michael aux pèlerinages antérieurs, le maître intime de votre jugement personnel étant assez efficace pour vous permettre de vous connaître vous-même, vous savez quoi vous savez quoi vous savez quoi ?
Le goéland rouvre le bec obligeamment pour qu’on entende bien la fin :
- Et ben voilà : déchirez le rideau du Temple ! C’est qui, le saint des saints de vos enquêtes : que maintenant vous connaîtrez vos automatismes de robots-familiaux ah ! La voilà votre peste, la source tribale de chacun de vos crimes et en un mot, la révolution infantile qui suggère, au secret de vos fronts, que vous changerez le monde simplement en prenant garde à ce Gnôthi Séâuton. (Gloup ! Puis on ne l’entend plus.)
C’est à ce moment que Nemo ( oui, Nemo et non plus le sermonneur dont on avait pris l’habitude) remarque l’étrangeté particulière du châle de la Sybille celtique de Skelligs : tissu copte, il porte en trame un hiéroglyphe des temps du Nil contemplatif, un hiéroglyphe disant « la vie », ankh.
Ce Petit Nemo qui poursuit les propos antérieurs en se substituant au bavard d’avant, est le fameux héros (pré-surréaliste historiquement mais tellement surréaliste) de la reine des BD, dessinée, peinte plutôt, de 1905 à 1909 par Windsor Mac Kay.
Il vient de prendre la place du narrateur.
Et il avoue tranquillement que, non, lui, le narrateur, il n’est pas du tout allé suivre son rêve de reclusion aux îles d’Irlande pendant un mois.
Mais qu’il a suivi avec enthousiasme une odyssée joyeuse vers New Yor. Quoique, dit-il en imitant le poème de François Villon, si l’alliez voir, cet empire sans services sociaux dignes de ceux de l’Europe, vous trouveriez cet enfer encore bien pire. Et ne sauriez en outre comment y trouver un psychanalyste idoine. Alors quoi :
- Je vais me réfugier pendant tout ce séjour aux réclusions des musées de New York. Et là je pourrai y rêver, comme un vrai P’tit Nemo, le monde entier en petits épisodes digestes, une vitrine après l’autre.
La Sybille ne porte pas une étoffe siglée par l’hiéroglyphe ankh, elle sait quelle sera ma surprise, quand je découvrirai parmi la collection égyptienne du grand musée métropolitain de Manhattan, un double hiéroglyphe moulé en forme de plat à libations pour asperger on ne sait plus qui – plat visant à transsubstantiation de l’eau par l’ankh, cet hiéroglyphe que depuis deux mille ans les coptes ont fait circuler dans le monde entier sous la forme de la croix…
La Sybille bouge des hanches.
Moi, sous les traits du Petit Nemo, je fais semblant d’y être indifférent.
Chat pitre Trois : et si mieux avait valu jamais voir New York que la découvrir trop tard si vieux ?
Il était une fois une île extraordinaire qui fut achetée aux indiens et depuis laquelle une immense ferveur d’acquisition et de banque se développe.
Réalité, par force et persuasion, y a sauté d’un bond, oui, d’un seul bond depuis les Skelligs afin d’y secouer son châle. Et elle atterrit dans la vitrine du Metropolitan, provoque l’évanouissement de quelques visiteurs fragiles, la prosternation rapide de tout le personnel car l’Amérique est pieuse au point de ne pas s’attarder sur l’impudicité de ce châle et superstitieuse assez pour s’émerveiller de la moindre apparition.
Bien entendu la Sybille de Skelligs se saisit de l’assiette en forme de « ankh » mêlée au hiéroglyphe « Ka », la vie et l’esprit – puis jette un sort d’oubli sur le public, court au dehors du musée, vers le Sud Ouest de l’île de Manhattan, jusqu’à l’immense pelouse d’herbes rapportées jadis d’Irlande, pour y entourer le monument à la mémoire de la Grande Famine.
- Donc c’est là que vous êtes venus, en fait. A New York. Loin, très loin de la multiplicité des silences et des sources irlandaises. Vous pourriez mon cher vous y installer comme traducteur de Lacan, y a du boulot pour mille ans, c’est intraduisible.
- Ramène-nous aux Skelligs s’il te plaît. James Joyce aussi était intraduisible.
- Sois aussi juste que Saint Michael des Skelligs, ce remploi médiéval de l’égyptienne Mâât, celle qui disait le bien du mal quand on arrivait à l’au-delà. Goethe aussi est intraduisible.
- D’ailleurs est-ce que Manhattan et ses banques ne sont pas l’au-delà ? Est-ce qu’un héritage financier est traduisible ?
- Aux Skelligs vous n’auriez pas entendu le jazz. Innocente musique du pauvre libre de tout coffre en banque. Ici ça vibre toutes les nuits un peu partout. Il y a fallu, à la naissance du jazz, la torture des vieux peuples de l’Afrique, et c’est ici, oui – vous l’entendrez ici. Qu’est ce que vous ressentez, chez vous, lorsque vous observez le public des concerts de jazz : vous n’avez pas l’impression qu’ils sont tous bons, rabonnis, rendus à la justice par l’éthique qui serait intrinsèque à cette musique, elle aussi un fruit d’Afrique comme mon plat en forme de ankh et de ka, mon plat égyptien pour donner vie à l’eau il y a plus de cinq mille ans ? Mon ancêtre du bénitier et de la Miqvè ?
Vous allez danser maintenant. Dans le sous-sol des banques il n’y a pas que des coffres il y a le jazz et ses standards, ils vous diront l’Ethique et vous oublierez tout de vos dangereuses frustrations monastiques. D’ailleurs vous savez avec quoi elle soupesait le bien, Mâât ? Avec une plume. Trouvez moi i—mmé-dia-t’ment un truc en plumes sinon je vous emmène pas danser !(les deux voyageurs se précipitent aux nombreux magasins du voisinage)
-Là ! Un magasin de plumes !
« Mâât Inc. », au fronton du magasin luxueux.
La ressemblance un peu folle de la vendeuse et de la Sybille des Skelligs ne les interpelle pas :
-On cherche un truc en plumes pour aller en club vers Gramercy… »
-Dite donc… vous seriez pas un adepte du divan psychanalytique, monsieur ?
-Comment, Mais…
-J’entends bien, que votre paroisse c’est le jazz – Mais est-ce que l’apparition du jazz, dans votre continent (ne prenez pas cet air, on voit bien que vous êtes européen et, ne vous vexez pas, rhénan) n’a pas été aussi efficace, en matière de lutte du bien contre le mal, que votre divin Divan ? Est ce que c’est pas l’innocence du jazz qui a pour finir précipité la défaite des nazis qui avaient voulu en interdire les concerts ? Alors que Freud n’y a pu couic.
- Enfin je… je viens du Rhin oui seulement… il y a eu des concerts de jazz avant la guerre vous savez, justement, je précise, je dis ça pour…
- Où ça ?
- Dans… dans ce que nous appelons le « Palais Universitaire ». Un de mes plus vieux voisins m’a…
- Vous êtes unis entre voisins par des « affinités électives » ?
- Comment pouvez vous croire que nous serions naïfs au point de croire encore aux elucubrations du penseur encore trop précoce pour comprendre quelque chose aux neurosciences qui refont le lit de la pensée psychanalytique, non – Goethe à peut être mis le couvert pour Siegmund…
- Quoi ?
- Lui donner envie de comprendre quelles sont les moteurs subtils des affinités électives…
- Ah oui, la libido, les pulsions, les inhib…
- Mais nous, autour des jardins universitaires de Strasbourg, comment prétendrions nous être ce que nous rêverions d’être, une troupe unie par le désir d’un Bien Universel ?
- Ah ça me plaît pourtant, cette idée.
- Nous ? Nous du côté du Bien ? Alors que les murs du jardin sont encore marqués par la mitraille de 1945, signe de nos infamies familiales à tous…
- Mais c’est bien votre voisin le jeune psychologue octogénaire qui, sans savoir que vous veniez ici et pas aux Skelligs, vous a offert le bouquin sur le jardin chéri, dans l’Etat de New York, par un amoureux que la mort de son aimée ne fit pas cesser de brûler d’amour, tentant de mettre en partition le chuchotement du vent dans les arbres du jardin qu’ils avaient partagé ?
- Les jardins universitaires de Strasbourg, nous les aimons comme votre poète américain de Geneso aima son jardin. Et s’ils sont construits sur le modèle du livre de Goethe probablement à l’insu de tous les habitants du quartier, c’est en effet un peu comme dans le livre « Le jardin qu’on aimait », le projet d’un retour vers l’Eden que serait un absolu dévoilement, au travers de la Nature, de ce que doit être notre culture… Mais avez vous des plumes ?
- Vous sentez vous capable d’affronter la mort sans oublier l’amour ?
- Je voudrais des plumes.
- Leur prix vous intéresse ?
- C’est combien ?
- Nous ne vendons qu’aux innocents. Je dois reprendre mes questions. Vous sentez vous capable d’affronter la mort sans oublier l’amour ?
- Précisez votre pensée, madame.
- Avant de quitter Strasbourg, rappelez vous, votre voisin Vendredi Robinson, le professeur de psychologie dont vous me dites qu’il avait déposé dans votre boîte aux lettres un livre de Pascal Quignard intitulé « Ce jardin qu’on aimait ».
- Je vois où vous voulez en venir ! Mais comment, vous, sauriez- vous, en cette ville de New York ou de façon encore plus manifeste que chez moi les riches chient sur les damnés de la terre…
- C’est vous qui voulez des plumes oui ou non ? Il y a deux questions dans ma question. Comment votre voisin, qui ignorait votre départ vers New York, a t il pu vous offrir un livre sur un jardin de notre État, livre écrit de plus par l’auteur, Quignard, d’un cercle magique autour de quoi les affinités électives cimentent les âmes éprises de musique baroque et donc d’une certaine élégance du cœur et de l’amour, ça autour de vos propres jardins intérieurs et non plus autour du jardin qui est devant votre baraque, mais plus largement, dans l’Europe des musiciens, et puis aussi, ce jardin intérieur qui caractérise Quignard l’écrivain et cinéaste, par la magie des partitions musicales qui ne sont que sentiment, comment votre Vendredi a-t-il pu vous offrir, donc, ce texte qui fait circuler le sentiment le plus raffiné de l’amour jusqu’aux autres mondes, l’américain même, vous vous rendez compte, l’américain contaminé par la souffrance baroque des amours les plus vertigineuses, et ça, je le redis, ça simplement depuis la magie d’une incroyable précision, celle du film qui avait permis à tant de gens de se reconnaître en Quignard, « Tous les matins du monde ».
- Je suis perdu ! Votre phrase est trop longue !
- Mais ne faites pas semblant sinon pas d’truc en plume pour votre gueuse de Sybille des Skelligs !
- Bon j’avoue, je sais moi, parfaitement, de quoi vous voulez parler mais regardez, même ma voix intérieure est totalement décontenancée.
- Ça c’est vrai, m’dame… C’est le bordel votre question ou bien vous voulez nous faire croire qu’un monde d’intuitions permet aux êtres qui partagent les affinités électives qu’explore Goethe dans son livre sur la culture et le paysage die Wahl verwandschaften, de se délivrer mutuellement du spectre d’un monde mécanique et sinistre ?
La voix intérieure s’est vêtue d’un costume écossais qui la boudine un peu :
- Pas du tout pas du tout, lui répond la vendeuse, brutalement nue et toute puissante d’une paire de seins à damner un saint transgenre.
- Vous menez une sacrée enquête m’dame. Vous voulez savoir si on mérite le truc en plume de Mâât, parce que votre magasin, là, juste devant le monument dédié à la grande famine irlandaise dans ce quartier plutôt dédié aux banques, il s’appelle Mâât inc. Et puis vous êtes au courant que par hasard le professeur Vendredi Robinson est le voisin de ce débile pédagogique que je suis pas à pas depuis qu’il a appris à ouvrir le bec, mais j’en ai plus qu’assez, et depuis qu’ils sont voisins lui et Vendredi, depuis les années soixante figurez vous, voisins d’un jardin universitaire rhénan, élaboré selon eux (mais personne est au courant) sous l’influence du texte « Les affinités électives « de Goethe, lequel penseur héroïque a passé une ou deux années à la fin de son adolescence dans cette ville de Strasbourg qui était encore une riante bourgade entourée de nature pas anéantie par les contorsions autoroutières et les fourmilières parallélépipédiques du bâti-à-la-va-comme-j’t’entasse. Vous tendriez à nous faire croire par votre savoir rétrospectif qu’il y aurait un destin ?
- Ah non ! Loin de moi l’idée que tout serait lié ! Que le futur serait sous la dépendance d’un Lecteur Supérieur de l’être qui en serait, de ce fait le geôlier tout en faisant de nous des innocents incoupables.
- Mais vous insinuez, par exemple, que ce ne serait pas un hasard si Vendredi a offert à mon compagnon de misère, car c’est bien une misère de se retrouver piétons à Manhattan quand nous rêvions de splendeurs infinies aux îles de l’Irlande, a offert, disais-je, ce livre de Quignard sur le pauvre pasteur Siméon Cheney, et sur le jardin qu’il aima avec sa femme morte pitoyablement jeune, et sur l’amour qu’il lui a conservé après sa mort en tentant d’écrire, en notation musicale, le son de la brise remuant les arbres de cet éden amoureux ?
- C’est comme ça la littérature. C’est écrit après coup, ça peut donner l’illusion d’un destin.
- Soyez prudente. Vous parlez à ce type qui rêvait de s’enfermer comme un moine dans une cellule irlandaise pour y ruminer pendant un mois trente années de son travail sur les inconscients de ses voisins et que l’amour de ses proches a emmené dans la capitale de cet état de New York qu’il voyait plutôt banquier.
- Et là, hop ! Vous voyez, les affinités électives pour un jardin partagé, le jardin universitaire de Strasbourg, lui font par la grâce du livre de Quignard découvrir voisin (au moment d’atterrir il a repéré où se trouvait la ville de Geneseo, la bas, sous l’aile droite de l’avion) un jardin américain dédié, non à la solitude monastique, mais à l’amour d’une femme. S’il parvient à répondre quelque chose d’innocent à ma question, sa parole lui vaudra une plume du même poids que vous pèserez là sur cette balance. Or je vais vous dire : ce gars est extrêmement lourd.
- Ça tombe bien, autant que la Sybille de Skelligs n’aille pas toute nue au club de jazz : ça ferait une de ces émeutes ! Mais notre poids à tous les deux ? Couilles comprises ?
- En plus excusez ma voix intérieure madame, elle fait des blagues genrées…
- Vous n’avez pas écouté ma question jusqu’au bout, messieurs. Depuis quand aimez vous Quignard ?
Sur la carte du monde immense décorant les voûtes du magasin, on voit surgir l’image du film « Tous les matins du Monde ». Une voix de commentaire un peu nasillarde égrène les liens existant entre les habitants des affinités-îles électives européennes et ce film :
- Pascal Quignard, français non pas au sens chauvin du mot. Français comme serait dit « français » le comportement paradoxal et impertinent de tous les penseurs, sculpteurs, compositeurs, peintres, bohémiens. Une franchitude bohème à la Rimbaud, à la Joyce, à la Tu Fu, à la Woody Allen. Et ce type écrit sur le deuil infiniment musical de Siméon Cheney, veuf essayant de broder la partition du chant que le vent fait encore dans le jardin qui était avant la mort de son aimée leur jardin à tous deux. Mais observez ces gens un peu rassis, qui ont tellement aimé la musique baroque en Europe et feignent de ne pas remarquer qu’à leur concert vont surtout des vieux spectres comme eux, qui hantent de leurs années soixante huit rugissantes la révolution des fous de musique baroque, jeunes amoureux encore de leurs instruments anciens et du déhanchement amoureux de tous les gestes tendres du sentiment, la révolution d’un sentiment décuplé systématiquement par la nostalgie, l’attente, la délicatesse, l’énervante beauté des chairs affolées d’amour… Ils ont suivi, pendant toutes les années où ils vieillissaient, le travail de Quignard sur la définition de l’innocence de « Tous les matins du Monde », son film culte sur le musicien Sainte Colombe. Au vrai beaucoup, comme l’auteur, Pascal Quignard, vivaient ce film de l’intérieur parce que leur travail était de réveiller les partitions de cet homme mort en 1700. Comme ils avaient la possibilité de se retrouver dans les campagnes d’Europe, ils pouvaient le faire dans les demeures contemporaines du musicien, dans les vergers autour on entendait résonner des violes de gambe, et aussi derrière les haies de peupliers, au dessus des sapins, au bord des fontaines. Le travail sur la puissance du sentiment porté s’est poursuivie et les musiciennes et les musiciens continuaient de percevoir en s’écoutant jouer, même s’ils étaient secs comme du bois mort, ce que peut signifier de s’aimer comme Siméon Cheney a chéri sa bien aimée, dans le dernier livre où Quignard part voir, dans l’état de New York, à Geneseo, comment l’amour de Cheney fit face à la mort, d’une simple partition.
- Enfin,dit la vendeuse à la fin du commentaire, on sait que c’est un fait contingent, la mort. Seulement c’est contingent donc ça aurait pu n’être pas. La mort aurait pu n’être pas, il se pourrait que la mort ne soit pas. Qu’elle n’existe pas, en tant que le verbe être ne peut être assigné qu’à ce qui est. Qu’est ce qu’un amour serait faible, s’il s’effondrait devant un truc aussi inexistant et banal que la mort !
Elle hausse les épaules, disparaît un instant dans les réserves du magasins pour en revenir avec une série de trucs en plumes extrêmement lourds, d’anciennes tenues du Moulin Rouge qui ont dû briser le dos de générations de danseuses. Elle a les yeux humides.
- Allez-y, va ! Vous m’remuez le ventre ! Ahlala. La littérature. On sent que votre genre à vous c’est pas le héros littéraire. On sent que vous aimez les gens. Mais faite gaffe : j’en chiale. Ahlala, on jette des mots sur le papier comme du bois au bon feu, hein ?
- Mais vous savez Madame, d’une c’est un feu pas vu : j’ai écrit le commentaire que vous venez d’entendre, mais je l’ai caché sur la page de gauche d’un photocopié du séminaire de Lacan de 1961-1962, son séminaire sur l’Identification – et de deux mon écriture ne saurait éveiller la passion que de ceux, peut-être inexistants, qui s’enflammeraient à mes mots – et qu’est-ce qui pourrait bien déclencher une réaction aussi curieuse ?
La vendeuse a mis des collants écossais, une jupe plissée très courte, un pull en laine mohair rouge vif, elle fume une cigarette roulée maladroitement et :
- On t’a pas attendu, du bois à flamber pour des milliers d’années y en a.
- Bon, bon. Si vous êtes d’accord… On prend le truc en plume et on file.
Ils se retrouvent dehors, sautent sur le grand espace gazonné d’herbages rapportés pieusement d’Irlande.
- On dirait qu’elle a compris.
- Ben sinon elle aurait pas donné les plumes. Elle est où la Sybille des Skelligs ?
- La haut sur la pelouse allez on la rejoint. Qu’est ce que tu voulais dire à la vendeuse ?
- Tu veux des mots qui brûlent ?
- Zieute voir combien de perdreaux peuvent habiter autour de la pelouse irlandaise de Manhattan ?
Le regard des deux types se perd aux hauteurs conséquentes du bâti de cette portion sud ouest de Manhattan.
- Y en a forcément un paquet, dans ces baraques, qui est fondu de musique baroque, qu’ont le frisson en rêvant de Venise, qui s’écoutent en douce les plaintes languissantes de l’amour à la Monteverdi.
En 1860 un pasteur note les sons des gouttes de la pluie et des chants d’oiseaux de son jardin à Geneseo, État de New York – le son de la pluie lui est un psaume, les froissements des habits remués par le courant d’air sur le portemanteau dans l’entrée, un Te Deum.
C’est plus de cent cinquante ans après qu’un avion rapproche un autre type du lieu où va vivre sa fille – elle saura lui en décrire sa familiarité, quand il la retrouvera, sortant de son travail. Mais lui, occuppé pendant plusieurs semaines aux profondeurs du trésor des musées, il flairera ponctuellement, surpris, les lieux bon marché où elle a trouvé à vivre, ça le changera des trésors architecturaux cernant les musées de Manhattan et de Brooklyn. Et quand il contemplera, stupéfait, autour de sa sous location proprette, des pyramides de pneus et des montagnes de carcasses de voiture, dans ce lieu du ban, il apercevra, de très loin, la silhouette de la concrétion immobilière qui s’appelle toujours, comme du temps de la Nature et des indiens, MANHATTAN.
Il sont brièvement une partie de ceux pour qui la concrétion immobilière de Manhattan est hors d’accès, financièrement, tant la valeur des mètres carrés y reflète une hyper concentration, pas seulement des gens mais de l’argent et rejette loin d’elle une incalculable proportion d’habitants réels, ceux dont Auden le poète décrivait déjà il y a cent ans la seule occupation, la soumission.
Ag. : symbole chimique de l’argent, dans le tableau périodique des éléments de Mendeleïev, contemporain du pasteur Cheney, dans cette partition là, l’argent porte le numéro 47, le dernier numéro du tableau périodique des éléments de Mendeleïev va au Lawrencium, élément de matière radio active fabriqué en 1962 par l’inventeur, à Berkeley, du cyclotron.
Il fait chaque jour le chemin depuis l’éloignement de East New York jusqu’aux alentours fleuris des musées. Le contraste serait semblable en Europe. La où, au milieu d’une ville, ces jardins où il apprenait d’abord à aimer le coassement têtu des grenouilles, dès Avril, ces jardins dont il ignorait qu’ils fussent bourgeois, mais où apparaissait régulièrement un cheval tirant carriole pour de moustachus jardiniers. Les gens, là, se savaient habitants d’un quartier pas aussi petant de puissance que Manhattan, gens simples, démocrates et utilisateurs du bus. C’est là que soixante ans plus tôt avait vécu le sociologue prussien Georg Simmel, auteur de l’incontournable « Philosophie de l’argent ». Pas inventeur du lawrencium et sans imaginer qu’on accélèrerait un jour des particules dans des cyclotrons.
Il mourait dans la rue du touriste nostalgique des Skelligs, en 1918 – est-ce que c’est parce que les habitants de la rue n’ont pas lu en nombre suffisant son livre qu’a surgi depuis peu la nuit l’éclat des glapissements furieux d’un renard – incitant par ses cris à considérer la nature comme une vérité nue ? Les promenades des voisins cerclent là-bas, loin des gratte ciel, la calligraphie de grilles rouillées. Là se déploient, pendant que le type regarde les yeux ronds le contraste entre les pyramides de pneus et la skyline eloingnee, là se déploient comme une partition les formes végétales exubérantes. Arbres, buissons et fleurs semés là par des collectionneurs qui en leur temps cherchèrent la graine aux quatre coins du monde en un temps où le voyage prenait toute une vie quasiment.
Les troncs des arbres, le mouvement dansé des buissons, le surgissement calendaire des fleurs et des fruits sont aussi parlantes pour leurs rondes quotidiennes que ces troncs mélodieux dont les argonautes construisirent leur navire en les abattant dans la mystérieuse forêt sonore de Dodone, sans imaginer le bruit que ferait le cyclotron en concoctant des mondes d’avions et de termitières entassées jusqu’à l’infini.
- Dodone ! Argonautes ! Tour de jardin ! Bande de petits pèquenots ! Vous voulez que je vous dise quel voyage ont fait les inventeurs du jazz ? Et c’est ce qui arrache le jazz à l’esprit guerrier des localiers.
- Localiers ?
- Ça vous aurait échappé, le caractère de bonté qui remplit le jazz ?
- Mais descendez donc de cette pelouse irlandaise nous rejoindre sur le trottoir amerloque ! On a le truc en plumes !
Sur le trottoir, rejoignant le club de jazz, les deux bonshommes maugréent et défendent leur tour de square habituel, l’européen, celui des affinités électives etc :
- Ouais ben ici c’est pareil, le jazz il est au bout de la rue : c’est les ancêtres qu’ont voyagé…finalement on est pas plus dans l’odyssée que chez nous…
- Vous vous moquez de moi : vos musiciens classiques ont pas quitté l’Europe.Bach a du faire en tout cent kilomètres dans sa vie.
- Non, mais moi je parlais des arbres des jardins universitaires. C’est des voyageurs. Les arbres, les fougères… Si ça se trouve c’est des graines ramenées par Humboldt, à la fin du dix huitième c’était encore des voyages, c’est pas comme ce fauteuil immobile des avions qui fait croire aux gens qu’y aurait distance entre les abonnés d’ici et les abonnés d’ailleurs. C’est fini les argonautes. Même les chinois ils sont new Yorkais. Adieu Marco Polo et tes stupéfactions.
Rapagraphe deux du chat pitre : traduire c’est mieux-dire ?
Pour de vrai, la vue aimable des new Yorkais se retournant poliment au passage de la divine Sybille dans son déshabillé tout en plumes, impressionne les deux lascars, et même les deux jeunes femmes qui leur font remarquer que prendre des plumes à des oiseaux en disparition est un crime qu’elles vont signaler immédiatement avant de s’excuser lorsqu’elles apprennent qu’ils s’agit de promouvoir la lutte contre la déplumation de la Nature et du recyclage respectueux de plumes remontant aux temps ancien(ne)s, étiquette de la chaîne de commerce responsable Mâât Inc. à la clef.
- Qu’est-ce que vous dites des gens ici, alors ?
- Y a un super self-control, quand même, c’est plaisant.
- C’est vrai que c’est Lacan, votre ingénieur en chef ?
- J’allais vous demander : comment fait-on pour trouver un bon psychanalyste, à New York ?
- Avec d’aussi rigoureuses exigences que les lacaniennes, ça va vous être un peu rude…
- Pourquoi ?
- Vous vous êtes pas demandé comment on pourrait traduire ses séminaires sérieusement ?
- Demandé sérieusement, traduire avec sérieux, ou votre question c’est faut il garder la dérision, l’humour et le rire de la version originelle ?
- N’énervez pas mon patron, m’dame : la dernière fois que je l’ai vu pleurer c’est quand il a essayé de lire Finnegans Wake de James Joyce en anglais, avec la traduction française dans l’autre main.
- A cause du poids des livres ?
- A cause du bourdon. Y m’a dit que ca lui foutait le bourdon de pas arriver à saisir quelle cloche grave et mélodieuse, quel bourdon, délivrait son bourdonnement au pèlerin héroïque lancé à la poursuite de la lecture de ce livre muni de son bourdon de pèlerin.
- Donc il avait le cafard où il se trouvait cloche ?
- Le blues.
- Mais pourquoi avez vous lu, cher touriste, James Joyce ?
- Parce que sa liberté absolue de ton est de la même nature que celle qui a permis à Jacques Lacan de faire le fou. Le vrai déconneur c’est Joyce. Normal, en Irlande, un original ça a rien d’original, Il passe à Paris, Lacan l’écoute, voit sa stature d’original absolu, son élégance surréaliste. Imitation ? Autorisation ? En tous cas le ton des séminaires y a rien de plus drôle. Et rien de plus insaisissable, le but, c’était ça forcément, être insaisissable. Pas être saisi par les profs. Pas être saisi par l’administration de l’hôpital ou de l’école normale supérieure. Pas être saisi par les médecins. Pas être saisi par les staliniens. Pas être saisi par les galeries d’art. D’ailleurs il l’a dit un jour à un de mes potes. François Xavier, qu’était allé à un séminaire il lui a dit et le pote me l’a répété. Oui, il lui a dit, en marchant avec lui dans la rue, seuls tous les deux, il lui a dit « Alors, Walter, vous y avez rien compris ? Et bien c’est normal. » Vous voyez ? On peut,le comprendre de plusieurs façons. Question de trad’. En tous cas une liberté de ton même si une extrême soumission à la recherche, à l’affût de ce qui serait insaisissable. Même pas critiquable, hyper branché.
- Il a jamais cité des gens contestables ?
- Attendez on est soixante ans après là, donc il a cité Heidegger par exemple si vous voyez ce que j’veux dire.
- Alors donc en un sens, votre Lacan : absolument convenu mais original par stratégie ?.
- C’est très stigmatisant, c’que vous dites, m’dame. Y a le droit à l’erreur. J’vous rappelle qu’ils étaient un peu perdus dans la traduction, les français, devant les intellectuelles allemandes. Un philosophe allemand…
- C’est pas allemand le phénoménologisme ?
- C’est pas plus allemand que votre truc en plumes puisque c’est de la pensée.
- Liberté de ton, vous disiez ? Quel genre de liberté ?
- Comme celle qui dans un rêve, nous sépare de ce qui se passe. Je peux en rêve mourir en souriant, observer d’immenses douleurs en éclatant de rire, me sentir infiniment triste en considérant quelque détail totalement négligeable, donner le rôle principal à cette jeune femme inconnue entrevue dans la rue d’Obersteinbach au moment où ma voiture s’en éloignait déjà.
- Ô Mâât, mesureuse d’âmes, déïté du jazz qui soupèse tout avec une plume…
- Bé oui, m’dame. Et c’est pas vrai, nuncle, que la seule paroisse où tu trouves qu’y a pas de têtes d’assassins, c’est aux concert de jazz où c’est qu’tu vas ?
- Il fait exprès d’écorcher la langue, votre alter ego ?
- Chalouper pas écorcher. Le jazz, ma paroisse, bien sûr. Je sens encore l’odeur des cales négrières des aïeux de ceux qui se sont emparés de la trompette et de la contrebasse pour infliger une sorte de grand pardon à leurs bourreaux, qui retrouvaient leurs filles dansantes. Comme un Golgotha sophocléen, l’esclavagisme, la tragédie du bouc grec qui court devant les bergers médusés de s’apprendre tant d’horreurs et de se découvrir capables d’un tel manque de la pitié la plus élémentaire, bien à leur place dans la galerie du Cruel parmi les rois leurs maîtres. Regarde en haut des tours de Manhattan. Les mêmes y posent leurs helicos, bougre. Et gèrent placidement les mêmes guerres dont… Dis moi, mon fou, est ce que c’est pas le jazz qui a mis fin au nazisme, est-ce que les hitlérions ne savaient pas exactement pourquoi ils en interdisaient les concerts ?
- Bon, fermez-là avec vos prêchi-prêchas, on arrive au club. Tenez-vous bien. Le directeur veut que je vous annonce au portier. Bonjour monsieur le portier. Je vous présente un type qui a vécu dans un bled en Europe où il était écrasé d’admiration pour tous ses amis qui faisaient le conservatoire pendant qu’il satisfaisait le désir de ses parents.
- Bien, Lady Skelligs, mais quel désir ?
- Demandez-lui.
- Auquel des deux ?
- C’est pareil.
- Messieurs ?
- Mon maître voulait satisfaire le désir de ses parents de ne pas le voir dans un sou, alors c’était médecine, apprendre par cœur des catalogues anatomiques et pharmaceutiques pendant que démarrait une tragédie épouvantable qui s’appelle le Sida.
- Beg your pardon sir ?
- Aids.
- Aha. Mais je ne peux pas laisser rentrer au Jazz Standard un type pareil.
- Mais je dois rajouter un détail : mes parents voulaient que j’ai des sous mais pas en étant soumis comme eux à des métiers de la soumission.
- Une liste ?
- Banquiers, éboueur, assureur, commerçant.
- Bon ça va rentrez même si vous m’avez l’air de sacrés ballots. Je peux pas vous en vouloir. Pauvre chou, médecine ! Découvrir à dix sept ans que la Nature est une pute qui torture les braves gens. Que les génocideurs ne sont que pâles imitateurs de Sa Talentueuse Cruauté. Et à vingt quatre ans, bien decapités par ce qu’ils ont appris en médecine, les jeunes gens meurent à leur jeunesse pour embrasser la carrière coupable de jeunes vieux qui accumulerons sur leurs épaules toutes leurs erreurs médicales….
- C’est l’âge auquel est morte la femme du pasteur de Geneseo…
- Mais lui au moins pouvait tenter de mettre en musique tous les sons que produisaient le vent et les oiseaux dans le jardin qu’ils avaient aimé tous les deux, alors que, allez-y, demandez-voir aux talentueux jazzmen qui vous attendent en bas, s’ils sauraient mettre en musique votre cours de physiopathologie et les dessins anatomiques de l’oesophage…
- Cependant, comme lui, comme ce pasteur voyez vous, je veux être fidèle à mes vingt quatre ans. Ça doit être pour ça que je songe au jazz comme si j’étais un exilé, un enchaîné, esclave des années qui m’éloignent de toutes ces splendeurs qu’avaient les miens, quand nous avions cet âge…
- Nuncle, c’est ça que tu voulais méditer dans un monastère, cloîtré comme tout, sur les îles d’Irlande ?
- Ca suffit vous deux, suivez-moi.
CHAPITRE QUATRE :L’IMIUT EST IL PHALLIQUE OU PAS ?
Au moment de pénétrer dans le club de jazz je m’aperçois que la Sybille nous a menti : elle nous a mené par le bout du nez, dans les salles égyptiennes du Metropolitan Muséum. Et devant moi il y a une sorte de modèle réduit d’armoire en bois brut, dans laquelle est conservé peut-être le symbole du phallus perdu par Osiris lors de son combat perdu contre l’esprit du Mal.
Sur l’étiquette de la vitrine on voit que ça s’appelle un Imiut, et c’est une sorte de bâton mal dégrossi.
- Dis-moi, Sirrah mon fou, est-ce que j’serais pas simplement devenu une dépouille, une momie qui n’attend d’ailleurs même plus ses bandelettes, ligoté de frustration amoureuse ? Ça serait pour ça que cette majestueuse femme m’a emporté ici au lieu d’aller écouter du bon jazz ?
- Majesté de Vérité l’Emmerdeuse, vous voilà : vous êtes, ô mon alter ego, aussi mort que le crevard zizi d’Osiris en ce placard de bois que tu zieutes pas pour rien en ces vitrines, ah, ris de te voir si pieu en ce miroir ! Lis !
- Je lis : “Imiut, bâton bandeletté déposé aux tombeaux dans une maquette d’armoire, et figurant le sexe perdu d’Osiris lors de son meurtre par le dieu du Mal… ” …
- Alors regarde-le bien, Nuncle. Tu en voudrais un ?
- C’était sensé faire quoi ?
- Ah, garantir la résurrection du phallus des pharaons.
- Pourquoi ?
- Imagine bien qu’ils étaient un petit peu plus avides et soucieux de retrouver les délices de leur vie sur terre, moins banale que la tienne et… ah ! Tu devines qu’ils la voulaient, zizi joyeux compris… Imiut.
La Sybille des Skelligs arrondit ses lèvres et profère :
- Vous trouvez ça vain, ô majesté monastique du Devoir et touriste de l’abstinence, ô moine perclus sans bacchante pour réjouir la cellule dont vous rêvez ? Ne nous disiez-vous pas avoir le sentiment, lorsque vous vous penchez au destin de vos analysants venus jusqu’au pied de votre infernale tourelle des années soixante-dix pour travailler le contenu de leurs rêves, ne nous avouiez-vous pas vivre là, comment disiez-vous :”le plus beau de toutes les fêtes” ?
La Sybille et la voix intérieure éclatent d’un rire innocent, aigu et même cristallin, qui résonne dans les couloirs des quartiers égyptiens du Metropolitan Muséum. Furieux le touriste métaphysique leur tient ce discours :
- Aussi vais-je chaque jour, citoyen d’une ancienne république municipale où les bains restent gratuits, publics et immaculés, plonger mon corps privé d’ébats au milieu des corps presqu’immanquablement tatoués des nageu(ses)rs qui m’entourent comme aux églises de Venise les corps du Tintoret parcourent de leur pesanteur un ciel abondé par la grâce.
- Crains lubricité et concupiscence, alors, pauvre Nain !
- Sybille, tu sais tout donc tu sais que je m’éloigne au contraire à tire d’aile de l’enfer que serait de ne pas fêter, d’une danse nageuse, l’élégance de ces corps si jeunes mais déjà sûrs de leurs prophéties, anges encrés auréolant mon corps sexagénaire de leurs rébus ?
- Misérable et pitoyable Pierre Coing, pauvre Peter Quince ! La piscine en plein air du Wacken, c’est la Muse Démocratique que j’ai personnellement diligentée vers vous les républicains rhénans. Elle n’est là que pour vous signifier quelle Lorelei impériale doit par vos soins revenir enchanter le Rhin !
- Le Rhin ?
- Que voyez-vous tous lorsque vous nagez, sinon l’immense cylindre métallique qui abrite le Parlement d’un Empire Européen carnavalesquement déserté par les compatriotes de Shakespeare ? Quel livre lisais-tu, dans l’avion pour New York et dans l’interminable queue des voyageurs cheap qui se soumettent au contrôle dominateur des douaniers à Kennedy Airport ? Réponds !
- Der Mann ohne Eigenschaften.
- Voilà ! L’intrigue principale de “L’homme sans Qualités”, n’est-ce pas la même que ces fêtes grotesques où vous tentez de célébrer les anniversaires multiples de l’empire d’Europe évanoui avant de renaître ? Dans le livre culte de Musil, n’est-ce pas la même histoire, l’empire Austro-Hongrois arrogant mais sur sa fin, où l’Administration impériale, alors que le lecteur sait parfaitement au vu des dates que l’empire est à l’agonie, cherche de façon absurde et merveilleusement comique, comment fêter dignement au contraire ce qu’elle croit devoir proclamer comme son triomphe ? Et ce livre que tu as feuilleté avant d’arriver à New York, autre siège d’un autre empire qui ne le sait pas mais est peut-être déclinant, ne t’a-t-il pas un peu paru raconter comment quelqu’un à Strasbourg se ridiculiserait aujourd’hui s’il lui venait à l’idée de vouloir rassembler en un colloque servile à la gloire d’Europe, quelques échantillons caractéristiques d’orateurs tout bouffis des symptômes de ta société déjà privée des russes, et d’où s’en sont allés les anglais ? Et ce serait dans l’idée accablante de tenter de fêter ce cylindre métallique pompeux et pompesque, celui que tu observes quand tu sors ta tête de l’eau en nageant, au moment même où tout le bon peuple anglais danse au contraire dans ses pubs à l’idée de l’avoir bien vidé de toute sa substance. Parce que bon c’est quoi la langue de l’establishment, hein ? Adieu, Union Jack, Commonwealth, nouvelle norme des échanges internationaux ! Vous allez parler quoi, lituanien, flamand, hongrois ? Ou bien allez-vous ressusciter le latin comme langue administrative européenne ? Beati pauperes spiritu…
- Votre présence hellène de Sybille dit assez combien nous rêverions plus radicalement du Grec que du latin ou de l’anglais ! Liberté se dit Elephtéria. Dans l’eau de la piscine, gêné de n’avoir rien d’écrit ni de dessiné sur la peau, je médite justement une pièce de théâtre sur la seule vraie liberté, figurez-vous, dont le titre est :” Y a-t-il de quoi, par delà le Sexe ?”
- Donc vous tressez, prudemment, votre corde de pendu asexué mais pour se pendre sans risque, en apesanteur, sous l’eau, et en face d’un Parlement endeuillé par l’Angleterre comme le pasteur Siméon Cheney l’était de sa jeune épouse de vingt quatre ans.
- Pendu ?
- Par delà le Sexe… Asexué vous sentez douloureusement combien la Grande Bretagne a joyeusement largué les amarres et dérive vers les fastes de Washington, et vous, tellement loin de vos vingt-quatre ans, vous voici en ma compagnie, enquêtant aux musées de New York pour éviter de mesurer la vie trépidante du Jazz. Pendu.
- Ça y est je me rappelle où je l’ai vue, Sirrah !
- Qui ça, nuncle ?
- La Sybille ! C’était dans un ascenseur, dans le cylindre du parlement européen oui. Je venais d’y remarquer que les cinquante gars à mallette en cuir grainé noir, dans cet éléphantesque ascenseur vitré, avaient tous approximativement mon âge. Vieux et moches comme moi. Et tout d’un coup, au palier, elle s’est déplacée, elle marchait avec splendeur de la gauche vers la droite. Oh, une robe toute simple, un corps à elle, léger ; elle courait presque. Mais leur cinquante paires d’yeux parallèles, de la gauche vers la droite aussi, fixaient toutes le même point, un point de fuite au creux, au vide d’entrejambe, bien loin de tenter d’identifier, ils fuyaient tous vers ce qui n’était ni son visage, ni la fluidité de sa robe, ni la légèreté de son élan, mais le miroir aveuglant de leur beignet a disperser cette identité dont précisément ils se contretapaient, soucieux de ne surtout pas se connaître, un point de fuite où ils semblaient tous happés par l’envie d’un creux, hébétés, dépressifs, démoralisants.
- Quoi ! Elle ?
- Oui j’avoue c’était moi. Les élus européens vous démoralisaient en affichant leur communauté d’incuriosité, et vous vous rappelez de leurs yeux grand fermés uniquement sur leur appétit. Élus, ça, ils l’étaient. Et là, bien protégés du regard de leurs électeurs, ils pouvaient enfin se moquer du tiers comme du quart et s’interroger sur la divinité de leur désir. Je voulais expressément que vous remarquiez comment le quinquagénaire a l’air d’une girouette quand il regarde une femme passer dans la rue. Qu’ils reposent en paix. Requiescant in pacem, les morts-debout. Et maintenant que l’esprit de Shakespeare a déserté le piston métallique du parlement, qui, mais qui pourrait donc bien leur envoyer encore de l’énergie, aux députés peine-à-jouir des décombres d’Europe, ne serait-ce qu’un fou pour les asticoter ?
- M’dame, quel drapeau tu crois qu’j’aurais choisi, moi, pour ce royaume pourri ?
- Mais je vous ai amenés jusqu’ici pour vous le montrer mon cher : promenez vous quelques semaines dans les musées de New York et je suis sûre que vous trouverez le drapeau qui vous manque.
Or en marchant dans la ville de New York, les deux hommes avaient eu le temps bien entendu de découvrir les strates architecturales de Manhattan : leur âme européenne scrutait l’histoire, devinait qu’il fut un temps où… Il leur était apparu qu’à l’évidence ici comme partout, le célèbre génie germanique tutélaire de leur ville rhénane, Goethe, aurait fait une grande colère architecturale.
Ici comme dans leur Strasbourg de 1770, il aurait voulu trouver une harmonie entre la cité et la Nature.
Car le drapeau de la nature, les deux hommes, comme Goethe en son temps, à mesure qu’ils observaient qu’une grande partie de Manhattan se transforme en un silo d’habitations carcérales, d’où toute perspective est fatalement interdite à la majorité des fenêtres, les deux camarades comprenaient que ce drapeau se trouvait être, encore plus qu’ailleurs, drapeau ultime d’une vérité celui qu’il n’aurait surtout jamais voiler… Entasser les foules d’habitants fortunés, au risque de ne plus leur proposer que la vision stimulante mais tellement émulatrice, d’une concurrence entre fourmis, soigneusement privées de tout rappel paysagier des causes ultimes, les étoiles, la poétique des arbres le fleuve ou l’Ocean voisin.
Sur les terrasses dominant le Metropolitan Museum ils voient autour d’eux bien au contraire l’océan forestier de Central Park, cerné par les immeubles que privilégie la vue de cette nature intacte et bruissante.
Mais la vue du paysage ne signifie plus rien d’autre qu’un privilège social, d’une obscénité proportionnelle à la misère du monde, et en aucun cas l’attache à l’organisation instructive des astres. La Sybille se moque :
- Rappellez-vous : lorsque vous avez vu les îles Skelligs pour la première fois, ne vous paraissaient-elles pas une construction gothique comparable à la cathédrale vertigineuse qui fait le centre de votre petite cité, et qui disparaîtrait ici, masquée par des tours dix fois plus hautes ?
- Si, si, mais…
- Alors enfin, ne vous réjouissez vous pas de voir ici des architectures où pullulent vos semblables penseurs ?
- Penseurs ?
- Oui, alors que votre rêve autistique d’un repli, stérile, est précisément ce qui fait que le clocher de votre cathédrale est principalement constitué de vide.
- La flèche de la cathédrale est l’empilement de sept chapelles secrètes, offertes au vent pour signifier le mélange de l’Un et du Multiple…
- Ouais, ouais, vide comme la cellule monastique dont vous pensiez que j’allais vous y laisser enfermer quelques vagues méditations pendant un long mois ?
- L’immense Goethe, découvrant la cathédrale de Strasbourg…
- Ne vous frappe-t-il pas que l’orgueil pas franchement admirable de votre Goethe voulut attribuer à votre Cathédrale un seul architecte, Erwin, quand au contraire elle est l’œuvre de penseurs multiples, stimulés tout d’abord par la pensée révolutionnaire de Maître Eckhardt et même de ses correspondants musulmans de Cordoue, et que ce qu’ils voulaient représenter, c’était objets de pensée, de cette même pensée qui justement prospère ici, dans nos silos à gens auxquels vous reprochez quoi, hein, quoi, sinon leur concentration ?
- L’argent…
- Vous osez critiquer l’argent, vous qui venez de la ville ou enseigna Georg Simmel, le génial auteur de la géniale « Philosophie de l’argent », écrite cependant que ses compatriotes prussiens édifiaient tout autour de votre cathédrale, là où leur Goethe tutélaire avait acclamé cent ans avant la présence d’une campagne naturante, une immense ville, contemporaine de Brooklyn, et qui se voulait réponse esthétique à son coup d’œil, urbanisme prussien d’une sorte de cathédrale horizontale si splendide que vous venez de la faire classer d’ailleurs, dois je vous le rappeler, alors qu’il est signe de la même pression démographique dont Manhattan est un des exemples du rangement ?
- Mais dans ma piscine…
- Et, depuis votre piscine du Wacken, l’architecture en forme de piston de votre parlement européen en voie d’abandon, n’est-elle pas la figuration d’une pompe à fric, cette pompe qui cherche partout les énergies, même en permettant aux travailleurs de se délasser entre leurs heures salariées ?
- Sapristi ! Taisez-vous à la fin ! Ce sont exactement ces énergies qui ruinent la nature, pétroles et gaz…
- Truisme, mais pour permettre quoi sinon l’explosion des discussions que chacun partage sur l’épidémie téléphonique des écrans…
- Des écrans de téléphone et d’ordinateur si voraces en énergie…
- Mais mon vieux, milliards de blablas passionnants.
- Qui périment le monde.
- Mon œil. Tous ces échanges entre les milliards d’humains anonymes, ça périme le rêve stérile d’un Héros Littéraire unique rêvant d’un bâtisseur unique d’une flèche de cathédrale solitaire, parlant finalement du narcissisme jaloux d’un fiston en rébellion contre son père ?
- Rien compris.
- Votre Goethe débarque chez vous juste après s’être fâché avec son papa parce qu’il aurait voulu, lui le prétentieux gamin, corriger les plans de leur maison familiale pour installer je ne sais plus quoi, un escalier, différemment ?
Utilisant ses pouvoirs de Sybille elle transporte les deux gaillards vers les plages atlantiques de New York, à l’extrémité naturiste de Rockaway où ils se retrouvent dans leur plus simple appareil à savourer les horizons océaniques et là :
- Vous faites semblant de ne pas me comprendre, Sybille. J’aurais voulu, moi, que le monde, fasciné par les schémas philosophiques averroistes qui font le dessin même de notre cathédrale, j’aurais tant rêvé que les bourgeois de ma ville continuassent d’ériger leurs pensées successive pour répondre à cette prouesse rêveuse initiatrice.
- Quoi ? Qu’ils continuent de ravager les pierres sauvages des montagnes environnantes pour accumuler des temples en forme de pensée spinozistes, cartésiennes, Hégéliennes puis quoi… Lacaniennes, Foucaldiennes ? Mais il n’y aurait plus de montagne ! Valait-il pas mieux permettre l’habitat tranquille des regardeurs de séries télévisées ? Monstres ! Vive le béton qui sauve les montagnes de vos carrières folles !
- Pourquoi serions nous, Nuncle et moi-même, des monstres ? Regardez-nous en nos nudités plagistes ? Ne sommes-nous pas de simples humains ? Est-ce que je ne lui demande pas, depuis tout à l’heure, de me laisser regarder la télé ?
- Vous auriez voulu contraindre vos contemporains à passer leur vies comme des constructeurs de pyramides, le marteau et le burin à la main, plutôt que cette humilité d’un passage rapide sous l’encrier du tatoueur ?
- Ben…
- Ah ? Et comment auriez vous fait pour qu’ils ne se rebellent pas et ne réclament, comme votre pote, le droit à un petit studio avec téléviseur ?
- Oh… C’est un détail, ça.
- Comment ? Comment osez-vous négliger cet asservissement dans quoi vos fantasmes bien dignes de l’impénétrable secte intellectuelle auraient souhaité abaisser vos concitoyens uniquement pour mieux décorer le ciel de vos pensées fossiles ?
- Cacahouète, ma cocotte ! J’peux te dire qu’on les auraient pas soumis !
- Ouais, au fond j’suis même d’accord avec lui. On serait encore à ce jour tous mûs par un enthousiasme que tu peux te représenter qu’en écoutant de la bonne musique !
- Ah ouiche ? Et vous vous imaginez qu’ils auraient tous consentis, mutuellement, à se priver de l’invention du moteur à explosion et des siestes que ça permet, de l’électricité et de ses bonheurs tranquilles, de fessebook et de la joie d’une discussion mondiale ? De ces boules de cristal du porno qui, messieurs, leur donnant accès aux déités les plus sublimes dans des intimités que vous auriez même jamais été capables de faire surgir, miteux chiantissimes que vous êtes ?
- Bien sûr que oui, l’humanité y aurait consenti, en voyant surgir des sublimité architecturales enthousiasmantes.
- Ah bon et pourquoi ?
- Parce que vos inventions atroces sont une forme de perpétuel « Salut l’artiste », un au-revoir, un adieu plutôt au génie, alors que, c’est bien connu, l’humanité est dans une perpétuelle quête du triomphe sensible, bien plus que dans l’envie terre-à-terre d’un vague progrès pragmatique, éternellement secondaire, ou d’un stupide mieux matériel de…
- Non mais je vous autorise à vous rhabiller d’un bout de tissu malgré le caractère nudiste de cette plage …
- Ah…
- Un chapeau de fou que tout le monde vous reconnaisse de loin. Vous dites et vous faites semblant de penser n’importe quoi !
- Eh ben non. Si tu as des oreilles sous tes cheveux, écoute : est-ce que Platon, Spinoza, Simmel et Karl Marx auraient été capable d’accéder à l’Ethique, au Bien absolument démontré, s’ils n’avaient pas été nourris par le spectacle magnifique qu’ils avaient sous les yeux, de l’architecture des temples grecs et de la philosophie médiévale ?
- Ouais ! J’suis d’accord avec nuncle, m’dame, parce que demandez vous un peu c’que c’est, ce conte fabuleux et secret que racontent en permanence, par exemple les belles églises de Leyden, hein, qu’est-ce que murmurent constamment leurs architectures métaphysiques du Vide, sinon de suggérer qu’il y a du bien à poursuivre la controverse ? Mmh ?
- Absolument ma reine : qu’est-ce qui était, officiellement caché, mais tellement actif, dans ces monuments que Marx a forcément aperçus, quand il trainait gamin dans la Sarre, vers chez nous, et qui ont bien dû l’emmener vers son rêve d’une possible amélioration morale de tout le bazar ?
- Tout juste auguste. Ramenez nous sur les hauteurs du pont de Brooklyn…
Elle obtempère gracieusement et ils se retrouvent, à poil mais heureusement peu visibles, tout en haut d’une des piles du pont.
- Qu’est ce que vous vouliez me dire ?
- Quel contraste, regarde, avec l’affreuse terreur à l’idée d’oser parler de liberté, qui saisirait n’importe qui, en regardant d’ici le sud de Manahattan. On voit ce colossal rideau aveugle que les années quatre vingt ont fait grimper là commercialement au dessus de la vieille magie oubliée de ces lieux. Liberté ? Mon cul, oui…
- Exactement pareil à la piscine du Wacken. Au début, je voyais la cathédrale depuis les douches. Maintenant c’est un barrage de banques dressée en deux ans au touche touche.On dirait une manhatannite.
- Bon écoutez les deux vieux maintenant ça suffit. Vous savez parfaitement comme moi qu’on a depuis belle lurette perdu la puissance monumentale que donnait à l’humanité la mémoire puissamment éthique d’une éternelle enfance de l’être.
- Depuis quand ?
- Par force, par la puissance de nos odyssées, un jour, on a commercialisé l’enthousiasme, c’est là qu’est mort le grand espoir indien, Manhattanien, dans le respect que chacun doit garder en face du spectacle de la Nature. Vous le savez aussi bien que moi.
- Ben c’est marrant qu’vous parliez de puissance monumentale.
- Pardon ?
- Notez un de vos rêves, c’est quoi qu’ vous avez sous les yeux, c’est un monument qui plonge chaque nuit ce que vous veniez de vivre, un ou deux jours avant de vous endormir, dans la grande bassine éthique de vos six premières années.
- Éthique ?
- L’éternité de ces années pendant lesquelles se fabrique votre propre réception du monde de vos propres géants.
- Ah madame j’avais oublié de vous dire : dès qu’il a une occasion il revient à parler du boulot.
- Est-ce que votre mère ne vous avait pas appris que c’était de la dernière grossièreté de parler de son travail quand on n’y est pas ?
- Le rêve profond, probablement celui du sommeil paradoxal, peut être envisagé comme une mixture mélangeant le vécu immédiat et une sorte de grille de lecture. Ce qui me frappe après tellement d’années passées a les noter, c’est la nature incroyablement individuelle de la texture du rêve. Ça évoque un pèlerinage rendu chaque nuit au Monument Éthique. Mais une éthique infiniment personnelle, tout en étant le reflet d’un héritage.
- Ah mais je vois, incorrigible rêveur ! Vous voulez dire que chaque nuit nous contemplons d’intérieures cathédrales, et qui ont une parenté avec nos enfances ?
- Elles font la somme de réalités qu’on ne pouvait pas bien entendu, minots éperdus, percevoir et encore moins analyser clairement, mais que par contre on a profondément ressenties, et dans cette éternité dont vous regrettiez qu’on ait pu en arracher les indiens de Manhattan. Et plus nous sommes gens sociables et plus vite, en un clin d’œil, nous oublions à l’instant du réveil, en nous tournant vers les réalités apparemment illisibles du jour qui vient, les gigantesques allusions à ce qui tisse notre Histoire propre, enfouies au plus profond de la Minuit.
- C’est ça que je suis venu vous dire. À vous entendre l’humanité aurait démonté toutes les montagnes du monde, îles Skelligs comprises, pour récolter le roc de ses constructions mentales. Des fous de la pensée comme vous auraient rasé le monde pour tatouer leurs schémas intellectuels dans des monuments. Façon de dire que, puisque ça existe pas en vrai, on va tatouer la peau du monde jusqu’à ce qu’elle affiche nos symboles, nos certitudes, notre amour vertigineux d’un savoir.
- Humblement. On aurait mieux fait de faire ça que des autoroutes avouez, m’dame.
- Mais vous, personnellement, vous avez des plans précis pour tatouer le ciel de nos villes ou bien votre peau, si vous deviez retourner nager parmi les apollons et les Aphrodites ?
- Euh…
Et si la Sybille faisait une vraie prophétie ?Ils ont quitté le grand musée métropolite, puis ils ont abandonné le pont de Brooklyn après avoir découvert la plage de Rockaway, après avoir vu le monument dédié à la grande famine irlandaise et avoir cru pénétrer au saint des saint du Jazz ; ils ne sont plus nulle part c’est à dire ils sont chez eux, dans un petit jardin derrière une des maisons d’allure ouvrières construites en série au 19° siècle, à Bushwick.
Ce qu’ils voient, personne d’autre que la Sybille, dont il leur apparaît maintenant comme une évidence que c’est sa maison depuis des décennies (les photos aux murs de ses parents et d’enfants déjà adultes en témoignent) – personne d’autre qu’elle ne prend jamais connaissance de cette intimité, de l’aventure esthétique de ses meubles et des tableaux suspendus aux murs. Et pourtant, ce lieu de l’intime, c’est aussi un fragment de la ville.
En entrant dans la cuisine, l’aventurier touriste regarde avec une sorte de stupeur sacrée quatre rayonnages croulant sous une armada de pots de confiture dont chacun est décoré, à l’aquarelle, d’une petite vignette colorée différente, disant le parfum, l’origine géographique du fruit, et parfois le nom du confiturier amateur. - Vous… vous aussi ?
- C’est pour vous faire une prophétie. Vous savez, même chez moi je peux faire des propheties et celle-là va vous plaire. Je sais : vous êtes étonné parce que, vous aussi, la seule chose que vous dessiniez jamais ce sont les vignettes de vos pots de confiture. Je vais vous raconter une histoire qui aura lieu dans deux ans mais après m’avoir entendue je vous la ferai oublier afin que vous soyez bouleversé lorsqu’elle arrivera pour de bon.
Le touriste transatlantique baille, s’emmerdant ostensiblement : - C’est sûr qu’en réécrivant ce texte en français trois ans après mon passage à New York, vous pouvez jouer à la prophétesse de ce qui s’est passé il y a un an. Mais en voyant toutes ces gelées de coing !
- J’en ai qui viennent des quatre coins de l’Amérique.
- Je me sens vraiment à la maison du coup, je sais pas pourquoi.
- Vous êtes peut être la réincarnation de Pierre Coing
- Qui ?
- Peter Quince.
- Ah oui c’est vrai j’y pense souvent à ce gars délicieux, à ce petit rôle dans le songe d’une nuit d’été. Et vous vous êtes Titania, la reine des fées ? C’est vrai ça, Quince ça veut dire Coing et je sais pas si pour vous c’est pareil mais la première fois que j’ai gouté du coing c’était à la Candie.
- La Candide ?
- Oui, oui, une maison isolée en Chautagne où mon grand père avait préféré prendre sa retraite de vétérinaire dès la première année de la guerre de 39-45, pour éviter de se retrouver en première ligne, il avait déjà été bombardé pendant la première guerre, ça calme… Et là, à la fin des années cinquante, mon petit pif de gamin a expérimenté l’incroyable goût du coing, si fin qu’on ne le retrouve plus avec nos nez d’adultes. Le coing c’est la maison. J’ai gouté du coing bulgare, du coing tchèque, du coing ouïgour et du coing chinois, que m’ont ramené des amis… c’est quoi ta prophétie, ô Sybille des Skelligs ?
- Tu te rappelles que le dessinateur qui t’a demandé d’écrire ce texte, quand il a su que tu venais à New York où il a vécu juste.ent dans les années soixante, t’avait offert la couverture d’un de tes pauvres bouquins, « En Attendant Obama »?
- Il l’a même refait à ma double stupéfaction un peu terriffiée. Jamais je me serais attendu à ce qu’il lise mon brouillon, depuis le cap irlandais où il incarnait pour moi ce que tu représentes, Sybille, puisqu’on voit presque les Skelligs depuis le sommet du château en ruine de Three Castle Head, derrière sa maison. Car à la surprise qu’il m’a faite, me demandant de passer chez lui lors de son passage rhénan, sans me prévenir qu’il avait fait la couverture de mon histoire que je n’aurais jamais éditée sans son geste, s’est rajoutée une terreur. Quand je suis revenu avec son dessin lui montrer le format décidé l’imprimeur espagnol, il a estimé que ça n’allait pas. Il a biffé le premier projet et du coup j’ai cru ma dernière heure venue ! Mais il en a redessiné une mouture. Pendant qu’il l’ébauchait, pestant un peu contre sa mauvaise vue, je craignais que n’importe quoi vienne l’interrompre, l’empêcher : plus de dessin de Tomi. Et puis alors c’est là que j’ai vu qu’il dessinait comme certains navigateurs barrent leur voilier, avec une assurance digne de Tabarly. Il avançait sans rien reprendre, sans dévier un seul trait, comme si le dessin se posait directement depuis son cerveau sur la feuille. J’ai pensé à Tabarly, oui.
- Lui a tu jamais offert de tes confitures ?
- Bien sûr ! Il pensait que mes vignettes étaient dessinées par un enfant.
- La nuit où il s’éteindra. Tu te réveilleras avant l’aube. Avec l’idée fixe de peindre un arlequin tombant de l’échelle sur un abat jour blanc de ton entrée. Tu y travailleras pendant quatre heures. Jamais de ta vie tu n’auras jamais dessiné autant. Tu t’étonneras que, malgré la porosité de l’abat-jour, ton pinceau parvienne à déposer les formes des arlequins vénitiens de Tiepolo. Et quand tu auras fini de dessiner, quelle détresse ! Ce coup de fil fatidique qui t’annoncera que sa fille l’a retrouvé éteint, entouré de petite notes, chez elle, à Cork, où il était venu, inquiet. Tu sauras alors comment les êtres peuvent silencieusement s’interpeller.
- De quoi parles tu ? Quelle langue ? Je n’ai rien compris. Je te parlais des aquarelles dont je décore mes pots de confiture. Quand je fais ça je suis dans une joie impériale, dans une paix totale d’oubli de la tragédie, je suis dieu qui constitue des mondes au bout de mes doigts. Je suis avec les paysans de Savoie, quand ils sautaient de leur chariot à foin, quand la pluie sur les blés tout chauds lançait une écharpe de parfums au goût de silex sur les champs des années cinquante, puis ils aiguisaient leurs faux avec des pierres bleues. C’était juste au moment où je commençaais à oublier, dans cette amnésie infantile soudaine déjà observée jadis par…
- Augustin l’évêque d’Hippone, ça va, ça va, on sait, nuncle.
- Est-ce qu’Augustin se serait déjà fait la réflexion que les millions d’instants en apparence oublies restent ensuite à jamais fixés en nous comme une constitution légiférant nos bonheurs et nos peines ?
- Et la gelée de coing ?
- Un simple rêve inaccessible, ensuite, une fois perdue l’acuité olfactive du prince enfantin. Sauf par la grâce d’une violence plus puissante dans le parfum des gelées polonaises, tchétchènes, roumaines, amenées comme de précieux trésors par d’imprévisibles émissaires. Tous ces pays divisés religieusement pour le pétrole et le gaz, sous le soleil débonnaire du coing !
- Peter Quince nous écrira un mystère sacré ? L’amour de Pyramus et Thisbé ? Qui se réveillera avec une tête d’Âne capable de provoquer l’amour éperdu de la reine des fées ?
- Tu m’aimes, Sybille ?
Elle s’approche, le fou plonge sa tête dans ses mains pour ne pas les voir s’embrasser. Quand il relève la tête rien ne s’est passé. Un pot de gelée de coing est posé sur la table. Ou alors il s’est passé quelque chose ?
- Je viens de comprendre ce qu’il y a de charmant chez vous et c’est justement ces fermes que vous avez encore pu connaître : elles vous relient à mille, dix mille ans d’une histoire toute lente, cette population des paysans qui bouleversait Rothko quand il traversait l’Europe et découvrait leur différence d’avec le peuple des villes, et c’est ça au fond vos étiquettes en aquarelles sur les pots de confitures.
- J’en fais aussi pour les alcools blancs…
- Les garçons et les filles autour de vous à la piscine ils se décorent avec des tatouages comme des paysans anciens ressentiraient l’absolue nécessité de décorer leurs maisons et leurs églises, avec des têtes enluminées de tous leurs sain, leurs champs, leurs attelages, leurs vergers, vous vous rappelez même de la beauté de leurs bottes de foins et vous avez leur avez peut-être connu l’une où l’autre couronne de fleurs.
- C’était autre chose, oui. Et constamment beau. D’une grace insurpassable !
- Vous finirez bien par trouver un génial tatoueur japonais qui autorisera votre peau à témoigner d’un dazibao aussi historique et personnel, allez ! Et puis ça vous rajeunirait, avouez…
Elle lui remonte tendrement le col de sa chemise et son comparse se le remonte tout seul.
– J’aurais été incredule aux temps de cet été primordial en Savoie, si un voyant m’avait dit que tout ça allait être anéanti. - Tout ça quoi ?
- Le bocage, le chariot à foin, le cheval, que des trucs complètement inutiles pour moi ensuite, encombrant comme une saloperie de nostalgie inopérante.
- Ça vous fait un blason aussi splendide que les deux tryptiques de Jérôme Bosch avec son chariot à foin !
- Vous fatiguez pas, m’dame, il se tatouera pas. La nostalgie ça pue le vieux. La maison dot il vous parle était tenue,par Marcelle, née en 1880.
- Ah oui ca me calme un peu. Vous êtes deux fossiles, en vrai.
- Mais si mon ventre m’apparaissait comme un verger, mes épaules comme le long chemin qui menait à la Candie, mon dos comme les montagnes de Chautagne, peut-être qu’alors je me mettrais à vouloir en faire un ouvrage…
- Ça y est, vous lui avez dit qu’il aurait l’air plus jeune : il est déjà en train de chercher un prétexte pour vous suivre. Dans quinze jours ce sera une vraie B.D.à lui tout seul. Adieu chariot à foin, adieu, chefs-d’œuvres.
CHAPITRE CINQ. Où le touriste est plongé aux coffres que sont les musées de New York.
On l’y verra passer un millième du temps de son existence. Il y errera en quête d’un sens possible de sa propre existence, sans songer à l’égoïsme canonique des génies.
Le gars maintenant est seul, absolument seul, les gens l’ont vu quasiment courir dans les grands musées de la capitale. Comme les touristes japonais dont il se moquait consciencieusement dans les années soixante-dix, il photographia tout : les collections égyptiennes jusqu’au plus petit scarabée, les paravents chinois, les statues grecques et guatemaltèques, le mobilier dès début de l’Amérique du Nord, la trace des sociétés du monde entier, et bien évidemment les tableaux de maître comme s’il en pleuvait.
Sans s’en apercevoir, il a reproduit à Manhattan son rêve d’une cellule monastique : en se repliant chaque jour dans les musées, il a fabriqué un silence bruyant, il a croisé en se taisant des milliers d’œuvres bavardes, un vrai ciel. Lors de son troisième passage au Metropolitan, après avoir brièvement observé sous un escalier une succession d’objets racontant une l’énigme du passage progressif des représentations des monstres mésopotamiens à celles des luttes des saints irlandais contre le dragons du mal, il avait vécu un étrange paradoxe en remontant encore de trois millénaires une salle plus loin : le réalisme des corps égyptiens, dès la cinquième dynastie, l’accueillait comme l’auraient peut-être fait les personnes réelles qu’il fuyait justement dans les musées.
Il devait ensuite, pendant plusieurs semaines, croiser le reflet de mille et mille présences pendant qu’il feignait s’absenter comme dans des cellules qui auraient été le Metropolitan Muséum, le Whitney et le Breuer, la deutsche Galerie et les cloisters, le MoMA et le musée de Brooklyn.
Il a murmuré secrètement aux objets exposés (sans jamais se laisser à rien ressentir qui aurait été de l’ordre d’une émotion simple):
- C’est ma paix que vous menacez avec votre colère érotique, votre envie de nous contraindre à savoir aimer par delà la mort, comme si vous étiez nostalgique de ces époques nues et toutes puissantes, puisque vous nous déposez aux musées avec une évidente nostalgie de la magie dont tous ces objets, captifs de leur vitrine, ne sont détenteurs qu’à la mesure de l’attention qu’on leur porte. Ça marche pas tout seul, voyez-vous ce que je veux dire, où suis-je sybilin, ma sybiline.
- Que proposeriez-vous ?, alors, lui demanda la Sybille comme il effectuait sa première entrée aux musées.
- Pour que la magie se déploie, il faut employer les grands moyens, ma belle. Alors je ne sais pas mais… Imaginez, tiens, ce que ça ferait si chaque visiteur se retrouvait doté à l’entrée de ces musées, non pas d’un ticket mais d’une chouette personnelle sur l’épaule, et qui parle un peu, de temps en temps, hou-houuu.
- Ou d’un corbeau, mon pas-beau ?
- Croa croaaaa, voui. Ou même d’une pie, comme vous l’entendez.
- Entendu.craaak crack crak…
- Ça restaurerait l’atmosphère magique que de toutes façons le prix exorbitant des œuvres et des objets accumulés dans le ventre des capitales amoindrit.
- Que ce soit précieux ? Vous trouvez ça anti artistique, la valeur des œuvres ?
- Que çe soit comptable.
- Que voulez-vous. Vous ne savez rien de la valeur de l’enfantement parce que vous êtes un homme. L’artiste arrache du ventre de la mère nature quelques secrets brillants.
- Il meurt. Ses objets demeurent.
- Ça devient un carnet de comptabilité, une trésorerie. Comme le doigt qu’on regarderait au lieu de regarder la lune qu’il montre.
- Oui, mais. Ici, dans ce musée, ils sont offerts gratuitement aux regards, à la réflexion : de quelle comptabilité parlez-vous ? Ça n’est pas enfermé dans le secret des appartements d’un milliardaire extatique. Vous avez le droit de vous extasier pour quasiment rien.
- Ça fait un bruit terrible de pièces d’or et de lingots, dans le cerveau lorsque, prenant par exemple le sens de visite habituel au Metropolitan, on se retrouve successivement d’abord devant les décors les plus luxueux des palais des princes les plus corrompus de la renaissance européenne..
- Mais juste après vous vous sentirez compris, devant le petit aquamanile meusien du quinzième siècle représentant Aristote le sage, à quatre pattes sous l’objet d’un désir… vous vous imaginez cetainement sans déplaisir vous même, homme de fausse vertu, à quatre pattes sous les fesses de…
- Phyllis !
- Ou moi-même, allez savoir. En tous cas l’objet d’un désir qu’on raconte à Aristote le supersage, la belle femme réjouie, Phyllis, qui me paraît symboliser le contraste entre la puissance créatrice et….
- Aristote, un artiste ?
- …entre la puissance créatrice qui est au cœur même de la philosophie, et l’usage décoratif de la suspension murale permanente des œuvres de l’art par les hommes de pouvoir, vous choisissez…
- Allez, je vous laisse choisir. Sauf que tout le monde a l’air de s’emmerder un peu dans ces musées, enfin j’veux dire c’est pas le dance floor quoi, alors que y aurait de quoi… Mais du coup, mon idée, hop, un hibou sur l’épaule c’est vrai que ça donnerait une petite allure de destin plus tragique, plus excitant, plus adaptée du coup, aux énigmes des musées… ça vous irait aussi ?
- A condition que ça continue d’étonner les gens plus de trois secondes.
- Vous demandez des trucs pas possibles madame : les gens ont tous lu Harry Potter, et ils s’habituent à tout à une vitesse ! Mais la présence charnelle d’un animal vivant posé sur votre épaule et dont tout d’un coup vous réaliseriez l’intelligence et même parfois un fragment du propos…
- Oui, je sais bien le poids magique des oiseaux, pourtant, mais je reste méfiante, la chouette athénienne a New York, elle est visible partout depuis les premières décorations des premiers bâtiments, on est donc déjà habitués à la voir.
- Voir n’est pas avoir. Là je l’ai, sur mon épaule à moi… comment définiriez vous cette aventure ?
- Aimer par delà la disparition. Voilà l’oracle impératif, impérieux. Comprendre le verbe aimer malgré l’atrocité de la disparition. Vous avez vu quoi, en entrant dans ce musée ?
- Le portrait peint par Rembrandt en 1665, du peintre Gérard de Lairesse.
- Lui ? Il est difforme ! Vous connaissez l’anecdote ?
- Attaqué par deux sœurs parce qu’il n’en épousait aucune des deux ?
- Oui mon petit monsieur, blessé aux parties génitales par celle qu’on disait virile et qui maniait l’épée. Il avait promis à leur père d’au moins en épouser une des deux.
- Le verbe aimer devait lui être encore à peu près étranger. Et arrêtez de me regarder comme ça, chère Sybille…
- Ça ! On ne saura pas quels sentiments avait bien pu générer en lui le fait d’avoir goûté à chacune de ces deux sœurs. Ou bien vous… ?
- Moi ? Je jure de mon innocence évidemment ! Rembrandt et Gérard de Lairesse, peintres des puissants. Un des deux restera inconnu ou presque, pour n’avoir fait que de la déco… Dans le mot « Métropolite » il est d’ailleurs plus question d’être lieu de la puissance, capitale du monde, que lieu du sublime, de l’énigme, des vertiges de l’existence… Lairesse mourra aveugle, ruiné et dévasté par une maladie contractée lors de ses amours. Rembrandt s’en doute-t-il lors du portrait ? La puissance de Rembrandt éclipsera en plus largement la fortune que possédaient ses maîtres. Comme le génie de Woody Allen et de Casavetes éclipsera le crime constant de la fortune contre l’infortune. Le musée est un répertoire du rapport de l’homme à la valeur de l’objet.
- Qu’est-ce qui reste du verbe aimer dans un pareil tombeau ?
- Vous parlez du musée, ô ma Sybille des Skelligs ? Écoutez… Après la traversée, dans les premières salles du Metropolitan muséum que je vis, des trésors les plus fastueux imaginables, qu’aient accumulés la Renaissance européenne, mon odyssée, précédée d’ailleurs par l’accroche un rien inquiétante d’un Balthus – vous savez le célèbre dessinateur de filles impubères dont la cote aux enchères pulvérise toujours les facultés de discrimination de notre regard de justice sur l’éventualité incontestable de la pédophilie qu’il a dû flatter au moins parmi ses admirateurs – après, enfin, la vision encore plus paradoxale du pauvre Aristote à quatre pattes sous sa Phyllis sur une commode coûteuse, après, encore, la vision de mon seul refuge urbain, Venise, des vues de la place saint Marc et de la Douane de Mer peintes par Carlovaris,
après donc ce spectacle qui me flanquait une nostalgie d’Europe comme pas possible parce que le drame du monde c’est qu’on n’habite pas tous à Venise qu’est quand même le paradis sur terre, merde – après, donc, avoir vu surgir en mon tout début d’une navigation dans le Metropolitan, une « expulsion du paradis terrestre d’Adam et Ève »,
condamnés à rejoindre notre bas-monde comme moi à oublier l’idée de la paix des îles Skelligs et des herbages de Valentia Island, bas-monde représenté sous la vague forme d’une grosse assiette par Giovanni di Paolo di Grazia en 1445, j’ai retrouvé un objet que je connaissais par les catalogues : la vache anthropomorphe en argent ciselé. Elle m’a surpris, parce qu’elle est comme neuve malgré ses cinq mille années. Elle, la sumérienne aux hanches sinueuses de jeune femme, elle qui a dû proposer pendant quelques siècles aux prêtres des cultes de la divine Ishtar -un gobelet qu’elle tend du bout de ses adorables petits sabots. - Votre chouette vous a dit d’où elle venait ?
- Du palais de Nimrud, ville dirigée par des rois écorcheurs, site archéologique déchiqueté par les guerres du pétrole. Cette sculpture du temple d’Ishtar, divinité tutélaire de la féminité en Babylonie, est à la fois peut être le plus bel objet et le plus ancien des travaux proposés à l’étude des personnes en état de Visitations Muséales.
- Ah… on vous a dit pour ma grand mère ?
- Quoi ?
- Je me réclame d’Ishtar. Liberté chérie !
- Vous êtes la petite fille de la déesse Ishtar ?
- N’ayez pas peur, allons mon garçon. Parlez moi de votre mère… jusqu’à quel âge s’est elle occuppé de repasser vos slips ?
- Toute femme ne serait que reflet de ma mère ? Et cette statue proto-élamite d’une vache aux hanches féminines, qui plonge aux racines de ce que nous sussure le règne animal quant à notre propre animalité…
- Comment en irait-il autrement, et pour vous, et pour moi ? Vous sauriez porter un enfant en vous, là, vous apprendriez quelque chose d’autre que le pouvoir, mon gaillard.
- En matière d’animalité, l’instance maternelle a en moi une insistance qui me donne le vertige, lorsque je me transporte, dans cette métamorphose de la modeste cellule du moine des Skelligs vers le labyrinthe muséal des pouvoirs et des amours de toutes les sociétés de la planète.
- Ça vous évite de rester un pauvre moine abandonnique.
- Ça me donnerait peut être l’innocence amoureuse que vous exigez comme passeport je ne sais vers quoi.
- Vous ? Comme tous les hommes, pépère pervers alourdi plus d’une obsession quant aux réjouissances répétées de votre phallique beignet que d’une hospitalité qu’il y a cependant une telle jouissance lorsqu’on l’accorde à quiconque…
La Sybille cligne des yeux en faisant une grimace de chouette, se recouvre de plumes, devient un grand-duc longiforme et prend flegmatiquement son interlocuteur sous l’aile en l’invitant à quitter les salles emplies de visages mésopotamiens aux yeux trop grand ouverts pour être honnêtes, et d’un immense bestiaire d’animaux plus raffinés que les rois égorgeurs qui en firent la décoration de leur vaisselle.
La voyant chouette, les êtres statufiés sautent tous à bas de leurs vitrines. Un grand vent balaye les lieux transformés en une roselière sumérienne. Le tintamarre de milliers d’ouvriers en sarrau éclate, dont on voit bien maintenant la peau tannée par le soleil du pays de Dilmun, ils travaillent en chantant, dans la briqueterie voisine des étendues marécageuses. Leur clameur fait à peine se retourner la Sybille et le Touriste, pour discerner furtivement la silhouette d’une ziqurat en construction, dont l’ombre déjà immense est projetée par le soleil couchant sur les bleus multiples d’une lagune remplie d’esquifs innombrables rapides, bleus que strient les perches de leurs adroits pilotes.
C’est que la Sybille, le touriste et sa voix intérieure ont déjà les yeux remplis par deux mises au tombeau du tout début du seizième siècle français.
La grâce éplorée des femmes incite immédiatement, du fait de la beauté surhumaine que leur donne la compassion, la Sybille à reprendre un aspect humain. Elle s’octroie au passage les mêmes yeux en amande que ces femmes aristocratiques, et leur pique un air sentimental tout à fait indépassable. - C’est quand même bizarre, je croyais être à New York et…
Une troupe de musiciens baroques surgit et met d’autorité un violoncelle dans les bras du vagabond skelligophile.
Des chants d’amours éclatent.
Le public des touristes est uniformément revêtu de costumes d’époque, d’une gravité religieuse telle qu’on dirait que tout un chacun est préoccupé par les règles ultimes de l’imitation de Jésus Christ, dont la déploration est représentée par deux groupes statuaires en vis à vis, cependant que le couloir du musée s’est clairement transformé en la Chapelle du château du Biron, en Périgord. - Qu’est-ce qui va nous arriver dans les salles consacrées à l’Océanie ?, demande-t-il crâne à la Sybille qui pour toute réponse claque discrètement des dents en le regardant comme si elle allait le manger.
- L’insu va enfin vous frapper. Le voyage que vous n’auriez jamais imaginé. La vision des pouvoirs de la nature dont toute la tradition impériale égyptienne, grecque et romaine vous a soigneusement éloigné, comme elle vous a protégé des pouvoirs immenses de la Nature. Les salles du Metropolitan consacrée à l’Oceanie vont faire que, dès votre première nuit à New York, alors que, je le sais, vous lisez depuis quelque jours le roman immense et drolatique consacré par Robert Musil à sa terrifiante expérience de l’obscurcissement de la raison par la tradition impériale dont il a été le témoin clairvoyant, vous allez rêver d’un hibou oraculaire. Sans savoir quel oracle il porte, en cette ville impériale où vous avez cru aborder mais où vous avez en réalité échoué comme Ulysse, quand votre pauvre corps, confronté à l’interminable attente dans le hall méprisant de l’aéroport JFKennedy, a dû son salut mental à la lecture attentive de quelques dizaines de pages du livre auquel vous vous êtes cramponné, à mesure que l’humble file des voyageurs avançait tristement. Sous le contrôle inquiet des douaniers, moins de vingt ans après l’attaque de la capitale du monde par l’attentant du World Trade Center, dont vous vous rappelez parfaitement parce que, comme tout le monde, n’est ce pas, vous vous rappelez parfaitement ce que vous étiez en train de faire, quelques instant avant de voir les images de la mort frappant Manhattan, non ?
Quoi ? Quelqu’un ?
– Pas de roman, pas d’gens. Si y fallait compter sur la littérature scientifique pour dire l’existence d’un seul être humain…
- Allez-y, on s’assied, on vous écoute. On se languit.
- Je vais faire apparaître un personnage réel, mais toute ressemblance avec quelqu’un que j’aurais croisé dans ma vraie vie sera purement fortuite.
- Mais vous êtes pas justement le gars qui a croisé tout le monde ?
- Je vais donc forger en creux.
- Quoi ?
- Je vais maintenant vous décrire minutieusement l’embrouille la plus invraisemblable qui a jamais eu lieu entre quelques personnes particulièrement inexistantes.
L’INVIVABLE.
– Tu l’as vu ? Nous on se casse le cul pour se payer un deux pièces minable à Williamsburg et lui il occuppe en permanence quatre mètres carrés d’une voiture de la ligne 1 du métro. - Je pensais un peu pareil mais j’osais pas me le dire. Ce mec il nous chie dessus, quoi. C’est le roi, enfin, non ?
L’homme encore très jeune, moins de trente ans, brun et en kilt, les jambes épilées. Sa voisine qui n’a pas du tout l’air d’être sa mère mais dont le visage las lui donne comme de l’âge, mais effacé par une robe fourreau noire et des seins au lourd profil, dont le mouvement est rythmé par les coups de frein, tout d’un coup, de la rame. - Ah, c’est pas trop tôt !
Sous leur yeux stupéfaits, l’homme qui se tenait caché sous une grande bâche bleue la rejette brutalement : c’est le portrait craché de Nietzsche. Il saisit l’énorme valise et le chariot métallique débordant, provoque l’ouverture d’une des portières avec une clef spéciale qu’il accole à la prise : et là, saute dans le noir, disparaît, en ronchonnant : - Les gens s’imaginent pas c’que c’est d’être le psychanalyste d’Adolf !
La portière se referme et le gars appelle les services de sécurité : - C’est pour signaler une aggression ?
- Oui ! Adolf Hitler est encore vivant.
- Ne bougez surtout pas on le prend à la prochaine station.
- Mais…
Une heure plus tard dans le bureau des vigiles, tout est étalé : bâche bleue, chariot métallique, tente pliable, et des habits qui puent si fort le parfum que les fenêtres doivent rester ouvertes et le gars, un peu gêné : - Je disais Adolf, c’est façon de parler, en fait je suis le psychanalyste d’Osiris.
- Jef, je crois qu’on ferait mieux d’appeler le chef.
- Ouais.
- Allô… Seth ?
Entendant ce nom, le clochard leur jette sa bâche bleue et, avant qu’ils aient pu s’en dégager, les assomme à coups de chaise et s’éclipse avec tout son matériel. Il rejoint à la vitesse d’un papillon une galerie dérobée du métro, courant à grandes enjambées d’abord sous le regard ahuri de ses deux délateurs assis sur un banc puis il disparaît le long des rails. Il ne lui faut pas plus d’un quart d’heure pour retrouver la petite porte de sa consultation souterraine, s’installer à son bureau, mettre un peu de musique classique, tailler un crayon, repositionner un buste de Gustav Mahler sculpté par Rodin, se gratter la gorge. Alors seulement il se relève et se dirige à pas comptés vers un salon rose où Osiris, le teint olivâtre, un sourire las aux lèvres, est assis dans une des trois chaises vintage, aussi vertes que lui. Osiris pénètre le premier dans bureau de Nietzsche, marche vers le divan où il s’allonge confortablement, avant de rester silencieux pendant six à sept bonnes minutes puis : - Je n’arrive vraiment pas à me faire à l’idée du Mal.
- Mal, mal… vous n’avez rien vu de bien, par exemple aujourd’hui ?
De nouveau un très long silence puis : - Ah, si, les camions.
Il glousse. - Comment cela. Précisez votre pensée …
Osiris plisse le front. - Vous savez, c’est difficile… Je l’impression que je connais le monde entier, depuis une éternité. Mais je me suis laissé surprendre par la beauté des camions à New York. Leurs carrosseries à l’ancienne, vous comprenez moi on m’avait parlé d’un Nouveau Monde. Alors ces gros trucs..
- Trucks.
- Oui pardon, ces gros trucks vivement colorés avec des calandres nickelées comme on n’en voit plus, j’ai trouvé ça… J’ai trouvé ça…
- Vous avez trouvé cela …?
- Bien !
- Mhh. Bien. Autre chose ?
- Également les vieux couloirs du métro, ça aussi.
- Ça aussi… mhh ?
- Bien.
- Vous voulez dire, bien parce que vieux, c’est cela ?
Le tic-tac d’une vieille horloge de parquet, le bruit du praticien qui repositionne ses fesses dans son fauteuil à dossier, Osiris qui rit un peu, tout seul. - Et puis Seth, vous savez, je ne lui en veux pas, c’est dans sa nature, il ne pouvait pas faire autrement.
- Vous voulez parler de votre…
- Phallus, oui. Isis m’en a fabriqué un neuf. Ce qui me chagrine c’est de le voir s’attaquer aux plus jeunes maintenant. Est-ce que vous savez… je m’excuse de vous poser une question qui n’a rien à voir avec notre travail… je peux ?
- Dite toujours…
- Vous pensez qu’il y a une instance auprès de laquelle je pourrais signaler ce qu’il a fait à mon fils, je veux dire, une instance policière ou… juridique, je ne sais pas moi…
Après la consultation le praticien est dans son lit (sur le sol d’un wagon de la ligne 1, personne ne le voit sous la bâche bleue, confortablement installé sur un plumeux édredon) et il marmonne : - C’est bizarre, ce type me rappelle mon père. Ils ne se rendent pas compte que le monde de leur enfance a complètement disparu. Ils continuent de s’adresser dans une langue inefficace, à des instances absentes, avec une inquiétude déplacée. Est-ce que c’est ça, « être » mort, ne plus s’adresser aux vivants ?
Dans sa tête se bouscule le savoir. Il n’a guère besoin de se rendre aux musées et à leurs accumulations, les livres qu’il a lus s’organisent avec une précision effarante dans sa tête, et ça n’est pas l’antiquité d’Osiris qui le surprendrait, même s’il est plus familier de la Grèce : ça fait longtemps que les portraits réalistes d’égyptiens de la quatrième dynastie sont ses compagnons et ses amies. Ce n’est pas non plus les quelques décennies qui font son aspect et sa culture nietszchéennes presqu’anachroniques dans le contexte des années vingt renouvelées, un siècle après l’extinction de ce qui était contemporain à l’allure sérieuse, cravates gilets chapeaux lorgnons, que partageaient alors les enseignants, les banquiers, les compositeurs, et qu’usurpaient parfois clochards, gens de corde et de sac et tous escrocs. - Cependant, ici comme dans la Vienne du petit Musil, un tueur en série rôde, on parle sans arrêt à la fois d’une fin de l’empire et de quelle fête on pourrait faire pour en célébrer au contraire la durée et le triomphe. Le type qui est en train de se servir de ma moustache et de ma culture classique pour la coller sous une bâche du métro new Yorkais, il était bien content d’avoir le bouquin de mon admirateur, quand il a du se plier aux contrôles de la douane à l’aéroport, et il savait bien pourquoi une foule aussi immense de visiteurs n’était pas accueillie par l’allégresse et le laisser-aller, parce qu’un tueur rode, un tueur en série, qui parle à la fois par la bouche d’une promesse apocalyptique de fin du monde, et par les milliards de bouches des assoiffés qui veulent détourner le fleuve d’argent qui rend les rives du fleuve si inaccessibles.
Il s’endort, bercé par le grand tambour des rails et des roues. Todom, todom : tambour du tueur errant dans le monde ? S’il était omniscient, il verrait ses deux délateurs du matin, dont la scène de ménage s’est heureusement conclue par l’idée de chercher s’il y a plus d’objets concernant la tribu des celtes que d’objets concernant la tribu akkan du Ghana au Muséum : les compter sur les doigts de la main. Mais avant de quitter les lieux, ils se sont demandés comment les romains de la république avaient pu trouver des sculpteurs aussi soucieux de rendre avec une telle véracité, photographique, cet air d’autorité experte et ronchon qui caractérise les politiciens de cette époque. - Peut-être que, comme Nietszche, ils avaient l’assurance que donne la connaissance des auteurs de mondes anciens, et que du coup ils étaient sûrs d’eux.
- Dépositaires d’objets philosophiques débarrassés, une fois écrits, de toute la masse du Doute qui était à l’esprit de leurs auteurs quand ils le proféraient.
- Et puis en train d’administrer un monde que leurs prédécesseurs s’étaient occupé d’élargir, sans se poser la question de l’inconnu de la même manière inquiète…
La ville est grande, il serait surprenant que son dernier client, patient, analysant, puisse connaître les deux personnages qui avaient averti tout à l’heure l’administration du métro de sa descente entre deux arrêts. Et pourtant c’est ce qui est en train de se passer, à son insu. Osiris, le toujours ressuscité, peut bien se payer le luxe d’être leur voisin d’ascenseur. Ainsi se nouent les drames qui permettent à une sorte de meurtre de rôder dans les villes. Dans la Vienne de Musil, c’était Moosbrugger, terrible préfiguration d’Adolf Hitler ; mais quel tueur fait frissonner le badaud d’aujourd’hui dans cette ville immense qu’est la planète virtuelle du Net, sinon celui que désigne avec insistance la brume complotiste qui réunit dans un vœu de puissance sa secte étrange ?
Les gens se connaissent. Le jeune homme en kilt partage l’ascenseur d’Osiris. D’un ton enjoué il lui dit : - Ton coach on a essayé de le faire coffrer ce matin. Il se fait pas chier. Tu le paies combien, ce mec qui vit de nos impôts en squattant la ligne 1 ?
- Ah ?,dit Osiris d’une voix dont il n’arrive pas à gommer une forme de terreur sacrée, Ah ?, vous le connaissez personnellement ?
- Allez, on parle d’autre chose tu veux ? Tu passes chez nous on se fait la série ensemble ce soir ?
- Vous regardez aussi « les deux connauds des Skelligs » ?
- Ben ouais, elle te l’a dit hier ma nana quand tu l’as croisée. Enfin elle m’a dit qu’elle te l’avait dit. Ou alors c’était pas toi ? Tu l’as pas croisée hier dans l’ascenseur ?
- Ah ça alors j’avais pas compris. Oui, maintenant je comprends. Mais vous en êtes à quel épisode ?
- Quand les deux connauds proposent à la Sybille des hiboux pour visiter les musées. Le gars vient de remarquer que les statues de la cinquième dynastie sont tellement réalistes que ça lui fait presque regretter de passer son temps de touriste New Yorkais dans les couloirs des musées plutôt que d’alller à la rencontre des habitants.
- Ah c’est tellement drôle. Comme si on se laissait rencontrer par ces touristes !
- Manquerait plus que ça. Personnellement ce qui me frappe c’est qu’il prenne notre politesse pour une envie de familiarité, quelquefois.
- Ah oui absolument. Moi je suis à l’épisode d’après. Ils ont tellement vus de décors égyptiens que leur rétine est dans une forme de familiarité avec les couleurs de chez moi…
- De chez toi ?
- Ah je vous ai pas dit, je suis égyptien. Je viens d’Abydos.
- Ah putain ça alors ! Égyptien !!! Mais je te jure que jamais j’aurais cru. Et t’en es où ?
- Je suis au moment… pardon je veux pas te spoiler la suite…
- Ah mais ça me revient. On est deux épisodes après.
- Quand derrière une statue d’Isis bleue en train d’allaiter Horus, il remarque, juste derrière elle, en perspective de son air joyeux, le visage ravissant d’une fille en train de regarder la même chose que lui, et qu’il se dit qu’elle est largement aussi belle que l’Isis qu’il a sous les yeux en même temps.
- Oui, oui… J’adore quand elle croise son regard, elle semble exaspérée qu’il l’ait dévisagée, et la Sybille le transforme en petite statuette égyptienne sous le regard interloqué de la fille qui le voit, tout nu, comme un prisonnier des égyptiens, les mains emprisonnées dans une cangue. Il est terrorisé. Il pense que la Sybille va le laisser pour toujours dans la vitrine. La fille éclate de rire, la Sybille en profite pour entamer une discussion avec elle et il les regarde s’éloigner, quitter le secteur égyptien du musée comme si elles se connaissaient depuis toujours.
- Et ensuite elles lui permettent quand même de les suivre dans les secteurs des paysages de la nature américaine du dix neuvième siècle. Il se rend compte qu’il aurait peut être du programmer quelques sorties loin des musées, voir la montagne, voir les macs, la forêt. Mais il doit rester en pagne, avec les mains garrotées dans sa cangue, et les autres visiteurs qui le prennent pour une animation.
- Et son hibou qui lui raconte encore des trucs… Qui lui avait fait remarquer les lèvres de la jeune fille en train de regarder avec passion le petit Horus tétant le sein gauche de l’Isis bleue, des lèvres tellement adorables qu’il ne savait plus qui adorer, que ça avait agacé la jeune femme, qu’il se retrouve châtié comme un esclave égyptien, emmerdé parce qu’il n’a pas de slip sous son pagne.
- Ah oui j’ai adoré. C’est ce jour là que j’ai ressorti mon kilt du placard.
- Et ?
- Ben non…
- Quoi ?
- J’ai pas froid. Même sans slip. Juste les mecs de l’administration du métro qui me regardaient bizarrement quand on a fait le signalement de ton psy.
- Quand même, avec ce que je le paie… dormir dans notre espace public.
- C’est dégueulasse.
- Et ils vous ont dit quoi, à l’administration du métro ?
- Ils sont efficaces qu’à moitié : ils l’ont trouvé en moins d’une heure, mais il s’est enfui.
- Le rapport à la délation est vraiment très différent selon les cultures…
- Il s’agissait d’un signalement. L’administration du train c’est tout de même pas la gestapo.
- Mais comment vous avez su que c’était mon psy ?
- Attends ? Tu as oublié ? L’autre jour tu nous as surgi chez nous avec tes photos de Nietzsche en nous disant que c’était le sosie de ton psy, vêtements compris !
- J’oublie tout, depuis que je fais ce travail chez ce type.
- Ma nana elle prétend que tu es hanté par le bien et le mal. Que c’est pour ça que tu va chez les gens de cette école là…
- Cette ecole-là ?
- Pour eux il y a que des termes négatifs quand même !
- Comment ça ?
- T’es ou bien un nevrosé, ou bien un pervers, ou bien un psychotique.
- Plus je travaille chez ce type plus ça me hante. Il sursaute chaque fois que je prononce le nom de mon frangin.
- Seth ?
- Oui, Seth.
- Incroyable.
- Quoi ?
- C’était le nom du patron de la sécurité du métro.
L’esprit du mal. Le complot. La personnification d’un crime. Osiris est pris d’un frisson. Personne ne se sent en sécurité, quand on évoque des crimes aussi épouvantables que celui dont il a été victime, au sein de sa propre famille, et dont il a tellement honte qu’il n’ose pas en parler. La vision de la fameuse armoire égyptienne contenant le symbole qui lui revient en tête comme une vague image de son phallus coupé, dans le dernier épisode de la série télévisée. L’Imiut. Un gros bout de bois et une peau de fauve decapité. Dans un vague placard en bois. De la dix neuvième dynastie. Trouvé dans la la mastaba d’Imhotep l’architecte d’une des premières pyramides, divinisé pour ce job… Quand voit l’Imiut, le bâton surtout, dans l’ombre de la petite armoire de bois, ça lui rappelle un moment de sa vie où il était mort, quelque chose de tout à fait invivable. Il n’arrive plus à arrêter de frissonner et, gêner, s’éclipse dans son petit studio, en face de celui de ses voisins. - A tout à l’heure. J’amènerai des pizzas.
Et lorsqu’il appelle son livreur de pizzas habituel, au bout du fil, une voix synthétique : - Seth à votre service.
Osiris raccroche précipitamment – il jette un œil par la fenêtre. Tout en bas, sur le trottoir, il aperçoit un renard. Il se dit que même son psychanalyste lui veut du mal, et toute l’ecole de pensée qui est derrière. Et le renard glapit, on l’entend malgré la circulation. Un crime qui rôde. Comme si les pires certitudes de son enfance, quand il craignait que des ogres soient cachés sous son lit, trouvait sans arrêt confirmation par le quotidien de cette bête errant et visant chaque sujet, aussi caché soit il dans sa tour, aussi haute fut elle. Le tueur en série évoque par Musil dans l’homme sans qualité et comme tombé monstrueusement vivant du livre sous la forme du monstrueux Hitler, dont la première institutrice d’Osiris ne lui avait pas dit qu’elle avait été, dans les camps, une de ses victimes à dix huit ans. - C’est bizarre que le tueur en série n’apparaisse qu’au chapitre 18 du livre de Musil….
Osiris s’était endormi un instant, dans son fauteuil, mais à présent qu’il ouvre les yeux, l’évidence lui saute au visage : il est devenu une des nombreuses statues de son homonyme dans une vitrine du Metropolitan, et en même temps un des acteurs de la série télévisée que tout le monde regarde : car le prisonnier égyptien en pagne (la voie intérieure de la dernière série), dont les mains et le cou sont emprisonnés par une cangue, lui fait des petits signes de connivence : - Allez, libère-moi et je te dirai pourquoi le tueur en série était si important quand Musil est mort, pas au chapitre 18 mais en 1942. Et je te réciterai le poème « Septembre 1939 » mais il faut qu’on aille au Whitney il y y sera accroché en juillet 2018, peut-être que déjà… »
Un gardien de musée, un indépendant, ouvre d’ailleurs immédiatement la vitrine et s’excuse : - Osiris, depuis le temps que vous êtes ma statue préférée du musée, c’est un honneur pour moi de vous libérer, maintenant que vous voilà ressuscité ! Si vous saviez comme j’attendais ! Ma femme… elle se moque de moi tous les soirs. Après deux bières je vous attend en pleurant. Elle me dit que je suis drôle. Qu’est ce qu’elle va être contente que je sois pas fou ! Ce soir : champagne ! Allez ! Venez avec vos deux copains et la dame, je vais vous faire voir ce qu’il y a eu comme progrès dans l’ameublement, la décoration, l’architecture et l’art depuis trois mille cinq cent ans que vous vous étiez statufié. Je vous reviens y a aussi le Brooklyn, le Breuer, la deutsche gallerie où vous pourrez préciser votre pensée sur le narcissisme pass qu’y a une expo sur le corps avec même une statue de Bambi et un masque mortuaire du doge Mocenigo, info que vous oublierez plus jamais et qui prouve bien que le narcissisme c’est une affaire de grands empires planétaires, ma femme elle le dit souvent quand elle revient de son laboratoire de langue du dix-huitième et.. y a les chirico du MoMA elle elle dit un Chiricahua des chirici et puis cette pauvre dame à la licorne dans des cloîtres au dessus des rives de l’Hudson et puis n’oubliez pas si vous êtes sages je vous montre les plages de Rockaway où y a tellement de corps qu’on se croit au musée, des nus avec les herbages et les baraques en bois peint de Hopper tout juste derrière la dune on dirait du Hopper ma femme elle dit…
Les deux personnages masculins de la série et la Sybille des Skelligs paraissent soucieux de continuer une discussion qu’Osiris ne se souvenait pas d’être en train de soutenir avec eux : - La question d’un complot, la question du crime, c’est une seule et même question. La Sybille me reproche mes compulsions monastiques de psychanalyste. Mais sachez bien monsieur, que je n’ai jamais vu le mal nulle part. Je n’ai jamais considéré comme légitime le fait que l’on utilise les pathologies les plus extrêmes de la névrose, de la perversion et de la psychose, pour qualifier des typologies mentales qui ne leur ressemblent pas plus qu’un rêve ressemble à la réalité, une caricature à un portrait, un bras cassé à un bras valide. En outre, en outre…
Le guide lui demande de se taire une seconde pour présenter une immense pièce dédiée à une demeure de Frank Lloyd Wright et à la sortie de laquelle se trouve justement une peinture rhénane de Jacques de Loutherbourg qui intéresse immédiatement le verbeux et sa voix intérieure. Et déjà il les entraîne vers une salle gorgée de tableaux aux signatures du début du vingtième siècle, qu’Osiris lui explique déjà connaître sans que le guide le croie un instant et alors que le touriste poursuit : - D’ailleurs, Osiris, si votre psychanalyste soutient qu’il n’y a pas de thérapie en analyse, que ce n’est pas une orthopédie de la pensée, figurez-vous ma gêne puisque la découverte de la psychanalyse au travers des textes un peu rudimentaires de Georg Groddek m’a permis d’effacer la terrible migraine qui me revenait, depuis mon adolescence, au moins une fois par mois. En même temps je peux vous dire que ça guérirait cette fâcheuse tendance que vous avez à voir le mal partout depuis votre histoire avec Seth, votre doute quant à la prochaine irruption dans notre monde d’un tueur en série que vous cherchez, y compris en la personne de votre analyste et même en regardant un renard qui fouille les poubelles ou en apprenant le nom de votre livreur de pizzas. Encore un pas et vous vous dressez, comme les tribus d’antan structurées par leurs totems terrifiques évocateurs des forces de la nature qui seules permettaient au Chef de les faire se prosterner devant lui. Alors qu’ici voyez-vous, comme depuis la république romaine et sa soif de reprendre l’empire d’Alexandre le Beau, ici voyez-vous, ce qui nous anime ce sont les vertus que déploient au vu et au su de chacun le maître uniqu et central. Celui qui distribue les postes et les châtiments…beaucoup plus puissant que l’ouragan, la peste ou les préoccupations philosophiques des spécialistes de la nature qui sont depuis Jules César d’ailleurs nommé par le conducador et…
Il leur apparaît soudain clairement que la Sybille a repris sa confortable et toute-puissante nudité. Avant qu’ils aient eu le temps de la congratuler sur la beauté et le sentiment magnétique émanant de celle-ci, elle prend la parole : - Messieurs, je n’ai qu’une chose à vous dire. J’ai lu le roman que vous tenez contre vous depuis votre départ du pays des vieux empires disparus, mais je l’ai lu en anglais, admirablement traduit de l’allemand par Burton Pike. C’est qu’il serait donc possible d’imaginer une traduction de Jacques Lacan en anglais aussi, non ?
- Pourquoi ? Vous êtes migraineuse ?
- Non mais regardez enfin, messieurs : vous ne voudriez pas m’aider à guérir, à tranquillement déclencher l’extinction de cette pathologie qui m’amène à déjà savoir ce qui n’a pas encore eu lieu ? Comme si quelqu’un avait tout déjà décidé ? Je peux déjà vous dire que Trump perdra les élections en 2021, et que tout le monde, dans la rue et dans le monde entier, sera masqué comme des chinois dans l’smog.
Autour d’eux, sous la houlette attentive du guide, une sorte de génie de la scolarité se déploya alors. Petit à petit les dons de voyance de la Sybille s’amenuisaient.
Il se fit pédagogue muséal pendant un mois entier, sorte de fonctionnaire impérial de la scolarité des États Unis, il leur donnait la leçon géographique et historique en précipitant sous leurs yeux une encyclopédie des objets façonnés artistement en tous lieux de la planète et ils furent comme les victimes antiques des celtes éburons de la vieille York, criblés par les flèches en buis de cette forme de Rectorat des savoirs de la nouvelle York. La Sybille, infectée de tout ce passé, dont elle n’avait jamais été avertie sans oser avouer à personne son inculture crasse, compulsait les dictionnaires biographiques des grands peintres américains, des dynasties sassanides, timourides, japonaises et chinoises, des panthéons eskimos et néo-guinéens, ainsi que les derniers articles concernant les artistes contemporains réellement et profondément impliqués dans la lutte contre le racisme, le genrisme, les organisations criminelles. Plus elle en savait, et moins scintillaient les clignotants de sa machine à réduire le futur dans la cocotte-minute qui en faisait du déjà su. Puis, pof, plus de visions. Entre les hyper pavillons de luxe cernant Central Park et les plages exquises de Rockaway, de nombreux arrêts de métro desservent la fraction étrange d’une ville rendue aux pyramides de pneus et de cassés automobiles, où la vente d’alcool ne se fait que dans des commerces à l’épreuve des balles, où les médicaments semblent inaccessibles, où semble s’établir comme un voyage du blanc au noir, sous un contrôle de caméras policières prête à lâcher une police prête à tirer, qui me rappelle le regard des dieux égyptiens et des sénateurs romains.
Comment dit on, me demandè-je, la tête toute pleine encore de la paix bourgeoise que tendait vers les yeux la collection des tableaux de Hopper au Whitney muséum ? L’envers du tableau.
Quand je suis sorti du dernier moment muséal, les yeux encore charmés par l’élégance d’un manuscrit du livre des rois appartenant à et peut être recopié par un gouverneur célèbre de la ville de Shiraz en Iran, la Sybille avait disparu. Or elle avait dû contracter une union féconde avec Osiris tant la palpitation de la foule joyeuse sur les marches du musée captivait les regards de chacun, étourdi de voir l’humanité tant pleine de promesses et si animée de ressouvenances. Leurs visages à tous étaient d’un vérisme stupéfiant, séparés du colossal monde des objets par les portes monumentales des coffres et des musées, mais aussi par le vent qui caressait tendrement, à Manhattan, la ramure des arbres immenses de Central Park sans déranger la lente respiration des affleurements de la sombre roche qui y tient, juste derrière le Metropolitan, son fascinant empire. L’évocation de la ville par les travaux déjà deux fois centenaires des peintres new Yorkais me fait presqu’entendre encore aux avenues la même rumeur de chevaux sur le pavé que le bruit de roulage et les hennissements qu’évoque et ressuscite dans son évocation, à Dublin, le texte de James Joyce quand Bloom, étant sorti du lit sans réveiller Molly, circule à travers les parfums des échoppes et le bruit des fiacres.
Les paysages qui entouraient alors New York de leur immensité pénible à traverser, étaient vierges des installations confortables mais d’une esthétique médiocre, et des routes bitumeuses qui peuplent dorénavant en atténuant leur puissance sauvage, les Appalaches, les Adirondack et le lac George, les montagnes rocheuses, et aussi forcément le Wyioming observé par Jasper Francis Cropsey en 1865, la Californie et le nord, les mangroves du sud profond et les aridités des déserts.
Mon avion va de nouveau lire L’Homme Sans Qualités et Musil me laissera seulement regarder brièvement sur ma gauche, en bas, dans quelques pages à peine, la mer celtique et la pointe du Comté de Kerry avant de saluer le pays de Galles, et puis zou!, le Cotentin où mon ami Philippe doit bien être en train de méditer aux profondeurs abyssales de sa pensée féconde quelque nouvelle forme. Masqué par un tube d’acier cracheur de pétroles brûlés, je me demanderai encore si vraiment la photographie et la psychanalyse sont les héritières de l’impérialisme républicain romain et des désirs d’objectivité statuaire rencontrés par les égyptiens sous le règne d’Akhenaton.
Quelle fête serait finalement choisie pour célébrer Vienne, capitale de l’Empire, au moment où Musil, comme une Sybille, sait bien, lui pour l’avoir vécu et le voir rétrospectivement, que Vienne va être dépouillée de tout empire ?
Le plus beau de toutes les fêtes se déroule en ce moment et s’y déroulait déjà en 1918, car n’était-ce pas l’invention par Siegmund, dans la Vienne déjà réduite à elle même (ce qui est somme toute pas mal), de l’exploration par le sujet de son propre inconscient et de sa dette généalogique, familiale, dont je sais que si mon tube en acier poursuivait sa route jusque Pékin, malgré l’envers du décor, j’y retrouverais de farouches partisans de la libération intérieure ?
1er SEPTEMBRE 1939
Assis dans un troquet,
De la 52e rue
Je suis troublé, effrayé
Pendant qu’expirent les intellectuels espoirs
D’une décennie basse et trompeuse :
des vagues de colère et de peur
Circulent au-dessus des pays
Clairs mais assombris du monde,
Obsèdent nos intimités ;
La puanteur obscène de la mort
Offense la nuit de septembre.
Une philologie soigneuse peut
Exhumer l’offense en entier
Qui depuis Luther jusqu’à maintenant
A rendu folle une culture,
Découvrir ce qui s’est passé à Linz,
Quelle imago colossale a fabriqué
Un Dieu psychopathe :
Moi et le public on sait
Ce que tous les écoliers apprennent,
à qui on fait le mal
Fera le mal en retour
En exil, Thucydide savait
Tout ce qu’en un discours on peut dire
Sur la Démocratie,
Et aussi ceux que font les dictateurs,
Les pipeaux démodés qu’ils vont chanter
Devant un apathique tombeau;
Il a tout compris, dans son livre,
Les Lumières qu’on balaie,
Le dressage par la douleur,
La manipulation des masses et les chagrins :
Voilà, on doit subir tout ça, de nouveau.
Dans l’atmosphère neutre d’ici
Où d’aveugles gratte-ciel emploient
Toute leur altitude pour proclamer
La puissance de l’Homme Collectif,
Chaque langue déverse en vain
La concurrence de son excuse propre :
Mais qui pourra vivre longtemps
Dans ce rêve euphorique :
Hors de leur miroir ils dévisagent,
L’impérialisme
Et l’erreur internationale.
Les gueules au long du bar
Se suspendent au quotidien :
Faut pas que les lumières s’éteignent, pas que la musique s’arrête.
Toute la convention conspire
À l’acquisition d’un mobilier
pour que cette forteresse soit cosy,
Sinon on verrait où on en est rendus,
Paumés dans une forêt hantée,
Gamins qu’effraie la nuit
Et qui n’ont jamais été ni heureux ni bons.
La plus vaine des merdes militantes
Que gueulent les Hommes Importants
N’est pas aussi grossière que notre vœu :
Ce que le fou Nijinsky écrivit
De Diaghilev
Est vérité pour un cœur sain ;
Car l’erreur allaitée jusqu’à l’os
Par chaque femme et de chaque homme
C’est de crever du Manque,
Non pas de l’amour universel
Mais d’être le seul qui soit aimé.
Depuis les obscurités du conservatisme
Jusqu’à la Vie Éthique
Viennent en rangs serrés ceux de la Banlieue,
Psalmodiant leur vœu matinal,
« Être fidèle à l’épouse et concentré au boulot»
Et, sans recours, les gouverneurs s’éveillent
Et rejouent compulsivement leurs obligations :
Qui peut les libérer, maintenant,
Quel discours atteindrait le sourd,
Qui rendrait voix au muet ?
Je n’ai qu’une voix
Pour dénouer le mensonge,
Celui, romantique du
Cerveau sensuel de monsieur tout le monde,
Celui de l’Autorité
Dont les buildings poignent le ciel :
Il n’est rien qui soit Etat,
Il n’est personne qui existe par soi meme et seul ;
La faim ne laisse aucun choix
Ni au citoyen ni à la police ;
Nous devons nous aimer les l’un l’autre ou mourir.
Sans défense sous cette nuit
Notre monde est suspendu par la stupeur ;
Pourtant, ponctuant le monde,
De nos points ironiques lumières,
Nous lançons des éclairs,
Là, partout où les Justes
Échangent leurs appels :
Puissé-je, composé comme eux
D’Éros et de poussière,
Attaqué par les mêmes
Négation et désespoir,
Offrir une flamme d’affirmation.
(September 1, 1939 © 1939 by W. H. Auden