Composé lors d’une visite à un moine de la montagne sans le rencontrer.
 Le sentier pavé de pierres pénètre dans un val,de cinabre.

Le portail en branchages de pin est bloqué par de la mousse verte

Sur le perron désert, des traces d’oiseaux

Dans la salle de méditation, personne pour ouvrir

Je regarde par la fenêtre, une brosse blanche,

Couverte de poussière, est accrochée au mur

Vaine visite, je soupire

Sur le point de repartir, je musarde un moment

Des nuages parfumés s’élèvent de la montagne

Une pluie de pétales de fleurs tombe de l’azur

Joyeuse est la musique du ciel

Plus encore, les cris plaintifs des gibbons

Ici, enfin, je me sens vraiment à l’aise.

(Li Po ou Li Tai Pô ou Li Bei, né en 701)

Le secret absolu d’une boule de papier froissée échappe à toutes les polices du contrôle absolu, dans la poche de Wang le claudo. Personne n’a observé la très vieille dame qui l’a jetait depuis sa fenêtre, trois étages au dessus du « Petit Tonneau». Une centenaire, un musicien des rues, rien.

Au bout de la rue de la Commanderie il prend le trottoir de droite, sans arrêter de chanter Lili Marlène et sans lâcher les touches de son accordéon virtuose, il traverse l’avenue vers un garage, en dessous de la médiévale Tour Saint Jean. En surgit un taxi, qui le prend en charge au passage, l’air de rien.
Le chauffeur fait comme s’il ne connaissait pas le musicien des rues. 

Il a l’air tellement rêveur, le vieux métis germano tibétain, même quand, à l’entrée de l’aéroport d’Amsterdam, à l’endroit précisément où le dépose le taxi, une  femme sublime par l’aspect volontaire de son visage –  et rougissante – lui tend des papiers d’identité. Lui, vieillard vieillardissime, saisit en souriant un passeport, un visa et un billet, (elle faisant un écarquillement des yeux vers lui qui semble dire « C’est bien vous que je croise, c’est bien moi qui participe de cette chaîne que tout cela est beau ! ») pour l’avion dans lequel il saute du même air rêveur, sous le regard glacé de touristes horrifiés d’avoir à partager leur trajet avec cette tête hirsute, ce regard perdu et l’odeur irrespirable des ours mal léchés, celle qui vient en quelques semaines aux dormeurs des rues. Il ne prendra le temps de lire le message qu’il transporte, cette boule de papier froissé, qu’une fois isolé, sur le trône où l’on va seul, dans les toilettes exiguës du long-courrier – à la sortie un acrobatique nettoyage lui a donné un aspect plus compatible avec le reste des voyageurs, au soulagement immense de ses voisins immédiat, il ne sent plus que le savon d’aéroport. 

Il a parcouru le message savoureusement fraternel, qu’il doit malgré son épuisement transporter jusqu’au vénérable ermitage de la trop belle et si libre Zhuo Wenjun – c’est au mont Tiantai, c’est dans les montagnes proches de Qionglai, oui, dans le Sichuan, là où Zhuo-la-libre s’est fait connaître en choisissant pour les  traduire en Chinois des poètes obscurs du monde entier mais aussi par la profonde philosophie que véhiculent ses critiques littéraires.

Wang se représente depuis son fauteuil d’avion, les montagnes qui cernent l’ermitage de Zhuo, les mêmes montagnes qu’avait dû quitter son père il y a plus de cent ans pour porter les valises de l’armée anglaise, pendant la première guerre mondiale.

En fermant les yeux il retrouve l’idée des vallées de cinabre et de l’allée de pierres qui mène à l’ermitage de Zhuo l’esseulée. La lettrée. La sauvage. La solitaire. Et pourtant l’amoureuse.
Car de quel poète encore inconnu est elle en train de préparer amoureusement la gloire en le traduisant ?

 Elle lira bientôt la lettre jetée tout à l’heure par la vieillissime Marguerite, d’une fenêtre lorraine, rue de la Commanderie, mais quelle commanderie qui commanderait quoi de quels temples  absolument oubliés ?

 Il a patiemment défroissé la grosse boule de papier qui avait rebondi sur les plis de son accordéon. On lit facilement :

-« Zhuo, n’aurais-tu pas fait grandir déjà, en ton tout-puissant admirateur, Qifu, la conscience qu’il pourrait échapper au cauchemar stérile de n’admirer que lui ? Si tu y es déjà arrivée, cela veut-il dire qu’il a déjà cessé de se croire déçu par tous ceux « des gens » qui ne sont pas ses supérieurs hiérarchiques ? 

Si c’est le cas chère Zhuo, sache qu’il y a peut-être moyen maintenant pour lui de se croire capable(qui pourrait prétendre, dans les pays de ce que l’on appelle Occident, être comme lui responsable d’une ville qui contient quelques millièmes de l’humanité toute entière en elle seule ?) d’infléchir, -au moins en lui-même pour commencer-  la violence qu’il retire de ceux-là précisément qui lui donnent des ordres ?
Si je t’écris, si nous prenons même le risque de t’envoyer mon ami précieux Wang, c’est qu’ ici, à Nancy, une toute jeune surdouée hantée par nles mêmes fantômes que toi et nous, a été remarquée par Wang.

Tu te demandes pourquoi ?

Écoute : sur le chemin de son école, Wang  l’a surprise alors qu’elle était en train de se réciter par cœur les généalogies des dynasties chinoises alors qu’elle n’a pas seize ans.

Ça ne t’étonne pas vraiment, n’est-ce-pas, puisqu’en vraie Chinoise tu en sais toute l’importance et la permanence ?
Fallait-il que nous croisions encore une “nouvelle”, exaspérée comme toi par l’image affreuse de l’ordre des pouvoirs, (peut-être lui dirai-je un jour ce que nous tentons, et si je meurs avant, tu lui feras savoir, amie) nous qui sommes maintenant déjà si nombreux à fomenter, (avec l’optimisme vrai c’est à dire sans espoir), le bien ?
Retiens, surtout, que chez elle, dans une campagne champenoise reculée, aussi reculée que ton ermitage du mont Tiantiai, se trouverait un casque d’or perdu par Attila dont tu me signalais par ton dernier envoi que le maître de ta ville immense, le grand Qifu, parle de plus en plus souvent dans ses discours de l’Attila des Huns. Aussi nous allons chercher pour l’utiliser ce fétiche. Tu sais la mise au point de notre précieux système qui je l’espère fera virer à notre main les pervers qui systématiquement sont le plafond de notre pauvre monde. Tu sais la machination que machine, le filet d’intelligence articulée que je suis en train de faire jeter par le monde pour dépister les monstres les mieux cachés et aussi les amener à une mutation profonde de leur abomination intrinsèque – c’est en jetant une de nos autoroutes de fibres optiques, que nous butons sur le casque d’or d’Attila ! Main invisible ou trompeuse bonne fortune, on verra, on a déjà tant vu et tant soupé de galères, ma Zhuo combattante !

Attila, modèle obsédant de l’envahisseur effréné, du tueur à vocation transcontinentale : Qifu y reconnaît tu m’as dit un grand nombre de ceux qui pèsent aujourd’hui sur l’atrocité du dévoilement technologique de nos sociétés. Qifu, si fidèle soit-il à l’atavisme opposant l’empire du Milieu aux Huns, t’a dit trouver pesant d’hériter lui-même, comme tout responsable au monde, de l’inusable pulsion humaine au massacre. Enfin tu m’as prévenue  que le grand Qifu répète, dans ses discours de fin de dîner, que le prochain massacre lui semble bien devoir aller franchement au massacre maximal si pas final. Évidemment nous  savons cette probabilité. Nous craignons surtout qu’elle fasse jouir au plus au point ses semblables… Et évidemment ça nous donne l’obligation de concevoir cette apocalypse à seules fins d’en annuler la survenue, tu es d’accord ma chère poète ? Alors voilà et dans l’ordre : premièrement, le temps est venu, en tout état de cause, de faire voir et ressentir à Qifu, le maître de Chengdu, et comme tu me le proposais, la tragédie, une tragédie. (Tu suggérais une des plus atroces, tu veux lui faire respirer  ta propre lecture du Thyeste de Sénèque. Ça  me semble plus qu’approprié.  Vas-y. Atrée y tue et y cuisine les enfants de son frère – c’est nous ça, non, c’est notre vaste monde, non ? Et puis il les fait manger à son frère. C’est toujours nous, non ?)

Secondement puisque nous allons faire exhumer le casque d’Attila et tout faire pour que ce fétiche attire l’attention de votre grand homme, au moment où il viendra le contempler (à Venise) nous testerons ma machination pour un dérobement complet du pouvoir des pervers, sur notre trop petit monde qu’ils dominent. Aux cinglés de base comme toi et moi suffit ce que j’appelle la route du Soi, un bon divan, un bon psychanalyste et hop! On se retrouve et même les assujettis chinois redeviendront paisiblement sujets de leur histoire. Mais les pervers, qui dominent interminablement le Monde, il y faudra ma machination, mes réseaux aux optiques fulgurants de vitesse neuronale, dont mes pièges et les algorithmes informatiques permettent non seulement d’analyser les obsessions mais de tenter une mutation de leurs tragiques et meurtrières fixions, tellement symptomatiques de l’Ordre du Discours – et tu sais combien Wang et moi sommes désespérés de ne l’avoir pas fait avant qu’Hitler, prenant le pouvoir, n’ait ruiné en nous toute possibilité d’une vraie joie.
Ah, tout autre chose, mais joyeusement pourtant… tu m’annonces l’installation d’un jeune psychanalyste chinois à Chengdu. Tu m’as fait rire malgré tout de ce que je dois appeler un vrai bonheur, un vrai début d’insouciance, en me disant qu’il t’avait confié que «
 la seule pensée occidentale aussi profonde que le Tao Tê King soit la pensée de celui qu’il appelle Môssieur Jâques Lacanngg ».
« Et même chez vous, chez vos milliards de gens, la voilà, la route du Soi ? – Les réputations intellectuelles des sciences humaines m’obsèdent encore plus, depuis que je suis vraiment vieille – et pourquoi pas, pourquoi ça ne serait rien de trop pour notre siècle, et  que moi, je comprenne enfin de quoi le vivant est la réponse – mais de quoi, dis-moi, de quoi ? »


Après avoir lu, elle se tourne vers Wang :

-Tu ne dois rien savoir du mot bien entendu.
-Evidemment.

-Ton père a t il eu le temps de t’apprendre le chinois ?

-Lui, non malheureusement. Je l’ai appris longtemps après sa disparition.

-Tu m’aideras à lire le « Thyeste »de Sénèque au maître de Chengdu ?

-Marguerite et moi on le connaît par coeur. Souvent avec mon accordéon dans les rues de Nancy j’en chante des phrases, en français, en allemand, je pourrai les dire en chinois. “Vont surgir de ma descendance une kyrielle dont les crimes surpasseront sans cesse en horreur ceux de leurs pères, feront paraître leur aïeul immonde un innocent au regard d’eux, et les souilleront de meurtres atroces…”

De quoi la vie est-t-elle réfutation ?

Zhuo, après avoir détruit la lettre, quittera avec Wang ses cascades et le vieux temple préservé.
Toute la généalogie familiale de Zhuo est restée conservée dans le temple, et sans que jamais les gardes rouges retranchent un siècle aux millénaires de ses parents.

Depuis ces lieux silencieux, elle rejoindra le centre tout au contraire amnésique de l’immense métropole de Chengdu, aux foules élevées sagement dans de minuscules boîtiers.
Elle y emportera sa traduction de Thyeste, peste étrange de l’amour en soi comme il est pleuré en Grèce, et le texte en infectera le cynisme obligé de son ami Qifu, capable uniquement d’émerveillement lorsque s’agitent devant lui son propre manque agaçant et aveuglant, de la femme…
Chengdu, importante fraction de l’humanité, deux pour mille presque, apprend depuis quelques décennies son isolement paradoxal, isolement millionnaire, isolement du sujet dans la foule, isolement hermétique  des étoiles et du ciel qui permettrait de se renseigner poétiquement sur les voisins emboîtés derrière les murs. Tous les habitants, même Qifu, se précipitent par conformisme et obéissance loin de toute connaissance de la diversité identitaire, masqués en outre comme des vénitiens de carnaval mais par peur de la chape de pollution, convaincus de l’indifférence du ciel par chaque nouveau séisme, fut-il politique, et ramenés chaque jour à une atroce modestie par la poursuite incessante du spectacle vertigineux d’une poursuite insensée de la construction en série des systèmes d’habitation.
Au milieu de Chengdu, transformée en musée, y résistent encore la chaumière et l’étang de l’inoubliable poète errant : Du-Fu (qu’il est plaisant d’appeler Tout Fou en français) . Oui, sa chaumière continue de se tenir au long de la rivière.


Puisqu’elle vient de partir, ceux qui, rares infiniment, feraient les kilomètres de sentier séparant l’ermitage de Zhuo de toute route, n’y trouveront plus personne, rien, Zhuo l’ermite s’est absentée pour rejoindre la ville enflée au sein de quoi survit l’ermitage de Du-Fu.
Tout au plus, ceux qui arriveraient à la porte de l’ermitage de Zhuo, regardant le Mont Tantai, ils écriraient un poème, parce que ne la trouvant pas, la célèbre Zhuo. Un poème aussi puisqu’en place d’elle chantent les sursauts de splendeurs, les pentes du vertigineux écart montagneux à la signifiance soulignée chaque jour du fait même de l’explosion des aveuglements du monde de l’aujourd’hui. Que ce soit dans l’immense cité de Chengdu, dans toutes les cités du monde où lentement se ferment les yeux de tous•tes, épuisé•es par l’abime du parc humain interdit de toute joie cosmique, de toute boussole céleste, et où l’idée d’un destin se range lentement dans les garages souterrains et la foule assourdie du tintamarre des métros.

Alors, associant les bosquets de buisson cramponnés aux calligraphies des rochers vertigineux, les visiteurs de l’Ermitage songeraient sans pudeur à la liberté proverbiale de l’existence de Zhuo et prendraient le temps du pinceau et de l’aquarelle.

Mais c’est précisément l’impudique parole de Zhuo, qui  devra s’efforcer de surprendre et désarçonner Qifu, alors qu’il sera en pleine manœuvre narcissique, au dîner, ( dans une ville si colossale, donc, que chacun des individus de ce deux millièmes de l’humanité s’y trouve comme au désert) – elle devra surprendre les oreilles de Qifu, le maître de cette ville de  Chengdu suspendue comme un rocher par la solitude que chaque sujet y épingle.

DE LA MERDE ET DES CLAQUES ET DE L’ÉMOTION MALGRÉ TOUT TROTZ ALLERDEM.

Car Qifu  le tout-puissant (mais les gens des pays lointains se souviennent-ils seulement de la stupeur et du tremblement de terreur que provoquent la vraie puissance et le vrai pouvoir ?) tente en effet de se convaincre de quelque chose qui l’arracherait à son doute universel : Qifu ne peut plus croire franchement que les gens, envisagés nus, c’est à dire, pour parler précisément, les gens sans leur fortune personnelle et sans leur rapport hiérarchique au bien supérieur de l’Empire du Milieu – soient autre chose que des merdes.
Nus, les êtres humains sont des merdes qui, en plus n’hésitent pas, pour les plus malines d’entre ces merdes, à essayer de se vendre.
Et Qifu se dit depuis bien longtemps qu’il lui est vertigineusement, infiniment douloureux d’être cerné de cette nudité de merde.
Son père était tout pareil que lui mais alors en pire, ayant eu à mettre en balance centaines de milliers de morts contre centaines de milliers de morts – son pére ? … souriait jamais. N’éclatait de rire qu’au partage de blagues infernales, et pour montrer ses dents… Son père donc et, par voie de conséquence des stratégies qu’il incarnait, des missiles qu’il aurait pu avoir à expédier, son père ? ….son père l’avait battu – redistribuant au fiston sa vision du monde.

Qifu en était devenu astrologue des claques, désastrologue des coups de trique.
Avec l’âge, Qifu, loin de l’effondrement intérieur provoqué par cet assujettissement brutal, ne se retrouve parfois sujet, ne parvient à se sentir une dignité de sujet, que devant ce qu’il pressent de l’Art.

Une image de lui se recompose en un tel miroir, étrange au possible, miroir de l’Art où il se rassure, stupéfait d’oser se considérer lui-même comme tout à fait autre chose qu’une merde…. 

Il déclare, juste avant qu’elle lui ait organisé une lecture de Thyeste (avec l’accord du maître d’hôtel, aussi lettré qu’elle, devant l’étang de la chaumière de l’immortel Tu Fu) :

-«  Depuis la survenue historique du surplomb triomphal et nécessairement impitoyable de notre empire du Milieu, les occidentaux sont déchus de tout règne, de toute puissance et de toute gloire, même artistique. C’est parce que leurs critiques ne peuvent plus rien savoir – plus rien- de la Terreur, de la Révolution, des manifestations des foules gigantesques qui se sentent unies et météoriques. Leur narcissisme a viré anti-héroïque, regardez ! Ils ne se servent plus de l’Art que pour décorer leurs conforts, leur salon, les halls de leurs banques. »

-«  Ah mon cher Qifu, », avait-elle répondu en jouant à l’oracle, « faut-il savoir goûter à la complexité des arômes du thé, pour comprendre qu’un même ruissellement des larmes peut emporter l’âme aujourd’hui ? Ce soir, exactement comme roulèrent à flots celles de Du Fu, s’enivrant il y a mille trois cent ans, s’enivrant de ses maîtres disparus il y a deux mille ans. Qifu ! »

Il reste silencieux un instant, puis dit à voix haute sa pensée : 

-« L’accident occidental du pouvoir c’est de ne s’emparer des œuvres que comme des fragments d’un miroir, où ces névrosés vérifient qu’il y a de l’amour dans leurs grimaces. »
-« Qifu, n’est ce pas ce qu’ils ont de plus chinois?  L’ingrédient essentiel de leur sentiment du tragique c’est l’amour! »
-« Bien sûr, j’admets, Zhuo, que l’art soit un grain de sable, qui pourrait affecter le rouage de nos hiérarchies militaires – ce petit quelque chose m’était désagréable, au début de mes visites officielles des nouveaux musées. Ça aurait à voir voyez-vous avec ma revendication prolétarienne d’une absence de destinée, parce que, vous le savez, je suis un homme sans prétention, j’ai été suffisamment roué de coups par mon père pour cela. L’art m’a pris au dépourvu, toboggan sentimental, il a autorisé mon âme d’enfant battu à glisser comme si elle devenait un peu montagneuse, comme si elle devenait votre ermitage, loin du souvenir des cris affreux de ma mère pendant qu’il la cognait et me cognait pour m’apprendre à ne rien aimer, pour me fortifier glapissait-il. Je me suis longtemps dit, chère Zhuo, que c’était grossièrement déviant, que je puisse avoir la stupidité de disputer l’idée d’une destinée, soit aux masses nombreuses de notre peuple officiel, soit de la disputer aux héros officiels déjà homologués par l’admiration et la prosternation de mon père. Le peuple, Zhuo, la Tribu, c’était le seul Destin imaginable, dans les mensonges dont papa s’entourait en trompant ma mère. Les héros de mon père, marchant devant la tribu, peuvent se gonfler de l’orgueil de nos chères foules, ne peuvent enfler que ce paradoxal jabot de plumes reconnues et recensées. Enflure paradoxale qui permit à mon père de donner son nom à quelques rues. Alors évidemment, j’ai longtemps persisté à trouver extrêmement dangereux de m’imaginer une destinée individuelle, issue des vapeurs hypnotiques de l’Art ! En tous cas beaucoup plus dangereux que la certitude de l’illégitimité de presque tout, qui faisait le fond des leçons musclées de mon père quand il me frappait sans y mettre aucune limite. Je m’aperçois bien que l’Art est assez providentiellement venu sur moi, au moment où je me sentais rejoint par l’âge de mon père, l’âge de mon père quand si gris, l’Art me proposait franchement, à moi Qifu, la seule place transcendantale non outrecuidante qui puisse venir à l’idée d’un rationaliste d’âge mûr. »

-«  Pas celle du créatif, non, quand même pas, n’est-ce pas, vénérable Qifu ?» – lui demande Zhuo, railleuse. « En te posant comme juge d’un savoir-faire de l’art tu préfères  apparaître en retrait, et tu partages du coup quand même leur royauté avec les artistes eux-mêmes, non ? Avec l’avantage gourmand, avoue, de ne pas devenir un de ces malheureux, parce que tu trouves au fond encore lamentable cette royauté qui fait d’eux, aux yeux de leurs admirateurs, les acteurs de l’éternelle contestation, par le vivant, de quelque chose qui cependant n’est pas strictement la mort, puisqu’aussi bien la mort, cher Qifu, la mort est une invention du vivant et certes pas sa réfutation… de quoi la vie est- elle réfutation…Hein, Qifu : de quoi la vie est-elle contestation ? Hein ? »

LE CUL-DE-SAC GRIS DU MÉPRIS DE L’ÊTRE.

Qifu se tait très longuement. Un souvenir l’envahit : à peu près quand sa femme avait atteint la quarantaine, était venue cette longue journée à la campagne, journée des plus incroyables et somme toute la plus authentiquement révolutionnaire des journées de Qifu. Cela s’était développé ainsi: le fils d’un illustre mathématicien de Shangaï avait chanté, devant Qifu et sa famille, l’intégralité des poèmes de Du Fu. 

Tout le monde avait écouté, et les visages témoignaient d’une satisfaction franchement partagée du fait que quelqu’un de Shangaï puisse adresser un tel hommage à ceux de Chengdu.

Mais lui, c’est un autre détail  qui l’avait arraché soudain au revers des claques et des coups de trique de son père : les amies du fils du mathématicien de Shangaï étaient là, souriantes comme des matins de printemps. Écoutaient-elles ou pas les paroles, il ne s’en soucia pas immédiatement, mais la puissance qui se dégageait de leur beauté s’était brutalement mélangée à celle des poèmes. Quand soudain il s’était aperçu qu’elles connaissaient les paroles de DuFu intégralement et qu’elles les articulaient en même temps que leur ami les déclamait.

Aussi vieux que l’Ermite au chapeau

De plume de faisan

Aussi las du monde que l’Ermite

Au manteau de cerf

Combien de temps s’écoulera-t-il encore

Avant que mes yeux s’obscurcissent ?

-« J’espère que je ne me sentirai jamais aussi exilé que ce jour là. Elles ont eu leurs yeux remplis de larmes en repassant sur ces mots – et elles n’avaient pas vingt ans, vous voyez, Zhuo ? Je me suis senti – en même temps philosophiquement vieux, et autorisé à un sentiment tragiquement tendre…»

-« Ah mon cher Qifu, vous étiez soudain éclaté, vieux fruit, par votre tendresse, libéré de ces mâchoires de votre père qui ont grillagé en vous l’idée même d’une familiarité, condamnée, ne vous laissant vis à vis des sentiments que le souvenir de l’impasse familiale, de la sinistre froideur de quoi… de ses enfantillages de vieux…con ! »

-«  Comment cela ? »

-« C’est un cul de sac gris, l’obligatoire mépris pour l’être. Le ciel -que vous avaient très fatalement dessiné les constellations de claques, les coups de trique bombinants, et les certitudes hiérarchiques de votre père guerrier – avouait ce jour là, dans le décrépissant DuFu, aimé des jeunes beautés à votre stupéfaction, n’être aucunement un ciel. Mais un plafond aussi délabré que vous, Qifu, jeune vieux calculant l’infranchissable distance entre vous et les attentes des foudroyantes poétesses en fleur. Plus que calculant ce qui vous restait à vivre. Avouez ! »
-« Au son des poèmes de Tufu, j’ai ressenti tout autrement ce qui, de moi enfant déjà, émanait  sans oser le dire, d’une contestation. Malgré l’hypnose bestiale de l’hyperviolence militaire, j’ai compris que j’avais  toujours ressenti, toujours, chère Zhuo, mais sans l’identifier aussi nettement que ce jour-là, dans le silence du respect infini que j’avais gardé à mon père, une façon de me demander de quoi la vie, sous toutes ses formes, doit bien être la contestation – de quoi ? »


Aujourd’hui, ça n’est pas seulement la poésie révolutionnaire et féministe de Zhuo, c’est aussi un héros de la peinture qu’il a convoqué à sa table – et il l’a convoquée en la personne de la jeune peintre Shi, car en effet la chair vieillissante de Qifu, encore plus faible et anxieuse qu’avant, se cherche mille occasions infantiles de rester enfantine et enjouée –  Shi : la peintre la plus prometteuse du Sichuan. Parvenir à lui plaire serait de l’ordre du nécessaire.


QU’EST CE QUE C’EST QU’UN MÉCÈNE …

Par moments très brefs, en des flashes qu’il essaie d’éteindre le plus vite possible, il lui arrive de se demander aigrement si les grands peintres dont il s’affirme de plus en plus souvent l’amateur éclairé, ne seraient pas pires que ses propres semblables – les politiques. Il demande à Zhuo :
– « Vos amis peintres ne connaîtraient-ils pas, mieux que le fonctionnaire d’Etat, les règles constantes du Pouvoir obligeant de s’affranchir absolument de toute morale et de toute pitié ? Les peintres que vous m’avez fait rencontrer ne chérissent d’ailleurs que leurs pigments… Il y en a un paquet qui ne se gênent pas pour trouver positif, voire bien, de rester à distance de tout engagement humain. Sauf le petit contingent d’esthètes qui utilise esthétiquement les accents essentiels du Bien, de l’amour, de la solidarité. Amour et solidarité : plâtre à discours, fond de toiles. Exactement comme les politiques, non ? Et comme les politiques il leur arrive souvent, aux artistes, de disposer de soldats enthousiastes, leur groupies…  et vous devriez faire attention, Zhuo, à l’excellence en matière stratégique dont témoigne parfois l’autorité souriante avec laquelle certains savent ranger en colonnes médiatiques leur souriante troupe de larbins et, soyons francs, Zhuo, d’esclaves. »
 
-« Les massacres en moins, Qifu, allons. Tu as beau être l’esclave de Shi la sans-hanche, elle ne t’a demandé de tuer personne et ses peintures n’explosent pas. Qu’es-tu en train de fabriquer comme suppositoire à nous désespérer de toute vertu? Tu crois sincèrement qu’il n’y aurait qu’une immense culpabilité en toute innocence ? Mais ils se le disent tous, ça ! Tes maîtres, mes maîtres, les milliardaires de Chengdu, ils se disent tous ça , ils se disent que tu es innocent juste quand tu n’as rien ! Mais du coup ils trouvent tous une immense laideur en toute beauté, et pourquoi ? Parce qu’ils sont devenus tellement immondes en s’hypertrophiant, que ce qui les dérange, dans les beautés, c’est qu’il soit possible qu’elles se refusent à leur désir en général poisseux. C’est ça, oui c’est ça qui fait la promotion du Crime et de la Laideur en même temps, aux étages d’en-haut du politique et d’En-Haut de l’art, non ?»
-«  Ah, là ! La  cerise perchée tout en haut, sur le gâteau de la porcherie ! Un monde privé de toute possibilité d’une estime pour l’innocence, oui, oui, c’est celui des vrais maîtres… »
-«  Oui, Qifu », avait elle renchéri, «pour les maîtres une permanente et atroce laideur gît même dans leur bienfaisance. Le cataclysme définitif de notre fin est en ressac dans les yeux de leur machine à sucer l’argent, qui n’attend que son heure pour passer d’un trépignement impatient à l’ouragan final qu’elle médite…Tu Fu disait, à l’automne 767, dans sa fuite loin d’ici, à Kuei-Chow : “le pauvre serait satisfait par son peu, si la fortune n’existait nulle part”. Sans parler du crime que tu crains de voir ressurgir dans ton pantalon quand il te laisse croire à quelque bonne fortune… »

-« La vraie ignominie réside dans le nombre de maîtresses qui aggravent la dépression des femmes de nos milliardaires, Zhuo. L’abomination, c’est qu’en plus il y a une constante inefficacité des philanthropes. Tu vois le triomphe pimpant et joyeux du crime ?  Tout le monde s’en effraie. Mais la maladresse des bienfaisants, on ne s’en plaint jamais ! Dis-moi lequel d’entre les philanthropes a jamais conduit heureusement la vie des innocents vers autre chose qu’une constante catastrophe ? Le coup de trique et les claques triomphent sur le sourire rayonnant des êtres de… de… »
-«  Les êtres de Beauté et d’Innocence, Qifu.
»
-«Évidemment ceux des artistes qui disposent de l’incroyable savoir-faire pour ne pas se laisser convaincre d’une laideur du monde, devant ceux-là, devant ceux-là seulement Zhuo, je tombe par terre, face contre terre, stupéfait, tremblant, précisément parce que cette laideur elle m’a construit, frappé, anéanti… »

Il ferme les yeux, mais elle observe qu’il reste sans larmes.

Zhuo lui récite, pour la première fois, sa traduction du poème écrit à quinze ans par Rimbaud, l’année de la Commune :

« Par les beaux soirs d’été, j’irai dans les chemins / picoté par les blés, fouler l’herbe menue/ rêveur, je sentirai la fraîcheur à mes pieds/je laisserai le vent baigner ma tête nue/ je ne parlerai pas, je ne penserai rien…/mais un amour immense entrera dans mon âme/Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien/ Par la Nature. Heureux comme avec une femme.
Qifu fait tournoyer le saké dans son petit verre et -hop! – à la santé d’Arthur qui aimait tant les adultes ! – et encore un et un troisième encore, sous le regard un peu dégoûté de Shi.

Ça n’est pas le premier repas auquel Qifu invite Shi.

Elle bâille.

Son dernier dessin, minuscule, est déjà l’objet d’une polémique entre esthètes passionnés des cinq continents. L’autorité du jugement de Qifu devrait absolument un jour, se dit-il, jaloux comme quand il terrorise des subalternes trop brillants , périmer l’indifférence de cette jeune femme dont il désire le regard . Mais il ne lit pour l’instant, et clairement, que l’incrédulité aux yeux  amusés, de Shi la sans-hanches.
Les gestes harmonieux d’un impeccable maître d’hôtel dirigent depuis la chaumière du poète immortel les serveurs.
Shi percevrait enfin en lui, Qifu, quel lynx esthétique il est devenu, aux yeux des milliardaires de la grande Chine. (mais bien entendu aucune chirurgie esthétique ne l’empêcherait de voir le vieillard tout au plus distrayant) Quand paraîtraient de prodigieuses revues d’esthétique chinoise, dont le considérable projet est en marche financés sur fonds propres à l’insu de son épouse, quand plus de mille minuscules éditeurs fanatiques s’entre-déchirent déjà sous son arbitrage, il a cinquante ans de moins que ce métis, Wang qui, en plus de l’avoir déchiqueté par sa lecture du Thyeste, a continué de chantonner des phrases qui lui reviennent pendant que le maître d’hôtel opine et enrichit le service de leur tablée intime par cent détails témoignant de l’ancienneté des usages du Milieu mais aussi et surtout de ses poétiques rites culinaires et domestiques. «Il me faut oser quelque crime atroce et horrible, tel que mon frère voulût l’avoir commis lui-même!»

Zhuo  glisse à l’oreille de Qifu :
« N’est-ce pas, il n’y a rien à faire mon petit : tu n’arrives tout simplement pas à trouver quels gestes feraient communier Shi avec l’admiration effrénée que tu rêverais de te vouer enfin à toi-même, hein ? Elle n’a en plus aucun besoin de toi, elle est déjà reconnue et adulée par tant ! Donc elle est sincère…»

 Puis elle éclate de rire. Shi demande :
« Faites moi partager votre hilarité ! »
-« Vois-tu, Shi, tu n’étais pas là pendant que Qifu découvrait la tragédie la plus essentielle à mes yeux, celle de Thyeste, le pauvre malheureux qui s’aperçoit que dans son ventre remue encore les lambeaux de son propre enfant que son frère vient de lui servir comme une viande en sauce. Et comme Qifu est devenu un rouage de l critique de l’art, ce qui fait et défait la cote de l’art, le voici, aux yeux du monde entier, comme s’il était un morceau de ce qu’il a fini par isoler comme étant un ogresque principe de royauté de l’argent sur l’art, l’essence pourtant divine, spirituelle et donc en quelque sorte incontestable, la racine même de l’admiration en-soi… la cote de l’art. Au moment où grâce à lui et à ses semblables un artiste peut payer son loyer avec ses œuvres, c’est comme si les coffres-fort des banques absorbaient tout ce qui reste d’âme au monde dans d’ingénieux intestins…»
-« Mais je n’y peux rien enfin ! C’est le seul cosmos qui m’apparaisse à portée de raison. »
Shi éclate de rire à son tour. Qifu pâlit, se voit pâlir dans un miroir, se trouve l’air encore plus vieux, esquisse un sourire, mais en s’appliquant à sourire sans découvrir ses dents, jaunies.

Shi, jamais maquillée, l’écrase par savoir-faire peignant et dessinant à partir  d’une forme d’intuition chamanique. Prise à bouillir indéfiniment  l’alambic d’une question beaucoup plus vaste, celle que distille justement Qifu depuis qu’il a vu Zhuo danser avec une épée : de quoi le vivant est-il contestation ?

Et on entend encore Wang fredonner :«Le plus beau privilège de la royauté, c’est de forcer les peuples non seulement à souffrir, mais à louer l’action de leur maître»

 C’est la seconde fois qu’il invite Shi de cette manière, c’est à dire quasiment seule avec lui. Elle lui a intimé l’ordre de ne plus faire vider, pour la recevoir, la salle archi branchée du restaurant, rooftop pour les gourmets, en haut d’un des plus tape-à-l’œil des gratte-pollution de Chengdu. Comme il exprimait sa propre déception, elle lui a expliqué, sur le ton avec lequel on parle aux enfants, combien le mirador contemporain, qu’est cette tour, vibre trop de ce qu’il ne peut absolument pas contrôler. La rumeur urbaine n’est-elle pas  maladive, qu’étouffent à peine les châssis de ses massives et panoramiques baies vitrées ? Ne sont-elles panoramiques que d’une histoire dejà postérieure à la fin d’un monde savoureux ? Aux extraordinaires vins français des restaurants prestigieux, elle préfère en plus le goût des eaux de source, ou des thés du Tiantiai. Les Fils du Ciel n’auraient jamais dû s’éloigner des ermitages..
-« Zhuo, Shi me parle comme à un enfant ! »

-«  Ne reprend pas goût à la soumission, Qifu, sinon… »

-« Sinon ? »

-« Sinon la trique, les claques et les coups… »

Mais au moment d’entendre Zhuo lire le propos du messager à l’acte quatre du Thyeste il avait cru s’évanouir : «Dans la partie supérieure du palais de Pélops est un édifice tourné au midi dont l’extrémité, comme une montagne, domine la ville et tient sous son joug le peuple inquiet d’´Argos. Là est une salle immense…»


Qifu commence à se demander s’il a agi adroitement, en faisant déguerpir, par décret municipal, les visiteurs habituels des jardins et de la chaumière de l’immense poète Du Fu, l’exilé immortel. Près de la rivière fleurie, cette table dressée d’une immense indienne imprimée qui claque à la brise du soir, devant un paravent antiquissime et scandaleusement japonais – il est venu en avance, il a trouvé que ça sentait un peu la vase, il s’est dit qu’elle allait critiquer.

La première fois qu’il avait visité une exposition des œuvres de Shi, il s’en était fallu de peu qu’il la convoque à un défilé militaire – elle l’y aurait vu à côté des maîtres du monde et en grand uniforme. Lors du précédent dîner, dans le grand restaurant panoramique, elle lui a déclaré :

« Ca me désespère cette vision que les défilés militaires permettent, de l’assujettissement de tant d’individus. »


 Zhuo est revenue récemment de New York.

-« Ce que les fleurs  peuvent sentir bon ! Leur âcreté me rappelle toujours d’où je viens, mon ermitage. J’ai croisé à New York un vieillard. Il m’a dit que lorsqu’il était petit, la formule qu’employait sa mère pour lui faire manger sa soupe était : pense aux petits chinois qui meurent de faim ! …»

Abruptement au début de la soirée, Wang et elle ont lu à l’italienne, sous la protection du maître d’hôtel, la tragédie de Thyeste, la jalousie atroce des deux frères, les enfants servis en casserole au gentil papa tout heureux de retrouver son frère et qui dévore plein d’appétit et sans soupçon.
Qifu avait écouté  dans une sorte de transe l’atroce dénouement. Des hoquets , presque des pleurs, l’avaient saisi, mais il avait refusé de se laisser empoigner par peur de se ridiculiser aux yeux du maître d’hôtel. Bizarrement il s’est fait la réflexion que pleurer ainsi déchirerait en quelque sorte son vœu d’obéissance absolue au ciel bombinant de claques et de missiles et d’une trique meurtrissante.

Shi  l’interpelle, maintenant que la pièce lue, elle a fait son apparition dans le jardin. Zhuo lui avait fait parvenir le texte de la tragédie afin que la soirée ne se perde pas en vain et pour suivre l’injonction de Marguerite la centenaire, transmise par Wang :
-«  Jusqu’où pourrait aller ta soumission à l’ordre, aux hiérarchies ? C’est irréfutable, non, ce que présente cette Tragédie ?»
Tous trois se taisent, et le maître d’hôtel, qui pleure encore et sans honte, ne fait pas un seul geste pour essuyer ses larmes, immobile et figé.
-«  Elle est convaincante mais aussi métamorphosante, irréfutable »
, répète Shi en secouant les cheveux. 

Shi, Qifu, Wang, le maître d’hôtel et Zhuo, ont le visage tourné dans la même direction, les yeux perdus vers les barques vides.

En remarquant le silence grave du maître d’hôtel, aux joues marquées par le ruisseau de ses larmes, Qifu joue quelques instants à s’imaginer un destin de garçon de café, heureux. Par les beaux soirs d’été j’irai dans les sentiers…

C’est à ce moment que Shi lui dit, d’un ton cassant :

– « D’ailleurs si tu me permets, Qifu, en faisant vider le parc et la villa de l’immortel banni pour nous recevoir toutes les deux, tu nous obliges à nous comporter comme l’empereur et ses proches courtisans, dans sa Cité interdite »
 

-« Pourquoi changes tu de couleur, Qifu, lorsque tu vois certaines œuvres de Shi arriver au jour, comme si elles t’avaient longuement manqué ? », enchaîne Zhuo.

Zhuo reprend son souffle, sa voix, et répète sa description de la tragédie de Thyeste, lentement, comme en chantant, elle dépeint l’homme qui mange en souriant ses propres enfants avant de réaliser que c’est leurs cadavres qu’il sentait progresser dans son ventre.
-«Comment raconter dignement ce sacrifice abominable ? Atrée lui-même attaché les mains de ses neveux derrière leur dos et ceint leurs tristes fronts d’une bandelette de pourpre…»

Shi s’enfonce dans son fauteuil en fermant les yeux. 
Et Wang fredonne :«Tu auras de tes fils tout ce qui en reste, ce qui n’en restes plus, tu l’as déjà(…) C’est toi-même qui les as mangés dans cet horrible festin.»


Qifu-Thyeste  s’éclipse derrière le paravent pour appeler rapidement sa femme au téléphone et vérifier que les enfants vont bien. La tragédie lui a soudain rappelé qu’il était mari et père. Quand il revient vers la table, Zhuo :

-« Un des trois tableaux de Shi qui est acheté par la galerie de Brooklyn dont je te parlais, c’est ton  portrait nu et en érection et avec nous deux nues aussi. »

Après quelques seconde d’effroi il sourit de la plaisanterie, encore exsangue et un brin furibard d’y avoir cru d’abord. Zhuo ne le laisse pas en paix, elle insiste :

-« Quand même c’est incroyable, tu as les moyens de tout savoir sur tout le monde dans ta ville mais ta femme, hein, ta femme, je suis sûre que tu lui as dit que c’était une soirée politique, ce soir, non ? Les maîtres savent tout du peuple. Les maîtresses savent tout des maîtres. Mais le peuple et les épouses ne savent pas quels bonheurs aimantent leur élu … »

-« Zhuo c’est le point qu’il faudrait reprendre avec votre organisation de résistants. En lisant le mot froissé de ton amie la vieille dame européenne que tu m’as donné j’apprends ce que vous envisagez de faire. Quoi : vous prétendez pouvoir repérer les grands maniaques avant que, selon vous, ils puissent déclencher les massacres dont ils se nourrissent ? »

Au delà de la rivière, le vieillard tibétain en guenilles réapparaît une ultime fois et leur adresse son salut.
Qifu l’avait repéré en bas de chez lui, quand il arrivait avec Zhuo.  Wang, centenaire, le compagnon secret, depuis leurs années de résistance désespérante, de la vieille centenaire de Nancy qui fait croire à toute sa famille qu’elle est gâteuse et dirige d’une main de velours la barre de leur réseau, Wang venu apporter un signe amical à Zhuo, qui a prévenu Qifu :

Il y a beaucoup d’habitants à Chengdu, mais entre eux règne souvent l’indifférence. La vieille Marguerite a plus d’amies et d’amis que ta ville contient de voisins – mais entre ces amies et ces amis règnent en permanence comme une fête dont la ferveur s’est soudée dans le sang et l’horreur de tragédies pires que celle de Thyeste, quand ils observaient l’incroyable modernité de la mécanique nazie envoyer à l’abattoir tout ce que le monde contenait de beauté.
 Le tibétain a fait un signe à la belle Zhuo.
 Zhuo quitte leur table, elle lui remet un autre papier froissé, où Qifu lui-même a accepté avec réticence de rédiger une petite notule, pour demander à la vieille dame si elle pense qu’il pourrait voir le casque d’Attila et qu’à ce prix il accepterait d’ être aussi de ses amis : Les résistants. L’effrayant vieillard disparaît déjà.

LA FIXION DES PERVERS, DÉSASTRE DE L’ORDRE DES POUVOIRS ?

Qifu essaie de crâner :

-«  La momie Marguerite, Zhuo, tu dis qu’elle a fait mettre au point un système électronique qui métamorphoserait avant qu’elle n’aboutisse au pire, la nature suicidaire pour l’humanité entière, de certaines des décisions erratiques et délirantes du pouvoir humain, dont elle dit qu’il se concentre catastrophiquement entre les mains de grands pervers ? »
Le très jeune maître d’hôtel a entendu sa phrase, tellement silencieux dans ses déplacements que malgré le gravier Qifu n’avait pas réalisé sa présence, juste dans son dos. Avec un sans-gêne incompréhensible, il se penche à l’oreille de Qifu. 

« Permettez-moi, votre Éminence, mais puisque de toutes façons j’en ai trop entendu, ne craignez rien, je serai d’une discrétion totale. Cependant j’en profite pour vous poser la question qui nous préoccupe certainement tous autour de cette table, les deux dames et moi. »
Et alors, d’une voix plus haute :
« Faite vous partie de ceux qui pensent que ce qui dirige la moralité humaine c’est l’estomac de chacun, soumis à la domination de quelques pervers ivres d’un pouvoir absolu que leur confère leur structure même ?  L’insociable sociabilité sous la voûte en métal de jouisseurs inflexibles ? »
D’un ton badin, Qifu lance à la cantonade :
«  Tu n’es rien qu’un maître d’hôtel et tu oses me parler. Mais nous sommes chez l’immortel poète. Aussi je vais te répondre : oui, je pense ça. L’estomac de chacun, et aussi son compte en banque, c’est précisément pour ça que la philanthropie occidentale achève son errance en misanthropies, en génocides et en esclavagismes coloniaux aha. »
Le maître d’hôtel marmonne une excuse souriante pour l’indélicatesse de son audace et s’éloigne. Qifu reprend, à l’adresse de Zhuo:
-« Votre Marguerite centenaire, elle n’a pas pu croire vraiment, et même pas une seconde de sa vie qu’on puisse – même en atteignant à ce sentiment un peu trop privilégié peut-être, non ? – pour une ex-communiste orthodoxe je veux dire –  même en atteignant à ce sentiment d’une identité que seules permettent la poésie, la musique, le miroir de l’art – qu’on puisse cesser d’entretenir, et jusqu’à l’infini, la lente reptation des crimes humains vers l’anéantissement de toute humanité, au sens moral que ce terme advient encore parfois à héberger, et pourquoi pas dorénavant de toute l’Humanité – puisqu’elle est sans espoir, Marguerite la vieille que tu dis plus puissante que moi, c’est cela ? »
-« Sans espoir, oui, je confirme. A son âge, Qifu, demande-toi combien nous aurons vu encore, camarade, d’initiatives, même ratées d’avance, même de mauvais aloi on infantiles, pour corriger la monstruosité qui nous précipite aux abîmes. Laisse-moi espérer, même si c’est gratuit, même si c’est sans effet, que j’en aurai vu le plus possible. Ça réchauffe. Rêver le Bien c’est même délicieux … »
-« Et si cette monstruosité était ce qui fait la force même du politiquement nécessaire ? La perversion infantile montre bien qu’on est tous, à un moment préalable, pervers. Les gamins, non, ils ne t’a jamais frappé à quel point ils sont, intrinsèquement, sadiques ? Moi je ne m’étonne pas du tout qu’une fois maîtres, on soit métamorphosé au point de s’emparer de ce privilège un peu grotesque, monstrueux donc, de pouvoir redevenir enfants. Nos maîtres, regarde-les, infantiles, égoïstes et ivresques. Toutes, absolument toutes les initiatives tellement  empotées qu’il y a eu pour tenter de de corriger un peu la circulation tellement perverse du pouvoir humain ont fini par se retourner à l’avantage de plus ahurissantes jouissances infantiles. A chaque fois, à l’envers de tous les vœux pieux, tu n’as pas vu comme moi s’en nourrir de nouveaux monstres ? Tu m’as même dit que tu l’as vérifiée, cette effrayante laideur des pouvoirs, aussi bien en traversant Manhattan qu’en traversant Chengdu.»
Shi se lève, le regarde furieusement, lui jette :

-« Mais à aucun moment vous ne soupçonnez que c’est vous même qui hébergeriez  une abomination, la pire, celle de la démission ? »
Et pendant qu’il attend une aide de Zhuo, bien trop occupée à relire compulsivement un dernier courrier du claudo tibétain dont le maître d’hôtel lui-même semblait attendre aussi des ordres, Shi s’est éloignée, à disparu rageusement, sans se retourner.

C’est trop tard. Ça y est. Le bruit de ses jambes parfaites froissant la soie et le tactactac de ses chaussures heurtant les dalles du chemin en courant presque à mitraillé Qifu en provoquant l’admiration de Zhuo.

Shi ne reviendra jamais ?

Une guillotine de temps séparerait à jamais Qifu de l’œuvre gigantesque qu’elle produira encore et donc de ce velours qui chuchote, la peau de ses pieds enfilant ses bottines avant de se lever ?
Et s’il en avait attendu les torrents signifiants, parlants, chanteurs ? Il pourrait tout d’un coup en pleurer des fleuves, voilà plus de mille ans que la triste Ophélie/ passe, fantôme blanc sur le fleuve noir : voilà plus de mille ans que sa douce folie /murmure sa romance à la brise du soir… Derrière le paravent, le bruit des pas de Shi sur le gravier s’est éteint.
Il n’y a plus que les étranges chuchotis qu’échangent Zhuo et le maître d’hôtel.

Qifu aimerait ? Ou manquerait ?

Qu’existe encore quelque part la communarde centenaire, là-bas en Europe où s’enfuirent jadis les Huns, que cette dame cristalline existe malgré le départ abominable, tragique, oui, et torturant, aujourd’hui de Shi – oui, que persiste Marguerite, ancêtre philosophique de toute fraternité – ne répare rien à la laideur solitaire dont Qifu refuse pourtant de sentir qu’il est accablé.
Ne plus être qu’une âme grise abandonnée parce que grise. Dont l’identité grise n’a aucune espèce d’importance pour aucun résidu de regard tendrement maternel. Une âme terne inscrite dans le dessein d’aucune grande cause qui enflammerait, aux barricades, le regard des gens de foi et des filles sans hanche.
Il s’effondre dans sa chaise.
Zhuo lui chuchote :

Toute l’histoire du monde nous assure en effet d’un plébiscite constant des monstres par les foules qui, innocentes, ignorent tout de la perversion. Elle a raison, Shi. »
-« D’être partie ? »
-« De trouver dorénavant humanicide qu’il faille encore témoigner, de nos jours, pour rester ou obtenir un statut de chef adulé, de la jouissance au moment de l’anéantissement le plus cruel et le plus efficace de ses rivaux. Chef de quoi, Qifu ? Du monde consommable d’humains perfectionnant leur imitation des poulets et des agneaux d’élevage industriel… »
-« Tu te trompes. On vit trop dangereusement, Zhuo, pour ne plus montrer les crocs… »
-« Mais toi, tu sais bien que ce ne sont ni des moutons ni des volailles, les électeurs qui demandent l’affichage d’une joie triomphale pour que tu restes un des acteurs principaux engagés dans leur feuilleton de l’irréparable crime ! »
-« Ne t’emporte pas. C’est ce que je vis, c’est mon malheur quotidien. Y a-t-il pire erreur que cette solitude grise où m’a précipité ma propre force ?  »
-« Ce n’est plus de mise, qu’un pouvoir de singe dominant prétende à s’afficher destin atomique. Tu sais très bien ce que ça nous promet, un destin apocalyptique. Le système qui valait il y a trente mille ans lorsqu’on errait par petits groupes dans les jungles et la toundra, est devenu, après des centaines de milliers d’années d’évolution, pour nous qui divaguons par milliards sur nos écrans, infiniment suicidaire… »
-« Nous les milliards d’irresponsables, Zhuo? Qui se haïssent le gris de leurs journées. Qui ne cherchent jamais en eux mêmes, jamais, quel génie pourrait nous exalter, et vers quoi.»
-« Aucun homme seul, même s’il était le père absolu et fantasmé, même s’il était illuminé de tout son génie propre par je ne sais quel autre génie que tu crois en ce moment trouver dans les tableaux de celle qui vient de se fâcher, aucun individu, ne saurait mieux qu’eux, foule géniale, quel mouvement il faut se suggérer collectivement et pour trouver …- pour trouver, tiens, ça, ta question : pour trouver de quoi le vivant pourrait bien être la contestation … »
-« Zhuo, pendant le temps de ces spéculations de luxe, il y a la lutte pour la vie – tu ne vois pas nos ennemis pulluler ? – et cette survie-là elle nécessite qu’un héros, qu’un empereur, qu’un pharaon, qu’un guerrier en un mot… »
-«  Quelle blague pleine de  haine, c’est la farce de Jules César, de Napoléon, d’Attila… Justifier encore et encore par l’idée de la légitime défense alors que l’espèce agite son mouvement incompréhensible, comme une marée d’individus obéissant aux signes formidables du cosmos illimité qui régale nos rêves d’astrologues … »
-« Zhuo, c’est vrai que je pense trop souvent à ça, que le vivant… conteste… depuis la nuit des temps… quelque chose. Voilà. Je me dis ça quand je regarde le vivant. »
-« Conteste… quoi ?»
-« Ces mots sont un bonbon que je suce et qui ne laisse rien. Peut-être parce qu’un des  termes des vivants n’est pas échu. Peut-être, si le maître tribal de la Chine parvenait à imposer notre ordre au monde entier devenu Han, serions nous alors devant la possibilité de nous atteler ensemble à cette question de ce que, peut-être, conteste la vie ? »
-« Imposer l’ordre des gladiateurs ? Régresser à jamais dans l’ennuyeuse solitude que tu viens d’avouer et qui est celle de la totalité des maîtres de chaque jeu politique patriarcal ? Tu attèlerais  les Han à ta question poétique, comme un bétail ? Ils exigeraient de toi autre chose que les pulsions carnivores qui t’auraient mis à leur tête. L’ogrisme automatiquement infesterait ton cerveau. Tu te retrouverais contraint de jouir tout seul de l’immonde et secrète  jouissance de proclamer, sans plus pouvoir y croire un millième de seconde, une morale dont tu sais très bien que le peuple ne peut  se réjouir que grâce aux impitoyables triomphes dont leurs rois doivent méticuleusement leur faire croire qu’ils sont le miroir. »
-« Au contraire, je me révolte du goût immodéré qu’ont les nombreux pour leur abaissement au rang d’un gibier. »
-« Mais pratiquement, si tu vises à mettre tout le monde en ordre de marche, électeurs, partisans et ministres, il te les faudra ranger en domesticité, dressée à une morale d’esclaves, qui se tapera éternellement de tes grandes questions. »
-« Tiens ? Tu vois, tu es d’accord ? »
-« Alors que pour faire cette mise au pas à la perfection, avoue-toi d’abord que tu ne te retrouveras glorifié par tes troupes que si ton visage est  sincèrement  transfiguré d’une  joie réelle – tu la ressens, puisque tu la manifestes si bien, d’une joie réelle pendant que  tu te  seras comporté, très exactement, en boucher de l’humanité… N’oublie pas que tes banquets ont lieu sur une estrade : on doit partager tes gloussements de joie et ton rire inextinguible doit se communiquer aux foules, pendant que tu sens glisser dans ton gosier les corps de tous ceux que ton propre peuple te fera manger sans te dire que c’est Shi… mais est ce que l’amour qui te déchire en ce moment pour Shi, la fine, n’est pas l’amour d’un père pour ses enfants ?»
-« Shi !… »
-« Et sache que c’est l’urgente liquidation de cette universelle perversion, qui est, crois-moi, au moment où nous bavardons ici, la cible du travail des amis de la vieille amie dont je viens de recevoir les mots secrets.»


La vieille dame ! -se dit Qifu, inquiet d’être traître au communisme de la ligne officielle, la mémé, elle habite les confins rhénans, tout près des lieux où naissaient les premières réflexions de Karl Marx. Ouf. Tout ça n’est pas si anticonformiste… N’y a-t-il – (déclare-t-il déjà grotesquement devant un tribunal intérieur) – n’y a-t-il pas une beauté autrement plus régnante, dans l’idéal politique d’une vieille activiste revenue de tout comme Marguerite, que dans les interrogations plastiques de la trop jeune, colérique et inexpérimentée Shi ?  Il se redresse dans sa chaise.
Shi n’est pas tout à fait partie : là-bas, vers l’embarcadère et les fleurs, elle marche lentement, ses mains délicatement nouées dans le dos le plus expressif qu’ait jamais sculpté le destin des formes.


Marguerite marmonne pourtant, à Nancy, et au moment où le Qifu se renverse sur sa chaise, bouleversé d’avoir réalisé que Shi n’avait pas complètement disparu, dans les jardins  silencieux de Dufu – Marguerite marmonne au même instant, après cent années d’existence : il n’y a aucun espoir.
Elle dit cela, sans se douter de l’ivresse avec laquelle un notable chinois, grâce au message qu’elle a fait tenir à Zhuo, se murmure à lui-même :

-« Ah Shi ! Tu me comprendras, quand tu sauras, si tu viens à Venise avec nous, que je vais bientôt être un des amis cette française centenaire qui envoie à Zhuo la lettre, des ordres pleins de la même poésie que les espoirs les plus fous de Mao ? »

Puis, à voix haute, comme si le texte de Thyeste l’avait définitivement rendu à l’aimance, mais sans y croire lui-même :

-« Si un enfant crie de douleur dans la pièce où je dormais, je me précipite, Zhuo, bouleversé, comme tu  le serais. Mais ne sommes nous pas sans bras quand c’est la foule humaine qui saigne ? »

On n’entend plus que le chant des oiseaux, puis Qifu, d’une voix presqu’inaudible :

« J’en suis venu à me représenter vos deux amis, Zhuo, je veux dire ce tibétain allemand et cette Marguerite, compatriote de Karl Marx et de Louise Michel, comme les héros de la peinture très célèbre de Venise , « La Tempête » de Giorgione… »

-«Qu’est-ce qui vous prend, Qifu ? La Tempête ? Marguerite et Wang ?»

« Sur cette toile que je me réjouis d’aller voir bientôt à Venise, on voit en somme un jeune et fringant pèlerin, et une jolie petite maman, allaitante. On voit les colonnes détruites d’un temple, ça dit bien quel crime ont commis les hommes vis à vis de l’amour – et derrière eux, au delà d’un pont, une ville qui semble prête à recevoir la foudre d’un ciel orageux. »

-« Vous êtes fin torché ! On arrête i-mmé-diatement le saké !»

« On a déjà donné un maximum d’interprétations de ce tableau pour voyants. Même que la maman nue serait l’épouse du pharaon, qu’elle aurait repêché le bébé Moïse, le bébé juif survivant du massacre ordonné par son mari, et que le gars qui semble sur le point de partir serait le peuple élu, vers l’Exode, vers cette ville au fond qui serait Jérusalem sur quoi frémit une nuée orageuse… Si tes deux amis centenaires étaient, le mendiant tibétain, sa compagne de toutes les misères, s’il s’étaient les voyants avertis par la nature fatidique de leur hypertrophique et politique amour pour les gens, comme des astrologues fondant leurs oracles par l’analyse de la constellation des milliards d’êtres de nos foules? J’ai beau me moquer de leur projet, comme de l’impuissance de tous les philanthropes, je sais ce soir l’atroce douleur aimante dont il vient et qu’un projet finira par refléter. Un jour, après le temps des guerriers, Shi saura lire comment je l’aime. Pourquoi …»
-«  Écoute moi, Qifu. Le casque d’or d’Attila nous allons le découvrir la semaine prochaine. Il a à peine mille ans de plus que les œuvres du gisement archéologique des bronzes de chez nous, de Sanxingdui, dont les regards chamanique de bronze jaillissent, cylindres de métal, hors de leurs orbites.»

Le maître d’hôtel, en entendant évoquer ce qui fait la fierté de Guanghan, d’où viennent tous ses parents, se rapproche. Qifu sait ce qui va se jouer dans quelques semaines, lors de la mise en rapport des hypnotiques visages en bronze avec le public vénitien et d’autres objets, de l’âge du bronze européen, ainsi qu’avec les résultats d’une campagne de fouilles diligentées par l’incroyable Marguerite, en Champagne française.

Zhuo reprend la parole :

«Demande à Shi quelle réponse picturale elle saura donner à ta fameuse Tempête de Giorgione. Le malheur des massacres dont Marguerite et Wang ont été témoins à Varsovie continue, et pendant ces massacres qui continuent, nous, nous bavardons tranquillement dans le parfum âcre de la rivière.

-« Et si nous étions le peuple élu de l’Exode en cours ?»

Depuis plus de deux heures, Zhuo parle à Qifu et à Shi. Car Shi est revenue vers la table, dans la petite « clairière » que fait la vieille maison du poète Du Fu au milieu des forêts de tours et de réseaux routiers. Parfumée de chrysanthème et d’Ylang Ylang, Zhuo leur parle des crépuscules que les Murailles de Chine protègent.  Elle leur rappelle ce que les murailles virent, au delà d’elles-mêmes, de déserts intacts, purs et cristallins. 

Puis Zhuo les quitte, se retrouve assaillie par la brume industrielle qui lui fait  -lorsqu’elle rejoint sa voiture et Wang, oui, Wang, endormi dedans sa voiture a elle, a l’insu de Qifu et de Shi – la brume industrielle qui sait faire oublier l’éclat tellement essentiel au destin des humains, de la lune. A elle comme aux chiens du Sichuan. On dit que les chiens du Sichuan sont terrorisés par l’apparition d’un vrai soleil, trop rare. Ils le prennent pour un maléfique ballon quand se dissipent les pollutions et ils se mettent alors à hurler, désastrés.


Marguerite se retourne dans son lit. Elle croit entendre encore la chanson de Lili Marlène, la chanson que son père nancéien, même après ce qu’elle lui avait épelé du ghetto de Varsovie et des camps de concentration, continuait de fredonner en allemand. Elle marmonne :

-« Manquerait plus que ça. Que mon petit József aille à Saint Gond juste au moment des fouilles préliminaires à l’installation du dernier des câbles de la Route du Soi, et de l’exhumation du casque d’Attila ! Saloperie de hasard ! »

DE QUOI LE VIVANT EST RÉFUTATION.

Marguerite la centenaire, endormie à Nancy, rêvera d’un tout petit oiseau bleu.
Il surgirait dans le ciel, suivi comme par une écharpe colossale, d’un défilé du Bien, procession planétaire, turban de bienveillance qui cernerait l’abomination du crime guerrier dont personne ne supporte plus la marche triomphale et les rires abjects, les  dents ensanglantées par les pyramides de cadavres des innocents, dont les deuils, et les deuils, et les deuils, s’interrompraient enfin, éclairés par cette immense procession des gens de bien, menés tous par le minuscule oiseau au bleu fulgurant…
Ce serait si terriblement beau, et urgent comme l’amour, une procession des millions de héros du Bien, envolée dans le ciel de leur puissance recouvrée miraculeusement, et qu’on verrait tous, absolument tous, suivre en cortège des crépuscules ou des aubes, un petit oiseau bleu intense, un colibri, un martin-pêcheur, fonçant vers le bleu du ciel redevenu son miroir magique.

« Ô cerveaux enfantins!

Pour ne pas oublier la chose capitale,

Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,

Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,

Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,

Sans rire, s’adorant et s’aimant sans dégoût ;

L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,

Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égoût,

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;

La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;

Le poison du pouvoir énervant le despote,

Et le peuple amoureux du fouet abrutissant


Zhuo revenait la semaine dernière de New York. Qifu le sait bien. Toute la Chine artistique, on dirait, a encore besoin de son rendez-vous, incessamment, avec Manhattan plus qu’avec Chinatown !

Dans la voiture, elle songe, mélancolique :

Si je regarde le décompte statistique des morts au cours des vingt quatre dernières heures de l’Humanité, je viens de perdre un certain nombre d’interlocuteurs potentiels, moi qui aimerais tellement avoir au moins serré une fois, avec amour, la main de chaque humain vivant… Cette tapisserie d’humanité, si on traverse les labyrinthes métropolitains, les gares et les halls d’aéroports ! Grâce aux villes de plus de dix millions d’habitants, on peut se sentir frôler  quelques millièmes de l’espèce entière. Nous voir tous, d’un coup… Et se demander vers quoi faudrait que ça aille !

Les rames du métro New Yorkais heurtent de leurs vieilles roues métalliques les soudures aux antiques ponts de fer qui mènent à Manhattan – ça s’entend à des centaines de mètres, les immeubles en sont traversés. Voix de quelques millièmes  d’humanité qui dit : -on y va ! – On y va ! – trajectoire crue et brutale des vagues innombrables qui s’organisent dans notre caverne planétaire.

Les foules s’engouffrent dans les années qui viennent en marmonnant  « My God », mais ce dieu est ilmediatement tempéré par des rafales de « like », de « sort of »,quand je regarde les conversations téléphoniques çà ressemble à un tic verbal, suggérant  une immense confiance dans la certitude que tout, donc même la perfection, la primauté divine, le cosmos, ne serait qu’ «à peu près», « like », « sort of », « genre ». Ces foules estiment impossible de dire précisément, ces foules jugent indicible, ce qui serait, quelque chose qui serait, irréfutablement. Quelque chose qui existerait. Sans être un « semblant », un « sort of ». Si ces foules passaient devant les masques d’or du Sanxingdui,  les masques d’or resteraient inutiles et dans un silence en voyant défiler leurs incrédules rames de métro. Vaste joie de ce vaste groupe qui fonce en caquetant « like », « sort of » et « my God ». Certitude d’une contrefaçon de l’existence en soi, de la cause en Soi. Et paradoxalement si tout d’un coup surgissait Attila sous le casque d’or que Marguerite est en train de faire rechercher à Coizard, avec ce faux absolu qu’est la mort criminelle, la fausse simplification des meurtres – là, dans l’immense panique des métros, tout le monde croirait à ce faux-nez de la mort. Juste à cause des singeries d’un mâle grimaçant.Alors qu’au contraire les foules arrivent à oublier la mort que le progrès a si bien rangée dans les hôpitaux – et c’est pourtant là que se cache ce qui lui ferait brutalement rendre gorge. Attila n’est pas un type genre Attila, croit la foule devant le glaive, la bombe, la grimace de l’assassin’ du tueur en série, alors qu’elle est parvenue à l’invraisemblable outrance de s’imaginer que son existence n’en est que la parodie, et que, si elle est cachée pour mourir dans les hôpitaux, c’est qu’il n’y a plus la quelque chose qui oserait se hausser au niveau du destin. Peut-être au lieu de crier « my God » à tout bout de champs, les entendrait-on dire « my death », « mort de nous autres ! », « morbleu ! ». Les yeux cylindriques des masques en or plurimillénaires de Sanxingdui s’allongeraient comme des nez de Pinocchio et le monde entier viendrait à Chengdu contempler l’art inimaginable de nos bronziers d’il y a trois mille ans. Mais on dirait que de nos tragédies rien n’atteint le reste du monde. Même les chinois n’ont pris conscience du talent de nos bronziers à Chengdu que vers 1930 – Trente jeunes pompiers sont morts dans un incendie en Chine pendant qu’un autre incendie, celui d’un sublime bâtiment religieux à Paris, faisait la une des journaux et punissait l’Occident, aux yeux de tant de les amis, du sac du Palais de Beijin il n’y a qu’un peu plus d’une centaine d’années.. Dans le noir du métro New Yorkais, tendant l’oreille, je me suis laissée aller à une fascination par les métaux tambourinant de cet irrencontrable fantôme :  tam ! Tam ! hurlent trains et  métros de mes milliards de frères humains embarqués vers ce qui les contraint de relativiser leurs destins, dans ce qui n’est pas un semblant d’orchestre, ni un genre de mélodie, dans leurs travaux d’assujettis.


ATTILA, LA CITÉ INTERDITE ET L’ÉVANOUISSEMENT D’AMÉLIE CROISIER.

Rue de la Commanderie, József, qui se sent incroyablement seul depuis qu’il a vu disparaître la voiture d’Amel et de sa mère vers la Champagne, n’entendait toujours que  « Tac tac tac tactactac » et aussi : zwuiiiiippp quand il y a un passage à la ligne et -ting! – si la machine de son arrière grand mère démente est arrivée au bout d’une ligne.

Dans la prison de Kropotkine en 1876 en Russie, il aurait au moins entendu, pour le consoler de n’avoir pas eu le droit de suivre sa camarade Amélie vers les lieux d’écart qu’elle possède en Champagne, il aurait pu entendre les coups d’un autre prisonnier dans le mur , boum boum boum. Leur rythme l’aurait interpellé, mieux que le tactactac de la machine à écrire Underwood de Marguerite. Se doute-t-il du bonheur fou que ressentit Kropotkine, en racontant ainsi à un jeune détenu de la cellule voisine, en une semaine, toute l’histoire de la Commune, du début à la fin. L’histoire d’un espoir. A : un coup dans le mur. B : deux coups dans le mur… S’il savait qu’Amel a perdu conscience.

Amel et sa mère, une fois arrivées à Coizard, (soixante quinze habitants), ont passé quelques instants à respirer l’air de la Chapelle du village, l’Eglise Saint André,, si incroyablement poétique et vétuste d’une vétusté royale comme l’ombre célébrée par Junichiro Tanizaki dans Éloge de l’Ombre, cette patine qui dit l’instantanéité des éternités comme durent le dire les pièces de la cité interdite de Pékin, vingt trois millions d’habitants, jusqu’à leur mise à sac par la soldatesque occidentale sous le regard navré de Pierre Loti, l’écrivain voyageur né à Rochefort, vingt cinq mille habitants. Puis elles ont sauté dans leur voiture et ont filé vers les marais, les bois, et le petit Morin.



Anatole les avait regardé passer rapidement, quitter la rue et sa femme Madeleine, surprenant son regard :

-Qu’est-ce que tu reluques cochon ?

-Fiche moi la paix.

-À quoi qu’tu pensais, hein ? 

-Y a plus d’confesse.

-Allez dis-moi gros cochon.

-J’vas pêcher aux étangs.

-Tu vas quand même pas r’luquer c’te gamine c’est un bébé j’appelle la police.

-T’es folle ou quoi.

-Ramène moi un brochet couillon.

Il file à vélo jusqu’au petit Morin, pousse son vélo jusqu’au premier étang, sort de son sac une Thermos et rejoint la petite terrasse de bois où il aime, comme un mandarin, boire son thé à petits coups. Un ancien muret de pierre fait le fond de ce petit royaume secret. Il plisse les yeux. On entend un plongeon minuscule. Il prononce :

-« Le Martin pêcheur ! » Puis il jette sa ligne vers le milieu de l’étang et, au moment où elle s’immobilise, une libellule bleue s’y pose. Pendant de longues minutes, il n’ose plus faire un mouvement, et sourit joyeusement.

« Anatole ! » – Amel s’approche d’Anatole et lui tend un papier froissé.

« C’est de la Marguerite. »

 Ça me fait bizarre que tu soies avec nous, maintenant, mais c’est vrai que t’es vraiment particulière ! Donc la Marguerite t’a dit que demain ils vont commencer à raser les marais pour les fouilles préventives ? »
C’est là qu’Amel est tombée d’une masse par terre, sans qu’il aie le temps de la retenir dans son évanouissement.


Le moment même où s’évanouit Amel est aussi le moment où, à Chengdu, Qifu le tout puissant admirateur de Zhuo marmonne le célèbre texte du poète le plus fameux de Chengdu, Du Fu, qui y vécut de 712 à 770 :

 Crépuscule aux terrasses.

Vent du printemps : goûter le thé.

Appuyé à la rambarde de pierre, j’encre mes pinceaux et,

Sous la ramure j’écris,

Plonge, Martin pêcheur, aux vaguelettes,

Attache toi à mon fil à pêche, libellule,

Moi, plein de la joie paisible,

Ici je reviendrai et je reviendrai 


Apodictique,
se répète Qifu intérieurement.


Zhuo la lettrée, le voyant convaincu qu’il est gris parce que la belle peintre a fini par déserter leur soirée en le traitant de vieux pervers, lui avait demandé de raconter un rêve : sûr de son infinie discrétion, il s’était un peu confié.

Dans quelques jours il s’est dejà organisé pour participer à une visite gouvernementale au pays de Marco Polo, à Venise, et Zhuo vient de lui apprendre qu’il pourrait y croiser ensemble, enfin réunis, les deux amis centenaires, Wang et Marguerite.

Il a rêvé que, près des monts où est caché l’ermitage de Zhuo, des animaux sauvages lisaient sur de belles calligraphies la poésie de Du Fu, éclairés par une pleine lune débonnaire.


LE SUICIDE MÉCANISÉ DE LA BEAUTÉ DU MONDE.

Au milieu de la ville bruyante, un ami un peu philosophe de Qifu a eu la délicatesse courtisane de faire installer, pour la visite à Chengdu de Zhuo-la-lettrée, dans un de ses propres appartements  ( pleins d’une modestie qui chagrine ses pairs), une fontaine taoïste.
Elle fabrique certes du silence, avec son chuchotis d’eaux débordantes, au fond du couloir. Pourtant, à fait remarquer Zhuo à Qifu lorsqu’il lui faisait découvrir l’endroit, pourtant elle est en face du non-paysage tumultueux, urbain, clignotant et pollué, que domine le penthouse

-« Ça ne marche pas – lui avait avoué Zhuo. Ce silence de roof top est aussi faux que me semble fausse et laide l’indifférence des foules au suicide mécanisé de la Beauté du monde – l’image me revient d’une femme, comme si je zoomais sur les foules, comme si cette femme unique tranchait la foule à la façon de la foudre ou d’un éclair – une femme qui aurait été  broyée par un tramway sous mes yeux – une jumelle, que j’aurais enfin.

C’est le tramway imaginaire des milliards d’humains, qui lui couperait les membres, le torse, les hanches. La technique pue – un anéantissement déprimant des saveurs naturelles.»

-« Une jumelle ? », lui avait dit Qifu en souriant. « Une deuxième femme existerait, aussi merveilleuse que toi ? »

– «  Ma jumelle c’est cette foule humaine, qui serait ma moitié. Oui, la moitié autre du monde sous l’œil aveuglé d’un crépuscule techno, écrasée par la masse d’un wagon tueur chaque fois que j’écoute les news elle est devant moi. Pas seulement les habitants de ta ville, qui t’aiment tant. Huit milliards, eux tous, de Manhattan à Chengdu, décapités par l’inexorable accidentel de la mort en surgissement, dans le désespoir post industriel leur faisant, incessamment, choisir ce suicide constant de l’humanité. »

-« Ta jumelle existe ou n’existe pas ? »

-« Ma jumelle, les foules entières et leur mensonge. »

« Quoi ? »

« Tu crois qu’elle existe ou qu’elle vivote, cette magnifique mais dérisoire fontaine zen tout en haut de ta tour luxueuse mais mocharde ? Et puis, tout autre aspect de la même idée : est-ce que tu aurais osé parler de caviar ou d’art contemporain ou de chorégraphie, à mon ami le mendiant tibétain quand il pleurait encore d’épuisement en arrivant à mon ermitage hier pour me remettre le courrier de Marguerite ? Lui pourtant, sa maigreur et son ascétisme, incarnent au mieux, comme la crasse de chaque mendiante du monde, comme la barbe de chaque claudo, la beauté à couper le souffle des cascades reculées, dans les montagnes sublimes, ou de ce que fut jadis l’ermitage de Dufu, notre poète. Wang transforme, autour du halo de fétidité que dégage sa crasse, la simple vitalité mécanique de ma jumelle la foule, en une existence. En une existence et pas en une vivance. – Pas la vitalité monstrueuse des pouvoirs, guerriers mais au fond sans but de  la foule déjà morte de mort morte. »

« Mais, toi, que veux-tu me dire au fond ?… »

-« Le mendiant tibétain ivre, hier, dans la rue, criait, Shi me l’a racontée puisqu’elle a terminé sa soirée avec lui, après qu’il avait recouvré ses forces près de la fontaine zen de roof top que je critique, il hurlait des obscénités philosophiques. Je suis hachée, sous le massicot d’une histoire de sa démoralisation par le vieillissement, par les morts, les morts par faits d’armes pendant les guerres et l’alarme des vieillesses pendant les parenthèses de paix.. Wang m’apparaît comme un démon spectral, il gonfle mon individualité en milliards de destins , dont celui de son père utilisé par les anglais pendant la première guerre mondiale, et celui de sa mère, qui accouchait pendant que Karl Liebknecht mourait assassiné – mais – oh ! Je donne bien le change ! J’articule sagement entre eux les mots de notre immense culture, de toutes les grandes cités, leurs gares, les lieux où pulsatiles s’épanchent  leur masse de visage. Déjà je ne suis plus qu’en train d’afficher les balbutiements dépassés de l’instant précédent. Alors je veux en porter un deuil sacré, répondre à la perdition bruyante de la foule, en rejoignant opiniâtrement les lieux de mon effroi mystique.
Marguerite est si vieille qu’elle est peut être morte ce soir sans que nous le sachions encore.
Moi,  même si jeune, je ne suis plus. Je ne suis plus celle que je fus, juste avant . Moi passavent. Passavanti ! »

« Ah! (Le visage de Qifu s’éclaira d’un sourire immense à l’idée de pouvoir déclarer l’étendue de sa culture à Zuo-la-lettrés)! Passavanti, c’est les cris que poussent les fonctionnaires des vaporettos à Venise et ton fameux James Joyce dans son invraisemblable roman qui ne s’arrête plus jamais et que tu as traduit pour me ressusciter, as-tu dit ! Te réjouis-tu que nous y retournions, là-bas, à Venise tous les trois, avec la peinture ? Shi y célébrera la splendeur aussi puissamment qu’en allant dans tes montagnes ? Venise, n’est-ce pas l’artifice même, n’est-ce pas la dernière des modernités qui ait su garder toutes les saveurs du monde premier, la vraie science-fiction, un modèle taoïste pour notre futur ?  »


L’OR MYSTIQUE DES TOURBIÈRES .

Amel s’est évanouie sans qu’Anatole comprenne ce que ça pouvait bien lui faire, que deux pelleteuses viennent arracher toute la bande de terre et de tourbière longeant le Petit Morin et qu’il lui dise que ce n’était rien que ce n’étaient que les fouilles préventives archéologiques, que sa mère avait vendu – Ah? Elle ne lui avait pas dit ?- que sa mère avait vendu tous les marais, qu’elle n’avait pas pu refuser, que tout le monde avait vendu à Coizard comme à Congy, puisque c’était pour les travaux, que c’était ça le nouveau copain banquier de sa mère et les fonds de pensions chinois et derrière tout ça l’organisation secrète des amis de Marguerite ?- Amel évanouie par terre et lui qui rigole un peu quoi c’est des marécages c’est tout pourri alors que c’est bien une route informatique pour réformer le monde, non ?-  là, une autoroute du Net manigancée par les amis, c’est infiniment moins grave qu’une ligne à haute tension, un train ou que le bruit des éoliennes  il ne sait pas Anatole, il s’en fiche, c’est rien, les marais. Drôle d’idée qu’ils ont, les irlandais, de se chauffer à la tourbe. Il paraît que ça sent très bon. Il paraît qu’en Irlande ils ont trouvé des tonnes de bracelets en or dans leurs tourbières…

-« Réveille-toi, Amel, ça fait des années que je te dis qu’y a rien que des nuisibles, des renards et des fouines, ici. »

Mais les deux étranges conducteurs d’engins, qui surgissaient au moment de la scène, se sont précipités, et l’ont aidé à porter Amel jusqu’à la Verrerie.

Sa mère :

Ah que je suis con j’aurais dû lui dire je le savais mais j’osais pas… »


 Elle ne s’est pas réveillée. Le docteur est venu trois fois, et trois fois, catégorique, il a répété que ce n’était pas grave, psychologique, qu’elle allait récupérer. Dans la grande maison, dans son sommeil elle a vu en rêve surgir Pina Bausch, qui marchait tristement.

Elle lui disait trotz Allerdem. 

-Mais, Pina, tu ne réalises pas… le vieux monsieur qui m’a portée avec Anatole et l’autre, c’est le… c’est l’accordéoniste de … »

Deux gitans, deux nomades au fond, deux moustachus d’outre Carpates conduisent deux pelleteuses – rasent en riant le Paradis. Vont arracher le cœur d’Amel, enlever des tourbières le mythe secret de Saint Gond, et Anatole, qui est l’enfant du village – il s’en fout ?

-« Complices ou sages, et moi, martyre ou toquée ? » -demande-t-elle en rêve à Pina, qui lui répond en rêve et en allemand :

-« Ce que l’accordéoniste fait,
Est toujours un bienfait. Was das akkordeon tut ist immer gut gemacht und immer ein Gewinn»

CONTESTER LE CIEL DES MONSTRES QUI OBSCURCIT LE JOUR DES AIMANTES ET DES AIMANTS.

Les deux conducteurs d’engins dorment dans le dernier hôtel encore existant de ce coin désoeuvré. Ont mangé des döner chez le turc.
Pendant la nuit Amel, refait un cauchemar : les deux hommes aux yeux bridés y dansent lugubrement comme des feux follets sur les tourbières, Pina Bausch est un héron, les marais une plaie ouverte qui brûle comme un feu de tourbe irlandais, et sa mère danse aussi, très joyeusement, en tutu et bien entendu avec un casque doré de druide incroyablement effilé et recouvert de spirales et d’étoiles  – Amel ne se réveille toujours pas, malgré la mauvaise musique du rêve, un flonflon viennois, du Strauss et elle est rejointe dans son sommeil par la phrase atroce que sa mère avait mastiquée hier  – quelle chance les travaux, c’est la seule façon d’obtenir une fouille archéologique des marais de Saint Gond, il paraît qu’ils ont déjà trouvé ce qui se cache derrière la rumeur du casque d’or qu’Attila y aurait perdu.

Dans les années soixante, un homme d’affaires aurait passé ses loisirs à venir chasser là en compagnie de gens comme lui. 

Le dimanche la messe, voilà ce qui aurait été l’obligation dans les années soixante, quand le Jésus historique, démasqué par la main invisible qui mena les travaux philologiques de Christian Amphoux, n’avait pas forcé les vrais mystiques à se jucher dans le grenier des églises et loin des foules heureuses.

Le gars, dans les années soixante, il serait mort pour défendre ses terres de chasse et les marais de Saint Gond.

Aujourd’hui ses équivalents croisent en avions minuscules les gros avions de ligne des compagnies aériennes et jonglent avec les décalages horaires. Ils ont l’air d’avoir vingt ans de moins que leurs grands parents au même âge et ils épousent souvent des maîtresses qui ont le même âge que les prostituées de leur grand-père, au boxon de « Madame Claude ».

Aujourd’hui, manger du sanglier pour s’en incorporer totemiquement le génie ? Ça va pas non ? Sont véganes, bien sûr, ont fait disparaître le plus discrètement possible les fourrures en zibeline et les visons de leurs parents. Véganes, tatoués, et en décalage horaire.Rien à foutre des lieux d’écart.

Les deux conducteurs d’engins se sont installés maintenant au rez de chaussée de l’hôtel, à Cézanne, dans la salle désaffectée d’un restaurant disparu. Sur une assiette accrochée au mur, on commémore le passage ici d’un ancien ministre de la Culture, André Malraux. Devant la cheminée gothique, une peau d’ours, mitée, fait tapis.

Un des deux est incroyablement efflanqué.
Comment  oserait-on le croire travailleur encore, lui qui a l’air d’une momie, lui dont le dentier se déchausse à chaque phrase ?  Du coup ses mots font clacclac, ça déroute.

 Ils parlent, en chinois, en français, en allemand, personne n’est là pour les entendre  –  ni deviner qu’ils sont, l’un et l’autre tellement d’ailleurs, seigneurs héroïques à cheval sur les dragons nomades de langues d’autres temps, d’au delà du temps.

-« Wang… »

-« Qu’est ce que tu vas me poser comme question !»

-« Vous espérez prouver quelque chose aux gens de Chengdu. Avec ce casque d’Attila. Pour avoir l’occasion d’arriver ici. Vers l’onstallation de cet ultime et gigantesque câble optique. Vous terminez l’encerclement par Votre réseau d’algorithmes neuronaux, de l’humanité entière…. Enfoui dans quelques dizaines d’heures. Ça nous permettra de concentrer plus d’informations que jamais en siphonnant le Big Data phénoménal qui y transitera…Mais, comme à mes heures perdues j’ai appris à traduire les génomes cachés dans les restes humains des tombes anciennes, j’ai lu aussi les recherches sur le rapport génétique qui liait les nomades cavaliers, les Hiong-nu des steppes, les Huns autrement dit, avec la douceur sédentaire de leurs ennemis Han. En fouillant l’un ou l’autre de ces restes génétiques dans leurs sépulcres, on a pu vérifier  la généalogie de la course infinie des Huns au loin de la cité immobile des mères Han… Dont ils venaient pourtant un peu, je l’ai découvert, là-bas.  Ce n’est pas tout à fait inintéressant. Peut-être est-ce à force de jalouser les bonheurs installés de la Chine sédentaire, qu’un jour les Huns finirent par parler du Ciel, “Gok”, l’appelaient-ils, qu’ils chérissaient religieusement, comme de leur seule VilleLes Huns adorent le Ciel, les chinois se disent Fils du Ciel
« Alors Wu, dis moi : quel est le lien de parenté entre les Huns, Gok le ciel qu’ils adorent, et l’entreprise que nous menons, Marguerite et moi ? »
-« Voyons… Tu me poses une énigme ?… Morts ici, les Huns, morts en Champagne. Ils gisent parmi les cadavres de leurs victimes… Ils ont surgi ici après avoir été repoussés bien loin des murailles de notre Chine… Là-bas, nous savons toi et moi quelle invraisemblable passion pour les listes d’ancêtres dévore toujours les Chinois. Ceux de Chengdu, la périphérique, dévorés par la généalogie comme ceux des vieilles capitales centrales. D’autant plus qu’à Chengdu, tu l’as vu, on a découvert, il y a quelques dizaines d’années a peine, l’ancienneté délicieusement supérieure à celle de la capitale, des bronziers de Sanxingdui. Alors, voyons ton énigme… au delà de cette préoccupation pour nos aïeux, si commune dans les familles chinoises, il y a le ciel… mmmh…. Le visage changeant des nuages, l’imperturbable bleu des sourires ? Ces choses que nous projetons dans le silence du ciel me paraissent le symbole d’une morale parfaite. Mais que se passera-t-il pour l’humanité si nous la dépouillons des monstres sans affection qui l’orientent depuis toujours ?»

-« Bravo! »

-« Ah… Et le ciel-Gok, puisqu’il a été un aïeul, revendiqué par les Huns comme l’envers des sandales de tous les exilés, quand seuls, à l’époque, les oiseaux y accédaient, ciel à peine effleuré par les bonds des chevaux… Mais qui songerait, parmi les humains, dis-moi, à le contempler chaque jour si ce n’était plus pour chercher quel chef va nous chier dessus ? »

-« Voilà ! Tu t’approches… »

-«  Si le ciel est la toile de fond, sa scrutation naïve permet seule de faire contraste à la proximité du quotidien… à l’absurdité sournoisement logique du nécessaire ? C’est cela qui…  le ciel, une fois libéré de son obscurcisse.ent par nos monarques atroces et méprisants, fera contraste à l’avilissante supériorité du pragmatique ? »

-« Je vais t’aider… Comme il brille d’un reflet solaire, l’or arraché aux tourbières, apparaît comme un fragment du ciel éclairé, le couvre-chef d’Attila mais surtout la trace, dans l’avidité des monstres pour l’or, d’un reflet véritablement étoilé…. Au moment où nous nous préparons par notre action, à faire muter toutes les bassesses boueuses des chefferies humaines en atrappant le câble informatique, comme les bras de la Méduse, en y plongeant l’Idée. »

-« C’est pour cela que vous m’avez appelé ? Mais que voudrez vous que j’y repère ? »

-« Tu as je pense  les moyens maintenant de dévier la boussole perverse qui  emmènera l’humanité au chaos.  Depuis tellement de temps, lorsqu’un autiste génial parvient à devenir notre maître, ses comportements d’enfant pervers polymorphe deviennent ceux d’un singe gonflé d’une frénésie primale, il retrouve toutes ses perversions infantiles. La folie lunaire des maîtres, qui nous a orientés toujours, écriture du Désastre, astre noir des génocides dont nous sommes les survivants. Cela, nous en sommes presque certains, n’a plus lieu d’être sinon à risquer l’échec définitif de l’humanité, l’explosion du gros champignon nucléaire caressé par la main fébrile du taré-à-venir. Mais d’un geste sûr toi, maître des algorithmes, tu vas nous faire oublier l’inefficacité de toutes les structures politiques à empêcher la prise de pouvoir absolu, si répétée dans l’Histoire, de ceux dont les caractéristiques  nous précipiteront à l’apocalypse. De ceux dont nous attendons que tu nous aides à les reconnaître… »

Wang  vient de faire partir un feu, en quelques gestes rapides.

-« Un bon feu ? L’amitié ? La bienveillance, mein lieber, et puis, au sommet de ce feu de bois parfumé qui flambe comme une chanson, le monde humain devrait enfin – enfin ! – terminer par prononcer un droit qui nous réchaufferait les cœurs lui aussi. Ach ! Oui, une justice pas injuste !  « Valamy nagy-nagy tüzet kéne rakni Hogy melednének az emberek, qu’on allume un immense feu, que s’y réchauffe l’âme de l’humanité ! »… 

-« Oui mais ! Une justice en tant que vertu, ça serait le ciel que nous allons proposer demain au monde des errants sans cheval d’aujourd’hui, d’accord ? Les gens, écoute, les gens prendront ça pour la blague la plus minable de l’année, non ? »

-«  La tendance kafkaïenne, des organisations humaines c’est à ce jour la protection absolue du maillage de maniaques indispensables aux foules, maniaques qu’on respecte du fait de leur totale absence de pitié. Quand ils prennent le pouvoir, c’est de plus en plus aveuglant. Onze milliards d’êtres humains dirigés par l’instinct d’un primate soudain bête à bouffer du foin, par l’ivresse d’être devenu chef ! Je serais presque tenté d’écrire un théorème.»

-« Breveté par Machiavel et par Sénèque mille cinq cent ans avant. Mais donc tu veux que je vous aide à fliquer encore un peu plus l’autoroute du Net. Bien. Seulement, on va anéantir lesquels, des potentats pervers, c’est cela que tu me demandes de choisir ? Vous avez vraiment réfléchi ? Je ne peux rien faire contre ceux qui sont déjà en place , inattaquables, on ne peut plus rien faire… Les potentiels potentats génocidaires ?  Et si ça ne tombait que sur les petits pervers, les impuissants, les gens de rien, les enfants qui pervers le sont presque systématiquement, non…. Moi ou toi ? Et puis qu’est ce que tu fais de la beauté des plus cruels, qui jouissent de ce désir dont nous tremblons, nous les nains frustrés ? Tueurs en série forgés peut-être par la Nature pour que leurs fantasmes à eux soient encore plus ignobles que l’abjection du Réel. Les forgerons du désir et de l’or rouge comme le sang… »

-« Cromwell l’assassin en série des irlandais, Pol Pot, qui a fait passer un habitant de son pays sur quatre de vie à trépas, le Rwanda devenu si prospère après son génocide. Des fleuves d’or…»
Il tisonne le feu, un sourire spectaculaire lui est revenu. Son ami le contemple, dubitatif.

VENISE LA CONTESTATION.

« Wang ! Pourquoi vas tu rejoindre Marguerite à Venise ? Tu crois que l’apparition de ton casque d’or d’Attila fascinera les élites chinoises, qu’elles oublieront que tu veux leur parler de la vertu, qui emmerde tout le monde et surtout eux. Parce que tu aurais  retrouvé la trace des oreilles d’Attila à l’envers de son putain de casque ?  T’as bu ? Je ne t’aurais jamais cru si dément, Wang. Si j’avais su je ne serais pas venu à la rencontre de l’organisation, quoi… Tu te rends compte où on est, regarde ce bistrot en faillite de cette petite ville champenoise paisible, et la cheminée où ça flambe et où ça sent bon un point c’est tout ?  Et ça servirait vraiment à quelque chose, qu’on ait sorti le casque d’or des tourbières où il était, au moins, un rêve ? »

« Grâce à ce rendez-vous avec Venise, je vais en tous cas assouvir un rêve de Marguerite  : partir à Venise, la sérénissime, l’idée d’une ville offerte au sublime ! Et de là-bas, de ce lieu de la splendeur humaine absolue, nous terrasserons la laideur des pervers par un mécanisme dont je n’ai entendu que des bribes… Demain, en même temps que nous montrerons à Venise le symbole du pouvoir errant, casque d’or d’Attila… »

« Quoi ? »

« Nous réglerons, mais si ça se trouve  une fois pour toutes, l’errance du pouvoir sadique au sein de tous les rouages de toute puissance sociale. »

« Tu ressembles à Hitler qui au milieu de la défaite, alors que le Russe salvateur l’avait anéanti à Stalingrad et le guettait aux portes de Berlin, rêvait encore de ses armes secrètes et nucléaires, ses armes absolues n’ont pour finir qu’accablé ses alliés du Soleil Levant… »

Wu regarde Wang. Il songe à ses longues études d’archéologie génétique, à la transmission du génome des scythes, des façons dont l’identité a pu voler à dos de cheval au travers des steppes anciennes au temps des Huns. Le feu meurt doucement et les deux hommes rejoignent le dernier étage du petit hôtel, en évitant l’ascenseur exigu pour profiter des escaliers magnifiques.

-« Tu as vu la petite Amel qui s’est évanouie quand l’Anatole lui a annoncé les travaux ? Il paraît qu’elle ne se réveille toujours pas. Il faudra que quelqu’un pense à protéger son amour du désert intérieur, peut-être en lui montrant l’état des mondes à traverser, de l’aujourd’hui, qu’on lui  présente ça avec l’aide de nos vieilles mémoires pour la faire rire… »

« Tu veux dire. Wang, les innombrables foules constantinopolites… »

« Stambouliotes s’il te plaît ! »

« Oui pardon… et alexandrines, Smyrniennes, libanaises, nigérianes, chinoises et indiennes, qu’elle sache qu’on est nous aussi travaillés, oui, nous aussi, travaillés par une perte. »

« Tu lui décrirais comment,  la perte qu’on ressent désagréablement aussi, nous, issus des foules innombrables qui pullulent? « 

« On sent, mieux que par l’évanouissement de  cette gamine, la nécessaire perte de toute grandeur originale de l’individu. Elle devra bien voir, hein, comme l’humain est noyé par les mégapoles. »

« Autour du Bosphore au fond Istanbul c’est déjà la première des trop grandes villes d’Asie, et au début de la route de la soie, finalement, que nous transformons en route du Soi. Si tu lui racontes le début de cette route depuis la minuscule Venise, Amel comprendra d’autant mieux l’évanouissement esthétique de la Chine. Et sans être bien loin de ses marais de Saint Gond, elle comprendra quel effroi peut saisir l’envie d’exister du million de pékinois qui dorment dans les égoûts, les syncopes existentielles du Caire, de Lagos  d’East New York… »

« Ben attend, je l’ai fait aussi, et tu m’as dit l’avoir  fait aussi :dormir dans les égoûts pendant des mois ! »

« Elle  comprendrait d’un coup pourquoi le triomphe de l’équilibre que ses jolis marais de Saint Gond qui vont disparaître, tissaient pour elle, il appartient presqu’au crime, pfouittt ! Adieu le romantisme ! Bienvenue, street art et imprécations !»

« Oui, les étangs, les libellules, les martins-pêcheurs, tout ça dans l’inconscient de milliards de chinois modernoïdes, ça reste même pas comme le souvenir pourtant simplement en papier, des poésies du poète de Chengdu. »

« Tu sais quoi, Wang, je me sens vain. »

Pendant qu’ils bavardent, Anatole essaie d’apprendre un n’ouvrai mot à sa femme Madeleine, dans la petite maison de Coizard :

« Apodictique, Madeleine. Apodictique. »

« Ouais.M’en fous. T’as une idée de combien elle a vendu sa parcelle, la Liliane ? Et nous on va toucher quoi ? Rien. Ton potager il est même pas sur le tracé. »

-« Les deux gars vont venir. C’est bien que j’aie retrouvé le casque pour les deux chinetoques. Apodictique. »

-« Hein ? Reverse moi un picon. »


L’ARRIVÉE DE MARGUERITE EN LA CONTESTATION DU VIVANT.

Il y a une gare de tous les lointains, un train qui ouvre à une ville qui décapsule l’éternité, quoi ? -oui parce qu’en cette ville, c’est Venise, en cette magie où elle arrive enfin, si tard – si vieille, Marguerite !
Elle observe : la mer, à Venise, la mer y est allée avec le soleil, c’est l’éternité quoi, scintillant sur mille vaguelettes de couleur turquoise, émeraude, grise, phosphorescente – c’est mille petits-maîtres de la préciosité du jour et de ses ombres d’un ciel qui nous orienterait. Enfin. 


Anatole, Wu et Wang n’ont arraché le casque d’or qu’il y a trois jours, à peine trois jours. Amel, pour se réveiller, à dû être ramenée près de son ami Attila, dans l’immeuble du petit tonneau que l’arrière grand mère vient de quitter, aux bras de son Wang chantant à tue-tête. Là, elle s’est réveillée.


Le colossal moteur de recherche neuronal branché à l’autoroute optique du Net, est déjà en train de fouiller le monde tellement silencieux des ogres, des Attila, des Cromwells à venir, des Hitler encore invisibles à la naïveté des foules (car les foules jamais ne se représentent clairement ce qu’est la perversion), et même des monstres établis dont il discernerait la moindre faille – avant que leur pouvoir ne leur permette de se livrer au massacre final.


LART IRRÉFUTABLE PASSION DU CIEL MAUDIT.

Le moteur de recherche a rappelé à Wang et à Wu avec quelle vertigineuse fréquence  la passion d’un art est le seul confident des ogres.

Dans le sac de Wang, le casque d’Attila est là pour souligner cette boussole du Beau, casque mille fois plus beau encore que tout ce dont peut rêver Amel cependant qu’elle refuse de se réveiller encore complètement…
Sa mère Liliane l’a regardé en pleurant et en chantonnant, quand Marguerite et Wang lui ont ouvert la porte de l’immeuble du petit tonneau où dans son demi coma elle la suppliait de la ramener. Ils se sont présentés à elle. (Liliane ! Grâce à vous on a l’casque ! Vous venez de racheter les fautes de vos parents les brasseurs. Louise Michel et tous les saints trompeurs du communisme que nous pensions adorer, doivent se retourner dans leur tombe !). Liliane leur est tombée dans les bras, ahurie, réalisant que deux centenaires sont ceux qui avaient sauvé son papa de la pendaison pendant la guerre. Mais Amel dort encore un peu.

LA SÉRÉNISSIME.

Lorsque se sont ouverts les deux battants de la porte de Venise, Giorgione ouvre à Marguerite et à Wang comme les deux colonnes d’un temple détruit, la foudre du ciel et le bâton de marche des exilés.

Le tableau de Giorgione, « La tempesta », est caché pas loin de la gare, il leur suffit, au moment où ils voient, foudroyés, la mer qui palpite de ses mille vagues célestes, dans le Canal Grande au pied des façades scintillantes, il suffit – et ils le font, menés par le guide sûr de leur désespoir, il suffit en sautant sur le bateau comme une jeune fille et un gamin, de rejoindre, tout près, le musée de l’Academia où luisent les invraisemblables pigments du tableau longuement mûri par Giorgione. La Tempête reflète ce départ qui est celui de tous les aveuglements, aveuglement par le scintillement des océans, éblouissement et vertige. 

-« Giorgione, le juif et les deux colonnes du Temple. Du Fu, l’immortel banni. »


Pendant ce temps, Attila avait vécu une surprise absolue.

Elle est où Marguerite ? s’était il dit en entendant Wang monter leurs escaliers, l’accordéon tonitruant Lili Marlène, Wang ouvrant, avec une clef dont il disposait secrètement, l’appartement des parents d’Attila, s’approchant de lui, lui disant, je suis ton grand père mon gamin, puis, saisissant par le bras Marguerite qui surgissait habillée comme pour un mariage, attrapait en plus de son accordéon et du bras de sa femme, une valise jaune citron pour disparaître en courant dans les escaliers, sauter dans une voiture pendant qu’Hamel, revenue depuis moins d’une heure, se réveillait enfin et éclatait de rire en leur envoyant des baisers.

 Attila avait couru voir la chambre de Marguerite, la piaule, rue de la Commanderie, au dessus du “Petit Tonneau” : vide. La machine à écrire “Underwood”: disparue !

Oh la stupéfaction d’Attila pendant qu’Amel riait.

DANS LES LOINTAINS.

Marguerite est loin. Elle regarde l’accordéoniste tibéto-bavarois, l’ancien des wagons-lits nazis. Il pleure de joie, elle pleure de joie. Déjà ils arrivent à l’arrêt de vaporetto. Les gens les regardent. Elle est couverte de maquillage, sa bouche centenaire écarlate, et lui, il porte un T-shirt barré d’un cri contre Hitler, un graffiti de leurs années de jeunesse.

« Passavanti! », crie l’employé du vaporetto pour que les foules laissent le passage aux nouveaux arrivants
 Une fois sur le vaporetto ils plissent les yeux, dégustent les siècles qui soudain ne pèsent plus à leurs épaules. Elle dit :

-« Je n’aurais pas voulu venir avant. » 

-« C’est une belle victoire, la beauté confondante de cette ville. Une victoire du souverain Artifice. C’est normal qu’on la fête, non ? »

-« Je te vois. Tu es encore plus beau que lorsqu’ils t’ont envoyé à Stalingrad et que j’étais déchirée. »

-« Combien de fois on s’est crus morts. »

Au moment où ils pénétrent l’Academia, la caissière leur propose des déambulateurs. Ils ne l’entendent pas. Ils rejoignent immédiatement le tableau de Giorgione dont ils rêvent depuis tellement longtemps, depuis la tempête qui les avait écrasés lorsque toute illusion s’était enfuie, à Varsovie – le tableau où l’on voit, sous un ciel nacré d’un éclair, une cité séparée du premier plan par de l’eau qu’enjambe un pont sans parapet, un gars qui s’apprête à partir, bâton à la main, les couilles bien moulées par l’habit  et reluquant le joli spectacle d’une maman en nichons et de son marmot, assis tous les deux dans un paysage de souches, de verdures et de ruisseaux – l’orage, la cité, les eaux, l’amour, le vagabond. On remarque deux fûts de colonnes décapités mais debout.

-« C’est parti ! » -dit-il.

-« C’est encore mille fois plus magnifique que je ne l’imaginais. »

-« La poésie, c’est le Tout, sauf quand c’est celle de l’ego des pervers. »

-« Des pervers et aussi la poésie des érotiques, ces deux poésies llà ratent systématiquement le Tout. Restons ici, jusqu’à ce qu’ils viennent, les Fils du Ciel. Tu crois que ça va leur plaire aussi ? Tu crois qu’ils vont comprendre ? »

-« Les chinois ont une certaine faculté à s’appliquer jusqu’à ce qu’ils aient compris, ma chère. »

-« Mais… Le Bien du Ciel d’Attila, le Gök, et celui des fils du Ciel de la Chine, le Bien de la Cité, qui décoiffe le Bien du vagabond, le Bien de la Mère si aimante, la mère à l’enfant, le Bien si tentant et prometteur des colonnes du temple pourtant détruit par l’homme lui-même, de toutes les Jérusalems, même célestes… »

-« La mise à sac de la Cité Interdite de l’empereur de Chine n’a-t-elle pas été, comme la destruction du temple de Jérusalem et une des prémisses à l’exil des chinois dans la modernité. À notre descente à tous en cette Égypte neuve, Bouse, Profits effrénés, prisons soyeusement bavées par nos mille pharaons de Wall Street … Oh, si tu remplaçais le mot de Jérusalem par le mot de La Commune, le Temps des cerises ne te vient il pas à la tête comme une mélodie qui, remplaçant tous les hymnes, nous enverrait la folie en tête et le soleil au cœur ?… »

Sous le regard indifférent du gardien, ils esquissent un pas de deux.


NÉGO L’INNOMMABLE.

Nego, le monstre sans nom qui se cachait dans les eaux de la lagune où l’on regrettera que se soit un peu perdue la division psychologique du monde en trois catégories, les névroses, les pervers et les psychotiques – ne sont ce pas les pervers qui seraient au cœur de tous les pouvoirs extrêmes du monde ?

Le sous marin en forme de Bucentaure a été coulé là à l’époque du tournage d’un film de science fiction et servait de studio puis tout le monde l’a oublié sauf le M., qui s’était arrangé pour que cet oubli devienne encore plus épais. 

Il n’y reçut personne qui en fut sorti vivant, sauf J, et le personnel, bien entendu. Aucune plainte, évidemment, n’a jamais été déposée nulle part à son encontre.

Très approximativement, la localisation de la luxueuse épave et les mœurs du M. auraient pu faire croire aux tendres mémoires de Casanova puisque, entre les mêmes îles de la lagune, Casanova a tracé à l’encre un sillage de ses jouissances aux lieux emblématiques, en son temps, d’une débauche vécue comme telle même par les débauchés professionnels de Venise, en la décuplant jubilatoirement pour l’à postériori littéraire. Casanova parlait d’actes en les professant, amours dont il eût répondu avec passion devant le tribunal des consciences.
Tout à l’opposé a-t-il été absolument nécessaire que personne ne sache jamais, ni pour M., ni pour J., quelles lois morales et humaines élémentaires ils pulvérisaient pour atteindre à leurs râles orgasmiques, leurs spasmes ricanants et leurs ivresses. D’étranges petites jouissances dont ils avaient vite appris à cacher la persistance chez eux au delà des années de la perversion enfantine, s’étaient subitement démultipliées, lors de l’accès, qui fut leur privilège, à des formes hypertrophiées de la toute puissance.
Leur pouvoir, ils le  comparaient parfois entre eux deux, J. et le M., à la bénignité des monarchies anciennes. Leur pouvoir à tous deux, qui s’exerçe, à l’insu de leurs sujets, sur des nombres infiniment plus gigantesques d’individus qu’aucun des royaumes ayant jamais existé, avant eux, dans les temps déjà surranés.

Le M avait cédé à J., peu avant de disparaître, son sous-marin secret, son Bucentaure oublié même par les bureaux de l’Amirauté adriatique de l’Arsenale, après quelques interventions efficaces  en haut lieu pour aggraver cet oubli, et puis le rachat des deux îlots voisins.
 

Les eaux noires de la lagune y doublent  l’écran des deux luxueuses baies en verre blindé, un écran à l’opacité dont les nuances ne se trouvent, et rarement, moirées que lors des tempêtes qui mobilisent à peine les hauts-fonds et les vases.

Aux yeux de J.,  son acquisition, fondamentale, du sous-marin, avait eu pour but ultime la perpétuation des moments de sa mélancolie, de sa puissante tendance à la contemplation ; son personnel, parfois pakistanais, parfois laotien, affecté en alternance et seulement une fois tous les deux ans à l’entretien de la climatisation, de l’aération et du ménage ne se posait aucune question quant à ce qui pouvait se passer là.
Il valait mieux pour eux, si pauvres et si vulnérables.
Car les accès mélancoliques de J. correspondirent à la disparition de plusieurs centaines d’enfants de moins de dix ans.
J. les avait fait arracher à leurs jours et au jour, partout dans le monde, par ses entreprises de bienfaisance. Aucune plainte, jamais, ne fut déposée à son encontre. Et des légions d’admirateurs se seraient dressées autour de lui comme un rempart, pour pulvériser toute personne qui aurait eu la malchance de découvrir qui avait bien pu, après d’infinies tortures, observer en jouissant l’agonie des malheureux enfants. Mais cette malchance  n’arriva probablement jamais à personne. Et les eaux noires de la lagune ressemblaient étonnamment à l’ombre épaisse autour des délices épouvantables de J.
Ces morts d’enfants d’ailleurs n’était qu’un fragment, artisanal à côté du nombe des victimes certainement produites par les conséquences de l’immense activité financière et industrielle de J. Guerres innombrables qui provoquaient son bon rire de bon père et distrayaient chaleureusement ses collaborateurs quand le surgissement de batailles ou de catastrophes industrielles déclenchait les décomptes des journaux et des télévisions en même temps qu’elles décuplaient leurs portefeuilles en Bourse. Un modeste fragment du crime régulier et collectif, les amusettes clandestines de J.
Dans le Bucentaure.

La maladie de J. fut relativement foudroyante, quinze jours pendant lesquels sa dernière énergie avait été consacrée à la transmission du « tabernacle ».


On ne sait pas même l’initiale de l’ami unique, qui aura été le récipiendaire du don.
Celui-ci retrouva le grand tableau représentant une Mélancolie des débuts du protestantisme, image d’une femme à la peau blanche, au décolleté profond, rêveuse à côté de trois bambins  aux fesses écrasées sur une balançoire, qui, pour les trois propriétaires successifs du sous marin échoué, étaient le centre d’un désir de domination absolue et de meurtre. Ce que renforçait l’allure absente de la mère des trois marmots.
Dans le ciel, un nuage y montrait des monstres ailés emportant un couple et un noble très richement vêtu, vers quelque sabbat ou quelque enfer, sous la garde de sorcières aux seins pendants : cet orage-là, cette bacchanale-là, avait dû recevoir, en retour des crimes ignobles du M., de J., puis du tout puissant inconnu qui leur succéda, les reflets où les traces liquides des jouissances gigantesques retirées par leurs fixations infantiles et leurs fixions adultes, aux cris et aux mimiques de désespoir, de douleur, puis d’agonie, de leurs proies toujours plus innocentes.

Sur l’écran de cinéma des années cinquante, qui n’a jamais été déplacé du grand salon,  l’homme sans nom se passe et se repasse en boucle la scène, filmée par un drône, de l’évanouissement d’Amel, lorsqu’on lui annonce les travaux de Saint Gond. 

L’homme sans nom se pense au paradis, en regardant le visage de la petite fille, tellement illuminé de grâce et de génie. Il zoome sur les yeux révulsés lors du malaise.

-« Qui songe seulement à m’extraire de l’esseulement ? »

Une semaine auparavant, alors que Wu et Wang se croyaient invisibles et intouchables dans leur petit hôtel miteux de Cézanne, une équipe d’informaticiens enthousiastes ne l’avait contacté que pour l’avertir de l’existence du nouvel algorithme, destiné à repérer toute criminalité sexuelle perverse dont la monstruosité dépasserait le seuil déjà monstrueux de la barbarie ordinaire des gens ordinaires.

-« Monstres monstrueux, ordinaires ordinaires.., »

La fondation de l’homme sans nom, philanthropique et puissante, voulait partager avec lui immédiatement la bonne nouvelle de l’engagement d’un des gouvernements les plus illustres du monde, la Chine, dans la bataille qu’elle mène depuis longtemps seule, ou presque. Et lui a donné à voir les documents qu’elle s’est fait procurer, par les services de l’homme de Chengdu. L’arrivée des deux chinois à Saint Gond, quelques portraits de la vieille Marguerite, et l’évanouissement d’Amel.

« Algorithme, martingale… fringale, algorithme,martingale… », s’est il mis à fredonner en  revisionnant, parmi les documents, le seul qui l’avait ému.

 Après avoir chaleureusement félicité le groupe de tête de la fondation, qui le connaissait sous un faux nom, il a mis le cap de son petit avion, depuis un paradis fiscal d’Amérique Centrale, vers Venise où on lui apprend que s’est effectuée déjà la remise, par Marguerite et Wu, du casque d’Attila – en même temps qu’un vertueux logiciel de dépistage et de métamorphose de la pornographie anthropophage structurant tout pouvoir – au membre discret et bienfaisant d’un ministère de l’Empire du Milieu et à la très célèbre Zhuo.

Que la transmission du casque d’or et des secrètes donnés informatiques du moteur de recherche vertueux de Marguerite, se soit passée à Venise, et à quelques kilomètres à peine donc, du refuge sous marin de toutes ses mélancolies, n’est pas ce qui le foudroie, mais qu’Amel n’accompagne pas les deux missionnaires du Bien. Cela, et cela seul, le poignarde d’un manque qui a réveillé instantanément toutes ses stratégies prédatrices. Les plus efficaces.

Avec sa méthode et ses infaillibles relais, il a pu juguler la fureur qui l’a saisi lorsqu’il a compris que le logiciel, livré par les deux centenaires aux plus hautes autorités de Chengdu, aurait pour fonction immédiate, selon ses informaticiens, de démasquer les quelques mécanismes de haut vol qui ont la clef de voûte de sa jouissance intime, secrète et vitale, et qui le contraignent de longue date à une série colossale d’impitoyables choix, de meurtres, de calculs.

-« Fringale, Martingale… algorithmes… », fredonne-t-il. Puis, les dents serrées : « Vous n’aurez pas mon oxygène et ma fixion…Mais moi je sais où elle gît, la cathartique Amélie… miam… »

Sa seule compagnie dans le Bucentaure sous-marin aura été, depuis le legs par J., la peu rassurante présence de certains des objets de la collection de ses deux prédécesseurs, de J. d’abord, dont la rencontre naguère aux plus hautes marches du pouvoir ne l’avait pas surpris tant il l’attendait, et du M., dont J lui avait parfois décrit les plaisirs assassins, comme en une initiation – quoiqu’il se refusâssent l’un et l’autre à un terme aussi puéril.

Ainsi, la  précieuse « Mélancolie » du début du XVI° siècle souabe, fait face à la baie vitrée la plus inviolable, envasée devant les berges sous marines. 

-« Les Lois non humaines des grandes religions sont une chose. Nos critères avec l’Eshétique transcendent la transcendance, et fondent la seule Loi qui se puisse tenir aux gorges secrètes de nos orgies. », lui avait dit J. 

J. lui avait aussi précisé combien il avait été essentiel pour le  M. que ce tableau mythique soit une critique radicale de celui qui l’avait inspirée. L’original, la célèbre Mélancolie de Dürer est au contraire de la leur, une exaltation de valeurs qu’ils méprisent tous les trois. Que ce soient l’intelligence des hommes de Culture,  l’humilité de la sagesse, l’effort constant de la créativité et du travail. Celle de Dürer est en effet une mélancolie ailée, concentrée, tenant ferme entre ses doigts un compas ouvert, prêt à toutes les sciences, les perspectives et les consciences. Elle n’aurait pas du tout fait l’affaire aussi bien que la jolie maman de leur tableau souabe. Jolie femme souriante, distraite par le jeu allégorique de l’écorçage d’une branchette – leur exemplaire avait été le témoin gracieux de tous leurs meurtres. Elle avait décoré leurs ritualisations.  Elle avait continué son petit sourire absent malgré ce qui se passait devant elle et dont l’évocation eut suffit à faire s’évanouir d’horreur les masses innombrables des « ignorants » – comme J., le M et l’homme sans nom appellent parfois les humains soumis aux lois de basse-cour. Le tableau précieux est devenu essentiel par sa beauté tranquille, au vécu des orgies solitaires où l’homme sans nom ne se sent accompagné, vaguement, que par la certitude de la terreur et de la souffrance de sa victime.

Il lui a paru d’abord, le premier soir de son retour, après l’annonce du complot grotesque d’une vieille et d’un accordéoniste des rues, que le tableau de la Mélancolie se reflétait plus qu’à l’habitude dans la fenêtre.
Puis, quand il s’était approché pour comprendre ce qui faisait cet éclat, il s’est dit :  « Tiens ? Le reflet est déformé ?… Ça doit être des mouvements anormaux dans l’épaisseur tranquille de mes bonnes et épaisses eaux lagunaires à moi ! »

Mais voilà que le visage de la Mélancolie se tourne vers lui, agite les lèvres pour lui parler. Non,  pour l’embrasser ?
Elle laisse son compas à terre. 

Les trois petits marmots descendent de leur balançoire, regardent  l’homme sans nom sans aucune peur, et il entend le halètement et même quelques jappements du chien soudain menaçant, pendant que les deux cailles de l’arrière plan se transforment en oiseaux de proie et le fixent, et que la sphère blanche au sol se met à vibrer, puis à démultiplier sa structure simple en croissant d’une façon asymptotique en un volume complexe qui lui rappelle, brutalement, les prouesses de calcul banquier dont il est si vaniteux. Et il entend le bruit étouffé de la branchette que Mélancolia laisse tomber sur ses pieds chaussés de touches de clavecin. Alors ses pieds, ses pieds, qui ont très précisément une beauté dont il ne peut s’empêcher d’être atteint, laissent émaner les premiers accords d’une suite pour piano dont la nature mathématique ne lui laisse plus aucun doute : ce sont les accords d’une marche funèbre et il se sent mourir… Les  pieds de cette Melancolia diffèrent de tous autres pieds jamais vus, et il sent son cœur avoir des ratés à cette vue, comme s’il croyait à la possibilité de ne plus être seul, rien qu’à déchiffrer ce qui diffère, en cette forme-là de ces deux pieds-là (puis des jambes, de ces deux jambes-là, que Mélancolia vient de relever comme on tendrait les bras, puis de l’écrasement des belles fesses qu’elle dénude et va poser sur la balançoire désertée par les marmots, puis les mots qui lui viennent à lui même :

-« Vous me tenez grief de ce que j’ai dû commettre pour atteindre au jouir sacré ? »

-« Tu le dis !... »
La voix de Mélancolia a été chantée comme par une Yseult de l’opéra de Wagner dont il connaît par cœur la partition et chaque détail harmonique.

Il entend s’évader loin de lui comme un implacable couvercle fait de silences et d’une sorte de peur, qu’il n’avait jamais perçu : visuellement cela lui fait un intolérable cortège de figures grimaçantes qui, à califourchon sur de gros poissons à nez d’esturgeon et sur des anguilles, filent vers la surface éclairée, de plus en plus, de la lagune.
La disparition de ces êtres qui tenaient serrées leur mains en couvercle sur la solitude totale du sous-marin, qu’il songeait comme un privilège absolu, l’ouvre à l’horreur : tirant un voile, Mélancolia lui propose d’observer le visage du crime en tant que crime, si la compassion y surgit. Elle hurle, maintenant, de toute sa mélancolie, le cri de toute négation :

– « Nego ! Negooooooo ! »

Allongé au sol de sa tanière secrète, l’homme sans nom implore, en entendant de l’intérieur de lui-même une subite négation de toutes les jouissances qui lui paraissaient receler un trésor nécessaire,en entendant une loi totalement neuve, qu’il aime soudain, passionnément, comme il aurait il y a un instant encore seulement aspiré à s’assurer le martyre d’Amel, dernier objet manquant de sa collection du jouir absolu, et comme il y a un instant il n’aurait continué de souhaiter qu’une chose, une chose absolue, royale et gorgée d’une jouissance maximale, celle de ne jamais couronner en lui qu’un gigantesque enfant…
Mais il n’y a plus d’objet qui lui manquât.
La loi des autres, son idée simple fait en lui dénouement titanesque, symphonique, comme d’une ceinture qui l’aurait toujours étranglé et pète en faisant un bruit de trompettes et de cymbales, et une lumière l’aveugle, joyeuse, d’un aveuglement qui ouvrirait à toutes les clairvoyances.


ET ON GUÉRIRA TOUS LES AFFREUX.

Alors que l’homme sans nom était, dans son si sinistre sous-marin, déjà l’objet des premiers gestes manifestes du système inventé par la loge planétaire de Wang et de Marguerite, l’«Underwood » qu’Attila finissait par retrouver à Nancy laissait apparaître -sous elle, délibérément, dans la chambre de l’aïeule partie en chantant avec Wang- les schémas informatiques du moteur de recherche dont la nécessité s’était progressivement imposée aux camarades de Marguerite.
 Jòzsef qui était monté dans la chambre de son arrière-grand-mère avec Amel enfin réveillée de son cauchemar et qui riait elle aussi aux éclats, comme Wang un instant avant, et qui expliquait brutalement à Attila que la vieille centenaire, ah non, n’avait jamais perdu la boule, mais avait dû adopter la plus épaisse des clandestinités, qu’elle appelait « la technique Guingouin » allez donc chercher à savoir pourquoi !ellle prêtait en riant Marguerite ! Marguerite ! Wang !.

Attila-Joszef écarquille les yeux en lisant les schémas débordant sous l’Underwood. 

Il déchiffre, le cœur battant, les détails d’un colossal programme informatique, posté clairement là pour lui – lui le petit geek dont la famille se moquait qu’il puisse être à ce point passionné de logiciels, de fibres optiques, d’algorithmes et de hacking.

Il saisit les épais cahiers de schémas imprimés par celle qu’il avait pensée quasi morte, griffonnés par endroits d’une écriture qu’il devine être celle de son aïeule. Celle que tout le monde dans l’immeuble du Petit Tonneau avait cru démente. La Marguerite de l’Underwood.
József est ahuri quand il y repère des corrections  expertes, griffonnées à l’encre par la centenaire elle même.

-« Elle est démente, Amel, mais c’est pas la gâterie qu’on croyait… Y doit y avoir au moins un millier de gens qui ont bossé à ce truc colossal… J’comprends pas ; elle est toujours toute seule dans sa chambre et… Elle a écrit un titre, “Poudre de Perlimpimpceste… un moteur de recherche pour trouver… pour trouver je comprends même pas quel genre de gens… elle les appelle «les pharaons» – et leur balancer… une sorte de … de miroir en trois D de leur… pensée.. perverse qui… qui les arracherait… je comprends pas.. qui les arracherait à leur fixion… »

Il secoue la tête.

-« Elle écrit fixion avec un x… » Amel lui donne alors un petit cours sur l’histoire du x mis à « Fiction ».

-« Ah, la fixion des pervers à leur machin… »

-« Comment ? Tu connais ça aussi ? C’est vrai qu’elle souligne le « x » et elle met un point d’exclamation dessous. » 

-« Allez mon Attila, j’ai deux ou trois trucs à te raconter. Anatole a commencé à me réveiller en me racontant tout ce qu’elle prépare avec ses amis. Là, elle est à Venise et elle a retrouvé le casque d’or d’Attila et…»

-« Calme toi tu délires encore, tu es tombée et…»

-« Parce que je savais pas qu’elle était à la manœuvre, j’ai cru qu’on allait détruire les marais mais pas du tout et… Les plans que tu viens de découvrir c’est la fin des perversions, si, si… Et on guérira tous les affreux. Ton aïeule c’est ma reine depuis plus d’un an. J’avais ramassé un des papiers qu’elle jetait au vieil accordéoniste… Et je suis devenue son amie… »

-« Son amie ? »

-« Prends pas cet air ahuri tu es moins beau. Ce que tu as entre les mains c’est son grand œuvre. Leur balancer, à tous les monstres du pouvoir, une sorte de miroir en trois D qui les arracherait à leur fixion, leur fixion et… qui les arracherait à leur esseulement … loin de toute… Loi – elle écrit loi avec une majuscule … »

-« Mais elle est où…? »

-« Ben je te l’ai dit, est à Venise… pour… pour un procès qu’elle vient de déclencher, en plus, je crois !. Viens allons y, Anatole m’a donné deux billets.»

SCIENCE FIXION ET POUDRE DE PERLAPIMPCESTE.

 Quand József et Amel arrivent à leur tour, ensemble, à Venise, un peu d’eau salée  a coulé sous le pont du  Rialto. Et ce n’est qu’en voyant la splendeur de science-fiction de la Sérénissime, que sa somnolence a définitivement abandonné Amel.

Le procès de l’homme sans nom s’est ouvert déjà dans la grande salle du Palais des doges.
Qu’elle est grande la toile qui en décore le plafond ! 

L’homme sans nom paraît apaisé, mais infiniment triste. Il regarde les chefs-d’œuvre qui le cernent  comme autant de juges lui reprochant l’ignominie d’actes, dont il prend la mesure au point d’avoir déclaré ne pas vouloir se soustraire à la loi en se suicidant.

Quand Amel a parlé à Attila-József d’une cellule politique planétaire et secrète, à sa grande stupéfaction, ses propos ont paru l’ennuyer – il lui a pris la main et ils ne se sont plus lâchés – alors elle lui a avoué que ce n’était pas une cellule planétaire mais une bande d’amies et d’amis.

Dans le train pour Mestre il lui avait avoué regretter  l’idée de son aïeule a qui il pouvait penser comme à une vieille dame absente et oublieuse ré-écrivant chaque jour la même lettre au ministre de la santé mort d’un régime soviétique disparu. C’était confortable parce que ça éloignait les crimes vers un passé oublié. Amel lui a parlé aussi, très longuement, de ces marais en Champagne dont il n’avait aucune idée. D’Attila le Hun. Que c’était quand même terrible que des peuples entiers continuent de chérir ce prénom de tueur en série, au point qu’un des plus grands poètes hongrois en ait porté le poids dans son patronyme, et lui, lui son voisin dont elle pressait la main dans la sienne en l’emmenant dans les ruelles les plus discrètes de Venise derrière, lui qui se retrouvait avec Attila comme prénom. Et son aïeule, dont il lui révéla, place Santa Maria Formosa, au pied du palais de la regrettée Roberta si Camerino, la « coco Chanel vénitienne », quelle passion elle nourrissait pour ce poète « de la mélancolie d’avant la mort ».

Que l’arrière grand mère de József avait précisément abandonné sa foi dans le communisme lors de la meurtrière mise au pas soviétique, en 1956,  du pays hongrois, de ces bords du Danube où l’on vénère encore le souvenir de Turgul l’aigle géant. 

Amel lui a détaillé le grand projet mûri par la foule colossale des amis secrets de son arrière grand mère, et il en a retiré l’impression inquiète d’une gigantesque foire.

-« Cette idée d’amis qui ont dû passer leur vie à être secrets, et qui n’avaient pour cause commune que de démasquer des ogres aussi secrets qu’eux, ça me fait flipper ! Tu veux pas plutôt qu’on aille au cinéma voir la dernière saison de … »

-« La dernière saison parlons-en ! Dans notre réseau il y a un gars qui s’est barré de Lagos. Il m’a dit qu’il adorait la dernière saison de game of wars pour une raison, c’est que ça décrit exactement, selon lui, la vraie vie qu’ils mènent tous là-bas, à cause des bourreaux de l’économie pétrolière… »

-« Et alors quoi ? »

-« A ton avis, c’est la réalité vraie, qui est ennuyeuse, ou notre désir d’y changer quelque chose au point d’avoir l’air lamentable de paranos qui, écrivant des fictions, paraissent à la chasse d’autres cinglés auxquels les gens finiront par ne plus croire alors qu’ils sont, les pervers, plus réels que mes godasses ? »

L’homme sans nom n’est plus seul au tribunal de Venise. Il n’est plus seul et loin de là. Un procès planétaire que la presse appelle «Le procès des pharaons » à dû être ouvert en toute urgence. 

Ses semblables, de la même manière que lui, se sont jetés dans les bras d’une justice qui ne leur apparaît plus réductrice et dangereuse. Les yeux effondrés de tristesse. Une épidémie incompréhensible a rendu nécessaire l’institution d’une Cour de Justice ultra-sécurisée. Plusieurs milliers de prévenus !

L’ouragan que cela a déclenché, sur les modes de circulation des pouvoirs, tant dans la politique que dans les milieux d’affaires, les armées et les religieux, a été tel qu’il a fallu prononcer en urgence, une forme d’autonomie pour Venise – et déjà de nombreux universitaires songent à faire de cette nouvelle dérivation algébrique des pouvoirs le sujet du mémoire qu’attendent leurs enseignants.
Par prudence la Sérénissime République a été coupée du continent et isolée de tout moyen motorisé de navigation, au sabotage trop facile, ce qui aurait compromis l’immédiate poursuite du procès.
Ce que révélèrent les dossiers dès le premier jour de l’instruction du dossier de l’homme sans nom, incompréhensiblement repenti, était si extraordinairement précis quant aux périls des réactions à craindre de la part de ce pouvoir de la perversion, qu’il s’était passé une chose invraisemblable : une subite clairvoyance s’était emparée des cerveaux humains. Conséquence cocasse et pittoresque, il avait été considéré que la seule façon de se déplacer indépendante de toute influence extérieure ne pourrait être qu’une navigation à l’ancienne.

-« Et oui, József, plus de moteurs ! » – déclara Amel en sautant avec lui sur le pont d’un vieux voilier qui les emmenait, témoins privilégiés, de Mestre jusqu’à Venise en traversant la lagune.

Seul•es les journalistes y avaient accréditation à continuer d’utiliser leurs machins, mais à condition d’accepter de revêtir comme tout le monde les costumes antiques, robes rouges et noires de la république sérénissime de Venise.

Un foutu carnaval. On dirait que la liberté s’est invitée à Venise sans autre forme de… procès.


Marguerite et Wang, mis à l’abri de toute vengeance dans un ermitage tibétain, assez loin de Chengdu pour que l’air y soit cristallin, découvrent ensemble que leurs vieux gosiers parviennent encore à différencier le goût des meilleurs thés récoltés là.

Il se dit qu’à Ch’ang-an, cet automne 766, il se joue une incroyable partie

Ces cent dernières années m’ont désesperé

Les sublimes palais sont passés aux imposteurs,

Les sublimes costumes ont disparu,

Loin vers le nord on bat le rappel, cloches et tambours.

Loin vers l’Ouest l’armée, chariots et chevaux, reçoit des ordres 

Et là, dans le fleuve froid, à Kuri-Chow, poissons et dragons se figent

De tout ce qui fut,

Nostalgie.


Anatole a invité Liliane et son compagnon à une partie de pêche à Saint Gond, et en ce moment précis, leurs regards fascinés observent trois libellules de couleur différente, chacune fixée à chacun de leur fil à pêche – ils ne voient pas la course du martin-pêcheur, mais le bruit de son plongeon les fait sursauter. Liliane regarde son Tarzan, déjà impatiente de le ramener au déduit…


On prétend maintenant que l’homme sans nom avait été retrouvé dans un panier d’osier, qui dérivait dans la lagune, par la fille de l’homme le plus riche de Venise, et qu’elle l’a d’abord pris, par ses vagissements, pour un bébé. C’est la fille du Doge d’aujourd’hui, sorte de pharaone vénitienne découvrant un dément dans la lagune qui, lorsqu’elle a compris avec horreur ce qu’avait à raconter comme crimes l’homme sans nom, a eu l’idée que tout son procès se déroule dans la grande salle du palais des doges.

-« Mish mish ! », avait elle sussuré, paraphrasant sans le savoir une formule d’un des trois dieures lacaniens, James Joyce.

Et alors, comme déclenchée par cette citation littéraire inconsciente, la survenue de plusieurs milliers de cas semblables, de ces milliers de pervers verrouillant la toiture du Pouvoir assassin de par le monde, avait totalement déstabilisé les plus grandes cités, au point que Venise la minuscule était apparue alors comme un refuge, comme un camp de la Justice. 

Venise l’ancienne, dépouillée de ses monstres dans la grande salle où la cruauté des Doges médiévaux ne règne plus, est devenue un modèle de cité du futur. La Grande Commission de Justice de Venise s’ouvrait là où les doges avaient été si abjects en leur temps.

Tous les repentis se tiennent maintenant devant les panneaux peints de la grande salle, et on sent à leurs regards, que l’ensemble colossal de  ces tableaux leur parle, de façon hallucinatoire, repentirs apportés soudain par l’art comme une brassée de branches tortes au feu de bois des amitiés.

Sur un grand chevalet, Zhuo a obtenu que soit posée momentanément « La Tempête” de Giorgione et elle explique bien à chaque correspondant de presse venant l’interroger, que son amie Marguerite et son ami Wang sont représentés en train à la fois de sauver Moise du fleuve où on l’avait jeté, et de préparer la découverte, par toute l’humanité, de la Terre Promise d’un monde où les pervers seraient enfin guérissables.


Amel se réjouissait d’assister à l’exposition comparative, organisée à cette occasion, de l’œuvre des quatre tiares druidiques en or, du casque en orfèvrerie hunnique d’Attila et des bronzes chinois de Sanxingdui juste ramenés en grande pompe du Sichuan, quand soudain elle a entendu avec une horreur grandissante, une discussion bien particulière, entre Zhuo, la lettrée chinoise, Shi, la peintre, et Qifu, le célèbre chinois qui disait avoir rejoint l’organisation des amis résistants  :

-« Parlant de ces procès qui s’ouvrent en série dans la grande salle du Palais des Doges, je dois vous  dire, mes chères, que le caractère des prévenus est exactement celui qui nous sera nécessaire pour réduire de façon adaptée la démographie planétaire insensée. Qui, mieux qu’eux, saura choisir ceux que nous avons impérieusement les devoir de faire périr, pour que survive l’humanité ? Lequel d’entre eux nous semblera le plus à même de nous aider à faire mourir, sans frémir, avec l’efficacité maximale requise, les milliards d’humains en trop… l’Inde, en particulier, et sa démographie effrayante… ? »

A sa stupéfaction Zhuo, la lettrée, grandit soudain plus que nature et des bottes de cuir noir viennent à Shi à compreneuse, comme en une subite métamorphose des baskets qu’elle portait l’instant d’avant. Autour d’eux un nuage noir les sépare brutalement de la salle du grand procès. « On dirait mon tableau préféré de Shi », Amélie a-t-elle juste le temps d’entendre de la bouche de Qifu. 

Elle ignore qu’à cet instant si précieux, Qifu sent croître en lui, en même temps que l’atroce sensation de corps vivants qui tenteraient de ramper dans son ventre, une intense joie à l’idée qu’une Loi puisse venir l’arracher à cette horreur due au fait qu’il se sente atrocement aimer tous ces êtres. Les stries sanglantes découpées par un fouet dans le dos de Shi et de Zhuo sourient de toute leur ouverture, soudain lèvres d’Isis. Et Zhuo et Shi soudain, Éternelles et Divines, lui tendent leurs poignets ensanglantés, comme si elles allaient mourir de douleur en le découvrant maudit.

Il tombe à genoux, vomit.
Puis dit :

-« Le tableau… de Giorgione, vous êtes sûre qu’il ne cache… pas le serpent du mal . Vous voulez dire … vous voulez dire que toutes les guerres… les belles guerres… les beaux massacres… la belle tout-puissance qui soude mon âme à moi-même dans le seul désir des seuls plaisirs que je soie seul à connaître, seul sans vous le dire, seuls comme les rois sans le dire aux foules, seul comme il faut pour la maîtrise maîtrisante des…? »
Zhuo lui montre, avec la cravache qui vient d’apparaître dans sa main, un bureau de greffier disposé dans l’antichambre de la grande salle du Palais des Doges :

– Vous semblez métamorphosé, Qifu. Allez vous livrer à la justice des hommes. Vous verrez comme elle est un guide parfois plus sûr que ce serpent d’orgasmes qui vous fait prendre votre pantalon pour un Arc de Triomphe. »

Amel a vu, encore, la greffière souriant de sa bonne blague, tendre un énigmatique formulaire au processionnaire Qifu, agenouillé et vomissant.