Longtemps c’était il y a longtemps, avant la représentation de « Die Spezialisten » à l’opéra de Strasbourg en 1999 où on a eu peur que les balcons dorés s’effondrent tellement le public trépignait de joie parce que Marthaler il parle de quelque chose là : il analysait le lien entre la spécialisation et l’avènement du massacre industriel diligenté depuis le confortable chalet de Berchtesgaden : avant -hier a Bâle, les deux complices, les trois complices (il y a le chef d’orchestre et tout l’orchestre avec lui et Anna Viebrock dont les décors parlent et rigolent tout seuls) parlaient encore un peu de l’errance. Dans la pièce sur Beethoven, Marthaler évoque un écrivain viennois qui s’est laissé enflammer dans les débuts par le parti hitlérien (qui ne le lui a pas rendu), et par par la haine … et il y a cette phrase qui surgit (Beethoven a vraiment écrit un canon là dessus ?) wir irren allesamt on est tous dans l’erreur mais chacun différemment nur jeder irret anders – et on entend ressurgir l’enthousiasme parfois colérique de Beethoven, parfois purement mélodique – des perditions de partitions sur la scène ou les acteurs paraissent sans arrêt tomber de leur lit sans avoir eu le temps de se réparer la frimousse : et nous, dans les gradins de cette ville où on sent que chaque salle de bain est plus luxueuse que nos salons en France, où on sent bien qu’on n’a pas les moyens, qu’est-ce que c’était bon de rire avec tous ces gens (dans le public) dont on sent que, eux, ils ont pris le temps d’y passer à la salle de bains pour arriver, malgré l’âge souvent avancé du public, tout frais et pomponnés dans la salle du théâtre de Bale. Enfin avancé j’exagère puisqu’aucun de nous finalement ne dépasse jamais franchement la centaine alors que Beethoven, son enthousiasme déçu pour Napoléon, il a déjà de la bouteille. L’enthousiasme parfois colérique de Beethoven lui fait aussi s’enflammer pour un dictateur qu’il prend d’abord pour un sauveur : ça met un bémol à sa musique. Il erre et sur la scène c’était tellement drôle de voir, comme dans toutes les pièces de Marthaler, qu’on est tous grotesques et tragiques – mais que la musique parvient à nous réunir dans le frisson du sublime. Pourtant sans me donner l’envie de m’en méfier, de ce swing.

Tiefer Graben, 8.


donc en traversant Bale depuis Muttenz, et ensuite en retournant de Bale jusque vers la cité radieuse de Muttenz, mon regard embrassait des milliers et des milliers de façades d’appartements et je ne sais pourquoi je les imaginais surtout truffées de salle de bains où se sentir bien. Les salles de bien. La différence extrême du revenu Bâlois et du revenu Strasbourgeois. Combien faut il avoir de francs suisses dans un compte en banque suisse pour vivre sans bouger le petit doigt ? Même quand je regarde les façades suisses depuis l’inconfort brutaliste des autoroutes qui font dirait-on (quand on est dessus) un tiers de la superficie de Bâle – même depuis l’autoroute, les ponts autoroutiers, les échangeurs colossaux, les abîmes tunnelisés, je sens et je sais que, derrière ces façades, au delà des murs antibruit, il y a des salles de bains qui sont une académie athénienne. Et quand on n’est plus dans l’autoroute ou le tunnel, qu’on est dans les rues réelles de Bales, on se sent bien, et bien loin de ces allers-retour brutalistes, on est dans l’identité bâloise (même avant d’avoir changé sa plaque minéralogique pour une plaque suisse, même avant d’avoir payé un franc suisse d’impôt, même sans parler un mot de schwitzer Ditsch). Wir irren allesamt ? On se trempe tous dans le bien mais chacun a sa façon, y a les douches, y a les bains, j’ai même déjà nagé dans le Rhin à Bâle et c’était super, le sentiment d’être un philosophe, d’être Erasme. J’avoue qu’aller voir un spectacle de Marthaler c’est aussi confortable qu’un bain ou qu’une académie musicienne ou que si Socrate avait pas été condamné à boire la ciguë mais à apprendre le contrepoint et Bach et Mozart, et qu’on puisse rester joyeux, loin de tous sacrifices monstrueux que l’Histoire inflige à l’humanité, d’un Napoléon à l’autre, en mettant un parfum de lavande dans la baignoire sans culpabilités de consommation d’eau excessive (par exemple un bain qu’on prendrait en Irlande après quatre cent journées de pluie) . Rire dans un bain de bien musicien avec les décors d’Anna Viebrock

Tiefer Graben, 8.

… avec le lit creux sans sommier ni matelas, à tirer comme un âne mort soudain plus lourd que confortable. Encore une pièce de Marthaler vue en plus, comme si ça me rassurait, mon catalogue intime des moments pharamineux qu’il m’a déjà fait vivre, je veux dire me rassurer sur ce qu’on est venu faire sur terre.

Tiefer Graben, 8.

On est venu pour que l’insensé donne sens au rire dans la salle de bien. Grâce à Marthaler je votationne pour le rattachement immédiat de Strasbourg à la confédération helvétique. Si les Habsbourg les attaquent encore une fois on viendra les aider.

Patrick Garruchet, salle de Bien, Suisse.

Les tout-puissants qui possèdent dans les comptes suisses de quoi considérer les religions comme le seul bienfait qui puisse les protéger en cas de collapsus, me feraient presque douter de la joie mystique qui m’attache à souhaiter une éternité au couple Marthaler-Viebrock. Et que des foules de pèlerins puissent se précipiter à leurs spectacles en finançant des centaines d’orchestres municipaux. Des milliers.