Un vertige simple sépare ce Décembre 2024 du mois d’été 1977. Je me revois alors, écrasé d’envie et de remords en savourant la présence, parmi notre groupe d’une trentaine d’amis réunis en un drôle de château déglingué, d’un qui avait réussi à entrer à l’école Normale Sup de la rue d’Ulm. Je savais devoir continuer de me débattre sous le poids de réfrigérantes études, par ma propre incapacité à réussir un aussi vertigineux concours, moi, bien éloigné en Médecine des excellences de la poésie, de la littérature, du vouloir-représenter de la pensée. Vouloir représenter. Re-présenter ! L’acte essentiel de l’homo sapiens. Quoi de plus fondamental que la re-présentation si l’on doit parvenir à vaincre les catastrophes qui sont la règle de nos quotidiens, et plus précisément des quotidiens médicaux ? Si je ne me représente pas ce qui m’arrive, je suis cuit. Lui, Antoine, était déjà riche de cela.
Et pourtant c’est la chérie de cet homme savant qui essaie de lui apprendre à distinguer une chèvre d’un mouton et rit de moi lorsque je lui confesse avoir attendu soixante huit ans sans savoir que les patates se récoltaient sous la terre comme leur autre nom l’indique pourtant suffisamment. Du coup et comme pour sauver nos journées de Décembre, quels rires et quelles musiques pétulantes nous avons fait tomber sur les gravités du Penser !

Le vertige lié à la visite de nos deux amis du Couserans ne se creuse pas du simple fait qu’on est là, comme des cons, à regarder passer le Char du Temps depuis nos confortables places de 2024 (confortables parce que la guerre n’est pas encore ici semble-t-il ) Presque un demi siècle après 1977 ! Même si le temps avec son sablier nous a fait, à nos âges, d’atroces grimaces et des douleurs pires encore. Je dys Enfer et Enfer puis bien dyre/ Et si l’allez voir le verrez encor bien pire. Ce vertige se nourrit de savoir combien ils ont vécu d’années de contemplations des tranquillités, des lacs de montagne, des rivières du Couserans, des grandes forêts, pendant que nous patientions dans les bouchons des avenues urbaines ou dans les wagons du tram, environnés par des visages affairés uniquement à scruter l’écran du portable. Pour passer le temps sans lui faire honneur, comme dans ce tableau de la procession du Temps ? Évidemment de mon côté et sans savoir pourquoi j’ai tenté d’opposer à la fuite du temps mon écriture et j’ai tenté depuis une dizaine d’années d’écrire une sorte d’enquête sur ce que pourrait bien être le sublime. Après avoir croisé les paysages du Couserans cet été, j’ai d’ailleurs préféré en rabattre quant au titre : et je suis passé de «  La sublime enquête » à : «  Le Dieu des songes ».

En se retrouvant après tout cet intervalle de temps on sait, Antoine et moi qu’on a essayé, lui d’enseigner à Pamiers, moi d’écouter les rêves de ceux qui pensaient pouvoir, en me les narrant, viser à l’allègement de quelque symptôme particulièrement chiant. Et c’est le spectacle des songes qui me permet en effet de découvrir à quel point nos inconscients nous amarrent à une forme de Loi, à un bien et un mal, à un sublime, donc, et à ses représentations qui font frémir tant de neuro scientifiques lorsqu’ils établissent quelque modèle tant soit peu pertinent des organes qui arriment notre pensée à la matière.

A ce propos je trouverais normal qu’on me décerne, pour continuer d’écouter les rêves, le double confessionnal pyrénéen représenté ci-après plutôt que le rez de chaussée de ma tour à cagots (voir sous « Oloron Sainte Marie » ce que c’est qu’un cagot) qui plus est construite au cours de ce grand mouvement de dépouillement des seventies.

Évidemment je passerais volontiers un demi millénaire à ça, et plus, quitte à me souvenir des rêves de Nabuchodonosor et d’Ut Napishtim…

Mais comme déjà je fatigue, d’avoir trop brassé de temps, l’aspiration au sommeil éternel ne me semble plus une erreur de la nature. Je n’en ferais pas plus un plat que de cet abyme d’avant ma naissance, ces éternités dont j’étais aussi absent que je le serai après ma mort. Enfin, éternité… au moins douze milliards d’années, et avant le big bang, va savoir… Et savourer tranquillement les amis, comme cette semaine où ils décidaient d’une visite à mes villes des bord du Rhin. Qu’on a ri ! Vertigineusement parce que, depuis 1977, je n’ai rencontré Antoine qu’à trois reprises, et qu’à la troisième, il a accepté de devenir le professeur de français qui se penche sur les fragilités de mon écriture . D’où le plaisir de les aider tous deux depuis cette distance incroyable, à ne pas trop détester Strasbourg et Colmar, malgré la banalité commerciale du marché de Noël. Oui, malgré la fadeur de ce moment congestif où les deux villes sont accablées par l’absence de neige. Plus la moindre magie blanche, sur les cabanes du marché de Noël. A tel point que, quittant jeudi les rues de Colmar sonorisées par le diable lui-même certainement, j’en suis venu à trouver ravissante cette sieste de deux réverbères dans un terrain délicieusement vague.

Plutôt regarder les décombres alentour les centres des villes, transformés en usines à vin chaud et à boules de Noël. Plutôt tenter de retrouver visuellement, après l’avoir observée tant de fois au musée des Unterlinden, la tragédie du rabbin crucifié par Rome, en regardant comme une énigme l’entrecroisement cruciforme des câbles de la gare. Plus me plaît la descente de croix d’un pylône ferroviaire que le mont Golgotha de mille baraques masquant en série les architectures de Colmar.


Quoi de plus éloigné, outre les dates anciennes de ma première rencontre d’Antoine l’Ariégeois, le professeur de Pamiers, que les lieux où nous vivons, moi et lui : lui se promenant dès que possible aux lacs fous des hauts de son hurlevent pyrénéen.

Moi en mes aller-retour quotidiens à travers le campus universitaire où, si j’étais paranoïaque je me dirais qu’une secte a décidé de rester éternellement juvénile et marrante juste pour narguer mon air vieux de vieux.

Ça fait quand même plus de dix mille aller retour quotidiens que j’y fais, et chaque fois je traverse des foules d’étudiants dont je n’ai plus l’âge. Un complot.

Alors évidemment on leur a montré, aux pyrénéens, la cathédrale.

A ce moment, Antoine m’a révélé les poèmes de Hans Arp qui la disent hirondelle.

La cathédrale est un cœur
Comment ai-je pu dire
que la cathédrale de Strasbourg
était un cœur?
Pour la même raison
que vous pourriez dire
que nous sommes une branche d’étoiles
que les anges ont des mains de poupée
que le bleu est en danger de mort
qu’il déteste les surhommes
et qu’il préfère les hommes de neige
qui fondent sur une plage d’été entourés de lampes à pétrole.
La cathédrale est un cœur,
La tour est un bourgeon.
Avez-vous compté les marches
qui mènent à la plate-forme ?
Elles deviennent chaque soir de plus en plus nombreuses.
Elles poussent.
La tour tourne
et tourne autour d’elle.
Elle tourne elle pousse
elle danse avec ses saintes
et ses saints
avec ses cœurs.
S’ envolera-t-elle avec ses anges
la tour de la cathédrale de Strasbourg ?
La cathédrale de Strasbourg
est une hirondelle.
Les hirondelles
croient aux anges de nuages.
Les hirondelles ne croient pas aux échelles.
Pour monter en l’air
elles se laissent tomber en l’air
dans l’air tissé
de bleu infini.
La cathédrale de Strasbourg
est une hirondelle.
Elle se laisse tomber dans le ciel ailé
dans l’air des anges.

Jours effeuillés, 1966

Grâce à sa compagne on a découvert alors qu’une statue Hans Arp, ayant décoré pendant des décennies le quartier de mes allers-retours quotidiens avant d’être mise en sûreté au musée, s’appelle : Torse des Pyrénées !


Cet été, tout derrière leur pays du Couserans, j’ai découvert le troisième géant des Pyrénées, le Monte Perdido. Peut-être parce qu’il est, comme la cathédrale, en grès rouge, j’avais eu le temps en le regardant de me demander combien de milliers de cathédrales de Strasbourg il pourrait contenir.

Mais si son mysticisme, tout de réalité réaliste, si son mysticisme de montagne réelle, était plus échevelé que celui des narrations bigotes ? Et si une montagne, convenablement envisagée, ne renfermait pas en elle plus d’explications du monde et des vertiges plus immenses, que les merveilleuses histoires dont se soutenaient si fermement les pouvoirs ecclésiastiques, au temps des cathédrales. C’est un grand héros solitaire, la flèche gothique en quoi je me reluque, en miroir, mais pourquoi ai-je eu un sentiment de la même nature devant le Monte Perdido ?

En plus je suis sûr qu’inconsciemment la tour d’orfèvrerie incarne, au milieu de la plaine rhénane, au milieu de ma ville, l’idée mystique de montagne plus que la pauvreté canonique qu’ont tant aimé piétiner de leur pied bien nourri évêques et cardinaux des temps jadis. (Ici c’est le pied du cardinal de Rohan pourrait on dire)

Et c’est là qu’Antoine m’a avoué avoir gravi, et à plus d’une reprise, ce Mont Perdido quand je le regardais, moi, sagement, allongé sur une sorte de menhir horizontal au milieu du Rio pyrénéen, le Rio Arazas qui coule à ses pieds.

Plusieurs ascensions, donc l’équivalent d’une prise de connaissance de cet énorme masse que je regardais depuis ma rivière, joyeusement (et paresseusement), sans oser aller y voir de plus près. Un peu comme je fais avec la physique quantique, avec la relativité du temps : j’ai beau savoir qu’il suffirait de se promener dans des livres pour comprendre non seulement de quoi il retourne, mais surtout ce que ça signifierait pour moi, ce que ça a comme conséquences pour moi, et bien non : je laisse les ouvrages de vulgarisations de la physique quantique fermés. Et du coup je ne sais pas où je suis. Au contraire de l’ami ariégeois en visite qui, lui, en connaît un rayon en matière de physique et de chimie, et de mathématiques.

heureusement sa chérie était là pour rappeler que, s’il a de la philosophie des sciences ce savoir du quantisme (qui devrait être obligatoire avant tout droit de vote), il confond chèvre et mouton dans les paysages qu’ils traversent tous deux. Et pof. Le philosophe philosophé !

Mais grâce à lui, cette nuit, me berçant au moment de m’endormir de l’idée que j’adore depuis longtemps (tenir l’éternité comme une divinité dans mes bras) je sais que les protons datent d’avant l’Univers.

En face de la cathédrale se tiennent deux musées, dont un qui renferme les originaux de certaines statues, mais aussi des tableaux allégoriques illustrant la fragilité du verre pour évoquer la notre, et ces très étonnantes armoires décorées de colonnes en vis dont on dirait qu’elles sont des vaisseaux. Des navires protégeant, outre les temps révolus, la croisière imaginaire dans tout ce que les pays rhénans ont pu me délivrer déjà de leurs trésors. A tel point que surlendemain de la visite des chambres magiques de l’Oeuvre Notre Dame et de leurs armoires, je serais étonné de ne pas découvrir aux collections d’armoires musicales des automates du château de Bruchsaal, des musiques plus profondes. Quiconque a croisé du regard les objets amoncelés de la renaissance rhénane au fil de sa promenade dans les petits dédales du musée de l’Oeuvre, se scandalisera de n’entendre les automates musicaux de Bruchsaal ne faire que du flonflon et pas les musiques mystérieuses qu’on s’attendrait à voir exploser depuis les brumes du fleuve qui cachaient le soleil pendant la visite de mes amis.

Et comme, pendant la visite des amis du Couserans, j’ai découvert avec eux je ne sais plus combien de tableaux accrochés dans les musées d’ici, ceux que je m’imagine chaque fois connaître suffisamment, une fois que tous mes protons et le reste de ma matière réunie aura fait de moi un endormi : desquels vais je rêver ? Pourquoi la procession du temps et la fuite du temps m’ont elles chatouillé la rétine ?


Presque par miracle et en tous cas par accident, l’avant-dernier musée visité aura été le plus joyeux, avec cette plus riche collection d’automates musicaux du monde, présentée dans un château aussi coloré qu’une glace à la pistache! L’effet des mécaniques soufflantes, pianotantes, et même joueuses de violons, a été le même que le rire de nos compagnes sondant sans cesse les ignorances que masquent nos passions pour les textes, les tableaux et les musiques. La mélodie de leurs rire efface l’abyme du Temps qui se dérobe en riant sous moi au moment où Antoine me fait réaliser l’âge des protons ? Plus vieux que l’Univers, vraiment des milliards d’années ?

Peut être est ce leur longue habitude des promenades dans les paysages autour de Moulis, de Massât et de Biert, qui donne à mes amis de là-bas le surplomb nécessaire à décrypter l’actualité ?

Ainsi dans cette image effroyable de la souffrance conservée aux musées de Strasbourg on croit que chacun ne pourra que ressentir de la compassion, mais grâce au surplomb de mes visiteurs j’entends d’eux cette opinion tellement juste que, si l’on veut voir le sentiment le plus fréquemment consubstantiel a ce qu’on appelle l’humanité, c’est le visage du centurion qu’il convient de choisir. Et qui est d’ailleurs sans cesse plébiscité. Combien d’enfants dormiront à la rue cette nuit à Strasbourg ? Cette nigériane hier soir avec son bébé dans les bras, sous le hall de la gare, savait elle où elle s’allongerait par cette nuit glacée ?

La réalité de la montagne plutôt que la naïveté d’une fiction, quoi…

Tous des centurions, les escrocs et les sadiques devant ?
Seul le tintamarre des automates musicaux du musée de Bruchsaal a pu dérider l’hiver, et le rire de nos compagnes chantant avec les Rita Mitsouko pendant que la voiture filait sur l’autoroute… Des mélodies pour fanfare du cœur.

Les mécaniques musicales un brin tonnantes des orgues mécaniques de Bruchsal avaient réussi à ensoleiller même Décembre, aidées par les couleurs pétantes du château-gâteau à la crème. Avec son trop majestueux salon qui fait un excellent piège à lumière.

Mais si les protons ont plus de douze milliards d’années, quoi des photons, et à commencer par ceux des étoiles qu’on voit certainement mieux depuis le Monté Perdido que depuis les lunettes télescopiques de l’Observatoire de Strasbourg ?

Et si l’ère des photons a succédé de quelques fractions de secondes au big bang, je me demande pour les mélodies (qui nous font frissonner au grand désespoir d’Einstein : «Je méprise profondément ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu’ils ont reçu un cerveau, une moelle épinière leur suffirait amplement.»(1934)) si les mélodies qui nous font chanter, danser, pleurer, ont quelque chose à voir avec les frissons des brins de l’ADN qui marquent, en dansant secrètement, nos identités abyssalement variables. Enfin pour en dire plus il faudrait que j’escalade les sommes écrites sur l’état vibratoire de notre ADN…

Mais que des vibrations se glissent jusqu’au plus profond de nos identités génétiques, ça vaut son lot d’armoires baroques !

Ainsi depuis les balcons du château de Bruchsal, depuis les pièces où se succèdent les joyeux automates, s’éteint doucement l’abime vertigineux du temps par la scansion des orgues, des pianos mécaniques et des invraisemblables bastringues qui parviennent même à faire sourire les guides assignés à leur mise en fonctionnement.

Se rire du temps, donc, et en chantant tout l’atemporel autorisé par ce fou d’Einstein remercier le progrès des machines à musique qui nous permet à tous d’entendre autant de musique que Beethoven et Bach quand ils fermaient simplement les yeux et se concentraient sur leurs compositions savantes ? Les rhénans ne sont ils pas aussi un peu flamands, prêts à danser des valses à mille temps qui, comme la chanson de Jacques Brel, étourdiraient les douze mille millions d’années en reprenant le temps à rebours. Dansant à la vitesse des photons, relativisant en écoutant l’orchestre, ces périodes soudain instantanées… Et ça d’autant plus que grâce à l’enquête menée par Antoine aux musées, la réponse à la question : quel peintre, mais quel peintre a-t-il jamais été foutu de représenter un minois d’enfant aussi invraisemblable que ceux avec lequel les vrais enfants nous trompent la mort de leurs invraisemblables frimousses ? Valse, valse…

Les minots enfin re-présentés ? D’Antonio Rossellino.