L’institutrice
Surtout son manteau. Du chinchilla.
Je parle d’elle chaque fois que je rentre à la maison.
Il faudra quarante ans pour que je sache pourquoi elle a demandé à toute la classe de me conspuer — moi, les chenilles minuscules et vert pomme récupérées sur les troncs des peupliers au chant océanique, dans le jardin de l’établissement scolaire d’apparence industrielle et en brique, moi, voir choir les chenilles dans le gouffre de l’encrier incorporé à la table, ça me ravissait.
Est ce que c’est avant ou après que, répondant à la demande du père d’un voisin que j’aimais bien, elle m’a emmené à travers les cours de l’établissement scolaire jusqu’au pied de Sablayrolles, (ou Baudiffier ?)le proviseur de cet énorme lycée Kléber? Est ce que c’est avant ou après la séquence où toute la classe me fait hou les cornes? Est ce que c’est à cause des chenilles que je redouble ma dixième ou parce que je suis perturbé d’avoir été arraché depuis Juin dernier à la légèreté de Casablanca et des plages où on m’emmenait chaque jour et du rire des parfums du marché subitement transformé en cette ville, Strasbourg, ville en noir et blanc, comme la télé en 1962, en noir et blanc la ville et à l’arrêt de bus bleus strasbourgeois les dames ont le même manteau en astrakhan que la maîtresse c’est faute d’argent sinon ce seraient d’extravagantes fourrures, celles qu’aucun végane ne peut plus supporter d’imaginer sur ses épaules d’innocent aujourd’hui moi les chenilles mais le proviseur et la maîtresse debout devant moi parce que le père de Thierry, qui a une Mercedes plus grosse que la DS de mon père, a signalé ce que j’avais dit à son fils c’est en 1962, je me souviens maintenant, je le vois, le père aussi. C’est à la récré, il est de l’autre côté des grilles il me gronde mais je me rappelle que ce que me reprochent le proviseur et la maîtresse c’est d’avoir dit, moi qui ai six ans, sale juif à mon voisin qui a six ans et que j’aime bien mais c’est cinquante ans plus tard que je saurai pour celle dont je parle chaque fois que je rentre de l’école, (je dis sans arrêt :« madame Merk a dit» – mon frère aîné croit que je dis sans arrêt mercredi. Je ne sais pas ce que sont les juifs, peut être le catéchisme m’a déjà infecté, les juifs et jésus, ou l’esprit du protestantisme de mon père infecté par la peur d’une puissante Tribu, ou les propos méprisants de ma mère qui a tellement l’air d’une africaine qu’elle se faisait chanter dessus. Par ses copines, quand elle avait l’âge de l’école, à la Martinique, nique nique nique.
Mais je me rappelle de mon étonnement quant à l’erreur que font Madame Merk et le proviseur en me réprimandant parce que j’ai eu des propos antisémites à l’encontre de Thierry — Elle s’est donné du mal Madame Merk et les chenilles qui avaient de petites cornes se noient dans l’encre et toute la classe me dit hou les cornes et cinquante ans après j’aime toujours Madame Merk et Thierry et j’apprends toujours sans comprendre parce que je ne sais pas, je n’ai rien lu encore sur les lieux de détention où Madame Merk et ses deux sœurs ont été transportées pour avoir aidé un parachutiste anglais.
Je ne sais. Man pour Mannheim. Ber pour Berlin, wald pour Waldheim.
Je sais qu’aucune des trois sœurs (je n’en trouve que deux sur les listes) n’a eu d’enfants, et qu’elles n’en parlaient jamais à la merveilleuse institutrice, beaucoup plus jeune qu’elles, qui m’a passé l’info, cinquante années plus tard. Vous ne saviez pas? Les trois sœurs Merk. Résistantes. Toutes les trois deportees. Elles avaient aidé un parachutiste anglais.
Chinchilla et astrakhan. (Sur la photo Marie Antoinette à la robe rouge avec des motifs blancs, c’est vingt ans après mes deux années, 1962,1963, à apprendre à écrire chez elle) Une toque noire et son sourire. Et ce qu’elle a tenté pour moi. Elle ne nous a jamais parlé de tortures ni de prison. Mais par contre du manque de nourriture et qu’on appelait ersatz les produits alimentaires de substitution. L’orge à la place du café, rutabaga et topinambour à la place des patates. Qu’on la verrait plus de temps que nos parents — et moi ça a été deux années de suite. Cancre. Est ce qu’ils ont des cornes les cancres? Je n’ai pas aimé la première neige, ni le restaurant en forêt noire où il y avait de la neige et une sauce noire amère autour de la viande. Les chenilles c’était merveilleux: elles tombaient dans l’encre et se noyaient. Un plaisir total. Peut être la consolation du cancre. Et le chant des peupliers, au pied des gros troncs d’arbre ou je me tenais. Plus tard j’ai su que le bruit de leur feuilles était savant de la Mer, ces vagues qu’on ne voit plus au bout de la rue à Strasbourg, alors qu’à Casa, vers Aïn Diab ! — ni les sourires au marché, le poissonnier qui fait sauter les poissons entre les lames de ses ciseaux, l’épicier marocain qui me donne des boules de gomme, sœur Marie désirée la première institutrice qui est gentille et me fait juste faire des frises, et le sanglier derrière une clôture en ciment, que nourrit le père Bonbon, dans la cour de Charles de Foucault, et les vitraux polychromes à la messe mais non, fini ! Et dorénavant : la neige et le noir et blanc de Strasbourg et attendre au bout de la rue en noir et blanc pendant que des dames en manteau d’astrakan attendent aussi, interminablement comme en toute attente quand on a six ans, la non arrivée du bus.
Chopos, sabidores de la mar, dit le poète espagnol des peupliers, sachants océaniques.
Sableyrolles (ou Baudiffier ?) et Madame Merk me sermonnent. C’est comme pour les chenilles, ils ne peuvent pas savoir que j’ai raison puisque que je fais comme tout le monde voyons, à six ans on sait ce que c’est que le monde, ça va prendre encore du temps et il faudra que j’en lise, des pages sur l’histoire, la guerre, les camps, pour comprendre que la pulsion sadique (qui rendait si merveilleuse la noyade des petites chenilles vert-jaune dans les oubliettes de l’encrier incorporé au pupitre), avait secoué tout le pays où je viens d’arriver au point de perfectionnement que l’industrialisation (pas celle des bâtiments du lycée Kleber, mais presque contemporaine quand même) a pu donner à la rencontre entre l’élection d’un chancelier en 1933, trois guerres entre deux pays industrialisés de plus en plus, où se jouait la concurrence en outre entre ceux qui avaient des colonies comme le Maroc et l’Allemagne qui voulait coloniser l’Europe d’ailleurs c’est bizarre dans cette ville ils ont tous un accent et ma mère les regarde un peu comme des indigènes est ce que je m’indigne de ça déjà à l’époque oui certainement madame Merk n’est pas une indigène colonisée madame Merk a dit…
Mais elle n’a rien raconté de la déportation ni pourquoi elles n’ont pas eu d’enfants après ni pourquoi elle s’est si bien démenée pour que je me rappelle d’hou les cornes et que j’aimais Thierry même si son papa avait une plus grosse Mercedes que la DS de mon papa. Lui, mon père, en 1941, il s’était barré au Maroc pour pas être obligé d’être SS, (comme presque tous les autres officiers français mais alsaciens). Madame Merk ne nous avait jamais dit ce qu’elle avait fait avec ses deux sœurs, la même année…
Hou les cornes me rappelle aussi ce que me décrivait tellement plus tard mon ami Jean Paul, dans un train militaire de l’armée allemande qui le ramenait de Smolensk il avait vu ses camarades fouetter un soldat puni, et avait refusé de participer à cette bastonnade. Du coup je me dis que cette violence, qui se transmettait comme dans toute espèce hiérarchisée jusqu’à moi, jusque dans mon cerveau et mes attitudes (je me rappelle parfaitement que je me sentais supérieur à l’institutrice, au proviseur, à la classe, dressé déjà par six cent mille codes absurdes à discerner leur appartenance de classe (par exemple elle avait du chinchilla et de l’astrakan, pas de vison ni de zibeline, mon ami Thierry ne savait pas qu’on doit garder en mangeant la moitié des avant bras en retrait de la table, Et tenir ses fesses à l’avant de la chaise, et, déjà a six ans, savoir qu’on ne doit jamais parler de son travail à table et toujours discuter avec ses voisines… peut-être aussi, quittant le Maroc libéré pour l’Alsace que mon ami Tomi me dirait plus tard constamment occupée comme les vécés, n’avais je pas encore quitté mon regard de petit français sur un peuple écrasé par les déclinaisons nouvelles de l’aristocratisme parisien, sa françafrique, sa françalsace, ses maîtres élégants et multimilliardaires. D’autant moins que mon père nous cacherait encore longtemps sa langue maternelle, l’alsacien, comme le secret honteux d’un colonisé de lalangue. Madame mercredi dit avait peut être été épouvantablement soumise. Quelles conditions lui auraient permis, sinon, de survivre de 1941 à 1945 à la déportation?
Tu aurais ri, Madame Merk, si tu avais vu mon témoin de mariage, au jour anniversaire de la libération de Strasbourg précisément, en 1994, Georges-Barbara, qui tint son Vatican putassier au droit de la gare de Strasbourg, devant feu le Milord ! Toi qui raconta à cette patiente même qui devait cinquante ans plus tard me révéler ta déportation, qu’aux camps, toi et tes soeurs, c’étaient des putains au grand coeur qui vous avaient sauvées !