J’ai eu un peu de mal à trouver dans une librairie le recueil des poèmes de Gottfried Benn — il a fallu commander, et pour cause, tant le volume en allemand, que la traduction. Pour cause: le Benn, ex-poète officiel du plus brutal des régimes, autiste de compétition, son succès après des élégies sur les cadavres de la morgue de Moabit, son rejet par le régime nazi sans que jamais lui il ne vomisse les mille meurtres — esthétiser les cadavres, esthétiser les putes, si on l’avait envoyé en camp il aurait chanté la Geste de l’extermination, à se demander comment il a pu engendrer une fille et quand on se penche un tout petit peu sur sa biographie on découvre le pire, au fond.
Au fond le pire, puisque même sa fille refusa de lui pardonner…
Ah si vous connaissiez mon amie Evelyne c’est tout le contraire c’est la limpidité et la certitude du Bien, la journaliste d’Arte la plus courageuse — quand je pense aux endroits où elle a osé aller, et pour témoigner, quand je pense… et la plus bienveillante, toujours çe sourire intrigué quand l’autre lui parle. Elle m’a dit que elle, ce qu’elle voudrait, ce seraient deux années de voyages autour de la planète bon, alors franchement…
Alors que depuis 1964 je ne suis plus à Casa mon seul lointain un lointain de gamin dont je ne fus en aucun cas l’acteur mais juste le petit bagage, et que je me réjouis chaque fois que je les retrouve, les lieux qui m’accueillirent, retour des mimosas casaouis, retour de la traversée du détroit de Djebel al Tarik — depuis 1964 mes pupilles se dilatent de joie lorsque je retrouve ce que je n’ai plus quitté (hormis les quelques années entre 1980 et 1993 pendant quoi je m’en éloignais de quelques kilomètres) les jardins savants, prussiens, cernés de grilles dont les murets de soutènement gardent trace d’une mitraille, en 1945.
Et ben ma joie c’est ces petits bouts de murs en mythe rhénan, ces fragments enlierrrés ou moussus, phosphorescents, supportant les grilles. Je découvre aujourd’hui que c’est le titre d’un des poèmes de Gottfried Benn, Grilles…
De l’autre côté des jardins vivait déjà depuis l’Entre-deux-guerres mon futur professeur d’anglais.
Pendant que la rafale d’une tourelle de tank américain marquait d’une étrange partition les bases des grilles cernant, depuis 1964, (depuis mon arrachement aux vents bleus de l’Atlantique hélas colonial, mes songes de gosse) Erwin Wernher qui serait mon professeur d’anglais en 1968 et puis en 1970, mettait en musique, pour fêter la libération, pendant qu’elle se déroulait (bombes, cadavres, découverte des camps, mutismes des vaincus) un poème de celui qui n’eut pas loisir de séduire l’Allemagne à temps et d’empêcher ainsi deux guerres et les camps: Verlaine. «La lune blanche», de Verlaine. Ah si seulement le Kayser avait été se faire tirer par lui et son amant au lieu de se faire chier avec son anglaise couronnée … Mais je ne suis pas sûr que «La lune Blanche» soit un poème licencieux où la lune serait une paire de fesses illuminant les nocturnes frissonnement d’un saule noir métaphorique
Oui, Rimbaud était à Paris pendant le siège prussien, il y a vu la Commune, la révolte, les massacres, tout cela servant de ciel d’orage à son formidable bouleversement amoureux par l’Amant Littéraire… est-ce-que son abandon ultérieur de la poésie n’était pas moralement inéluctable, après le constat du triomphe de telles atrocités, de l’élimination par la mitraille bourgeoise et sous le contrôle goguenard de Bismarck, des prolétaires enflammés par l’écriture quasi-automatique de la théorie révolutionnaire dans mille bulletins parus depuis le coup d’Etat de Napoléon le troisième
Pourtant mon futur professeur d’anglais est resté en contact avec la poésie, après avoir vu bien pire que la Commune, lui, puisque malgré les Camps — Erwin après la guerre, il est resté en contact avec la poésie… Et par quel intermédiaire, encore !
Celui de Gottfried Benn, le poète que les nazis durent chasser de leurs rangs parce que lui l’horreur et l’horrible étaient son quotidien de médecin, d’habitué des morgues (le titre, d’ailleurs, de son premier succès poétique dans les années dix: Morgues…) Le nazisme ça ne choquait pas le prosecteur d’Anatomie de Moabit, il y serait resté, lui, au parti des cadavres… La médecine ça convertit si souvent à l’indifférence, n’est-ce-pas mien Lieber… Benn le berlinois comme Trakl le Salzbourgeois… Expressionniste jusqu’à sa mort, et mon futur professeur d’anglais correspondit en effet avec lui jusqu’à sa mort, en 1956, un mois avant ma naissance, Ô hasard météorique ! — Erwin a correspondu avec Benn l’impardonnable. Courriers probablement disparus à la mort en 1995 du célibataire de la rue de l’Université et de la rue Waldteuffel — mais courriers signalés à moi le onze septembre 2001 -(Ô frissons des hasards pas météoriques !- juste avant que j’apprenne les massacres New Yorkais) — par son inconsolable Well-Beloved, Marie-Antoinette Bourbon, croisée très précisément devant le noyer ailé du Caucase, de l’autre côté du jardin…
Et moi je le vois bien mon rêve aura été de contempler ces murs du jardin botanique chaque jour, comme un tour du monde avec sans arrêt la rapidité foudroyante de l’énigme des affinités électives, de la Femme Bien-Aimée, que bien sûr il y a en ce moment même pendant que je retiens mon haleine en songeant à la Bien-Aimée.
Receleur et crypte. Paul Celan que je parviens à lire derrière Gottfried Benn —
Ce même effroi que devant le visage de tous ceux que les meurtres ont métamorphosés.
Ils disent que c’est comme ça. Que le reste est roman. Que de guerre tu es fils. Que les hommes mieux que les loups. Et secouent la tête en attendant prochaine horreur et massacres suivants, bref, ont au fond cru en la guerre plus qu’en l’amitié
J’ai mis des années à repérer les trous de mitrailles. Aux carreaux du muret. J’aime cette trace cependant que les temps reviennent, de l’horreur et des mutilations — et je n’aimais ces traces que par leur vétusté
Marcher, au long du muret, compter ce qui du temps fait vaciller l’être. Marcher comme une oscillation. Afin de frôler l’espace secret des jardins savants mais…
De quelle science ces carreaux feraient ils signe, (pierres indifférentes), sinon de la mienne, c’est à dire de mon ignorance.
Deux balles de cette rafale qui voulait tuer, eussent suffi à m’éteindre deux fois…
Alors je poursuis ma promenade en fredonnant le Bateau Ivre. Et puis «Qu’est-ce pour nous, mon coeur, les nappes de sang et de braises, les mille meurtres…»