On entendait le raffût depuis Brooklyn, sur les quais: chaque tour de Manhattan paraissait s’être transformée en une horde de hurlards, tous à chanter: «fromage et dessert «.
Ensuite ça avait duré comme ça six mois, tous les soirs à huit heures les gens montaient sur les toits. Transformaient chaque tour en une torche d’un feu musical, symphonie à capella. Après six mois le président était tombé. Tombé.
La révolution avait commencé là; le reste du monde marchand, le reste de cette circulation du pouvoir qui oppose la fragilité des politiques à l’étanchéité des dynamiques commerciales, s’était effondré. Comme un château de cartes. Seul le monde militarisé avait résisté. On s’en est a peine aperçu, d’ailleurs, tant ce monde-là est muet.
Mais le premier soir où d’un seul coup, à l’unisson, la quasi-totalité des habitants si cosmopolites de Manhattan s’étaient concertés, à tous les sens du terme, s’étaient retrouvés à transformer des tours muettes et anonymes en personnages burlesque de la commedia dell’arte, pile à la même seconde. Et avaient chanté à l’unisson fêtard !
- Moi, tu te rappelles, je marchais, comme toi, sans me douter de rien. On en avait chié toute la journée. Ça avait été atroce, comme chaque instant depuis la mort de l’aîné, et évidemment, comme toi, la petite n’était pas née, je pensais n’attendre plus rien pour moi. Notre tragédie à tous les deux, elle était derrière nous, si on peut dire — on avait tellement l’impression d’être des corbeaux de mauvais augure, cloués sur les portes du destin…
- Tu te rends compte qu’on n’a jamais osé dire à notre Aude que c’était son frère, le mort.
- L’oncle, on lui a dit. Aude, ils lui ont dit que c’était un oncle, le martyre des vérités trompeuses.
La tragédie n’est pas une fleur à faire du fruit et à passer.
— Mais la comédie, oui ! Et c’est vrai que le succès de l’action qu’on avait entamée vers les autres parents, dans le monde entier, ceux dont un enfant, comme le nôtre, avait cru à une vérité impérieuse au point d’aller faire le coup de feu pour cette invoilable, menteuse, pas vrai ?- d’aletheïa-la-vérité inoubliable — a plus tenu à la chansonnette comique écrite par nous deux en une seule nuit un peu alcoolisée …
— Loin de moi l’idée qu’une poésie, même mise en musique, ça fasse une révolution, hein? Mais la mort de ceux qu’on oublie difficilement, ça, bien entendu. Et dans bien entendu il y a le verbe entendre.
On s’attendait pas à être convoqués au Congrès américain. On s’attendait pas à l’ambiance avec la réunion presque secrète des quarante-six députés. On s’attendait pas à ce qu’ils nous fassent rencontrer des milliers de parents de tous les pays… Et encore moins à découvrir brutalement que si on avait eu, tous, la bonne idée de rester comme il y a deux mille trois cent ans les grecs pieux et simplets d’avant l’empire d’Alexandre nos enfants n’auraient pas été des pions… et encore moins à découvrir que ce qu’il suffirait d’abolir, pour que nos gamins, kamikazes de la vérité, ne soient plus les jouets des empires qui s’en servent, c’était la circulation entre nous tous de… LA SOUVERAINETÉ !
L’idée de la chanson (quel bonheur d’entendre toute l’île de New York chanter notre refrain !) ça a été à cause de l’architecte qu’on avait croisé avant toute l’horreur de l’engagement de notre fils et de sa mort, et ça s’est fait incidemment, à côté du travail harassant des consultations organisées par les fous de justice du Congrès américain. C’est l’architecte. Un passionné de Nietzsche, de Stirner, de Georges Bataille et de quelques autres. Et toujours dans la bouffonnerie. Le corps. Se trouver, pas se perdre, se serrer, s’embrasser, être ensemble.
(Quelques années plus tard)
La lumière est très, très bleue, comme est bleue immensément la mer répandue autour de l’île — oh, pas loin, en immédiat contrebas de l’elliptique terrasse de marbre — c’est aussi ce peu de bleu qu’on discerne luisant aux volets et aux vieilles portes pâlies de chaque maison du village, là-bas.
Oui, le petit village semble joyeux et assez peu jaloux du luxe de la demeure vénitienne vénérable que décore, précisément, une terrasse surplombant les rochers et les vagues avec la frise de ses balustrades ventrues — et là ils sont trois adultes, à savourer presque sans parler, leur verre d’ouzo très frais où tintent les glaçons.
Les deux qui habitent là sont ceux précisément qui avaient fomenté une révolution sans s’en apercevoir, quand ils avaient pensé crier seulement leur désespoir, après la mort tellement sacrificielle et absurde de leur fils, le martyre l’aveugle avec toutes ses obscures vérités.
Mais les rares mots qu’ils disent, les parents d’Aude, on n’aurait pas pu les imaginer prononçables lorsque les tours des grandes villes se mettaient à chanter, parce qu’avant le processus de libération, au fond, l’imagination elle-même tournait à l’envers, dirait-on.
Les propos décontractés de leur visiteur, sur la réinstallation d’un oracle à Delphes, auraient paru en réalité, totalement absurde, non seulement il y a quelques années mais, les historiens le disent, il y a plus de deux mille ans.
En gros depuis l’apparition des empires et quand il a commencé à être de bon ton de se moquer de tout sauf de la puissance, lointaine, du Maître.
— Est-ce à dire que le fonctionnement protecteur des empires, tant celui d’Alexandre le Grand en Occident, que l’extension des mêmes principes en Asie, portait vainement en lui une dimension de dévoiement du processus d’adoration ?
C’est de cela qu’ils s’exclament, les trois personnages assis aux belles chaises de la surprenante apparition d’un fragment de la république sérénissime de Venise, aux abords d’un village de pêcheurs à Naxos.
-Vainement, c’est ça. Regarde comment le théâtre à Alexandrie avec ses pitreries’ est différent de celui d’Athenes avec sa gravité. Nous ne sommes que des singes hiérarchiques. Quand le pouvoir s’éloigne, nous devenons la banlieue de nous meme.
-Tu veux dire que c’est pour ça que les cours impériales ultérieures étaient si gourmandes des gens cultivés capables de lire dans le texte les contorsions des esclaves dans le théâtre de Plaute? Mais en quoi est ce que ce serait vain, de se moquer de soi même, de réaliser qu’on est que des pitres, que des esclaves?
- Pas vain: atroce comme le fouet. Parce que l’apparition d’un empire, pourtant grec comme toi et nous, avait détourné ses sujets — et a détourné pendant les siècles ultérieurs une fraction immense du monde — des adorations spontanées élaborées mûrement auparavant.
- Là je te suis. D’ailleurs c’est ce que vous aviez tenté de dire à votre pauvre fils, amis qu’il n’a jamais voulu écouter. Adorer pour se sentir grandi est devenu adorer pour se ratatiner. Ils osent à peine se dire avec humour qu’en plus ils sont les descendants génétiques des vieux grecs. Ils se font des entités blagues en grec. En grec des îles. Ils se moquent de tous les autres. Leurs prédécesseurs en des lieux aussi incroyablement édéniques que les vergers et les rivages de Naxos, avaient librement mais trop brièvement, osent-ils penser en riant ce soir, pratiqué leurs adorations les plus naturelles: c’est dans ces bocages qu’ils ont appris à jouir des fruits les plus crus de l’existence. En trinquant ils se confient comprendre de mieux en mieux, depuis qu’un peu de sérénité est revenue dans la partie du monde libérée des prosternations, que ces principes, naturellement adorables dans le monde, on accepte un peu partout maintenant de leur redonner les noms que dans les musées tout le monde avait pris l’habitude de ne retrouver qu’en statues fossilisées: Vénus, Apollon, Démeter et tout le saint frusquin, en voyant les vieilles formes de marbre des divinités grecques alignées. Éléments d’une psychologie joyeuse, qui ne servaient plus à laisser grandir la conscience de soi, depuis que les pouvoirs impériaux en avaient progressivement modifié l’usage au profit d’une prosternation obligatoire devant leur propre trône. Jusqu’à ce que le processus d’une mise en scène des religieux fasse paraître enthousiasmantes les génuflexions devant l’Absent: l’empereur lointain auquel on ne pouvait parler qu’un le tore, en chuchotant, en plissant les yeux, tel un macaque se ressouvenant du faciès d’un mâle dominant qui serait parti un instant. Ça leur paraît naturellement le contraire de l’enthousiasme joyeux et mystique qui les prend ce soir, malgré le deuil infini des deux parents, scrutant l’horizon maritime à travers le liquide qu’ils font tourner dans leurs verres !
- Mais qu’est ce qui nous sert de maître maintenant ?
- C’est pas notre copain mais c’est un architecte hindou qui a remporté le concours, dit la femme dont la main gauche tient un journal quotidien.
- Moi Krishna me va s’il n’est pas impérialiste…Tu vois son projet ?
- Il n’est pas décrit dans l’article mais votre fille Aude m’en a parlé quand je l’ai vue a Bobigny la semaine dernière.
- J’ai entendu quelques détails à la radio, qu’est ce qu’elle en dit, Aude, d’un Dionysus védique ?
- Elle dit qu’elle trouve ça plutôt décevant.
- J’ai pas compris, ça sera dans la ville même ou, comme originellement, à l’écart ?
- A l’écart, à l’écart…, c’était dans l’appel d’offre depuis la Libération.
- Ah oui je suis vraiment idiote. Delphes posait déjà ce problème il y a deux mille ans. Delphes séduisante, Delphes la rieuse, mais Delphes soucieuse de garder à bonne distance d’elle le repère inquiétant, silencieux et méditatif des pratiques oraculaire.
- C’est marrant qu’on ose de nouveau reconnaître les qualités intellectuelles de l’interrogation oraculaire, maintenant que les neurosciences se sont un peu penchées dessus…
- C’est ce que j’ai tenté d’expliquer à votre fille… Elle … Vous êtes passés quand, voir les ruines de Delphes la dernière fois ?
Il y a l’histoire de la coupe de cette robe-là – la façon dont ça stoppe la lumière et comment ça danse, on dirait expressément pour Aude.
S’habiller. Être femme, homme, et s’habiller.
Ensuite, dans son cas à elle: être belle (Vénus à couper tous les souffles, à éteindre le vent, à déclencher Éole) et s’habiller.
Je regarde, ou bien vous regardez, ou bien Aude contrôle au miroir cette robe-là et tant d’éléments qui expriment des dizaines de pensées différentes, rassemblées sous le mot de beauté – etd’autres dizaines de sensations rapprochées sous le mot, à l’étymologie divine, d’enthousiasme.
-Dans quel magasin a-t-elle trouvé sa robe bleue?
Ça n’est plus marcher, c’est danser.
Un despote viendrait. Maître d’empires. Sans aucun empire sur lui même: grisé. De cette jupe il verrait son propre désir. Depuis toute la laideur de sa griserie, il emploierait le contenu de ce qu’il asservirait, objet. Détruisant toute la splendeur qui se cabrait là, aux coupes de cette robe.
— Car j’aime passionnément la beauté, dirait-il — écoutez le gosier du monstre proférateur vers, (au miroir de son absence de pensée), vers ce qui lui sert de regard: deux yeux gobeurs. Sur la pyramide des crânes de ses morts, obèse de calvaires comme un gaulois collectionneur de crânes des temps premiers, le despote est encouragé à son aveuglement par pléthore des singes: ses employés, soucieux de lui plaire au point d’être capables de s’atiffer avc la robe bleue, eux, comme celle dont il pulvérisera de sa grosse bitte tout l’espoir — et eux, ses millions de laquais, organisés comme un fisc impérial du temps des Césars, mais cachés par l’architecture informatique des commerces humains et des commerces tout court, ils sont efficaces. Leurs gesticulations sont grimaces d’impôt tordues par la souveraineté du Despote, celui qui suce les milliards générés par chacun des gestes de ceux dont il a fait compter le rapport. Environnés, tous, par ce sommet de laideur accumulé par des millénaires de progrès, d’industries, de démographies, et effacé à tous les regards par la apbaguette magique des algorithmes. Comme leur maître est aveugle à l’innocence et au bonheur d’aimer, ses hommes-liges sont incapables de mesurer que c’est un cauchemar inutile au bonheur, que leurs prédations ont exponentialisées autour du fonctionnement despotique, dans le droit fil des milliers d’années des empires qui précédèrent, artisanalement, l’invention de l’outil capable de mimer même la Cause en Soi, avec ses yeux informatiques qui jouent à calculer le nombre incalculable des étoiles pour devenir la constellation de l’astrologie des destins de hamster des humains tournant dorénavant dans d’impalpables roues.
— Depuis que j’ai remis en fonctionnement la fontaine au pied de l’eucalyptus (on revient aux trois qui sirotent le bleu d’okéanos en contemplant les glaçons dans leurs verres pleins d’ouzo) je ressens l’arbre dans toute la fraîcheur de son existence, écoute: je lui cherche un prénom.
— Tu peux, depuis la libération des grecs opprimés, tu peux dire derrière chaque arbre son esprit, oui tu peux.
— On peut plus prétendre que ce soit un mythe, il existe, ce putain d’eucalyptus-là !
Ils secouent tous les trois en même temps les glaçons et ça les fait pouffer de rire, d’être si synchrones.
- C’est pas un mythe, l’existence de chaque arbre, de chaque source.
- Par contre, les concons, y a deux mille ans, lorsque les empires ont envahi la Méditerranée, ils se sont empressés de nous dire que, croyant en la beauté d’Apollon, en la puissance de Zeus, en les forces irréfutables de Dionysos, nous avions cru à des mythes.
- Et grâce à l’apparition puis à l’extension des empires, ça fait deux mille ans que les édifices du religieux ne sont plus, avant tout, que des lieux de la prosternation, hein, devant la souveraineté illusoire des empires.
- Putain ! Encore un verre ! Ça fait un bien fou, la liberté ! Que ces concons aient réussi à nous faire appeler Vénus un mythe !
- Toast à la Liberté ! J’ai l’impression que c’était hier, l’explosion de joie de toutes les villes de la planète libre, quand elles se sont mises à chanter et à applaudir, au début on ne savait quoi !
- Elephthéria ! Pendant deux mille trois cent ans, ils nous ont fait le coup du brevet impérial sur tout, sur les sources, sur la beauté des belles et des beaux, sur la folie des ivresses et la sagesse elle-même !
D ´énormes cétacés folâtrent sous le regard des buveurs d’ouzo.
- Il serait temps que nos enfants réalisent que ce qui a permis la résurrection de la Grèce c’est la fécondité muselée de l’idée grecque, au fil des millénaires, dans le monde romain puis dans l’Europe, puis parmi les victimes innombrables des peuples qu’ont aggressés les européens mais…
- Alors que la fécondité originelle des grecs, même si leur explosion démographique avait permis leur extension autour de la Méditerranée, n’avait favorisé en même temps que tout le contraire de ses valeurs initiales. La folie impériale d’Alexandre le Grand nous a valu, à nous les innocents des temps premiers, de disparaître.
- Tu parles de nous les grecs des savoirs ruraux, nous qui savions regarder chaque buisson, chaque lever du jour, chaque phallus et chaque vulve, chaque être !
- Est ce qu’on devrait pas s’inquiéter de la résistance que les grands empires militarisés continuent incompréhensiblement d’opposer aujourd’hui à nos idées de démocraties et d’intellectualisme, d’écologie et de liberté sexuelle ?
- Balayons déjà devant notre porte, mes chers. Est-ce que vous ne remarquez pas que votre propre fille, Aude, est au fond en train de se faire entourlouper par une secte ?
- Quoi? Tu veux dire… comme notre pauvre fils? (Leurs deux visages, tordus d’angoisse, soudain. Comme si l’Ocean, noir — et comme si le ciel, clos — et le temps, interdit de toute joie.)
- Rodrigue, comment est-il possible que ta boutique ait un tel succès alors que tu t’es foutu dans une des banlieues les plus pourries ?
- Tu viens de dire la raison, Aude, ma belle. J’avais fait pareil à East New York, mon magasin était entre quatre pyramides de pneus et de carcasses de bagnoles. Dans ma période Saint Petersbourg j’étais protégé par des tchétchènes dont les femmes sublimes faisaient les défilés de mode clandestins à Moscou. A Séoul…
- Arrête. En fait qu’est ce que tu dis quand des notables viennent habiller leurs esclaves chez toi ?
- Je le dis toujours, y a pas d’empereur sans empire. Ils obéissent simplement moins à la mode que moi. Donc ils meurent d’une faim qui leur échappe sans cesse puisqu’ils ne créent rien. Tu as remarquer que les hommes du pouvoir ne sont pas créatifs? Ils ont une seule excuse: je me nourris, moi, de l’air du temps… pic! Pic! Pic!- je picore en remuant les plumes !- eux, il leur a fallu des armées, qui se préparent pas en trois jours comme mes dessins. On peut dire ce qu’on veut des empires, toi et moi: y a pas d’empire si y a pas de mères enceintes de soldats futurs, de temps pour les parturitions, de lente poussée des reconnaissances enfantines pour les gestes des géants parentaux, des amours familières, des ventres qui ont choisi leur séducteur, des tribus qui se regardent au miroir de leurs charmes, et des peuples qui s’entassent dans leurs frousses. Parle-voir, si tu le trouves haissable, parle-voir au tyran de sa mère… Le temps des maternités, des démographies, la lente pousse d’allumés prêts sans le savoir à donner leur jeune vie pour quelque chose qui a eu de l’empire sur eux, et qui n’est jamais, jamais simplement le compte en banque de l’empereur, mais toujours, toujours, trois siècles de traditions ramassés dans deux secondes de folie… A Shangaï, mon magasin… l’empereur de Chine, y faut quand même qu’il soit un peu chinois, non? Et ben sa fille… on aurait dit qu’ils étaient tombé d’un paravent laqué de la Cité Interdite !
- Et s’il y avait pas un ou deux milliards de chinois on serait pas en 2020.
- Absolument ! Aude, personne dans l’histoire humaine n’a jamais pu prétendre avoir d’aussi fantastiques défilés militaires ethniques que la Chine. Autant de gymnastes qui se tueraient pour l’empire, autant de patineurs qui partiraient plein d’enthousiasmes en fumée comme un nuage atomique sur la banquise de leurs pirouettes apolitiques…
- C’est ça l’emmerdant pour eux, non, que ce soit aussi ennuyeux, le patinage, la gymnastique synchronisée et les explosions nucléaires ?
- Ça m’ennuierait si je faisais pas des vêtements en phase avec leur explosion démographique, ils sont comme les mères devant une importante marmaille: éblouis même et distraits surtout quand c’est nul et sans caractère. Ce qui m’amuse c’est ce qui me sépare d’eux et dont je fais les godasses dont ils rêvent.
- Mais Rodrigue on préfère imaginer une chine millénaire, non? La montagne. La cascade dans les rochers. La silhouette d’un humain qui se noie dans la beauté du mélange des pierres et de l’eau sauvage.
- Alors que les capitales où j’ai installé déjà une centaine de mes magasins… L’esthétique de la pullulation ça doit être ça, la chorégraphie des clones et des majorettes, sous le regard des drones et des bien-pensants.
- Mais si le porc qui me zieute dans la rue s’appelle Adolf Hitler, qu’on est en 1930, que toutes les filles d’Allemagne sont folles de lui, j’en fais quoi, de ta robe bleue sur mes cuisses? Sous le regard tout d’un coup extrêmement dévalorisant pour l’empire que j’estime devoir avoir sur moi-même ?
- Dis-toi qu’il y a pas de rapport sexuel. Ce serait cette secte-là (ceux qui disent y a pas d’rapport…) qui inquièterait l’ami des parents d’Aude.
C’est en faisant ses courses à Bobigny qu’elle a trouvé un petit travail chez le fils adoptif de ce conseiller culturel qui faisait tellement rire ses parents jadis, même dans leur malheur le plus épouvantable ?
Ce serait la secte de ceux qui se répètent entre eux, comme le nouvel oracle de Delphes, qu’les non-dupes errent, et qu’ y a pas d’rapport sexuel?
— Si un tyran jette ses yeux et ses mains sur moi, petit ou grand, gros ou maigre, laid ou beau parce que ça s’est vu des tyrans beaux, je lui dis que ce qu’il regarde n’est pas moi? Il me répond qu’il s’en fout parce qu’il y a pas de rapport sexuel. Je lui dis (vite, à toute allure, pendant qu’il est déjà en train de me détruire) que j’ai dans les bras ou en tête un enfant que j’aime, il ne l’a pas vu parce qu’il est à venir peut-être ou il ne l’aurait même pas vu s’il était déjà présent. Il peut rajouter (s’il veut jouer au porc intellectuel avant de me transformer en trognon) que je ne peux pas avoir de rapport de reconnaissance avec un enfant puisque je ne sais pas encore qui va devenir cet enfant. Je m’entends difficilement avoir encore la puissance de lui répondre (je suis terrassée, brisée entre ses doigts de pelleteuse mécanique) que c’est lorsqu’il était enfant que cet enfant, comme nous tous au moment d’être soulagé de la mort par allaitement, c’est lorsqu’il était indéfini que cet enfant a enregistré le bonheur d’être aimé. D’où viendrait sinon cette certitude d’une attente qui fait que le dictateur qui me draguerait serait en train de m’emmerder en frétillant de la queue comme un toutou qui retrouve son maître, et que ça n’a pas de rapport avec moi ? - Alors il se dira, si c’est un dictateur qui pense, que tu crois savoir qui tu aimes parce que tu es folle des petits cris et de l’odeur des bébés, mais que lui, s’il est, par exemple, l’empereur de Chine dont les filles étaient mes clientes, il n’est que le maître du premier des stratèges: la démographie, et que s’il veut avoir un rapport avec toi, c’est bien parce qu’une mère lui a donné la nostalgie de mille choses qui le font se jeter sur toi. Quant à cette jupe, sait-elle ou pas tout, voire absolument tout d’un savoir absolu qui serait dévolu à l’élégance de ses hanches, du double fuseau des jambes, du torse éloquent, ce que l’on nommerait éloquence de l’être — Aude?
Elle qui exècre le regard des prédateurs. Elle, tournée vers le sourire invraisemblable des enfants (invraisemblable sourire, après l’Histoire, la fin de l’Histoire, les Camps, Hiroshima, le Rwanda) — des enfants ce matin, des enfants à venir…Déjà présent avant les empires, incontournable: le dictateur.
Intrinsèque à tous les besoins passés, présents et à venir: le mâle totalement ennuyeux et ivre de sa laideur, de la maman qu’il eût, tiens, précisément, de la domination qu’il se sentit exercer sur elle quand il se conchiait: est-ce qu’elle sait, au moment d’acheter sa robe, comment ses jambes seraient jeu d’enfant pour l’obèse qui ose se trouver, sans rire, félin ?
- Je les conchie ces connards qui osent jeter leurs yeux immondes sur des femmes sublimes, leurs yeux bourgeonnant d’égoïsme, leurs corps qui… quoi? … jamais ne seront enceints, peut-être justement parce que leurs cerveaux sont incapables d’oser déchiffrer la beauté. Ils regardent avec leur estomac, même les robes sublimes que tu dessines. Et y a pas que ça. Y sont tellement goulus que ça m’aveugle moi aussi. Ça fait partie de ce qui nous emmène tous à l’enfer, nous tous avec eux parce qu’y prennent le pouvoir rien que pour se venger de pas savoir déchiffrer la beauté et…
- Euh… rien à voir mais que je te prévienne quand même…J’ai eu tes parents au téléphone… Tu aurais dit à un de leurs meilleurs copains que l’œuvre de leur vie, la libération du monde à la sauce grecque du retour aux principes et préceptes des cultes de l’amour, du corps beau, de la justice athénienne, de l’enthousiasme dionysiaque, de la splendeur océanide des mers…
- Oui, quoi? Qu’est ce que j’ai dit à Laïos l’autre jour? Je sais plus bien…
- Il aurait entendu que tu t’en foutais, de la libération à la grecque.
- Putain’mais ils savent bien que je peux qu’avoir un rapport très distancié avec leurs passions.
- C’est pas ça. Le gars dont tu parles, il est en train de leur raconter que je t’ai fait rentrer dans une secte. Ils sont détruits, quoi. Tu voudrais pas les rappeler tout de suite? J’ai tout fait pour qu’ils en rient mais…
Elle sort son téléphone et pendant quelques instants s’éloigne, Rodrigue l’entend protester, puis rire, puis elle revient. - Ouf. Mais qu’est ce qu’ils sont étaient en train de se faire comme film, sur la terrasse à Naxos… leur con de vieux pote !
- Mais c’est qui ?
- Laïos c’est le genre de vieux qui croit encore qu’il sait tout, et à qui tu dois donner surtout jamais aucune bonne idée — parce qu’il va immédiatement s’en bétonner une morale.
- Pourquoi il est chez eux ?
- Il voudrait savoir quand il pourra, lui aussi, se rendre auprès de l’oracle.
- C’est un peu frais… il vient juste d’être réinstallé à Delphes cette semaine !
- Et ce qui l’emmerde, c’est que ce soit un psychanalyste… tu sais…
- Ah c’est ça notre secte ?
- Oui. La secte ! D’ailleurs ça y est, je me souviens de la tête satisfaite qu’il a eue quand je lui ai dit, je ne sais plus ce qui m’a pris, qu’avec mes amies on commençait à se trouver des ressemblances avec Antigone, nos deuils partagés de l’espoir, si grotesque a mesure que l’Horreur s’accumule un peu partout, le regret que pourtant des gens comme mes parents osaient se permettre d’un Âge d’Or ! Incorrigibles, non mais, tu te rends compte? Regarde-les, aller dans le grand monde, pour eux, c’est rencontrer des gens qui comme eux parlent le grec ancien. Alors que pour nous, tu sais bien, voir le grand monde c’est regarder les étoiles.
- Et même en pissant dans la nuit ! Toi tu es bien une grecque ! Mais Antigone… j’ai aucune idée de ce que ça veut dire pour vous, Antigone ! Tu as un frère à enterrer ?
- Moi?
Désemparée, les sanglots lui montent, sous le regard désolé de Rodrigue. - Tu ne sais rien de mon frère secret, mes parents l’ont si vite présenté au public comme leur frère et pas commme leur fils. Et moi je l’ai cru, ils ne m’ont jamais détrompé. C’est mon frère qui s’est immolé sur l’autel degueulasse des vérités, Rodrigue. Ils sont seuls dans un des salons d’essayage du magasin de Bobigny. Devant eux, sur des cintres, une quinzaine de variantes de la robe bleue. Sur le tableau noir, des patrons esquissés par Rodrigue. Une radio diffuse justement «Fromage et Dessert «.
— Si tu savais. Laïos pense que ma passion pour les deuils vient du mensonge bienveillant de mes parents. J’ai grandi sans savoir que j’avais eu un frère… Mais eux, en restant scotchés à quelque chose de trop grec dans leur tradition de la mort, c’est comme s’ils s’interdisaient d’honorer les morts des autres, ceux qu’ils appellent bien-pensants sans voir que le monde entier leur retourne la, moquerie. - C’est pourtant indéniable vrai qu’ils ont un peu écorné l’emploi industriel du martyre des gens de notre âge, reconnais… et même celle du sacrifice ! Et c’est plutôt dommage, non, qu’ils n’aient convaincu personne au delà du cercle de la petite moitié de l’humanité qui est pas choquée par l’emploi d’un ou deux mots grecs toutes les trois phrases.
- Ca me torture.
- C’est vrai qu’ils ont quand même convaincu du monde, Aude !
- Oui, mais tu vois j’ai tendance à être certaine que tous les autres, ceux à qui on fera plus le coup de l’âge d’or, ils…
- Ben c’est très simple, Aude, ils vont rapidement nous refaire le coup de l’empire et ils vont nous trouver vite fait un sacré de la prosternation : avec huit cent ouvertures de magasins sur le trois dernières années, tu devines, j’ai fait l’inventaire. J’en ai croisé, des défilés militaires avec foules enthousiastes! Elle est debout, il examine les poses qu’elle prend avec un des modèles de la robe bleue, celui qui est le plus fluide, qui met le plus en évidence la nervosité de ses jambes de coureuse de marathon.
- Moi je demande qu’à diffuser l’ivresse, la joie que cette génération de mes parents a eue, d’avoir libéré d’un tel cauchemar la pensée humaine — après deux mille trois cent ans de prosternations. Mon frère avait donné sa vie pour ces conneries, comme ceux qui se prosternent devant le bien sans s’étonner d’être obligés de se prosterner par un bien qui ne les faisait pas au contraire se redresser !
- Ah ça, c’est ce qui a fait l’indignation du cortège des mères à Manhattan, à l’époque. Tous, comme ton frère, confondant adoration et génuflexion…
- Et ils ont crevé en se croyant radicalement justes.
- Radical ! Mourir huile radicale aux rouages racinaire de l’empire en ayant sincèrement vérifié qu’on n’honorererait que l’absolument certain du vrai de vrai.
- Y paraît qu’en Chine il y aurait eu aussi un «avant l’empire «, peut-être que c’est ça que la génération de mes parents a loupé, en voulant seulement être dans une révolution bucolique, écologique des campagnards à la grecque, en se référant trop à des mots grecs, à l’histoire mystique d’avant Alexandre le grand, c’est beaucoup trop occidental et ils auraient peut-être dû…
- Alors ne t’étonne pas qu’ils aient peur que tu rentres dans l’oppposition.
- Ils disent «secte » ?
- Parce qu’à part leur modèle bucolique grec, ils savent qu’il y a toujours la tentation guerrière, des faucons strictement pareils à ceux qui ont enrôlé ton frère.
- Des rapaces ! Ils déchiquettent moralement ton cerveau avant que tu te sacrifies à leurs intérêts…
- Je l’ai remarqué immédiatement quand je suis arrivé en Europe. Il y a ces envahisseurs, ils rêvent de faire régner et aimer l’ordre partout avec leurs moches uniformes.
- Peut-être pour imiter la Prusse ?
- Qui imitait Louis XIV…
- Qui imitait César, qui…
- Et oui, et je trouve dans l’histoire qu’il y a eu un moment — c’était dans les années soixante — les vieux prussiens, tout ce qui se sentait encore soldat en Allemagne, a eu un beau matin le sentiment de se reconnaître et de reconnaître en Israël une nation de soldats disciplinés «comme eux «, par l’abandon de…
- Nous, les Antigone… on veut pas se contenter de porter les deuils des rêves européens et américains de l’après guerre, nous on veut porter tous les deuils. Et aussi ceux des victimes de tous les états militaires que mes parents n’ont pas encore emmenés dans leur triomphe.
- Ah… les pays dont tu parles c’est ça que je voudrais que ta musique à toi aide à basculer. C’est pourtant simple, je l’ai vu de mes yeux: deux erreurs fondent les puissances cyniques dans leurs murs d’arrogance.
- Oui ?
- Que l’innocence est un crime. Que l’honnêteté est un mensonge. Le type qui a monté le magasin où elle essayait la robe bleue tout à l’heure, c’est un drôle de génie, Rodrigue qui connaît les boutiques du monde entier, pas les galeries commerciales et leur stock de mise en clonage des corps obéissants, mais un de ces créateurs qu’on peut voir surgir n’importe où et que repèrent les vraies penseuses.
Il a semé autant de boutiques que de banlieues des grandes cités. - Ce qui se passe n’est pas ce qui est mort et la mode est le mode fulgurant de l’instant qui passe, jouir de la mode du penser c’est essentiel, bien plus que d’apprendre les encyclopédies de ce qui permet de faire marcher les téléphones portables ou l’Histoire. Ce qui se passe est ce qui est vivant de toute son existence et c’est un des modes de la mode, parfois.
Aude songe aux regards de violence qui jaillissent du regard tyrannique et dangereux des mâles quand ils se veulent indésirables et croient au pouvoir voyeur de leur infantilisme — ils voient nos jambes, bavent comme des chiens qui ont aperçu du gigot. Les violeurs qui parlent des femmes comme s’ils en étaient connaisseurs. Qui vont plaider leur viol au nom de la laideur qui est la leur, dont ils se disent pauvres victimes. Mais cette laideur elle est leur intention même. Nous prennent pour des armoires à lait dont on leur aurait piqué les clefs parce qu’ils sont indésirables ! Alors qu’ils sont mus par le désir même de leur propre laideur indésirable, comme si c’était la seule garantie qu’on serait le retour perpétuel de leur mère, préposées aux couches, ravies de les torcher éternellement, les torcher de ce qui les fait chiants, chieurs, immondes. Ou alors plaident que c’est l’angoisse de mort, qui les assignent à l’érection lorsqu’ils voient ce qu’ils appellent — comme aux étals du boucher- la fraîcheur. L’égoïsme … mais l’égoïsme colossal de leurs corps ! Ça ! Jamais, jamais, non, ils ne seront enceints — est- ce qu’ils y songent fut-ce qu’une seconde comme l’abominable castration qu’il y a lieu d’en ressentir?
A Naxos la nuit est tombée.
- Ça m’a coûté de vous le dire. Ça va être très dur pour vous à entendre… Votre fille a été approchée par une secte.
La nuit, pourtant, toujours aussi incroyablement belle, se présente sous sa forme de double lame avec son reflet dans la mer. L’invité porte un costume abracadabrant de concertiste: un smoking queue de pie, qui lui donne tout à fait l’air d’un croque-mort qui, après la mort de leur fils aîné, prophétiserait à ses hôtes les obsèques d’Aude. Les deux parents, les héros d’une lutte déjà gagnée contre tout le système de circulation des propagandes et des vérités, des soifs de liberté et des envies de pouvoir, ont leurs yeux arrondis soudain comme des phares que remplirait la lune inquiète et son reflet dans les vagues. - Des gens qui exigent d’elle qu’elle se plie à leurs obsessions. Une secte dont le prix d’entrée est exorbitant, en matière de contorsions mentales à reproduire de subir afin d’y rentrer. Il est peut être trop tard pour la sauver.
La chaise de jardin a du paraître un obstacle à l’enfer: la mère en tombe presque, s’assied à terre, se recroqueville, caché sa tête dans ses bras; c’est trop. L’élégant, l’air un peu gêné, reprend : - Je sais que ça tombe mal, qu’on préférerait fêter vous et moi la restauration du culte des valeurs réelles et psychologiques de Dionysos, de Vénus, de Démeter et d’Aphrodite — mais croyez-moi, c’est pas le moment pour vous d’aller interroger l’oracle à Delphes. Reprendre l’avion pour sauver votre fille de la secte c’est votre devoir.
La mère relève la tête, interroge son mari du regard: quelque chose, dans le ton de leur ami, lui semble comme un bémol, quelque chose qui permettrait un commencement d’interrogation quant à ce dont il parle. - Dis-nous plus !, demande la mère (qui se prépare déjà à appeler le nouvel employeur de sa fille, le grand couturier qu’elle adore) pendant que son mari s’est éloigné avec une grimace de douleur et marche en rond en contrebas de la terrasse, sur une petite aire cimentée entre les rochers. Elle ne voit pas qu’il est déjà en train de parler avec le couturier, et que ce qu’il entend lui a rendu son sourire.
- La bien-pensance, ma chère ! Au moment où ceux de la génération de votre fille ne se souviennent plus de comment les bien-pensants nous ont pourri la vie. Nous pourrissaient la liberté de pensée, oui, les bien-pensants, au moment — et maintenant nos enfants, comme les bien-pensants se sont tellement effacés du monde — uniquement grâce à votre révolution — au moment où ces rats se sont enfin effacés en même temps que l’insupportable et triomphale soumission qu’ils affichaient, et qui nous a tellement soumis nous aussi, aux codes de ceux dont ils faisaient leurs maîtres, ah, malheur ! nos enfants ne savent pas qu’ils ont été le contraire d’un gag… et ils ne comprennent absolument pas qu’on se bat pour la beauté d’édifices sacrés où ces blaireaux n’allaient que pour être comme-il-faut, leurs sublimes lieux de prières, et paf! Boum ! Voilà vos enfants qui nous ressuscitent une bien-pensance façon Brooklyn, façon branché, queer etcetera. «Pendant qu’il déverse cet interminable flot de considérations sans intérêt, le père s’est penché à l’oreille de sa femme et lui a transmis son sourire. La mère d’Aude, comme rajeunie, magnifique dans sa robe de coton bleu, lui lance :
- Ah tu nous avais fait peur ! C’est seulement ça que tu appelles une secte? Et puis quoi? Elle a le droit !
L’invité se relève, bat encore une fois des bras sur ses flancs gainés d’élégance surannée, et son air déterminé, sa large mâchoire, sa stature d’athlète et de lutteur rappelle à la mère d’Aude leur ancienne relation amoureuse. - A Paris vous savez, ça m’inquiète. Je suis passé par Naxos que pour vous le dire. A Bobigny, Aude voir revenir son patron et il lui parle depuis la petite tribune de bois qui surplombe l’espace de vente dédié aux foulards: elle lui crie :
- Moque -toi des chansons ! Je suis pas prête à oublier comment les parents ont foutu le feu à la planète entière avec un air d’accordéon et leur chanson „fromage ou dessert “ !!!
- Y a combien de gens qui sont prêts à mourir pour cette chanson d’amour maintenant? T’avais quel âge quand ils l’ont composée ?
- Je crois que c’est la première chanson que j’aie sue. Ça m’impressionnait: les adultes pleuraient lorsqu’ils entendaient que je la savais par cœur jusqu’à la dernière strophe, quand la Nature revient.
- Donc j’avais dix ans ! J’étais place rouge à Moscou avec mon père adoptif qui était conseiller culturel là-bas. J’entends encore les foules hurler, en français: » Ni fromage — Ni dessert ! «Et tac les mitraillettes. Et puis très vite, le conseiller culturel qui me fait remarquer que les soldats rejoignent la foule. A Naxos les trois amis sont rentrés dans la grande villa vénitienne et les croisées baroques de la salle de bal du premier étage sont ouvertes d’un large balcon sur la mer aux larges voies. Les portraits de James Joyce, de sa fille Lucia, de Céleste Albaret, de Camille Claudel et d’Alexandria Occasio-Cortez, tableaux gigantesques qui sont de la main même d’Aude, sont venus remplacer les trumeaux que des pillages locaux auraient emporté il y a plus d’un siècle déjà.
- Comme tout. L’é-co-no-mie ! Si votre fille commence à répéter les clichés de luxe que les gens de cette secte lacanienne se refilent de chef en fils… c’est pire que l’alexandrisme et ses pitres, c’est pire que le césarisme et ses gladiateurs, que l’impérialisme papal romain et ses gardes suisses…
- Calme-toi Laïos et dis-nous parce que tu m’a déjà terrorisé une fois pour rien…
- C’est… pire que l’impérialisme de toutes les légitimités qu’on s’est payées !
- Elle a rejoint un groupe armé comme notre fils?
Laïos n’avait visiblement pas songé une seule seconde à leur fils. Il se raidit; son queue de pie lui donne de plus en plus l’air d’un huissier. Il marque le coup et les regarde tous les deux, secoue la tête, puis décide de s’en foutre, ayant bu trop d’ouzo déjà : - Ça viendra ! Vous savez bien… une guerre après l’autre, elle et ses copines se retrouveront les sujettes de ces empereurs qui ne roulent que pour paradis sonnant et trébuchant de l’accumulation des fortunes que ça fait se déverser, encore maintenant malgré votre révolution, sur ceux qui doivent choisir sur les menus bon marché entre fromage et dessert.
- Mais quel est ce groupe, dis-nous, sois généreux, on meurt de curiosité !
S le sarcasme il se raidit encore plus. On dirait à présent un épouvantail fabriqué avec une momie de pharaon, ses deux yeux bleus délavés voilé par la vexation de voir ses deux hôtes sourire : - Elles sont aveuglées, pendant que les empereurs poursuivent, comme dans la parabole de Jésus, leur multiplication des pains qui fait sauter les bouchons de champagne à la bourse — et les intellectuelles qui fascinent votre fille…
- C’est qui ?
- Ce sont les suiveurs des maîtres à penser d’un Paris des années soixante dix.
- Mais qui ?
- Je n’ai pas oublié, moi, cette ville appuyée sur le triomphe gaulliste de l’après-guerre, que j’admirais tant. Paris, appuyée sur la bonne conscience retrouvée au pays des bonniches et des académies glorieuses qui décoraient les paradoxes d’intellectuels, complètement soumis sans oser se l’avouer, au paraître de la caste impériale…
- Bon. Tu voulais juste nous faire souffrir, c’est ça l’amitié? Tu continues de pas nous pardonner d’avoir eu deux enfants et tu voudrais nous punir que la seconde soit encore vivante? Si la secte qui te fait peur c’est celle des intellectuels, c’est parce que tu as la trouille d’aller t’allonger chez l’oracle à Delphes, c’est ça? Mais dis-le parce que tu nous avais mis dans tous nos états, tout à l’heure.
- Je…
- Ne recommence pas, toi, sinon on se fâche pour de bon.
Le père d’Aude surgit de derrière l’eucalyptus, son téléphone à la main. - On a parlé longuement de ce que tu appelles une secte avec le gentil copain d’Aude, tu sais le gars talentueux qui lui a trouvé un petit boulot pendant qu’elle continue de chercher un atelier. Un génie de l’é-co-no-mie, figure-toi, Laïos. Ses copines et elle ont bien le droit de se sentir plus intellectuelles que nous, non ?
- Quoi? La propre fille de ceux dont l’âme a été le ferment de la révolution planétaire ?
- Elles ont plus besoin de faire la révolution, c’est fait. Et puis quand tu injuries les intellos de l’après guerre, c’est pas un peu sur nous que tu craches? Sans eux on aurait compris quoi, de la souveraineté souterraine qui empêchait les adorants de jouir librement du monde comme il s’offre à nos émerveillements, hein ?(24/7/2020. Cher journal. La façon alanguie dont Rodrigue me parle des hommes bien plus que des femmes ! Et puis il est couturier. La plupart des couturiers…
Il n’a jamais évoqué de notre première rencontre.
Je me torture pour rien. Il ne me regarde jamais au corps.
Comme il m’a demandé cent fois d’écrire une mélodie d’ambiance de ses points de vente qui soit aussi révolutionnaire que l’hymne des parents à Apollon et à Démeter, je me dis qu’il ne me voit pas — fini !- il voit la fille de mes parents.
Je suis seule à me souvenir: c’était dans le bois en dessous du hameau. Celui qui a donné l’idée aux parents, avant ma naissance. Là où il y a les chênes rabougris qui m’emmerdent. Il ne m’avait pas vu. Il s’était arrêté pour pisser. Je pourrais me répéter ça toute ma vie. Sa queue comme une colonne. Et ses yeux qui ne me voyaient pas, dans l’ombre des buissons- ses yeux comme des vitraux ensoleillés.
Mais quand même, cher journal: est-ce qu’il ne m’a pas tout de suite parlé, quand je suis descendue du bosquet, avant qu’il se rebraguette à toute allure?
Il ne m’interroge jamais sur les images à quoi je travaille, à quoi je donne tout le temps que je ne passe pas dans sa boutique ou à la bibliothèque. Il les a vues pourtant.
C’est irrattrapable d’avoir de tels parents. Personne ne peut voir que ça de moi.
Cher journal je me suis sûrement ridiculisée tout à l’heure. Lui ai dit que j’allais quand même pas écrire la mélodie de la révolution à venir.
Il a bien vu que c’était par soumission à son charme que je m’énerve, il doit rire en ce moment, pendant que je pleure. Je le hais.
Je lui dis demain que j’ai trouvé un autre travail. Moins con.(cher journal, il y a des situations de vie où le temps de jouir se réduit comme peau de chagrin et alors il reste les autres activités, les rituelles et les laborieuses. De toutes les manières, c’est justement lui qui a dit avant-hier » l’ «être-à-l’autre „est plus une caractéristique du travail que de l’orgasme même s’il arrive quand même assez souvent que sans l'”autre“ nulle jouissance ne soit possible — mais comme, précisément, la jouissance isole les gens dans leur corps qui se rappelle à lui-même par l’accès à ses propres organes, ça isole absolument, même si l’amoureux s’avoue à ce moment avoir été possesseurs d’organes relationnels, d’organes de la sensation de l’autre, palpeurs d’autres, antennes qui nous disent plus profondément qui est l’autre peut-être, que l’écoute superficielle de ses paroles…». Je m’étais juré de noter ce qu’il avait dit. C’est fait. Et maintenant Ciao. Marre de souffrir.)Le lendemain il est venu au travail avant elle. Elle met la clef dans la serrure, elle se rend compte que c’est déjà ouvert, elle pousse la porte: il est juste derrière comme s’il avait couru pour lui ouvrir. - C’qu’y a Rodrigue? Tu vas pas te fâcher avec moi mais je suis venue juste pour te rendre les clefs et…
En réalité il ne l’a pas entendue parce qu’il parle en même temps qu’elle : - J’ai pas dormi. Te moque pas de moi s’il te plaît. S’il te plaît ! J’ai réfléchi. Je travaille avec la personne au monde dont l’aventure familiale coïncide avec le bien, le bon et, m’en veux pas, le beau — et je t’entends fredonner tout le temps, j’ai tout de suite réalisé que tu as non seulement l’oreille absolue mais que tu es sans arrêt en train d’écrire une chanson, alors…
- Quoi ? Elle le suit au premier étage de l’immense boutique de Bobigny. Dans dix minutes l’équipe des cinquante vendeuses sera là avec leur chef, et les bus des touristes chinoises débarqueront instantanément. Et Rodrigue continue de vouloir travailler aux côtés de l’équipe, sans qu’on puisse le distinguer, donc elle ne comprend pas qu’il ait mis un couvert pour un gigantesque petit déjeuner.
- Vais l’annoncer si tu le permets à toutes les clientes de ce matin et à toute l’équipe. Mais si tu ne veux pas je ne leur dis rien, juste que je suis dans un moment d’inspiration.
- Leur dire… quoi? (L’image la traverse d’un mariage princier, elle entend un cortège de calèches, elle est bousculée par l’image de gens qui viendraient du monde entier pour l’écouter aux grandes orgues d’une cathédrale, nue pour son mariage — je veux être nue pour mon mariage on ne m’a jamais fait de plus belle robe)
- On va tout te préparer pour que tu puisses écrire la chanson d’après. Elle sera diffusée dans tous mes magasins. Et on verra quel impact elle aura sur les tyranniques maîtres de celles de mes clientes qui habitent encore, malgré la révolution de tes parents, dans des dictatures. Les clientes les entendront en essayant mes robes que je ne concevrai plus qu’en laissant ta musique dicter mes gestes. Uniquement si tu ne vis pas ça comme un caprice de ma part. Uniquement si, en m’entendant parler, tu te dis que tu as la même idée en tête.
- De rester ensemble toujours ?
- Mais non ! Je ne fais pas ça pour ça ! Tu es pour moi l’incarnation invraisemblable du bien, du beau, du bon, du vrai. Ça se glisse chaque fois que tu fredonnes au travail. Tu crois qu’on ne t’entend pas? On se l’est tous dit déjà. Les dictateurs qui restent encore en exercice l’entendront parce que leurs filles le leur fredonneront.
- Et la branchitude débranchera tous les affreux ?
- En attendant tu sais, tes parents m’ont téléphoné pour m’interroger sur tes amies.
- Quels amies ?
- Celles avec qui tu ne t’es jamais fâchée ! Et eux allaient se fâcher avec leur plus vieil ami, Laïos, qui est venu leur rendre visite à Naxos pour leur dire que tu étais entrée dans une secte.
- Mais non !
- Je leur ai confirmé que ne te fâchant jamais avec les esprits forts, tu avais gardé toutes celles de tes amies qui pensent et qu’en effet c’était assez difficile d’entrer dans ce genre de monde-là à moins de beaucoup lire.
- Mais qu’est ce qui a bien pu prendre à Laïos ?
- Il ne vous pardonne pas d’être aussi indifférentes à la reconnaissance de la réalité absolue qui fonde la pensée grecque antique, ce préalable à la révolution qui vient de libérer presque toute notre planète des rites impériaux… Faut le comprendre. Ça fait quand même deux mille trois cent ans qu’Alexandre le Grand a commencé à tout foutre en l’air avec son rêve d’empire…
- Mais c’est pas vrai, ça ne nous est pas du tout indifférent ! On est simplement dans l’Ennui par rapport à ce que ça va tout de suite trimballer comme traditions… Je regarde le concours d’architecture lancé par toutes les capitales libérées du monde, pour le temple de l’oracle à Delphes, et j’ai envie de bailler, ils ont déjà mis tellement de garde-fous ! Qu’est ce qu’ils savent de la réalité de l’oracle, hein? Et alors elle fout le camp, comme elle sent de la rage monter en elle, elle tourne les talons et elle fout le camp devant Rodrigue horriffié (merde elle croit que je lui propose ça pour la draguer) à l’idée que jamais, personne et bien sûr pas elle, ne pourra faire quelque chose d’aussi musicalement fou que la chanson de ses parents qui a rappelé au monde entier qu’il y avait moyen de se remettre à adorer. Cette chanson qui a fait que rien qu’en l’entendant tout le monde se mettait à la rechanter ou à la traduire dans sa langue. Cette mélodie et ces paroles qui ont permis à tout un monde humain, à tous ces parents horrifiés, de se mettre en colère contre tout impérialisme broyeur d’enfants ayant proliféré, somme-toute, depuis Alexandre le Grand (moins 333 on dirait une blague cette date) et qui a transformé les adorations humaines en prosternations devant des empereurs — c’est important pourtant les adorations humaines. Elle part en courant presque alors que les collègues arrivent et vont voir ce couvert de fête dressé pour elle, elle ralentit, elle se demande si…
- ” C’est en adorant qu’on devient tout un monde qu’on aurait cru lointain d’abord ! «, hurle Rodrigue à Aude et elle se retourne et elle le voit. A chaque fois qu’elle repense à ses parents s’interdisant d’acquérir la moindre copie de la moindre statue d’Apollon ou de Vénus ou des autres principes psychologiques grecs, ça la fait frissonner de joie. Ils lui disaient que ce serait trop triste d’oublier devant une statue toutes les autres potentialités de l’idée de la beauté d’un être ou d’une fécondité ou de toute autre sublimité. Et là c’est Rodrigue qu’elle voit (la colonne). Il est beau à mourir et s’il mourait c’est la beauté de son rire et de ses blagues qu’elle regretterait d’abord, lui qui a déjà recouvert des centaines de milliers, des millions de corps humains avec les habits qu’il rêve avant de les imaginer et de les dessiner. Il la regarde et elle entend en bas la porte arrière claquer elle commence à remonter vers lui s’il mourait elle voudrait habiter un monde de beauté un monde comme il n’y en a plus que loin des villes, un monde où on pleurerait Rodrigue à mille en trouvant que mille est un nombre immense, un lieu où on chercherait trois énormes pierres pour en faire un dolmen qu’on poserait à tout jamais sur son corps et pour mettre la pierre du dessus on chercherait pendant des mois toutes les pierres qu’on trouverait afin d’engloutir les deux énormes pierres dressées du dessous, les pieds de la table du dolmen qu’on aurait déjà mis des mois à dresser là et on n’aurait plus rien fait d’autre que de penser au deuil de l’aimé et Aude est blottie dans les bras de Rodrigue — elle l’entend murmurer la même idée parce que la veille ils s’étaient demandé tous les deux à quoi ça pouvait bien ressembler dans les champs perdus du mégalithique quand un peuple pleurait une disparue ou un disparu et se décidait à ce geste incroyable de protéger quelque chose d’ineffable, un crâne qu’on prendrait pour la coque d’un navire qui rejoindrait ces étoiles qu’on lisait comme un livre oraculaire, comme un rêve qu’on raconterait sur le divan d’un divin.
- En tous cas, Aude, c’est pas demain que les pauvres citadins urbains vont retrouver de quoi s’extasier — s’extasier putain y’a du chemin avant qu’il y en ait un seul qui ait l’idée de s’extasier a part s’extasier des corps peut-être… «
- Des corps? Oui Rodrigue on peut dire des corps alors pourquoi pas hein les salles de muscu. voilà, voilà ce qui reste de paysage…
- Ce quadrillage, le quadrillage toxique d’un rangement, puant le bonheur crétinissime des bâtisseurs, ils nous ont tous entassés — se disant: faut que j’les range, ça fait désordre… alors autant s’extasier de la persistance, dans le carreau quadrillé des salles de sport, y reste que la splendeur des corps. et puis les musées, à Central Park, les arbres pas morts entre les calligraphies bien rangées de notre disparition… «
- » Les musées tu peux compter Central Park dedans oui un arbre d’où surgit le rangement de l’humain on le regarde comme un arbre de musée du temps d’avant la destruction des splendeurs et alors faut pas s’étonner si les temples sont plus que des lieux où s’extasier de la Morale… «
- » Faut avoir le moral pour rester moral (pendant qu’il chuchote une dizaine des employées de la boutique se sont installées pour ce petit déjeuner de fête dont le couple enlacé exprime très clairement de quelle fête il est question) — faut garder le moral dans ces entassements rentables des mégapoles où l’entasseur peut aussi en plus s’extasier d’avoir entassé multiplié suffisamment de sous pour se tirer aussi loin que possible du merdier ainsi créé… mais ils sont où les paradis… «
- » Mais ils sont où les paradis Rodrigue et puis la mort d’un héros mais un héros ça serait qui qu’on pleurerait suffisamment pour se réunir à mille et tout arrêter de faire pour juste lui dresser à mains nues trois énormes pierres et il faudrait qu’on trouve que mille ce serait beaucoup va-donc ! Eh ! Mille: beaucoup? Dans des villes à vingt millions de rangés-employés-entassés loin du paysage? «Villes immenses? Une buée s’élève entre eux, comme rejointe par ce qui se passe au même moment, d’un autre côté du même monde cependant. Comme si Aude et Rodrigue, dans une bulle onirique, se penchaient pour scruter… quoi?
Une montagne et une cascade.
La montagne et, au loin, cette sorte de cabane, ou non, peut-être plutôt un amoncellement de pierres… un temple? Tellement plus ancien que tous les repères de l’écriture de l’Occident. L’autre côté du même monde cependant. Aussi, ce qui y donne le vertige est la taille de la femme, plus que les contorsions des rochers et la fragilité d’accroche des troncs d’arbres dans la pierre d’altitude. La femme est, en effet, assise sur un muret de pierres, devant l’ouverture d’un temple minuscule et si on regarde bien, un papier est sur le seuil, à terre, laissé par elle ou par quelqu’un d’autre, laissé pour elle ou pour on ne sait qui. - Elle regarde, précisément, l’immensité, prononcerait l’âme sommeilleuse d’Aude.
- Du Temps ?
- Non, elle se lève.
- J’avais cru à l’image fixe d’un paravent.
- Elle s’éloigne.
- Est-ce qu’elle quitterait ses propres montagnes ?
- Pour en retrouver d’autres, tout aussi assiégées par des villes accablantes où partout, dans de petits cubes d’architecture, l’être perd toute l’échelle du monde et de la montagne, du ciel, de l’océan, du destin ?
- Pour esquisser un destin elle a pris encre et pinceaux. A qui rendait elle visite? Dufu? Lipei? A qui rendra-t-elle visite? Les montagnes et les cascades? En dessinera d’autres. Abstraites? Plus puissantes que…
- Si elle était allé voir d’autres montagnes, une autre Montagne, sur d’autres continents, en d’autre côtés de la Terre et cependant la même terre.
- Si l’énigme des mots dessinait d’elle-même ces montagnes, notre côté du monde se mettrait-il a rajeunir ?
- Tu veux dire ?
- Ce temps qui est dans sa bouteille d’encre en attendant de faire fleuve et de nous creuser en notre dimension de montagne retrouvée? Est-ce qu’elle va venir nous aider à preciser la mode du Temps ?
- Mais observe: si elle quitte ses propres montagnes, c’est le visage grave, sans aucun sourire, en courant…
- Que dis-tu ?
- Je dis: en courant, le visage est terrorisé. Je dis aussi que, peut-être, elle sait quelle méfiance garder pour le confort des immenses villes champignons, celles assaillent la montagne de toute part. Qui nous cachent à nous mêmes nos termes, la mort, les mourants, abîmés multiples de la disparition insensible et…
- C’est de cela qu’elle s’éloigne ?
- Elle fuit en tous cas: on voit une grimace de douleur se peindre sur son visage.
- L’horreur qui se peint sur son visage: comme une peinture, une laque? Exécrait-elle quelque chose de l’entreprise immobilière qui a usiné nos pays entiers, arqueboutés contre la misère antérieure, usiné aussi nos campagnes. Parce que ça n’est pas du tout une évidence.Pour tous ceux, par exemple, qui n’avaient pas même ce Temps d’aller mesurer la Montagne, l’ermitage, crevaient de faim et paniquaient comme des chiens abandonnés: se réjouissent-ils pas au contraire de voir un colossal champs de maïs, de silos, de pylônes, d’autoroutes, de centrales nucléaires et d’éoliennes plus hautes que des cathédrales, s’ordonner comme un camp en place des bocages qui nous réjouissaient de leur fraîcheur ?En réalité paraventesque, on voit souvent cette image convenue, la montagne reculée, l’ermitage, l’humain plonge dans cette immensité du monde disparu. Elle, cette femme, les a frôlés. Aude et Rodrigue en parlent, sans savoir si quelqu’un est en route, le visage apeuré, vers leur propre monde.- «Regarde j’imagine la colline où, en perspective du soleil, mille humains vraiment endeuillés de quelqu’un qu’ils aiment vraiment de tout leur trognon, imagine-les, ceux d’entre nous qui regretteraient une personne aimée, cherchant trois menhirs énormes…
- Et comme ce fut fait, quoi, Aude, comme ce fut !
- Et puis les sortir de terre et les rouler sur les rondins et bloquant tout ça avec des milliers de pierrailles pour rouler par dessus comme une table le troisième menhir et ça leur prend des centaines de journées
- Formidable, Aude. J’imagine ces gens et ces où ils ces gens incroyables ne sont plus occupés que par l’adoration d’un qu’ils aimaient…
- Mes parents ils aimaient chanter la vieille chanson du «temps des cerises «ça leur rappelait le temps de leurs propres grands-parents quand les cerisiers étaient de ce paradis qui n’arrivait que de temps en temps lorsque la vie du perpétuel combat cessait un peu d’être le cauchemar du labeur infini des travaux agricoles sous un soleil épuisant — et qu’on pouvait marcher un peu sous les cerises, un paradis paysan.
- Ah, Aude, si les gamines de Shangaï pouvaient le retrouver ce paradis paysan des aïeux.
- Mais moi je pense que ce qui fait le succès de la chanson des parents c’est quand on comprend que dans l’expression «fromage et dessert «le fromage c’est de mettre la folie en tête aux femmes et le dessert c’est de mettre le soleil au cœur des amoureux. «Le gris du ciel fabrique un gris des vagues, fait ressortir le gris des champs pelés par la chaleur torride — peut-être de la pluie miraculeuse viendrait, et dans dix mille ans la Grèce serait verte les étés.
- Eh tu as l’air joyeux ce matin Laïos.
- Je me sens moins vieux, votre fille m’a appelé ce matin très tôt elle sait que comme elle je suis un réveil matin. Pour me dire de ne plus m’inquiéter d’une secte … Vous lui avez…
- Mais non ! … Enfin pas à elle, à Rodrigue son patron…
- En tous cas elle m’a dit de bien dormir, elle m’a juré son immense considération pour la fin des religions impérialistes qu’a accompagné l’hymne de son papa et de sa maman.
- C’est plus juste que de prétendre que notre chansonnette aurait été le catalyseur de la colère des mères en deuil. Accompagner, c’est juste ça. On s’est contenté de mettre en parole l’air du temps et donc notre deuil à nous. Qu’est ce que tu veux, Laïos, j’en avais plein le cœur de cet air-là.
- Je sais bien. Mais… quand même ! Quand même une chanson d’amour !
- L’air et les paroles du «Temps des cerises «ça a dû être pareil. La cerise: une tache de sang ?
- C’est pas exactement ça que vous avez rappelé à la planète entière !
- Quoi ?
- Les cerises. Un paradis paysan. Un chemin libre où la fille d’Ipanema a le devoir d’être folle et les bouc le devoir de la générosité. Au passage vous avez déchiré toutes les pensées des habitants des métropoles chinoises en leur rappelant qu’ils avaient le droit de rêver d’une rivière où se baigner. Et vous avez dessiné comme un rideau d’opéra pour le monde entier — qui plein d’espoir, a fait lever ce rideau tellement magnifique parce qu’il ne disait pas la beauté trompeuse des chorégraphes de la mort mais…
- Mais l’absolu du parfait. En tous les cas, Rodrigue, c’est pas demain que les pauvres citadins urbains vont retrouver de quoi s’extasier. Je t’entends sans cesse redire ce que tu disais hier.
- Ça ! S’extasier putain y a du chemin avant qu’il y en ait un seul qui ait l’idée de s’extasier à part de s’extasier devant la beauté des corps musclés dans les villes.
- Ah oui, Rodrigue, on peut dire alors pourquoi pas les salles de muscu. voilà voilà ce qui reste de paysage dans ce quadrillage…
- Ce quadrillage puant d’un rangement puant.
- Le bonheur crétinissime de celui qui les a tous entassés en se disant faut que je les range ça fait désordre…
- Alors à la place du temps des cerises et des oasis, nous restent les salles de sport…
- Ben oui, la splendeur des corps…
- Et puis tout au plus les musées à Central Park pour tourner le dos à la laideur de l’entassement.
- Ça tu peux même compter Central Park parmi les musées. Arbres du souvenir.
- Un arbre, cent arbres, d’où surgit le panorama du rangement des humains derrière la lisière de Cental Park !
- Mais alors faut pas s’étonner si les temples sont plus que des lieux où s’extasier de la Morale, faut avoir le moral pour rester moral dans ces entassements rentables, non ?
- Entassement d’où seuls, ma chère Aude, les jolis culs font signe de s’évader…
- Ah bon ?
- Mais alors, si on en est réduit à prendre les femmes pour des placards à lait, on peut aussitomber encore plus bas et être celui qui s’extasie d’avoir entassé multiplié suffisamment de sous pour se barrer loin.
- Oui mais ils sont où les paradis restants ils sont où ?
- Etpuis la mort d’un héros, ça on pourrait s’extasier.
- Mais un héros, Rodrigue, ça serait qui qu’on pleurerait assez pour qu’on soye mille à s’réunir et y faudrait qu’on trouve que mille ça serait beaucoup …
- Va donc, eh ! Mille? Dans des villes à vingt millions d’habitants ça s’appelle une brochette d’employés entassés.
- Regarde imagine une colline où, en perspective du soleil, ils auraient tant pleuré l’une ou l’autre d’entre eux, imagine-les cherchant trois pierres énormes, roulant un dolmen pour abriter le corps du mort aimable, adoré, puis posant par dessus des dizaines de milliers de cailloux…
- Courir dans tous les sens pour des pierres !
- Après ta mort, Rodrigue ?
- Ou sous ton regard impérieux d’angoissée de première bourre, qui ordonnerait à des esclaves la haïssant de préparer son dolmen perso. Y a forcément toujours des dossiers… S’il y a un contraste entre la simplicité, la frugalité – et le luxe hors normes qu’offre aux commerçants ce que les grecs ont pu appeler Hermès, c’est à dire le voyage — c’est le contraste entre les maisons humbles et heureuses de la cité de Naxos (je ne parle pas ce ces choses bâties après 1800 et que nul n’oserait plus appeler des demeures) et la formidable villa vénitienne, là-bas, dont aucun pêcheur grec de Naxos n’a certainement jamais soupconné quel crime ogresque s’y trame.
Car comment si, marin je mets ma vie au péril de la mer chaque jour pour trois queues de langouste et un poulpe, soupçonnerais-je ces commerçants qui envahirent, des siècles après nous les grecs, le négoce méditerranéen, comment les soupçonnerais-je d’avoir dans leur villa une salle de bal?
Et comment pourrais-je me représenter l’outrance des jouissances qu’ils en tirèrent au son bondissant d’orchestres pourtant si douteux. Puisqu’au moins une fois un de leurs violonistes aura été le plus que douteux Casanova, dont les crimes prolifèrent sous sa propre plume d’animal sexuel endurci et plus hideux qu’aucun poulpe ou qu’aucune langouste sera jamais — et surtout, crimes ou innocences, ce qui reviendrait à l’esprit de n’importe quel pécheur grec parcourant les lignes des mémoires de Casanova (après ou avant d’avoir découvert la salle de bal vénitienne), les vrais crimes que Casanova y décrit ne sont pas ses frasques, mais ceux rendus nécessaires par le commerce vénitien, par le commerce et par Hermès, donc, oui le prince des voyageurs vénitiens, Casanova entendit forcément depuis son cachot quelles tortures le Doge savait devoir infliger pour faire respecter son commerce, oui depuis les cachots du palais des doges où il fut enfermé, les cris de l’étage du dessous. Et d’où il entendit hurler les corps fracassés et jetés comme jamais ne hurlèrent les poissons ou les homards jetés contre la pierre au retour de la pêche?
Ah oui il en faut des salles de bal pour oublier le cri des tortures qu’inflige le savoir du commerce, au doigt magique selon Adam Smith, et l’immense mélancolie que ça déclencherait au cœur du rural, attaché à d’autres principes qu’à ceux d’Hermès… et des musiques bien gaies il en faudrait pour réchauffer le cœur du pêcheur grec au moment de voir la salle de bal dont d’ailleurs c’est un de ses arrières grand-oncle qui avait démonté et transformé en clapiers la totalité des peintures sur bois. Hermès: un crime abominable.
La preuve que la télépathie existe? : ils en auraient rêvé, chacun a sa manière, la nuit avant.
Évidemment on peut aussi se dire que l’oracle qu’ils ont consulté à Delphes, a pu arranger leurs rêves à sa sauce. Mais moi je m’en fous, ça ne m’intéresse pas, la télépathie, ça marche moins bien que le téléphone.
Je n’en ai eu que deux fois l’intuition très forte, et par deux fois dans des situations qui ne m’apparaissaient pas très importantes pour moi.
- J’ai rêvé que tout le village se préparait à nous accompagner à Manhattan comme si c’était le vieux monastère au dessus dans la montagne. Aghios Tryphonos.
- Et le matin, quand on s’est réveillés, ils étaient tous en train de chanter «fromage et dessert «devant la terrasse de la villa exactement comme cela s’était produit à Brooklyn.
- Ils avaient même ramené la panthère de l’original milliardaire qui fait quelquefois escale au port — pour faire procession.
- Ce qui m’a beaucoup plu c’est que les jeunes garçons soient à poil et les filles vêtues.
- Quelqu’un a dû les prévenir que je ne m’en remettrais pas vu l’abstinence que tu m’imposes depuis…
- Vieux cochon.
- C’est le graal du marri. Le coupage du membre est un adieu, pas forcément sacrificiel, tu sais. Dans de très nombreux cas l’attitude fidèle du mari pour une épouse phobique vis à vis de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un membre viril, relève quand même du sacrifice de son «membre «à l’autel de celle qui fut un jour «lamaman «du marri…
- Et tu as bien raison de préférer pas de rapport au bordel, pas de rapport sexuel plutôt que le mensonge putassier. Ce que j’aime en nous, c’est notre rapport à la vérité.
- Mais du coup ton mensonge d’épouse phobique, jouissant précisément d’éviter toute ta vie toute métaphore de la pénétration, insectes, grenouilles, phallus, tu revendiques au contraire que cet objet doive à toute force être salissant sans jamais te demander si ma queue ne serait pas la propreté en soi…
- Écoute reconnais que ça a permis entre nous au moi d’une chose, l’irruption du vrai.
- Tu aurais de bonnes dispositions vers moi. Tu serais prête enfin à honorer Apollon en moi.
- Mais tu sais très bien que tu ne m’as aimée qu’à m’avoir pressentie telle: phobique.
- C’est vrai. Des goulues, combien en ai-je approchée dont le goût pour les autres hommes me fit les désaimer ?
- Tout le monde doit nous attendre, à Delphes ! Tu ne vas quand même pas faire ce que tu m’as dit ?
- Il a dû en entendre d’autres, l’oracle.
- Lui dire qu’on ne baise plus jamais ?
- Lui dire que je t’attends depuis tout ce temps. J’attends, pour le dire en grec, que tu soies disposée à m’aimer tout en étant disposée à me dispenser tes faveurs c’est à dire, phileisthai
- Mais ça n’a ni queue ni tête puisque tu as dit toi-même que si je n’avais pas été phobique tu ne serais même pas tombé amoureux de moi.
- L’oracle doit nous aider à sortir de ce merdier, sinon je vais mourir précocement. Et en plus tu l’ignores mais les sites internet du soulagement manuel des marris contiennent des messages politiques subliminaux gravissimes pour notre avenir à tous deux !
- Arrête. Tu veux un œuf à la coque ce matin ?
- J’attends, pour le dire en grec, que tu soies à la fois phileistai à mon égard, disposée à m’aimer, mais en même temps kaizesthai, disposée à me dispenser tes faveurs… et toi, tu veux un œuf ?
- Si tu te soumettais à Apollon je trouverais forcément à nouveau de l’enthousiasme vers ton corps: allons à Delphes le plus vite possible, sinon tout ça va se terminer de façon dégueulasse.-Je reviens de Bobigny. J’ai vu Rodrigue et Aude.
- Tu as chanté en scène, je croyais que tes œuvres vidéastiques étaient purement réservées à une diffusion virtuelle? Ils étaient dans le public, mais c’est pas possible je les ai toute la journée sous les yeux ils n’arrêtent pas une seconde de travailler.
- Non je reviens de ton magasin …
- Rodrigue t’a vendu une fringue lui-même ?
- Oui. Mais surtout j’ai parlé avec lui. On s’est connu à l’époque de son arrivée il y a deux mois. Je comprends tellement ce qui lui est arrivé avec Aude. Il n’avait aucune chance d’éviter la stupeur, en croisant la fille de ceux à qui il attribue la révolution qui a fait passer, en son absence son pays natal de la toute-puissance du crime organisé, à un état géré par un consistoire de mères, pour un grand nombre d’entre elles issues des rangs de cette prostitution et pour qui il avait été faire son plus incroyable magasin …
- Oui, il m’a dit, et aux autres vendeuses… Vendu à sept ans. Qui aurait pu imaginer qu’il avait appris à lire tout seul et que tout seul il se préparait à devenir l’Einstein de la mode. Il paraît qu’i, a appris à lire tout seul dans un livre de James Joyce qui s’appelle Finnegans’ Wake.
- J’en crois pas un mot, c’était Ulysses ou Dubliners. J’aime sa formule, «Vendu, vidé, vissé. «
- Mon grand père c’était un communiste il me dit qu’à ça a été pareil ici avec les vieux nazis quand ça a été la fin du régime des crimes hyper organisés par Hitler, ils voulaient absolument pas y croire, à la moindre innocence ils étaient soupçonneux, ils devaient absolument se raconter qu’en face il ne pouvait y avoir que d’autres criminels. Quand effectivement le camp d’en face a commis ses premiers crimes, par exemple Hiroshima, on devrait dire… quelle serait la formule? -… que ça leur a rendu l’immoral.
- Lui, Rodrigue, qui n’a jamais cru au crime, qui a été sauvé par la générosité des putains, comme il dit.
- Mais alors c’est l’amour fou, l’amour passionné, ou bien juste des amours passionnantes ?
- Moi j’ai entendu parler que d’un vertige de travail. Elle met au point une atmosphère musicale qui devrait, disent-ils tous les deux, avoir des effets inattendus.
- Le «remake «des parents d’Aude? Sauf que tout est déjà dit, avec la révolution de fromage et dessert, ou bien ?
- C’est évidemment un pieux mensonge. Tout n’est jamais dit. Quelque soit le mode de circulation des pouvoirs, les courtisans rivalisent d’adresse pour transformer n’importe quel idéalisme en chacun pour sa gueule. Tu imagines que …
- Sur le plan de la création …
- Sur le plan de ce que je tente de créer avec mon art virtuel, ça n’a pas d’importance pour moi de savoir si le paysage planétaire des océans et des forêts est respecté ou non, ce qui compte pour moi c’est la qualité humaine et donc plus il y de monde dans le bric à Brac, plus y a d’habitants, quoi, plus je sais pouvoir croiser ce trésor. Les gens, les gens, les gens. L’idée de faire retour aux divinités bucoliques, de protéger chaque source et adorer chaque arbre, ça me fait un peu craindre qu’on nous apprenne bientôt qu’on doit plus faire d’enfants, ça donnerait le pouvoir comme toujours, comme avant, à des administrations structurellement extrémistes pire que tout ce qu’on a déjà vu qui est pourtant pas mal.
- Et tu dis qu’Aude et Rodrigue…
- J’ai traversé votre magasin pendant les premiers essais de mise en bain sonore, j’ai été remué au plus profond de moi. C’est de l’hypnose leur machin. Il paraît qu’elle médite les, paroles d’une chanson qui raccommoderait rien de moins que la sexualité et la générosité. Ça, ça m’intéresse… ça, ça pourrait éclairer un peu tout le toutim…
-Et tu leur a proposé de les aider avec ton travail d’images informatiques ? - Oh moi tout ce que je fais j’ai l’impression que c’est pour retrouver la paix et m’enfermer dans mon coin. Eux, ils vont vers un public immense. Moi je prends mon pied avec des choses qui assomment tout le monde.
- Moi j’aime bien ce que tu…
- Tu as rien vu depuis deux ans. Mais leur mise en bouche musicale au magasin m’a surexcité. C’est comme s’ils imaginaient un escalier, une élévation possible, au milieu du ramassis de toutes les plus grandes villes, même, un escalier paradisiaque dont tout le monde pourrait s’emparer, pas seulement en achetant des fringues chez eux, bien évidemment, mais en fredonnant… Et puis il y l’accordéoniste fou.
- Ah putain, au début j’ai cru que Rodrigue allait être jaloux. L’accordéoniste il travaille jour et nuit avec Aude. Mais en réalité c’est pas du tout le genre jaloux, Rodrigue. Je l’ai entendu dire à l’accordéoniste et à Aude,´pendant qu’ils travaillaient et que lui il bossait à la vente, avec nous: «les catastrophes et les chansons ne font pas l’histoire, mais elles la démasquent. «
- C’est ça qu’il a dit ?
- Il m’a aussi fait une confidence mais je ne m’en rappelle pas bien la-phrase était trop longue.
- J’espère qu’il a noté ça quelque part. Quelle confidence ?
- Qu’il n’osait pas dire à Aude, par peur qu’elle le pense simplement gaga des thèses de ses deux parents sur le retour au culte grec des nymphes, qu’en l’approchant, il songe à la cascade de Murel. Aude, je peux te lire ce que j’ai écrit quand je t’ai rencontrée, ou tu es encore charrette avec ton Pierre et son accordéon ?
- Vas y, lis !
- Le réseau hydrographique près d’Espargilieres permet donc mon adoration. Un jour de sécheresse, il laisse sortir un véritable fleuve, comme tout préparé, d’une anfractuosité rocheuse au bas des gorges. Et ce fleuve d’eau de source dévale juste ensuite un à-pic de vingt ou trente mètres, se transforme une cascade. Et enfin cette cascade, comme elle est là depuis plus de mille ans, comme elle a creusé par sa chute un bassin de trente mètres de cercle, mon corps a moi peut y passer, non seulement de la naïveté d’avoir trouvé qu’il faisait trop chaud à l’étonnement de retrouver une fraîcheur, mais, oh !
- Quoi ?
- Que mon corps devienne un capteur du courant invraisemblable contre lequel il lutte spontanément parce qu’il veut rejoindre la pluie de la cascade, le long du rocher. Et alors, comme l’ultime révélation des lentes, incroyablement, astronomiquement lentes constitutions des réseaux d’eaux souterraines — un violent courant d’air — mais un vent puissant, quoi — vient, en plus du courant de l’eau contre quoi je lutte, freiner et fouetter mon visage d’homme devenu nageur et espérant quelque féminité …
- Quoi !
- Espérant quelque féminité de ces eaux à la pureté de source, ces eaux juste sorties par milliers de litres là-haut, aussi cristallines que si la terre avait voulu leur rendre à leur pureté de nuage par ses noires méditations. C’est comme cela que je te vois. Depuis l’horreur de mes mille vies.
-On est devenus incontinents.
C’est dans l’entrepôt à Bobigny. Rodrigue vient de dire ça, alors qu’il est devant ses planches à dessin. Pierre et Aude sont en train d’écrire les paroles d’une chanson, à quinze mètres de lui.
- Comment, incontinents ?
- L’humanité, gâteuse, se chie dessus et arrive plus à arrêter.
- Tu dis ça …
- Je croyais que j’avais vu le pire à Benin City. Mais non, le pire c’est mon père adoptif qui a fini par me le faire voir.
- En Allemagne ?
- Dans les champs de blé moissonnés maintenant, depuis l’Auvergne jusqu’au Mecklenburg, un pointillé de gros ballots en plastique noir.
- Quoi ?
- Ils emballent le blé moissoné dans des résidus de pétrole.
- Le blé ?
- Les beaux blés dorés. Et comment l’humanité en est venue à se chier dessus ?
- Tu veux dire…
- Vos vieilles granges, les vieilles granges de l’humanité … C’en est venu au point de laisser pourrir la complexe et antique architecture de charpente et de lauzes des granges les plus sublimes et…
- A quoi bon se casser le cul à dessiner de nouvelles robes, c’est ça ?
- A quoi bon ! Et pour ce résultat atroce d’une faillite absolue.
- Laquelle ?
- Mettre les moissons dans des sacs en plastique — c’est nos cadavres, d’ailleurs, si on s’approche de ces ballots: ils puent.
- Mais quoi ?
- On se fait caca avec tous les résidus de notre humanité, on emballe les beaux blés dans des boudins de plastique qui pointillent le paysage, avant d’aller étouffer des poissons qui vont en avaler les restes, dans ce qui n’est plus le grand large.
- Et un truc rigolo à raconter, t’as pas? Alors les yeux de Rodrigue s’agrandissent soudain. Un chat fixant la nuit. Pierre s’est assis par terre, et il ponctue depuis un moment les tirades les plus dramatiques avec un petit phrasé de son accordéon.
- Pire. La dernière insurrection qui soit venue au monde, la dernière douceur institutionnelle qu’ait ouvert l’humanité avant de s’effondrer dans cette laideur agonique, elle est venue d’un soldat impitoyable, d’un aristocrate méprisant, d’un religieux sans mysticisme aucun, d’un croyant par conformisme, d’un nationaliste allemand, et chez qui la seule forme de respect qu’on aurait pu trouver n’aura été qu’une admiration sans borne pour la bravoure au combat des petits soldats que ses stratégies envoyaient aux combats…
- Aha. Tu vas me faire le sketch sur Bismarck.
Aude se met à marcher en cercle, mais sans lâcher du regard le grand Rodrigue. - Bismarck, tu me l’as dit et c’est invraisemblable, Bismarck est pour toi avant tout l’inventeur de la sécurité sociale allemande par la pitié qu’il aurait ressenti pour les soldats de l’armée française ennemie, ceux qu’il avait vaincus en 1870, et dont il a observé en direct, parce qu’il encerclait Paris au moment de leur révolte, comment leurs élites leur ont fait dessus à coup de mitraille, alors qu’ils proclamaient la Commune. C’est ça, j’ai juste ?
- C’est horrible. Tu veux dire qu’à mon âge je suis déjà gâteux et que ça …
- Oui tu me l’as déjà dit et c’est tellement extraordinaire que je voudrais être sûr d’avoir bien retenu ton hypothèse, surréaliste. Et tu m’as dit également que ce serait quelques années après avoir vu les soldats qui ont déclenché l’insurrection de la Commune à Paris, que Bismarck le despote militaire de la Prusse militaire, Bismarck et pas Karl Marx, donc, ni Bouddha ni Jésus, a proposé un généreux système de sécurité sociale aux berlinois. D’accord, tu m’as dit que c’était avec une idée stratégique derrière la tête, pour couper l’herbe sous les pieds de l’opposition socialiste.
- Alors…
- Alors qu’est ce que tu veux que j’en aie à foutre de la révolution grecque-antique anti-impérialiste de mes parents? Elle a déjà eu lieu et c’est Bismarck qui l’a faite pour son nouvel empereur. Sauver l’accès à la santé des plus pauvres, c’est la justice absolue… c’est le… Retour à l’adoration d’Athéna la justice ! Oui, très bien mais quoi… Tu peux pas savoir ce que ça m’a fait, l’autre jour, quand tu m’as décrit ta stupéfaction lorsqu’en débarquant de Benin-City tu as croisé la team très nigériane de handy basket avec tes compatriotes dedans, si souriants et si puissants, ceux-là même que tu avais connus en train de souffrir mille maux sous le pont de Lagos.
- Et qui devaient, au fond, leurs grandeurs retrouvées à Bismarck. Voilà, Aude, ta chanson serait «Sous le pont de Lagos, on y danse pas on y danse pas «.
- Et tu verrais quoi alors, comme thème à la révolution d’après Bismarck dont Pierre et moi on vient de s’imaginer trouver les paroles, juste pour voir si on est toujours en phase avec tes rêves, Rodrigue ?
- Faut que je te parle des irlandais.
- Des irlandais ?
- Quand j’ai cherché ou installer mon magasin, là-bas, je me suis retrouvé derrière un parc qui s’appelait…
- Banlieue de Dublin? On est installés derrière Phœnix Park à Dublin et…
- A mes yeux la prochaine révolution du monde, après celle de cette dignité que Bismarck veut dire de ses subalternes, la dignité qu’il souhaite leur rendre en leur permettant d’être soignés — la révolution d’après aurait quelque chose à voir avec ce qui fait briller la vie antérieure de naufragés comme moi dans ma mémoire… Tu sais quand ma mère s’est enfuie et que…
- Que tu l’as vue se noyer au moment où les espagnols vous ont secouru en Atlantique… mais quel rapport avec les irlandais, Rodrigue ?
- Tu as lu James Joyce, ma bien-aimée ?
- Comme Marylin Monroë, j’ai lu Ulysses… tu parles de ce naufragé célèbre-là ?
- Oui ! J’ai découvert, pendant que je traînais derrière Phœnix Park, pendant que je bavardais un peu avec tout le monde des irlandais dans les rues, j’ai découvert leur dignité, aux irlandais. Elle est exactement celle que décrit, avant même qu’ils se soient libérés de leurs occupants anglais, James Joyce, dans son souvenir archi précis.
- James Joyce l’observant.
- James Joyce le remémorant.
- C’est drôle, on dit aussi observant pour les fidèles d’une religion qui en observent scrupuleusement les rites.
- Et l’étymologie de «scrupule «, Aude…
- C’est «caillou dans la chaussure «
- Observants comme James Joyce. Je t’ai dit…
- Le livre que tu as piqué chez le consul de France à Athènes quand tu avais huit ans.
- Mais aussi, moi, je m’étais barré de chez moi, encore beaucoup plus tôt que Joyce.
- Mais toi tu ne sais plus quelles adresses tu as eues, avant, quand tu étais avec les tiens.
- Juste sous le pont de Lagos…
- Mais tu es toi-même comme l’impression mnésique de chaque douleur où les bourreaux ont mené tes parents, et puis toi…
- Ah putain… Que l’infinie solidarité des irlandais nous transcende tous ! !! Slaìnte !!!Pierre l’accordéoniste éclate de rire, il se remet debout, assure son instrument, swingue une rumba et tout le monde danse.- La surprise qu’auraient les habitants de la deuxième ville la plus importante d’Irlande si en se réveillant, au lieu de voir depuis leurs clochers de Shandon les cent vingt six mille habitants de Cork, c’était remplacé en une nuit en Dongquen, Shenzhen, Guangdon, Beijin ou Shangaï. Quatorze millions d’habitants d’un coup. Dix sept mille kilomètres carrés au lieu de cent quatre vingt dix ! La ville mangerait tout le paysage jusque Kinsale, Fermoy, Castlemartyr et Macroom.
- Et la banlieue, ma fille, la banlieue jusque Bantry.
Père et fille rient, chinois tous les deux, juste arrivés depuis hier soir à Cork et déjà en train de s’en éloigner, mais où vont ils et pourquoi ont ils quitté le paravent laqué de l’histoire des poètes chinois ? - Ils en feraient, une tête !
- Bon, c’est pas pour autant qu’on deviendrait irlandais, nous, ma fille. Ils ne savent pas de quoi on a réussi à se sauver et pourquoi il faut qu’on se batte. Ils n’en savent rien et pourtant ils ont ravagé notre pays il n’y a pas longtemps, et…
- Pas eux, papa, pas eux! Ce sont le père et la fille, oui, qui viennent en quelque sorte de quitter, de ce glisser hors de cette image au paravent qu’on retrouve dans tant de salles précieuses des musées du monde entier: fins comme des roseaux, elle souriante et lui patriarcalement maussade, ne comprenant pas quelle folie la rend si bienveillante vis à vis d’un monde aussi hostile qu’est le monde comme il le connaît, non mais sans blague, lui qui en a vu des vertes et des pas mûres. Ils n’ont pas osé prendre le volant, donc plutôt un taxi, quoi, sur la minuscule petite route de montagne où il faut rouler à gauche, tout près du fossé, et le chauffeur, comme eux un chinois :
- C’est vrai que c’est pas pour autant qu’ils deviendraient chinois, les habitants de Cork, même s’i, s accueillent toutes nos entreprises et tous nos produits et même nos antennes téléphoniques ! Par contre dans dix kilomètres vous n’aurez plus de couverture pour vos portables, alors si vous avez des messages à envoyer, faites-le tout de suite… Sur le paravent, sur un paravent mythique, imaginaire et tellement réel, tout témoigne du prestige d’un contrôle, la maîtrise du trait et de la calligraphie sont réjouissantes; le contrôle de soi est un contrôle alors pourquoi critiquerait on les contrôles?
Hors du pays, le contrôle de l’état est un contrôle qui impose que chacun continue de se contrôler. Bien entendu les micros des téléphones et des ordinateurs captent chacun de nos mots, mais n’est il pas plus courtois d’anticiper et de se dire que cette surveillance n’est rien si on a plaisir à l’anticiper d’un contrôle sur soi-même? De se tenir comme si l’empereur de Chine était assis avec nous? De tourner sa langue six fois dans sa bouche avant, de préférence, de se taire plutôt que de dire quoique ce soit qui serait une insulte au malheur plurimillénaire contre quoi c’est un devoir moral de se tenir coi? Bien entendu, tout le monde n’accède pas sereinement à cette perfection d’un contrôle sur soi, alors le développement d’une analyse ultra fine, par ce que les américains ont nommé le big data, de chacun de nos mots, permet au mieux une meilleure tenue de tout un chacun. Une sagesse panoptique n’est pas chose forcément négative. Se savoir observé, n’est-ce pas l’idéal des religieux, sous le regard du Parfait, pourquoi ne serait ce pas un idéal du sacré social? L’existence de tout réseau panoptique du contrôle absolu de chaque mot et de chaque pensée des habitants de l’Enfer n’empêche en rien l’effectuation volontaire et préalable du contrôle sur soi-même. La fille : - Alors personne nous entend?
Le père, d’un doigt discret, lui montre le chauffeur: elle attendra pour sonder la liberté de parler sans ressentir l’étiquette de cour de l’empire du milieu, que le chauffeur les ait déposés au bout du cap. Le père n’a que trop conscience que sa fille est trop jeune pour avoir vécu les circonstances historiques qui rendent le contrôle du propos de chaque homme une bénédiction pour l’avenir collectif.
Au bout du cap irlandais, il ignore cependant ce qu’il pourra retrouver comme prodige, libre de tout contrôle de la raison, il ne sait absolument rien de ce qui se disait ici jadis, dans la culture des confins d’Irlande. Là, entre les sommets rocheux des montagnes qui se jettent dans l’Océan et la perspective libre vert-pituite (ou vert-morve, c’est comme on veut) de la mer, c’est là d’où, dans les millénaires mégalithiques, des populations rares interrogeaient le ciel sans relâche, faisaient mémoire des amers et de l’horizon pour en déduire que les vagues et le ciel étaient probablement autant d’adorables destinations d’outre-tombe. Il ne sait pas comment se rejoignent ses interrogations au quotidien et ce qui fut gravé par d’invraisemblables astronomes au temps des menhirs, Il ignore, le père, cet enthousiasme savant et universitaire qu’à eu sa fille pour les œuvres celtiques et plus anciennes encore, pour ce que gravaient des peuples inommés: orbites célestes et trajectoires astrales, dans l’œil creux des pierres levées. Sa fille espère seulement que le patron du fisherman aura bien gardé les chambres qu’il lui a promises au téléphone.
Ça fait quelques années qu’elle attend ce lieu. Elle ignorait qu’on puisse y experimenter l’absence de contrôle satellitaire que vient de signifier le chauffeur. Mais elle se dit immédiatement que du coup, elle pourra interroger son père sur le poète de cour Po Chu Yi sans que son père craigne la nature répréhensible de telles préoccupations.
Sur le grand paravent laqué se saluent en effet les siècles et le vernis y a même apposé du millénaire, luisant de nostalgie et de filiations. Et elle se sent laquée comme un poème du, poète paresseux des cours maudites. - Ce qu’il y a de commun…, commence-t-elle.
Son père la regarde sans grande appréhension. Il attend que ce qu’elle va dire, sous le contrôle de l’oreille du chauffeur qu’elle sait recommandé par l’ambassade, soit du niveau de dissimulation d’une élégance sociale à faire pâlir d’envie les invités aux tables des sociétés européennes du XVIII° siècle. Si les aristocrates européens se polissaient, se forgeaient une science du paraître au feu critique des plus exigeants esprits de leur temps, quoique en la matière, non-Hans, ils n’auraient jamais pu imaginer le niveau de conscience politique requis un jour, quand la circulation du pouvoir opèrerait entre plus d’un milliard d’êtres humains. - Ce qu’il y a de commun, papa, quoique l’irlandais ne soit pas Han, c’est cette façon qu’ils ont aussi, lorsqu’ils s’étreignent en éprouvant du sentiment pour quelqu’un, de ressentir l’autre non pas comme un individu dont le caractère unique serait le point focal et narcissique, le sommet d’un irremplaçable charme, mais comme un fleuve, dont mille brins d’eau participent passagèrement à établir, de façon éphémère, l’éclat qui remplit leur bras d’un amour. L’amour durable, papa, et dont seule la constance atteste qu’il faut garder reconnaissance, malgré l’évanouissement rapide de ce que nous avons savouré d’une identité, malgré les modifications d’un visage, malgré les trahisons successives d’une parole, n’est-ce pas ce que vous m’avez précisément enseigné ?Pendant toute la tirade le père s’est ratatiné.
Heureusement qu’aucun algorithme ne va traiter cette tirade, puisque les micros des téléphones sont hors de portée… A moins que le chauffeur, conseillé par l’ambassade, ait tout enregistré? Sinon, c’est sûr, il ne parviendra jamais à se rappeler d’une phrase aussi emberlificotée. Mais ce chauffeur ne les a-t-il avertis de l’imminence de la fin du fonctionnement de la couverture satellitaire que pour les piéger? A tout hasard, le père lance : - Tu n’es pas devenue pacifiste en respirant l’air européen, au moins, ma fille? Sinon je te rappelle: qui veut vraiment la paix, il doit préparer la guerre. Parce qu’on ne sait jamais. Si l’analyse des propos que sa fille vient de tenir donnait prétexte en haut lieu à de pénalisantes conclusions quant à la passion de ses deux parents pour le Tao Té King…
Le chauffeur éclate de rire:
— Vous avez exactement… parfaitement vu juste, jeune dame! Embrasser un flux ! Moi, ça fait trente ans que je vis ici, mes enfants sont totalement irlandais … vous ne prenez pas ça mal, j’espère?
Il les toise un peu. Ça lui semble évidemment impossible qu’ils prennent ça bien.
Le père est rassuré. Il pourra toujours dénoncer le chauffeur.
Le chauffeur ouvre sa fenêtre, passe le bras par la portière. Et il sifflote un air.
La fille : - Vous sifflez… c’est l’air de …
Elle reprend le même air en sifflant aussi. Le taxi : - Tout le monde a cette mélodie en tête. En Chine aussi? Ou… Ah ! Je vois votre jupe.
Il se tourne vers le père : - Vous avez emmené vot’fille faire ses courses derrière Phœnix Park, m’sieur ?
- Exact. On a la même enseigne à Beijin mais je n’avais jamais eu le temps d’y accompagner ma fille. Avant-hier, à Dublin, au contraire… A ce moment surgit un énorme camion rempli à ras bord de fûts de bière irlandaise, qui les frôle au point que le chauffeur rentre précipitamment le bras.
- C’est dans c’magasin qu’vous avez entendu la chanson, c’est fou.
- Pourquoi? Ma fille avait entendu la même dans le magasin de Beijin et elle la fredonne depuis des mois…
- Cette chanson, m’sieur, elle dit ce que racontait vot’fille.
- Euh ?
- Comment étreindre les fleuves que sont les autres, mon cher compatriote.
- Comment ?
- » Et l’cul d’la crémière «, c’est pas clair le titre mais j’vais vous expliquer. Ça fait suite à la fameuse chanson interdite un peu partout chez nous, vous savez…
- » Fromage et dessert «. Personnellement j’ai trouvé totalement absurde et anti cartésien d’imaginer qu’on puisse changer la nature humaine. La naïveté et l’innocence sont à mes yeux des crimes d’aveuglement qui préparent la venue justement du crime et du mensonge.
- Aha ! Fromage et dessert, c’était sympa quand même, l’idée de renouer avec la liberté ancestrale, celle d’avant les empereurs, l’empereur jaune chez nous, comme aurait dit Chuang Tzu et, chez eux, enfin je veux dire, ici, en Occident, avec la liberté d’avant leur Alexandre le Grand.
- Mais vous savez très très bien qu’aussitôt restaurée, cette liberté des soi-disant sociétés d’avant les empires, n’a pu que devenir une sorte de nouveau nationalisme.
Le père flaire un traquenard. Il récite une leçon bien apprise de bien-pensance traditionnelle et il poursuit : - Je ne sais pas pourquoi on a fait croire aux jeunes gens que les seuls héros de l’histoire en auraient été les victimes ! C’est du masochisme ! Je ne glorifierai bien entendu jamais les bourreaux qui ont torturé ces victimes, mais est-ce que je dois me laisser immoler pour imiter ceux qui de tous temps prennent la foudre et la pluie? Est-ce ce que ça n’est pas plus pédagogique de glorifier ceux qui inventent et utilisent parapluie et paratonnerre? Cette liberté des gentils qui veulent le fromage de la jouissance et le dessert du sentiment vrai, elle me semble pure folie, cher monsieur ! Les gens de cette mouvance avaient juste peur d’être coupables, alors ils encensent les victimes mais du coup ils vont finir par les imiter alors que moi, Monsieur, je plains les victimes des fascismes et je vous recommande d’engranger…
- Je devine, papa, tu veux qu’on ouvre un magasin de parapluies? Mais la révolution de la pensée occidentale vers la compassion, tu ne vois donc pas qu’elle a ouvert la voie à un empire encore plus vaste que les précédents ! D’ailleurs c’est ça la vraie catastrophe ! Les milliards…
- La catastrophe que les français appellent la pensée bohème des bourgeois, Monsieur…
- Et c’est cet inconvénient-là, papa, qui se dissout quand j’entends le message du mouvement qui t’a fait fredonner toi-même » Et l’cul d’la crémière » !
- Quoi? J’ai fredonné …
- Absolument et tu sais quoi, c’est comme de se rappeler que tout valse…
- Comment? Une valse ?
- Mais oui papa ! Quand ça a commencé avec leur première révolte, a New York, les mères de famille révoltées disaient que «vouloir le fromage «c’était souhaiter que les filles aient la folie en tête, et puis «vouloir aussi le dessert «, c’était demander que les amoureux aient du soleil au cœur… Qu’y ait plus d’enrôlement par les idéologies du massacre de masse et…
- Mais vous voyez monsieur, ce qui surgit maintenant mine de rien, cette mode du couturier nigérian, là, celle qui vous fait fredonner «et l’cul d’la crémière «, parce que je vous jure que je vous ai entendu le chanter…
- Moi ?
- Et ben c’est parce que vous vous rendez bien compte qu’les gens y veulent aussi le beurre, c’t’à dire l’air frais des bonnes choses, l’argent du beurre, c’t’à dire tous avoir le sentiment de souveraineté qu’y a tant manqué ici aux irlandais…
- Mais pourquoi ?
- Ah m’sieur, leur histoire, ici, c’qui les rend tellement solidaires, tous ces siècles pendant quoi les soldats anglais leur dansaient sur la tête, exactement comme ils nous ont dansé sur la tête, mais chez nous ça a duré infiniment moins longtemps et…
- Oui mais pourquoi cette vulgarité ?
- Ah ! Ha ! Ha! Ha ! Oui, l’cul d’la crémière, c’t’à dire pas oublier l’principe de plaisir, quoi et plus accepter de se laisser torturer par le sadisme érigé en… C’est à ce moment là qu’avec un peu d’inquiétude quand même le père voit sa fille tendre vers lui une calligraphie. Il reconnaît un texte, non pas de l’effronté paresseux Po Chu Yi mais bien pire et encore tellement plus ancien, un texte, précisément de Chuang Tzu, où il prétend que l’homme peut se maintenir «un «au moyen de l’ivresse. Il ferme les yeux. Il se dit que c’est un cauchemar. Que sa fille est en train de trahir tous les vrais idéaux pacifiques qui l’animent. Il commence à se réciter le proverbe latin que lui enseignait Jeng, «si vis pacem, para bellum. «Un second camion de livraison de bière irlandaise les croise alors de nouveau, avec une force telle que le taxi verse au ravin de gauche, au moment où le père lit, sur la calligraphie splendide de sa fille :
- » Quand l’ivrogne tombe d’un carrosse, même si le carrosse fonçait, il ne se tue pas. Il a pourtant mêmes os et mêmes membres que tout le monde mais s’il n’est pas meurtri c’est que son esprit est unifié – il ne savait ni qu’il roulait ni qu’il tombe. Ni vie ni mort, peur voire effroi ne l’ont envahi, et il va au choc des obstacles sans la peur d’être transpercé. «Le camion est loin déjà, dont le chauffeur ne s’est pas aperçu du désastre qu’il engendrait, la route minuscule semble pouvoir rester déserte des heures après le passage des camions de bière, et quant à la voiture, elle est profondément enfoncée dans le fossé.Comme à chaque fois qu’un maladroit tombe dans le fossé du bord de la route, le miracle irlandais opère: des buissons s’écartent, d’où surgissent un, puis deux irlandais, et aussi un tracteur arrive, qui s’arrête.La voiture est tirée des aubépines en quelques instants et puis, comme elle ne démarre plus, remorquée jusqu’au pub le plus proche, où bien évidemment un mécanicien au céleste sourire interrompt la vidange de sa pinte et se met à la réparer sans cesser de dire des choses marrantes que le père et la fille ne comprennent pas mais qui font rire le chauffeur de taxi.
Le pub est en bas d’une rue. Mais ce bas de rue-là est pratiquement dans les rochers et en contrebas la mer respire: on lui voit de grands mouvements, happée, puis rejetée et sa respiration d’océan se manifeste d’autant mieux qu’à chacun de ses gestes elle emporte avec elle une immense chevelure d’algues, à peine perceptibles puisque l’eau est écumeuse, d’autant plus impressionnante car on devine seulement l’étendue, tout au long du littoral et des falaises.
Alors arrivent depuis le pub juste à côté des pintes pleines, avec cette mousse paradoxale de bulles dorées qui descendent au lieu de monter, et on entend la fille de l’aubergiste fredonner : - Et le cul d’la crémière. Allez ! Tournée générale ! Slaínte ! Au Banquier Anarchiste !
- Certains témoins ont prétendu, mais assez longtemps après le déroulement de la scène, que le papa chinois aurait dansé toute la nuit. Et d’une façon tellement originale qu’une bagarre générale serait née entre ceux des spectateurs qui prétendirent qu’il leur faisait penser, par son originalité, à l’inoubliable pochard-ecrivain James Joyce et ceux qui soutenaient qu’une telle danse, par sa liberté et du fait qu’elle soit dansée par un chinois soucieux de l’ordre, trahissait de façon assurée que ce type sortait de plusieurs années de psychanalyse auprès d’un Lacanien cultivé et cartésien. Le désordre, à l’aube, ne fut indescriptible que jusqu’au nettoyage, radical comme toujours en Irlande, des nombreux reliefs de la fête. Et qu’est-ce qui se réveilla ?