Un vertige simple sépare ce Décembre 2024 du mois d’été 1977. Je me revois alors, écrasé d’envie et de remords en savourant la présence, parmi notre groupe d’une trentaine d’amis réunis en un drôle de château déglingué, d’un qui avait réussi à entrer à l’école Normale Sup de la rue d’Ulm. Je savais devoir continuer de me débattre sous le poids de réfrigérantes études, par ma propre incapacité à réussir un aussi vertigineux concours, moi, bien éloigné en Médecine des excellences de la poésie, de la littérature, du vouloir-représenter de la pensée. Vouloir représenter. Re-présenter ! L’acte essentiel de l’homo sapiens. Quoi de plus fondamental que la re-présentation si l’on doit parvenir à vaincre les catastrophes qui sont la règle de nos quotidiens, et plus précisément des quotidiens médicaux ? Si je ne me représente pas ce qui m’arrive, je suis cuit. Lui, Antoine, était déjà riche de cela. Et pourtant c’est la chérie de cet homme savant qui essaie de lui apprendre à distinguer une chèvre d’un mouton et rit de moi lorsque je lui confesse avoir attendu soixante huit ans sans savoir que les patates se récoltaient sous la terre comme leur autre nom l’indique pourtant suffisamment. Du coup et comme pour sauver nos journées de Décembre, quels rires et quelles musiques pétulantes nous avons fait tomber sur les gravités du Penser !
Le vertige lié à la visite de nos deux amis du Couserans ne se creuse pas du simple fait qu’on est là, comme des cons, à regarder passer le Char du Temps depuis nos confortables places de 2024 (confortables parce que la guerre n’est pas encore ici semble-t-il ) Presque un demi siècle après 1977 ! Même si le temps avec son sablier nous a fait, à nos âges, d’atroces grimaces et des douleurs pires encore. Je dys Enfer et Enfer puis bien dyre/ Et si l’allez voir le verrez encor bien pire. Ce vertige se nourrit de savoir combien ils ont vécu d’années de contemplations des tranquillités, des lacs de montagne, des rivières du Couserans, des grandes forêts, pendant que nous patientions dans les bouchons des avenues urbaines ou dans les wagons du tram, environnés par des visages affairés uniquement à scruter l’écran du portable. Pour passer le temps sans lui faire honneur, comme dans ce tableau de la procession du Temps ? Évidemment de mon côté et sans savoir pourquoi j’ai tenté d’opposer à la fuite du temps mon écriture et j’ai tenté depuis une dizaine d’années d’écrire une sorte d’enquête sur ce que pourrait bien être le sublime. Après avoir croisé les paysages du Couserans cet été, j’ai d’ailleurs préféré en rabattre quant au titre : et je suis passé de « La sublime enquête » à : « Le Dieu des songes ».
En se retrouvant après tout cet intervalle de temps on sait, Antoine et moi qu’on a essayé, lui d’enseigner à Pamiers, moi d’écouter les rêves de ceux qui pensaient pouvoir, en me les narrant, viser à l’allègement de quelque symptôme particulièrement chiant. Et c’est le spectacle des songes qui me permet en effet de découvrir à quel point nos inconscients nous amarrent à une forme de Loi, à un bien et un mal, à un sublime, donc, et à ses représentations qui font frémir tant de neuro scientifiques lorsqu’ils établissent quelque modèle tant soit peu pertinent des organes qui arriment notre pensée à la matière.
A ce propos je trouverais normal qu’on me décerne, pour continuer d’écouter les rêves, le double confessionnal pyrénéen représenté ci-après plutôt que le rez de chaussée de ma tour à cagots (voir sous « Oloron Sainte Marie » ce que c’est qu’un cagot) qui plus est construite au cours de ce grand mouvement de dépouillement des seventies.
Évidemment je passerais volontiers un demi millénaire à ça, et plus, quitte à me souvenir des rêves de Nabuchodonosor et d’Ut Napishtim…
Mais comme déjà je fatigue, d’avoir trop brassé de temps, l’aspiration au sommeil éternel ne me semble plus une erreur de la nature. Je n’en ferais pas plus un plat que de cet abyme d’avant ma naissance, ces éternités dont j’étais aussi absent que je le serai après ma mort. Enfin, éternité… au moins douze milliards d’années, et avant le big bang, va savoir… Et savourer tranquillement les amis, comme cette semaine où ils décidaient d’une visite à mes villes des bord du Rhin. Qu’on a ri ! Vertigineusement parce que, depuis 1977, je n’ai rencontré Antoine qu’à trois reprises, et qu’à la troisième, il a accepté de devenir le professeur de français qui se penche sur les fragilités de mon écriture . D’où le plaisir de les aider tous deux depuis cette distance incroyable, à ne pas trop détester Strasbourg et Colmar, malgré la banalité commerciale du marché de Noël. Oui, malgré la fadeur de ce moment congestif où les deux villes sont accablées par l’absence de neige. Plus la moindre magie blanche, sur les cabanes du marché de Noël. A tel point que, quittant jeudi les rues de Colmar sonorisées par le diable lui-même certainement, j’en suis venu à trouver ravissante cette sieste de deux réverbères dans un terrain délicieusement vague.
Plutôt regarder les décombres alentour les centres des villes, transformés en usines à vin chaud et à boules de Noël. Plutôt tenter de retrouver visuellement, après l’avoir observée tant de fois au musée des Unterlinden, la tragédie du rabbin crucifié par Rome, en regardant comme une énigme l’entrecroisement cruciforme des câbles de la gare. Plus me plaît la descente de croix d’un pylône ferroviaire que le mont Golgotha de mille baraques masquant en série les architectures de Colmar.
Quoi de plus éloigné, outre les dates anciennes de ma première rencontre d’Antoine l’Ariégeois, le professeur de Pamiers, que les lieux où nous vivons, moi et lui : lui se promenant dès que possible aux lacs fous des hauts de son hurlevent pyrénéen.
Moi en mes aller-retour quotidiens à travers le campus universitaire où, si j’étais paranoïaque je me dirais qu’une secte a décidé de rester éternellement juvénile et marrante juste pour narguer mon air vieux de vieux.
Ça fait quand même plus de dix mille aller retour quotidiens que j’y fais, et chaque fois je traverse des foules d’étudiants dont je n’ai plus l’âge. Un complot.
Alors évidemment on leur a montré, aux pyrénéens, la cathédrale.
A ce moment, Antoine m’a révélé les poèmes de Hans Arp qui la disent hirondelle.
La cathédrale est un cœur Comment ai-je pu dire que la cathédrale de Strasbourg était un cœur? Pour la même raison que vous pourriez dire que nous sommes une branche d’étoiles que les anges ont des mains de poupée que le bleu est en danger de mort qu’il déteste les surhommes et qu’il préfère les hommes de neige qui fondent sur une plage d’été entourés de lampes à pétrole. La cathédrale est un cœur, La tour est un bourgeon. Avez-vous compté les marches qui mènent à la plate-forme ? Elles deviennent chaque soir de plus en plus nombreuses. Elles poussent. La tour tourne et tourne autour d’elle. Elle tourne elle pousse elle danse avec ses saintes et ses saints avec ses cœurs. S’ envolera-t-elle avec ses anges la tour de la cathédrale de Strasbourg ? La cathédrale de Strasbourg est une hirondelle. Les hirondelles croient aux anges de nuages. Les hirondelles ne croient pas aux échelles. Pour monter en l’air elles se laissent tomber en l’air dans l’air tissé de bleu infini. La cathédrale de Strasbourg est une hirondelle. Elle se laisse tomber dans le ciel ailé dans l’air des anges.
Jours effeuillés, 1966
Grâce à sa compagne on a découvert alors qu’une statue Hans Arp, ayant décoré pendant des décennies le quartier de mes allers-retours quotidiens avant d’être mise en sûreté au musée, s’appelle : Torse des Pyrénées !
Cet été, tout derrière leur pays du Couserans, j’ai découvert le troisième géant des Pyrénées, le Monte Perdido. Peut-être parce qu’il est, comme la cathédrale, en grès rouge, j’avais eu le temps en le regardant de me demander combien de milliers de cathédrales de Strasbourg il pourrait contenir.
Mais si son mysticisme, tout de réalité réaliste, si son mysticisme de montagne réelle, était plus échevelé que celui des narrations bigotes ? Et si une montagne, convenablement envisagée, ne renfermait pas en elle plus d’explications du monde et des vertiges plus immenses, que les merveilleuses histoires dont se soutenaient si fermement les pouvoirs ecclésiastiques, au temps des cathédrales. C’est un grand héros solitaire, la flèche gothique en quoi je me reluque, en miroir, mais pourquoi ai-je eu un sentiment de la même nature devant le Monte Perdido ?
En plus je suis sûr qu’inconsciemment la tour d’orfèvrerie incarne, au milieu de la plaine rhénane, au milieu de ma ville, l’idée mystique de montagne plus que la pauvreté canonique qu’ont tant aimé piétiner de leur pied bien nourri évêques et cardinaux des temps jadis. (Ici c’est le pied du cardinal de Rohan pourrait on dire)
Et c’est là qu’Antoine m’a avoué avoir gravi, et à plus d’une reprise, ce Mont Perdido quand je le regardais, moi, sagement, allongé sur une sorte de menhir horizontal au milieu du Rio pyrénéen, le Rio Arazas qui coule à ses pieds.
Plusieurs ascensions, donc l’équivalent d’une prise de connaissance de cet énorme masse que je regardais depuis ma rivière, joyeusement (et paresseusement), sans oser aller y voir de plus près. Un peu comme je fais avec la physique quantique, avec la relativité du temps : j’ai beau savoir qu’il suffirait de se promener dans des livres pour comprendre non seulement de quoi il retourne, mais surtout ce que ça signifierait pour moi, ce que ça a comme conséquences pour moi, et bien non : je laisse les ouvrages de vulgarisations de la physique quantique fermés. Et du coup je ne sais pas où je suis. Au contraire de l’ami ariégeois en visite qui, lui, en connaît un rayon en matière de physique et de chimie, et de mathématiques.
heureusement sa chérie était là pour rappeler que, s’il a de la philosophie des sciences ce savoir du quantisme (qui devrait être obligatoire avant tout droit de vote), il confond chèvre et mouton dans les paysages qu’ils traversent tous deux. Et pof. Le philosophe philosophé !
Mais grâce à lui, cette nuit, me berçant au moment de m’endormir de l’idée que j’adore depuis longtemps (tenir l’éternité comme une divinité dans mes bras) je sais que les protons datent d’avant l’Univers.
En face de la cathédrale se tiennent deux musées, dont un qui renferme les originaux de certaines statues, mais aussi des tableaux allégoriques illustrant la fragilité du verre pour évoquer la notre, et ces très étonnantes armoires décorées de colonnes en vis dont on dirait qu’elles sont des vaisseaux. Des navires protégeant, outre les temps révolus, la croisière imaginaire dans tout ce que les pays rhénans ont pu me délivrer déjà de leurs trésors. A tel point que surlendemain de la visite des chambres magiques de l’Oeuvre Notre Dame et de leurs armoires, je serais étonné de ne pas découvrir aux collections d’armoires musicales des automates du château de Bruchsaal, des musiques plus profondes. Quiconque a croisé du regard les objets amoncelés de la renaissance rhénane au fil de sa promenade dans les petits dédales du musée de l’Oeuvre, se scandalisera de n’entendre les automates musicaux de Bruchsaal ne faire que du flonflon et pas les musiques mystérieuses qu’on s’attendrait à voir exploser depuis les brumes du fleuve qui cachaient le soleil pendant la visite de mes amis.
Et comme, pendant la visite des amis du Couserans, j’ai découvert avec eux je ne sais plus combien de tableaux accrochés dans les musées d’ici, ceux que je m’imagine chaque fois connaître suffisamment, une fois que tous mes protons et le reste de ma matière réunie aura fait de moi un endormi : desquels vais je rêver ? Pourquoi la procession du temps et la fuite du temps m’ont elles chatouillé la rétine ?
Presque par miracle et en tous cas par accident, l’avant-dernier musée visité aura été le plus joyeux, avec cette plus riche collection d’automates musicaux du monde, présentée dans un château aussi coloré qu’une glace à la pistache! L’effet des mécaniques soufflantes, pianotantes, et même joueuses de violons, a été le même que le rire de nos compagnes sondant sans cesse les ignorances que masquent nos passions pour les textes, les tableaux et les musiques. La mélodie de leurs rire efface l’abyme du Temps qui se dérobe en riant sous moi au moment où Antoine me fait réaliser l’âge des protons ? Plus vieux que l’Univers, vraiment des milliards d’années ?
Peut être est ce leur longue habitude des promenades dans les paysages autour de Moulis, de Massât et de Biert, qui donne à mes amis de là-bas le surplomb nécessaire à décrypter l’actualité ?
Ainsi dans cette image effroyable de la souffrance conservée aux musées de Strasbourg on croit que chacun ne pourra que ressentir de la compassion, mais grâce au surplomb de mes visiteurs j’entends d’eux cette opinion tellement juste que, si l’on veut voir le sentiment le plus fréquemment consubstantiel a ce qu’on appelle l’humanité, c’est le visage du centurion qu’il convient de choisir. Et qui est d’ailleurs sans cesse plébiscité. Combien d’enfants dormiront à la rue cette nuit à Strasbourg ? Cette nigériane hier soir avec son bébé dans les bras, sous le hall de la gare, savait elle où elle s’allongerait par cette nuit glacée ?
La réalité de la montagne plutôt que la naïveté d’une fiction, quoi…
Tous des centurions, les escrocs et les sadiques devant ? Seul le tintamarre des automates musicaux du musée de Bruchsaal a pu dérider l’hiver, et le rire de nos compagnes chantant avec les Rita Mitsouko pendant que la voiture filait sur l’autoroute… Des mélodies pour fanfare du cœur.
Les mécaniques musicales un brin tonnantes des orgues mécaniques de Bruchsal avaient réussi à ensoleiller même Décembre, aidées par les couleurs pétantes du château-gâteau à la crème. Avec son trop majestueux salon qui fait un excellent piège à lumière.
Mais si les protons ont plus de douze milliards d’années, quoi des photons, et à commencer par ceux des étoiles qu’on voit certainement mieux depuis le Monté Perdido que depuis les lunettes télescopiques de l’Observatoire de Strasbourg ?
Et si l’ère des photons a succédé de quelques fractions de secondes au big bang, je me demande pour les mélodies (qui nous font frissonner au grand désespoir d’Einstein : «Je méprise profondément ceux qui aiment marcher en rangs sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu’ils ont reçu un cerveau, une moelle épinière leur suffirait amplement.»(1934)) si les mélodies qui nous font chanter, danser, pleurer, ont quelque chose à voir avec les frissons des brins de l’ADN qui marquent, en dansant secrètement, nos identités abyssalement variables. Enfin pour en dire plus il faudrait que j’escalade les sommes écrites sur l’état vibratoire de notre ADN…
Mais que des vibrations se glissent jusqu’au plus profond de nos identités génétiques, ça vaut son lot d’armoires baroques !
Se rire du temps, donc, et en chantant tout l’atemporel autorisé par ce fou d’Einstein remercier le progrès des machines à musique qui nous permet à tous d’entendre autant de musique que Beethoven et Bach quand ils fermaient simplement les yeux et se concentraient sur leurs compositions savantes ? Les rhénans ne sont ils pas aussi un peu flamands, prêts à danser des valses à mille temps qui, comme la chanson de Jacques Brel, étourdiraient les douze mille millions d’années en reprenant le temps à rebours. Dansant à la vitesse des photons, relativisant en écoutant l’orchestre, ces périodes soudain instantanées… Et ça d’autant plus que grâce à l’enquête menée par Antoine aux musées, la réponse à la question : quel peintre, mais quel peintre a-t-il jamais été foutu de représenter un minois d’enfant aussi invraisemblable que ceux avec lequel les vrais enfants nous trompent la mort de leurs invraisemblables frimousses ? Valse, valse…
La onzième plaie de l’Egypte c’est cette console hors de prix (et pour l’instant pas encore disponible à part dans deux points de vente… Cellui qui ne l’a point s’en tord les mains – j’ai honte d’avouer qu’ayant plus l’oreille musicale que Fidel Castro (on devait le prévenir quand l’hymne national cubain commençait, il disposait de l’oreille musicale zéro) les sons du monde me réjouissent plus que n’importe quel jeu vidéo même en réseau et je ne vous parle pas du piano, au point qu’avant hier je trépignais de bonheur lorsque l’immense soliste Marino Formenti terrorisait les trois quarts de son public par les coups dits de marteau de l’immense compositrice Galina Ustvolskaia (née en 1919 huit ans après mon père mais tellement plus moderne !), et, cependant que la poésie théâtrale m’enchantait, qui se jouait autour du piano dans plusieurs lits successivement amenés là comme le vrai écran du seul jeu qui puisse élever un enfant jusqu’à la grandeur romanesque – je ne pouvais que me précipiter, après la représentation, aussi excité que mes voisins de métro s’il se fut agi de jouer à Honeycrush ou Candypop – pour savoir qui était la non moins immense metteuse en scène Silvia Costa – découvrir alors quoi ? Que Silvia Costa mon enchanteresse d’un soir, elle a travaillé dans cette seule ville du monde où, dès le lendemain de leur première arrivée, même les touristes chinoises (surtout les touristes chinoises) comprennent qu’il faut s’habiller autrement ( ah si elles avaient connu la kitschissime Roberta Di Camerino et son palais !) : Venise !… mais diriez-vous que ce labyrinthe qu’est Venise ne serait que la play station d’un gamer perpétuel, et que ce joueur invétéré et inconscient ne serait autre que moi ? Aussi insensé que n’importe quel joueur mais ne me distrayant que de textes peut-être impénétrables et ne riant aux éclats que si de savantes musiques viennent à résonner avec mon casino intérieur déjà rempli de fanfares ?
Je suis né au dernier millénaire ; regarder quelqu’un c’est pour moi, quoique je fasse, une injonction de décryptage. Vous êtes né du temps que les gens se faisaient chier. Naître aujourd’hui, c’est s’exposer à devoir rapidement décrypter qu’un des partenaires essentiels des géants ( les adultes -nos parents – qu’on va s’appuyer quasi- comme des dieux pendant ces six premières années qui vont nous paraitre une Eternité) c’est l’écran, celui de leurs communications téléphoniques (bonjour papayou ! Coucou mamichette !), celui de leur série préférée, celui enfin de ce jeu qui les absorbe au point qu’ils vont nous envoyer paître quand on tentera de les en distraire par notre babélien babil. Les bébés qui ont six mois aujourd’hui pendant que j’écris, ils savent que l’écran est quelqu’un de la famille, et comme tous les futurs adultes, ce savoir leur fera Réel…
On avait ce jeu formidable, jadis et naguère, mais c’est vrai que tout le monde n’avait pas envie d’y jouer : on disait autrui quand on croyait que l’autre hébergeait une solution. Dans la colonne immense des lieux infernaux du transport en commun, serait-ce une des plaies d’Egypte, personne ne s’ennuie, un livre magique s’est jeté aux visages des gens du sous-sol des métros et de toutes les personnes de la tribu qui a du temps à tuer, le petit écran et, le plus terrible, le jeu. Terrible ? Parce que ce serait l’abyme de toute raison : vouloir décrypter par distraction, ce qui ne serait qu’une forme d’agacerie.
Qui connait encore l’histoire des plaies d’Egypte ? Parce que, bon, merde, là, y doit y avoir de quoi déchiffrer des kilotonnes d’Histoire, de mythe, d’un rapport à la Cause en Soi voire même à l’amour d’un dieu qui serait tout de bonté ou tout de colère enfin merde du boulot… Combien de gamers propriétaires du dernier modèle de Play Station, savent quelles sont et ce que furent les plaies d’Egypte.
Est-ce que c’est un jeu vidéo ?
Quelles furent les dix plaies ? (Vite regarder sur mon qui-sait-tout) Est-ce que ce jeu serait susceptible de distraire tous les gamers du monde qui au moment où je rédige sont dans un ouragan neuromédiatique faisant d’eux la huitième plaie pour celleux de leurs contemporain•es qui seraient en train de vouloir vraiment vivre et donc être hors du jeu, dans le vrai réel ? On serait hébétés. On entendrait un truc aussi fou que « les dix plaies d’Égypte», et on se demanderait si toute l’Histoire qui nous structure serait pas par hasard un jeu en réseau concocté dans la Silicon Valley ou à Beijin. Exilés de toute possibilité d’exister puisqu’absorbés par un jeu, fut-il en réseau, qui nous interdit tout accès à ces moments du vrai où la présence physique des autres est condition sine qua non de la joie ? Ceux qui me verraient, si j’étais le geek de base, enterré loin de tout plaisir amoureux et pour des années entières avec mon jeu, me regarderaient comme une des sauterelles enthousiastes de la huitième plaie d’Egypte, occupées à dévorer les champs de l’amour avant surtout que rien n’y prospère.
Sauf que les plaies d’Egypte ont permis la sortie d’Egypte, la libération d’un peuple qui était esclave de pharaon comme nous sommes les jouets de nos richissimes et délirants tout-puissants. Voui parfaitement observez bien à quel point nous sommes tous prisonniers de l’arbitraire de gens parfaitement malfaisants et beaucoup plus actifs que moi, mûs par une sorte de jubilation intérieure tout à fait infâme et qui en fait les maîtres assourdissants de pire qu’une play station, l’organisation funeste, guerrière et prédatrice de leurs revenus abyssaux et dont en plus ils savent parfois ce qu’ils veulent faire : jouir. Notre asservissement nous prive en plus de tout temple (bon j’exagère j’habite la ville possédant sans conteste la plus fabuleuse cathédrale du cosmos) qui nous permettrait de nous reconnecter à une dimension de la toute-puissance du monde en soi, celle qui resplendit au delà de l’horizon encombré et cruel du jeu humain. Quelles plaies d’Egypte pourraient contraindre les pharaons actuels à nous laisser fuir vers l’espoir de renouailles avec la Nature plutôt que de nous distraire en nous jetant en pâture aux jeux en série pendant qu’on circule, ballottés dans le boucan colossal des métros, d’une misère à un asservissement ? Les yeux rivés à l’écran qu’on pianote, loin, horriblement loin et de plus en plus, du Deus sive Natura.
Parce que les temples, les rituels mystiques, ça a quand même occupé du monde. C’est Descartes, qui parlait de distraction, ou Pascal ? J’en suis étourdi. Le gamer est en prières : rendu à l’enfance, il torée l’étrange taureau du Réel – il désespère celleux qui voudraient l’aimer, se replie en riant loin de toute la pesante gravité. Il est en exil de l’Amour avec un grand a comme Alpha ? L’amour, pesante gravité à fuir, l’adoration du Réel, pesante gravité à fuir, ah! Jouer quel soulagement.
Maintenant je suis cerné par des nonnes et des moines qui ne construisent plus aucun temple vraiment crédible en tant que bâtiment d’appréhension du sublime, qui rient tout seuls en tapant sur le clavier de leur petit écran. Pire qu’un nuage de sauterelles qui s’abattrait sur les champs pas encore récoltés. Et comme des nonnes et des moines, ielles vivent dans des gigantesques conglomérations dont les sinistres ouvertures ressemblent à des écrans aveugles : confondre la banlieue de Shangaï ou l’architecture de Manhattan depuis sa surconstruction serait plus facile à un extraterrestre en week-end, que de confondre l’immortel Li Pei et l’immortel Casavetes.
Alors pourquoi leur demander d’être capables d’écouter un samedi soir les six invraisemblables sonates pour piano de l’immense Galina Ustvolskaia ? Que c’est dur de s’enthousiasmer, loin des paysages intacts de la Nature de l’Asie qui enchantaient Li Pei, ou des architectes résurrectiophiles de l’Egypte ancienne voire du gothique récent voire de n’importe quel bistro new yorkais où Casavetes n’aurait pas manqué de transcender, caméra sur l’épaule, quelque Gloria en train de chercher fébrilement où elle aurait encore oublié une providentielle ultime cigarette ?
Peut-être précisément est-ce ce dont la monumentale et contemporaine Galina Ustvolskaïa voulait nous avertir, après le Désespoir (avec un d comme Delta du Nil) des Camps et des bombes de la dernière guerre, peut-on ne pas frapper sur le clavier des comptines assez puissamment pour donner à toute notre enfance une cuirasse sanctuarisée ? André Breton lui-même il en pleurait, qu’aucune provocation du tonneau de celles, surréalistes, qu’il avait tentées avant guerre, ne soit plus sensée, après la démonstration d’Auschwitz quant à l’abjection absolue et illimitée d’un pouvoir devenu industriel du sadisme ?
Comment ne pas se précipiter dans la consolation du game, maintenant que règne l’obscurcissement, pareillement industriel, de cités trop énormes et trop monotones, puisque leur illisible architecture en réplication à l’infini coupe leurs habitants de la moindre chance de pouvoir jamais percevoir, du fond de leurs avenues, les naturelles sublimités d’un monde. cette Nature qui, n’apparaissant plus à ses habitants devenus infra-terrestres taupes, ne peut en eux fermenter l’enthousiasme ?
Le paradoxe serait d’écrire ça – ce que je fais, écrire, je suis quand même gonflé – alors que l’écriture suppose justement un retrait, le même voire pire, moins inventif et fantaisiste que celui des gamers, galère mue uniquement par deux injonctions intérieures :
Comment faire pour n’être pas, par mon écriture, une ennuyeuse punition pour qui se trouverait, par extraordinaire, amené à lire ce brouillon abandonné aux méandres virtuels du net ?
comment faire mieux, à ce titre, que les concepteurs de jeux qui permettent à n’importe quel habitant du métro, de Brooklyn jusqu’à Beijin, de se réjouir intimement de n’être pas né il y a trente six mille ans, dans le monde qu’on peut voir, peint aux murs sacrés de la Grotte Chauvet, un monde glaciaire pourtant apparemment moins glauque que les tunnels où le gamer fréquente l’écran de son portable ?
(Oui bon, trois)… D’autant que les ruminations qui peuplent mes arrière-pensées ne sont que l’écho d’une vie tellement banale : vu mon âge j’ai le temps de m’émerveiller de la façon dont James Joyce témoigne du Réel, de m’émerveiller que notre société, au moins depuis l’empire romain, soit devenu un peu celle d’un aveu – et qu’écrire soit une activité d’aveu quand ça ne sombre pas dans l’autopromotion – que pendant que nous nous avouons à nous même ce que nous pourrions bien être c’est en ayant sous les yeux des milliers d’années de travaux d’artistes qui nous proposent trente six façons de se sentir bien en se racontant qu’on pourrait s’échapper de la prison du moi en s’identifiant à l’héroïsme protéïforme de statues baroques ou bien classiques ou bien maniéristes ou bien surréalistes, bref, mille vertus contradictoires en rayons de l’héritage des temps. James Joyce étant lentement devenu pour moi le roi de cet été 2022, (ici on pourrait placer une première intervention d’un “modérateur” : Monsieur : nous avons conscience que vous pensez être tout seul avec votre texte. nous vous avertissons qu’il présente un grave danger social. Nous vous prions instamment d’arrêter immédiatement de parler de vos lectures littéraires comme si elles vous permettaient de prétendre à un niveau quelqu’onques dans les games édités par la société dont je suis le mandataire”)… je me rends compte qu’il y a toujours comme une régence qui s’exerce sur mon style d’aveu et donc de vie et que, du coup, les effigies enviables en quoi je m’identifie fatalement quand je pense – que ce soient des effigies de mon enfance, de la littérature ou de l’art – sont des Ogres qui me retirent l’authenticité du Sens comme il me vient a l’esprit, (ici deuxieme intervention du modérateur : ” Monsieur, cessez de nous emmerder avec la soi-disant authenticité possible d’un quelconques sens et ayez l’obligeance de retourner jouer immédiatement. Nous vous créditons gratuitement de 1000 points sur Candypop “) et ces titans que je fantasme tout seul, ça me rejette, depuis leur centralité, vers une périphérie où, coupé de mes conforts d’enfance par leur stature, je me retrouve comme un marmot en sevrage, contraint de re-fabriquer le lait d’un silence intime, loin de tout blabla et de toute communication : une crypte maternelle, inaccessible au lecteur, sans intérêt … Car si je devais réellement me rhabiller aux mensurations des héros qui me fascinent alternativement c’en sera fini de toute possibilité que le moment exquis m’isolant jadis, chérubin au Sein, puisse retrouver la moindre innocence propre à ce qui se constitua au préalable, silencieusement, extatiquement, entre la Mère et un moi enfantin dont toute culture me libère en me détachant par là-même de cette essence profonde de mon identité.
Flambeau du Sens.
Est-ce qu’elle (Christiane Beck, la lettrée) se disait «ça n’a aucun sens », quand elle nous disait vouloir disparaître ?
Elle ? Mon flambeau porteuse de Sens ?
Captiver, charmer : les plus beaux colliers géométriques que je connaisse – venant avec elle : les plus délicieux bouquets de fleur parce que :
– Voilà des fleurs volées.
Et sa voix rauque aspirait au whisky. Dans le livre qui me reste d’elle, un énorme numéro des Cahiers de l’Herne consacré au Maître secret de la transformation du Mot en Toboggan, James Joyce, après la page 480, un de ses amateurs éclairés écrit cette phrase, qui me laisse les bras ballants de jalousie:
-«Un jour, il y a plus de vingt ans , je me mis en quête et en mesure de lire en anglais despages de Finnegans Wake».
Oh comme j’aimerais avoir été cultivé suffisamment pour dire la même chose, sentir ne serait-ce que le centième de ce qu’évoque Joyce ? Christiane, elle, avait fait du savoir la radicale épreuve. Elle savait qu’elle était entourée d’obscurs incultes dans mon genre, alors elle tentait de faire quelque chose, Christiane enluminait le monde de ses interlocuteurs par la signification secrète de ses colliers : une jouissance jetée aux yeux pour dire le sublime du raisonnement géométrique.
Elle voulait disparaître et elle s’est éclipsée avant cette épidémie qui, faisant de la ville un désert pendant presque un an, a rendu le parvis de la cathédrale à un autre géomètre, musical, Brice Bauer et son incessante mélopée.
Evidemment les afflictions des deuils s’allégeraient si le projet de résurrections inclus dans les textes d’un certain nombre de textes sacrés se trouvait par le futur réalisé : l’affliction ressentie par ceux qu’il réjouissait à la disparition de Brice Bauer – quand sa mort, après la fin de la quarantaine du covid, sa mort (à lui qui ne l’avait pas encore, la quarantaine), a privé le parvis de la cathédrale de Strasbourg de la mathématique Bauerienne qu’il y entretenait comme un bon feu, ou bien, – et si la résurrection avait lieu, pareil : l’affliction ressentie par Nicole Bonaventure quand son amie d’enfance Christiane Beck est morte en lui laissant un mot (si court mais si puissant : “pardon”) et puis, pareil encore, tous les milliards de stèles, de tombes, de regrets, de sentiments d’absences – se trouveraient soudain résolus en tous cas pour ceux qui regrettent leur disparu (mais la ou le disparu•e regrettait il vraiment cellui qui se plantait devant la tombe la stèle le dolmen l’absence ?) – si ça ressuscitait, faudrait une planète bis tant y aurait de monde, ça allègerait ça alourdirait, quel sens ça a-t-il pu avoir dans la tête des prêtres d’Osiris quand ils se sont dit, comme ça : allez, on va vendre a Pharaon l’hypothèse qu’y pourrait bien garder éternellement son egoet ressusciter allez on lui dit ça. Et puis ça a si bien marché qu’un millénaire (à peine) plus tard : ben tiens, même les chats ressuscitent. Pourquoi on s’priverait.
Trouver en tout du sens, même dans la mort, n’est ce pas comme se jouer de l’opacité essentielle du réel – et les trois deuils que je pleure à l’instant de ce texte – Brice Bauer, Christiane Beck, Nicole Bonaventure – ne sont-ils pas comme une éclipse m’obligeant à écrire, à graver sur leur stèle des noms.
Le vingt sept Juillet 2022, dans la nef grisâtre d’une église qui avait ceci de voltairien qu’elle s’appelle Sainte Candide, au moment où y résonna la géométrie musicale d’une partita de Bach je me suis dit que c’était cette musique transcendante, la Voie Lactée où eussent rêvé de se réveiller pharaons et celtes.
A tous les résurrectiophiles des lointains passés : quel doux choc ils auraient ressenti si on leur avait laissé entendre qu’allait surgir un jour l’opus gigantesque des partitions du Cantor de Leipzig et que ça avait vraiment valu le coup qu’ils confient à leur descendance ce futur, où quelqu’un finirait par mettre, à force d’y croire, l’éternité en équations audibles. Si je n’entendis Bauer jouer les suites pour violoncelle seul de Bach qu’à son enterrement, dans une nef, évidemment sublime mais en plus d’acoustique parfaite, celle de Saint Guillaume, la mélopée incessante qu’il tira (quand encore en vie) de son violoncelle quasi-disloqué, au parvis de la vertigineuse cathédrale, disait une autre forme d’éternité que celle des pharaons et que resservent les textes protestants, lui c’était une éternité plus déraisonnée que celle de Bach, non pas mue par une croyance en la permanence des egos, mais en une éternité de l’Un, de ce qu’il y a. Quand son cercueil fut emporté du choeur vers le portail par l’allée centrale de l’église, le public se mit à applaudir.
Christiane, agnostique, trouverait ça insensé d’imaginer que des applaudissements entre vivants puissent atteindre un cadavre – et encore moins que la musique de Bach puisse faire Voie Lactée aux oreilles sourdes des momies de l’Egypte ancienne – elle, flambeau porteuse de sens qui me fait parvenir, après sa propre mort l’énorme numéro des Cahiers de l’Herne sur James Joyce. Elle me signifierait que le sens du sens ne pourrait se résumer à se fabriquer un auditeur céleste, à se dire que puisque dieu me scrute j’ai un destin, à ne pas se demander si continuer de faire l’enfant en se représentant qu’on serait à jamais des petits sous l’effigie d’un grand n’est pas un aveuglement volontaire plutôt qu’un éblouissement devant la dimension du Monde.
Je lui dirais qu’à toute oreille musicale le clavier bien tempéré rend le paysage environnant à raison, même celui de désolation des villes atroces et des tunnels du métro. Je ne m’imagine pas un pharaon se réveillant au fond d’une église de Leipzig ni que pof! il entendrait le clavier bien tempéré et se dirait nom de dieu c’est encore mieux que la Voie Lactée et une navigation céleste – par contre la vie n’a pas cessé depuis l’Egypte antique, et c’est cette vie qui s’est ré-incarnée en tous ceux qui ont pu, depuis Bach, se laisser métamorphoser l’existence à son écoute. L’écoute de Bach m’a métamorphosé. dans les gènes ce serait bien étonnant qu’il n’y ait pas une petite partie de ceux de Toutankhamon. J’écoute les cantates, j’écoute le clavier bien tempéré, j’écoute les partitas, la chaconne : le monde autour de moi, même si c’est une bagnole prisonnière d’un parking ou le métro a East New York : le Temps Retrouvé !
D’ailleurs est ce que James Joyce n’aurait pas écrit encore plus explicitement sur la Musique, si un douanier allemand n’avait pas fait péter ses varices oesophagiennes en le lanternant à la douane suisse sous prétexte que : Monsieur Joyce…. Bloom ?- (l’oeuvre de Joyce le soudait à la diaspora par le patronyme qu’il donnait à son Ulysse. Soudé à mort à l’innocence par Bloom interposé. Bloom devenu son nom-du-père ! )
Je vois se dresser devant moi James Joyce comme un acteur de théâtre qui soudain ne serait plus acteur mais sujet de sa propre vie : et proférerait du Sens. Flambeau du Sens pour libérer ceux qui n’en peuvent plus d’une vie d’esclaves au service des pharaons.
Aurait écrit quoi si pas retenu à cette douane suisse pendant la guerre par un officier allemand au point d’en péter ses varices oesophagiennes de céleste Poivrot, aurait écrit quoi… forcément son troisième chef-d’oeuvre et alors sur quoi, sur l’Éternité, et alors pourquoi pas sur la musique du clavier bien tempéré, des suites pour violoncelle seul, et sur la joie que délivrent les cantates de Bach le protestant résurrectiophile ?
Les visages, dans la rue, derrière les fenêtres du bus du tram du métro : pressés vers un but pressés l’un•e contre l’autre : un sens, à part la direction de la ligne ? Evidemment le rêve absolu ce serait l’existence d’un dieu qui aurait du temps pour nous déchiffrer : chacun de nos gestes prendrait autant de sens, subitement, que ceux des acteurs exhaussés par la sacro-sainte scène…
FLAMBEAU DU SENS ET SA VALSE AVEC L’OGRE. Du sens, les êtres, à part l’être ? Christiane me demanderait de passer l’agrégation avant d’écrire. Nicole dirait que l’écriture est ma thérapie, illisible. Christiane n’avait pas souhaité avoir d’enfant, ou adopté, ni enfant ni personne chez elle, avec elle, et après dîner, après la farce rituelle des fleurs volées, après le whisky et quelques critiques si la discussion, entre non-agrégés, non de Normale-sup, lui était trop superficielle, on sentait cette déception : que les autres n’avaient pas assez de sens.
Soucieux de me trouver du Sens je jaillirais de mon texte comme un claudo de son abri d’infortune en disant aux lecteurs des maisons d’édition (soucieux de donner à mes textes une forme plus lisible), que mes textes m’hébergent. Christiane et Nicole, en voyant une scène aussi pitoyable, ne me réprimanderaient pas. Elles souriraient gentiment. Me chantonneraient :
-« Hop, petit coco, l’essence du sens c’est que rien n’a de sens.»
J’imagine l’horreur ressentie par James Joyce à la douane suisse pendant la guerre : il a fallu que l’officier allemand sache le patronyme juif du héros de son chef-d’oeuvre Ulysses – alors que lui est en train de tenter de retrouver Zürich un peu comme la fin tranquille d’une Odyssée – et là ce qu’il a écrit ne sert que de pièce à conviction d’un procès kafkaïen dont le procureur, le douanier !- est forcément d’un sadisme débridé par la convention national-socialiste. J’imagine la suite, la varice dans l’œsophage, due à l’obstacle sur le retour veineux que constitue un foie d’alcoolique chronique et tout d’un coup la fragile paroi veineuse se déchire et tout le sang du corps ou presque fout le camp. Le sang de Joyce. L’alcool de l’abandon – téter maman une vie durant, sucer le biberon, agripper Nora Barnacle comme la bouée providentielle d’un retour maternel et dégorger les mots pour dire jesuisjesuisjesuisjesuis et tout d’un coup en arrivant en Suisse les mots se transforment en sang.
Elles n’étaient ni fatalistes, ni Aquoibonistes, mes flambeaux Nicole et Christiane. Nicole a survécu un an à Christiane qui au moment ultime de son existence avait eu la force de rédiger pour elle un message d’un seul mot, mais si plein de sens, pour les deux amies d’une enfance qui avait contemplé l’ignominie de la guerre : pardon.
Peu avant que Christiane ne meure Nicole, épuisée, avait précisément dû faire un petit séjour en cardio. Christiane lui avait rendu visite avant de venir diner avec nous ( les fleurs avaient été volées rue d’Ypres je crois, et puis le whisky) et de dire, d’un ton scandalisé : Nicole veut même pas mourir – la question pour Nicole s’alourdissait de l’énigme d’avoir eu des enfants. Sollicitude. Pas mourir d’une manière que contredirait la joie amoureuse qu’il y a de contempler des enfants venus précisément réciter génétiquement une forme de comptine de la résurrection : mourir d’amour d’accord, mais par amour ne pas se laisser mourir.
Est-ce que c’est le nouveau-né qui donne du sens à mon sentiment d’exister, mais ça, alors qu’il est déjà en train de décrypter le monde où il vient d’émerger – et sans opposer le moindre frein à son colossal effort d’interprétation de toutes nos grimaces de frustrations, de tous nos regards inquiets, de cette pulsion immémoriale vers un savoir hérité à transmettre…
Tombeau des Ogres.
Ogre, international car où es tu absent des histoires pour enfants ?
Je rentre dans ta chambre, rien que pour enfin te voir pour de bon. Tu es partout.
Il n’est pas une culture, j’en suis presque sûr, où l’ogre n’apparaisse pas dans l’effroi enfantin et les histoires à dormir debout des adultes. Quand j’étais petit tu ne me faisais peur que lorsque je t’imaginais – et je ne t’imaginais que dans le noir.
Dirais-tu un mot, ogre forcément réel ?
-«C’est, mon enfant adulte, que j’existe ougre, ougrrrr (bruit des machines de guerres) ogrrr…»
-«Croqueur de quoi, en vrai ?»
-« Comme les gamins occupés à manger au Sein m’ont vu surgir et s’attendent à ce que je leur croque un bout exactement comme, dès leur première heure d’existence, ils ont su faire, car ils savent cela, les marmots, attraper le sein. Et moi je vous salue maigries pleines de laits. Divinités pour amoureux ignorants, qu’est-ce que c’est constructif vos fois bâtissent des enceintes pour mettre les ogres ogrants au secret de la naïveté. Je suis le miroir amoureux de l’enfant qui ogrant sa mère apprend le verbe M et voyant un géant aimer sa mère lui, avec ses yeux tout ronds, me dit : tu vas m’ogrer comme j’ogre maman.»
-«Car je suis le géant qu’aimait maman. »
C’est entendu, à la tête de nous tous, dansent des vrais ogres. Acteurs du pire, des guerres et de tous écrasements, ils nous réduisent, lorsque nous sommes devenus leurs sujets assujettis, à l’infantilisme. Pour chasser de nos pensées l’image monstrueuse et obsédante de leur haine de l’amour, et de leur amour d’une jouissance proprement monstrueuse, c’est un travail à temps complet de rechercher quelles mains, au milieu d’un cafard pareil, rassureraient notre certitude que vraiment nous ne sommes pas aimables puisque que les ogres qui nous dirigent, nous méprisent en plus toute la journée ? Une divinité qui nous aimerait, vivants encore ?
Ou bien si revenaient ces foules qui surent aimer jadis leurs héros au point de transporter jusqu’autour de leurs dépouilles les rochers énormes des dolmens ?
Y en aurait encore de disponibles, des mains bienveillantes qui contrediraient l’internationale des ogres ? Pourrait-on encore trouver des émois en puissance d’agir ? Des gens qui entoureraient notre identité regrettée de dolmens ? Ça serait, pour le coup, vraiment et absolument le contraire de l’Ogre dominant que j’entends jacasser aux News , susurrant le bruit de guerres et de meurtres. Bref, où se cacheraient-t -elles, la sollicitude des dieux, l’exaltation des mythes et la sollicitude de foules antiques pour leurs héros ?
Si j’ai voulu oser pousser la porte de la chambre de l’Ogre, il ne me reste dans la main que la clenche, que le mythe de l’Ogre. Si je tourne ce levier, il ouvre l’accès à l’anéantissement de tout dans une dévoration aveugle – quelle ridicule activité quand on a connu comme moi les deux porteuses de flambeau du Sens, Nicole et Christiane ( et senti derrière elles l’immense théorie de leurs semblables).
Christiane voulait l’agrégation comme un préalable au discours, sinon c’est du blabla, devait-elle se dire en espérant une mort immédiate et un bond vers le silence éternel plutôt que les inepties ânonnées par les péremptoires et les abrutis.
Pour la mort de Tomi Ungerer, comme Strasbourg était emplie de gens avec qui il avait été si doux, si tendre depuis les cimes de sa célébrité, immense en Allemagne, pour sa mort donc la cathédrale fut pleine – et cette nuit, trois années après sa mort et alors que je passe une quelques heures loin de Strasbourg, dans la petite chambre silencieuse des Buttes-Chaumont où surgissent étouffés pourtant les échos de Paris, la cathédrale s’est déployée dans un rêve aussi noire et vertigineusement verticale que mon sommeil.
Et je voyais l’arrière de la nef, le mur sérieux qui file, vertigineusement haut, vers l’envers de la grande rosace, oeil éteint, dans mon rêve c’était également la nuit – et l’aède se tient tout au fond, comme un garde- était-ce James Joyce ? Était-ce Tomi qui l’aimait tant, même si c’est en lisant la correspondance de Nabokov qu’il s’est endormi en Février 2019 ? Était-ce, dans mon inconscient un écho de la professeure de littérature anglaise Christiane Beck, valsant avec l’Ogre du sens qu’est le processus d’écriture Joycien ?
Deux ans après la mort de Christiane, c’est bien grâce à elle que je dormais, rue Manin, la tête à côté de l’énorme recueil consacré à Joyce ! L’aède de mon rêve avait prononcé et continuait de dire un texte infiniment dense et riche et long. Peut-être ce roman, consolation de la maturité, fiction infiniment crédible et fabuleusement documentée, Ulysses ?
Je sais que derrière moi l’église est aussi pleine qu’elle le fut à l’enterrement de Tomi Ungerer : toute une ville palpitant au deuil de son propre aède. Toute une ville qui regarde ce que voit ordinairement l’archevêque : le fond. Tomi avait quitté Strasbourg encore plus jeune que James Joyce n’avait quitté l’Irlande, pour New York et, depuis quarante cinq ans, il vivait dans les prairies du County Cork, cent mètres au dessus de l’Océan, sa maison et le lac cristallin et les ruines d’un château médiéval.
Au premier silence du chantre, comme c’est parfois le cas quand le public n’est pas suffisamment envoûté pour oublier de partir vite dès la fin d’un spectacle vers ses manteaux ses autos ses soupers ses marmots – je vois des silhouettes qui tentent de rejoindre portail nord et portail sud, de part et d’autre de l’aède – mais lui, il a l’autorité de les rappeler à l’ordre : alors ils refluent. Je les sens de nouveau en masse immense, derrière moi. Et devant moi de nouveau, la délectation du spectacle du mur occidental gigantesque, noble, silencieux de tous ses échos.
Et quittant la prose, l’aède passe alors soudain à quelques poésies. La poésie, cri vers une grande Maman caressant éternellement les cheveux du poète, de l’inspiré, comme s’il avait encore du lait à attendre, comme si la tombe de Tomi, (ce monde où il fit disperser ses cendres), était une caresse gigantesque à l’envers, non de la façade occidentale de la cathédrale, mais de mon inconscient.
En me réveillant je me dis que cet aède de mon rêve se tenait contre le même mur de la Cathédrale que Brice Bauer le violoncelliste aussi inconnu et méprisé que Tomi fut célèbre et célébré – simplement mon aède onirique était rentré à l’envers du mur, par rapport à la place où s’est tenu pendant tellement d’annees, avec son instrument dévasté par les pluies, Brice – et mon aède : des mots pleins de sens, pas des notes échevelées en ritournelles semblables à celles de Brice, autre Leiermann, celui de Schubert (écoutez voir ce texte glaçant lorsqu’on comprend qui est le musicien des rues, d’apparence misérable et nu-pieds que croise le musicien glorieux – le musicien des rues c’est Sphinx-ta-mort.).
Mes mots vous paraissent-ils une ritournelle, Nicole, Christiane, Charlotte Delbo, James Joyce ? Tomi, lui dont le deuil avait rempli la cathédrale, Tomi me souhaitait que fleurisse le succès de mon écriture et, à travers cela, que je fleurisse moi-même.
Mes mots un vilain bourgeon pas fleuri. Le sens que j’essaie d’exprimer : mangé par un ogre avant que mon lecteur puisse m’entendre.
Christiane-Tomi-Joyce suspendraient à leurs lèvres la Cité pendant que la nef ferait son boulot de maman… celle qui attend du sens de celui qui précisément, enfant au regard attentif, tente de la décrypter, Sein du Sens. Il observe que les vitraux paraissent en muant les lumières du jour, analyser en quelque sorte la lumière, jeter sur sa silhouette minuscule marchant dans les bas-côtés comme une surinterprétation de ce Bien qu’est le soleil.
Mais moi, ce que j’essaie de dire, d’une danse que partageraient le Sens et l’Ogre, c’est que les mots me sont arrachés comme si je n’étais qu’un joueur.
Ils deviennent, en s’échappant de ma plume, la mélodie ininterrompue de Brice Bauer devant la cathédrale
Et si je suis offert en sacrifice, à l’ogre du sens, n’est-ce pas comme les victimes sacrificielles que les celtes tuaient, officiellement pour interroger le futur, structurellement pour assurer et démontrer leur pouvoir absolu par un sadisme drapé de blanc et de gui ? Convoquer les foules, choisir la victime parmi elles ou peut-être même choisir un martyre parmi plusieurs candidats convaincus – puis, sous le regard calibré et pieux de groupes humains parmi lesquels probablement la famille, l’amoureuse ou l’amoureux de la victime : observer sa souffrance, entendre son cri, devoir se mêler au rituel de ce genre d’observation ancien :
« (Diodore de Sicile, Histoires) :”Leurs devins (des gaulois) prédisent l’avenir par l’observation des oiseaux et par l’immolationdes victimes. Ils tiennent toute la population sous leur dépendance.Mais c’est quand ils consultent les présages pour quelque grand intérêt qu’ils suivent surtout un rite bizarre, incroyable. Après avoir consacré un homme,ils le frappent avec une épée de combat dans la région au dessus du diaphragme,et, quand la victime est tombée sous le coup, ils devinent l’avenir d’après la manière dont elle est tombée, l’agitation des membres et l’écoulement du sang. C’est un genre d’observation ancien, longtemps pratiqué,et en quoi ils ont foi.”
Quand le pouvoir industriel et ses guerres montrent leurs premiers gros muscles (la période noire de Goya montre parfaitement quels massacres en série permet à l’armée napoléonienne l’évolution cartésienne pré-industrielle de l’art de la guerre) – et puis la montée du grand soufflé mortuaire, le vingtième siècle, la «première guerre» – alors est-ce que c’est pas pour ça qu’on voit la musique en devenir atonale : plus de sentiment, le neutre Blanchotien (« salut Momo » écrit Grégoire Bouillet)… et ensuite encore, l’industrie en progrès et le massacre sadique traditionnel, associés dans la notion des Camps (idée précieusement conservée et très probablement encore répliquée dans des lieux de Terreur aujourd’hui, pendant que j’écris) la musique ? – se fait rafale de mitrailleuse, en 1968 mon enfance est toute ragaillardie par le même rock’n roll qui fait un peu peur aux anciens combattants – et puis la complainte du rap : Galina Ustvolskaïa n’est pas seule à précipiter ses doigts puissants contre le vertigineux pouvoir de ceux qui concentrent victimes sacrificielles, pouvoir, et certainement la paranoïa dont ils semblent, aux sommets des industries sadiennes de la domination, presque systématiquement affectés.
J’observe angoissé ce grand ballet entre le Sens et l’absurdité de l’Ogre : les celtes transformaient le crâne de l’ennemi en verre à boire, le cerclaient d’or. Les titans contemporains joignent les aéroports du monde dans des jets tout aussi dorés et sirotent, tout pareil, mille cadavres par investissement. Pour bien faire la guerre faut en jouir, y a pas. Donc aimer personne, ce serait un frein idiot, quoi. Bien haïr.
Et j’écoute Galina avec ravissement, songeant aux discussions sur la guerre qu’échangeaient devant nous Nicole et Christiane. Comme Tomi Ungerer, elles l’avaient constaté de leurs yeux d’enfants mais – pour Nicole- dans l’effroi d’ignorer où avaient été emmenés sa mère et son grand père, cependant qu’avec sa soeur elle était protégée par une héroïque directrice d’école de Saint Léonard de Noblat.
Fin des capitales et triomphe du Réseau.
La musique qui vient de s’entrecroiser dans ma tête vient d’y faire concerter le sens et son tueur – la pensée qui décrypte et illumine contre l’avidité qui bouffe et se rengorge, replète de l’absurdité qu’elle répand autour de son siège chiottard – je vois s’approcher de ma table de travail un autre duo, celui que fait la capitale des capitales, Ur ou Beijin, Moscou, Istambul ou Delphes ou Rome ou Lisbonne ou ce qu’on veut, si elle danse avec sa divinité des divinités, celle de la Grotte Chauvet (si c’est une déesse) ou Isis ou Khâli – je sais pourquoi ce pas de deux soudain surgit et taquine mon envie de penser : c’est qu’il n’y a plus de capitale, les derniers hyper-monarques sont totalement dépassés par le réseau où chacun croit être environnés par des foules qui ne sont que solitudes, par des amis qui ne sont que spectres numériques, et les capitales de leur mégalomanie ressemblent à des prisons stériles, pendant que l’organisation capillaire des réseaux instantanés balbutient leurs certitudes, sans plus y être freinées par aucun Ordre du Discours ni modérées par la moindre rivalité d’avec le réel… ?
Le fragment du corps d’une femme, peut-être dessiné par une femme, il y a trente mille ans, est loin de toute capitale. la grotte appartenait aux ours l’hiver. Certains soutiennent qu’au contraire le grand arc qui enjambe la riviere devant la grotte de Vallon pont d’Arc en faisait un Centre mystique mêlant l’eau, la terre et l’air…
En grattant ma feuille de papier je vois se présenter dans la grotte plusieurs couples et trios de danseuses qui incarneraient successivement préludes puis fugues. Le Sens et l’Ogre sont retournés s’asseoir. Isis et l’idée de la centralité d’un Centre n’ont pas encore chanté : quelles ruminations intérieures estivales ont bien pu convoquer ce couple ? Assis en regard de la stalagmite décorée de la Grotte de Vallon Pont d’Arc, je vois enlacées la notion du Sein et celle de Solitude. (Juxtaposition qui m’a semblé captivante)
Là-bas (d’où le tendre regard des chevaux nous a captivé•es), je vois s’entraîner à une danse endiablée une représentation de James Joyce, la notion du menhir, et le concept de périphérie. Il me faut à ce stade confesser faire l’inventaire approximatif des mégalithes où que je me promène, depuis que j’ai découvert leur charme en Irlande. C’est par conformisme aussi qu’étant en Irlande j’ai cru bon d’ouvrir les premières pages du Ulysses de Joyce et donc ensuite Finegans Wake – et c’est dans ce second texte que surgit à tout instant la question phallique de l’érection monumentale des mémorials.
Enfin je sais que les coups de tambourin vers l’entrée de cette grotte (rouverte pour le ballet au monde d’il y a trente six mille ans, aurochs et mammouths compris, gigantesque glaciers revenus) c’est le trio constitué par la notion d’Aveu, la notion de régence et la notion d’identification à une génération. Dehors, idées de drôlerie, de sentimentalité maniériste rhénane et de sagesse séduisante sont encore en train de préparer le festin
Mélopée du Centre.(Ce type est fou : maintenant il va nous assommer avec son ballet aurignacien avec des concepts en tutu !)
Tous rassemblés par nos regards portés à l’aède, nous n’avons cessé de porter aux nues, depuis les temps les plus reculés, celles ou ceux dont notre admiration assurait qu’il y avait un sens à se partager leur Dit. – «S’il faut un centre à mon empire, qu’il soit fiscal ! Car toute ville convoque fatalement une monnaie ! Oh, ma gueule sur un potin en or ! Mon profil sur un billet ! Mon pourcentage sur une monnaie électronique, en forme d’un désir !»
-« Pauvre ahuri, si tu domines la Cité au nom de ton Dit, si nous nous prosternons devant ton pourcentage sur nos monnaies, tu vas te retrouver sans besoin : et sans besoin tu t’imagines un peu ?»
-« Si tu es sans besoin, qu’est-ce qui te guidera, toi pauvre de toi si tu n’avais pas fait du désir la terrifique étude !»
-«Maman!»(cri désespéré – on entend courir la personne despotique et monétaire dans les galeries obscures de la caverne. On pourrait imaginer qu’un ours lui courre après en poussant des grognements d’appétit).«Qu’est ce que je suis venu foutre dans cette galère de l’aurignacien, trente quatre mille ans avant les premières monnaies mais que je suis conne!»
Le seul humain représenté dans la grotte Chauvet est une femme, réduite comme à la fontaine de sa fécondité, jambes, cuisses et vulve soudées à une identité d’auroch et à une identité de lionne. La déesse Mère aurait délivré aux premiers groupes humains errant parmi les ours et les mammouths, par sa générosité, tout le sens de l’être qui émane de la puissance animale et, en l’adorant comme le centre de tout, une humanité s’est constituée en la re-présentant. Soudain je revois Galina la femme au marteau tapant comme une lionne sur le clavier… Je me revois quittant la salle de concert, éclaboussé d’un sens salvateur après des jours et des jours à voir passer la mort dans ma ville, perdant progressivement mon insouciance, entendant ceux qui racontent les guerres d’un peu plus loin, de pas si loin, de tout près, ielles sont là devant moi, essaient de bien se tenir pour pas que je surprenne l’obscénité qu’ils ont croisée – de l’immonde bête humaine (moi). Les centres du monde ne se partagent pas que l’émission des monnaies, des modes, des langues, des lois – mais la puanteur de la charogne. Le centre est comme sécrété par la Mère et par son attention à l’enfant. Là, nulle pestilence de charogne, mais au contraire les chairs joyeuses de l’enfant que la mère dorlote.
Isis, la déesse-mère, la gardienne des cavernes dont nous vînmes un jour mythologique, comme toutes les mamans dans la rue, croisées comme des déesses : Isis dessine au regard de son enfant comme une aurore infiniment centrale. Isis capitale.
Toute divinité, fut-elle simplement du stade, nécessite pour s’affirmer telle la convergence d’attentions. Centre, foyer. Je vois Isis danser avec l’idée même du Nil comme centre du monde, et continuer ce pas de deux longtemps après que l’Egypte se fut ouverte au monde en y semant l’héritage de ses millénaires d’astronomie stupéfaite.
Et pourquoi le centre ne serait pas l’endroit le plus reculé du monde, l’ermitage muet, les pierres levées en forme de champignon colossal qui sont sous le cimetière d’Hyds, où cette vieille ferme près de Montmarault dont le paysan disait Il faut trente ans pour faire une haie. Et pourquoi ne serait-ce pas loin, très loin de tout centre que peut se dresser, ballerine cosmique, l’Isis fêtarde des bocages éperdus d’aubépines et de chévrefeuilles, la sage, celle qui sait où se trouve la plus vieille fontaine des Gaules, la Saint Patrocle ? Là, ni réseau, ni centre. Là : le chant éternel des brises secrètes d’entre buissons, là les aurores, là le cri des oiseaux, là, oui.
Quand je me suis penché, ayant quitté la fontaine Saint Patrocle et les menhirs globuleux d’Hyds pour les plus vieilles marches de Gaule, celles de la pierre qui me semble atrocement sacrificielle, la pierre aux neufs gradins de Soubrebost – pourquoi me suis-je penché sur la cupule en forme de corps -pourquoi, dans la partie céphalique, cette leçon de dessin donnée par l’ombre des feuillages – Oh ! Qui étais tu apparue dans ce Juillet de 2019 ?
Ce visage dessiné en Juillet 2019 par l’ombre des feuillages d’une chênaie, sur la partie céphalique d’une double cupule, avec sa lèvre inférieure si délicate : un retour dans nos mémoires du sacrifice si fréquemment évoqué dans les textes sur les guerres gauloises, dans Iphigénie, et dont j’ai presque senti l’haleine a Dublin devant les peaux conservées par les tourbières, de nobles tués rituellement par cent coups de poignards ? Le visage de toutes celles qui périssent dans la guerre pétrolière. Une image accidentelle, un lieu d’écart, le dessin parfait des lèvres et d’une forme d’aspiration à quelque douceur de vivre, palpitant sous les feuilles d’une jeune chênaie, sur un petit puy juste à côté de Soubrebost : le contraire de New York ou d’Heliopolis, et soudain, central, inscrit comme une ancre à mémoire. J’aurais dû me méfier de toute excentricité.
Sans celle de James Joyce, Lacan aurait-il osé faire le zazou avec sa lavallière ? Et l’excentricité de James Joyce ne l’amène-t-elle pas, moderne David, à se saisir de son exil comme d’une pierre à fronde pour viser le centre de sa vie d’enfant, l’humble Dublin, afin d’en faire le centre de la vie de toute la collection planétaire des tarés dans mon genre pour qui James Joyce a réécrit le monde, Ulysse et Finnegans Wake, nous faisant connaisseurs de Dublin comme les vinophiles le sont du Chambolle Musigny 1976 ? ou du La Tâche ?
J’aurais dû me méfier de l’excentricité de l’Allier, et ce nom si étrange, pour un village français, de «Hyds» il aurait dû m’inciter à changer de chemin, à n’écouter pas la proposition de Pelletier le châtelain me disant vous savez la fontaine Saint Patrocle est la plus vieille de France, sous «Saint Patrocle»se cache Sucellus, le dieu gaulois au maillet.
Je n’aurais pas su alors que les fontaines gauloises étaient anthropomorphes, avaient un corps et une tête.
Et ainsi je n’aurais pas été frappé par l’«apparition » sur la vidéo de la pierre aux neuf gradins, puisque du coup je n’aurais pas réalisé que, oui, le dessin de la tête charmante de jeune femme sacrifiée apparaissait précisément dans la partie céphalique des cupules.
Jamais rien de plus agréable n’a eu lieu pour moi dans le centre gothique de ma ville que cette façon dont les lieux de la splendeur historique sont rendus à leur véritable identité depuis que la grotesque marée des touristes ne vient plus en entretenir l’entretien, effarouchée et tenue à distance par la pandémie qui sévit depuis un an.
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Amel (Amélie ? Tout le monde l’appelle Amel) a toujours aimé d’un amour d’amoureuse les marais de Saint Gond, leur allure sauvage et grise, la monotonie résignée de leurs dangereuses vasières, fondrières, tourbières, et les surprises encore, que son cerveau précocement attentif, collectionnait déjà trop tôt. Mais elle penche son torse gracieux comme un roseau pour cueillir chaque fleur nouvelle et la mettre à l’abri sous ses yeux verts, au détour de sentiers tracés tout au plus par des animaux d’autant plus sauvages qu’ils pullulent au secret des ajoncs. Ça l’a même étonnée, à l’adolescence, que sa mère Liliane ne soit pas plus surprise que ça de la voir accepter, chaque samedi, de sauter dans la voiture pour la suivre, depuis la grosse maison confortable et joyeuse de Nancy, la ville où sont pourtant tous ses copains, jusqu’à ce trou de Coizard.
On entendait le raffût depuis Brooklyn, sur les quais: chaque tour de Manhattan paraissait s’être transformée en une horde de hurlards, tous à chanter: «fromage et dessert «. Ensuite ça avait duré comme ça six mois, tous les soirs à huit heures les gens montaient sur les toits. Transformaient chaque tour en une torche d’un feu musical, symphonie à capella. Après six mois le président était tombé. Tombé.
Brouillon rédigé en 2012 sur les pages de gauche d’une photocopie reliée du Livre VII des séminaires de Jacques LACAN ” L’ÉTHIQUE DE LA PSYCHANALYSE «1959−1960.
Sur la page de garde j’ai noté: «Par un récit qui verse à l’inconnu, par un chemin inexistant, que nul ne foula, un chemin où marcher ne laisse pas de trace, comme une taupe «(Citation de la page 120 de la «traduction» par Quignard de l’Alexandra de lycophron.)
Il savait tout, et malgré son habitude étrange de ne consulter qu’au snack fantôme d’une gare secrète en Moselle (France), il prenait ses vacances à Davos et enregistrait les discussions de ses voisins de table.
Celan (dans la Baignoire, ce 3/2/2015, nuit) — et ouvrir le monde, travail de ce Poète, écriture datant de ma rentrée au collège, j’avais douze ans Wernher, le professeur d’anglais, a hurlé pendant un cours que, feignant ignorer l’alsacien, nous étions des saboteurs.