Si je me raconte un monde vide, c’est à dire où mon individu serait seul face à ses besoins et dans lequel la substance autre a pour fonction de servir mes besoins, je suis alors dans un monde sans désirs.
Je peux faire ma comm’ pour obtenir – l’être autre n’est plus aimable qu’en fonction des valeurs qu’il me vaudra. Mon triomphe peut être planétaire, j’ai vendu un objet qui est ce que j’ai pris pour moi en le dépouillant de ce qui est l’enjeu d’une vibration cosmique, de la luminosité dont seule l’empathie me révèle le filigrane.
Le filigrane de la luminosité de l’autre.
Je disparais. Des bébés apparaissent, dans toutes les maternités du monde, voire entre les jambes de mamans solitaires, cependant qu’un peu avant six heures du matin, dans encore la nuit et pendant que depuis la cour surgit cette rumeur urbaine comme d’un vague moteur que concentrent toutes les chambres d’écho des cours dans toutes les villes, bruit machinal disant bien une moyenne des besoins de tous les ventres gastriques des gens.
A Threecastle head, dans l’établissement du fils Luke de Tomi, un panneau parle de l’amour sans mesure.
Hier, en passant devant le musée dédié à Monsieur Tomi Ungerer, seul artiste français ayant eu de son vivant un musée national, l’oriflamme où sont marquées les deux dates fatidiques expliquant aux passants inattentifs que le vieux monsieur souriant a canines de loup représenté sur l’oriflamme est mort cette année, que 2019, qui n’a encor que deux mois d’âge, a trouvé le moyen de ménager une issue à cet inconnu – Les hommes connus du public sont, par essence, des inconnus, puisqu’on ne peut prétendre à l’intimité d’un produit public, ainsi en tous cas me representè-je la distance qui m’a opressé les six fois où j’ai croisé sa femme, sa fille, un de ses fils, et le lieu où travaille son autre fils : s’ils voulaient croire en un monde de désirs, en un monde amoureux, il fallait absolument qu’ils se protègent de tous les suce-gloires venus fréquenter leur proche comme un pylône communiquant planétaire qui aurait commencé sa vie en faisant des publicités pour des marques locales, puis en réfléchissant chaque instant aux publicités qu’il pourrait bien faire à chaque idée, à chaque éclairage du monde, à chaque gag qui lui viendrait, de manière à extraire du monde des humains de quoi affourager ces étranges animaux que sont les besoins du sujet, en espèces sonnantes et trébuchantes, déposées dans des banques, pour permettre une vie bourgeoise, c’est à dire au soleil de la propriété privée.
Moi pendant qu’il mourait, j’étais animé d’une envie subite de me débarrasser d’un abat jour blafard en y déposant des aquarelles, et, dans l’Aube du neuf février, à peu près à la même heure qu’aujourd’hui, j’ai laissé mon pinceau suivre le modèle des polichinelles de Tiepolo.
Les larmes que je ressens depuis l’annonce de sa mort sont comme l’océan derrière sa maison, elles disent un désir de fusion entre les êtres. Un sentiment, en effet, océanique.
Cette foi des égyptiens et des celtes en un voyage d’Outre-tombe, non dans l’enfer chthonien des grecs et des sumériens, mais dans la Voie lactée, elle me semblait (pendant la cérémonie funèbre, face à l’urne pourpre des cendres de Tomi, dans l’immense nef de la cathédrale de Strasbourg, le soleil de onze heures du matin claquait tout en haut sur les gigantesques vitraux, et parlait du filigrane de la luminosité) elle me semblait l’écho naïf de la façon dont l’étincelle vitale paraît se transmettre de puis le Big Bang où avant, cellule après éléments acellullaires, êtres organiques après êtres pluricellulaires, Homo sapiens après chimpanzé, dans ce concert du vivant qui semble peupler les cavernes de l’infini.
Les images égyptiennes ou bien au contraire chinoises d’une évolution, imaginées outre-tombe, du vivant, soit la metempsychosis d’extrême-orient et de Platon, soit la résurrection des osiriaques, des christiques, de certains juifs, les non-sadducéens, et de l’islam, ces propositions charmantes, charmeuses, fascinantes, fécondes en temples et en révérences, seraient l’écho d’un constat plus sérieux, apodictique, fait par l’homme de raison sous le lointain du ciel étoilé,constat de la façon dont, malgré la disparition de l’être, quelque chose passe, génération du vivant après génération du vivant, dans la mémoire, dans les dettes que transportent les successeurs des disparus, les enfants des parents surtout, les lecteurs attentifs des grands maîtres aussi, peut-être aussi les écouteurs de poèmes et les auditeurs de musique, certainement les apprentis scientifiques et les intuitionneurs d’une métaphysique du futur.
Mais qu’est ce qui passe du précédent au succédant, sinon la tension d’une mise en manque, (manque à jouir, manque à savoir, manque à vivre, pour ânonner la doxa lacanienne), au delà de l’image d’un filigrane de la luminosité ?
Est ce que la mort prématurée du père de Tomi n’a pas été, dans le ciel de ses trois ans, comme un coup de hache sur tout un monde de possibles désirs, l’enfermant à jamais dans l’idée d’une comm’, idée qui ne pouvait qu’avoir du succès au monde désespérant de Manhattan ?
Le livre d’enfant alors deviendrait pour lui, à la fois l’arme d’un triomphe, et la certitude qu’on peut parler aux petits parce qu’un jour, une fois devenus grands, ils vous gardent cette estime transcendantale du vivant pour la lumière.
Mais on est bien seul dans cette stature du commandeur qui sait comment il a fomenté la comm’ d’un produit unique et méticuleusement dépouillé d’empathie peut-être, par la mort prématurée de son père.