-«Mais pourquoi on aurait à vivre entassés ?», a dit Laura.
«L’homme que mène la raison est plus libre dans la cité, où il vit selon le décret commun, que dans la solitude, où il n’obéit qu’à lui-même” — Homo qui ratione ducitur, magis in civitate, ubi ex communi decreto vivit, quàm in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber est.» Spinoza, De Servitute Humana, Proposition LXXIII.
-«Mais pourquoi on aurait à vivre entassés.?» — a dit Laura. Moi j’adore cette éternelle colocation. Laura, Baruch, les visites impromptues chez nous de Célestin, ce dessinateur ultra célèbre et malgré tout ultra monastique…
Ah oui j’ai pensé, Laura voudrait courir des nuits et des nuits dans le feu passionnel des forêts secrètes, loin de la mesquinerie humaine, nue devant les foudroyantes révélations des éléments sur l’être, ah oui je devrais et même je pourrais puisque j’ai passé tellement de temps à les découvrir — Je pourrais les lui dire, ces chemins, presqu’effacés déjà, qui permettent l’immédiate contemplation du sublime.
N’y voyez aucune prétention.
C’est tout bête: je pourrais lui communiquer la carte des itinéraires pour fuir habilement, c’est à dire en suivant la splendeur, en suivant les traces du sublime, recette plus simple encore que celle des nouilles ou des œufs sur le plat vous en convenez, non? — fuir, donc, puisque ça l’interesse, elle, infiniment plus que les soldes ou que le rhume des enfants — fuir d’une ruelle splendide à une banlieue surprenante de charmes (il n’y a pas que des non lieux dans le lieu du ban), pour fuir la ville, loin des nausées (déterminées par le scandale bourgeois d’avoir entassé – tellement méticuleusement, tellement sadiennement, avec tant d’aplomb et de surplomb — d’avoir entassé le fait sociologique de la misère dans le fait urbanistique du profit immobilier) en passant par de longues années de pratique, ma pratique humble et modeste d’un cheminement fuyard certes, par les traces du Bien, laissées aux hasards des rues, des jardins.
(Comment font-ils pour s’évader du carcan urbain à Beijing, avec tout ce qu’ils se sont pris à toute allure sur la gueule, comment font-ils pour retrouver les sentiers bleus de l’été à São Polo?), par exemple regarder les nuages (forcément relativement libres par rapport aux opérations de la concurrence humaine), ensuite laisser se déployer en soi le goût qu’ont les traits de bleu.
Car il est des traits de bleu, ceux qui nacrent le gris de vermine de nos angoisses.
Bon et puis je devrais lui recopier mon plan intérieur de ces sentiers que je connais, plus loin de la ville, sous les fougères, vers les sangliers et les nuits où crient d’amour les vrais amoureux, vrais amoureux — j’entends par cette expression forcément un peu grotesque quelque chose d’universellement rare, quelque chose de précieux et donc de rare, quelque chose de presqu’inévitablement inaccessible et cependant tellement souhaitable que tout le monde comprendra sans m’en vouloir.
-«Parce que nos organes les plus égotiques n’ont pas d’autre fonction que le verbe, et le verbe pas d’autre que l’altérité, que la drague, que le désir et même des fois l’amour.», ai-je entendu une voix que je ne reconnaissais pas lui répondre.
Ils étaient dans la grande salle médiévale qui nous sert de cuisine et moi, moi je me brossais les dents.
Je me suis demandé si mes dents étaient égotiques.
J’espère les trouver un peu moins jaunes un de ces jours. Est-ce que c’est ça, «rire jaune», je me suis dit en voyant ma gueule d’enfariné sourire au morceau de miroir posé sur la vieille commode à côté de la baignoire pattue… J’ai regardé la photo des ancêtres de Baruch, un plus sinistre que l’autre, et je me suis réjoui d’avoir des organes désirables. Si mes dents sont égotiques, pourquoi suis-je plein de paroles, sans cesse ces mots, une lettre écrite à personne, que personne n’entendra jamais… Alors j’ai imaginé tous les aïeux de Baruch en train de se laver les dents, en regardant envieusement leurs voisins déambuler…
En vieillissant le corps se limite de plus en plus à lui-même. Qui a envie de prendre une vieille ou un vieux dans ses bras.? Plus dur à vendre que des glaces. Vieilles dents ! Vieux nichons ! On pourrait circuler longtemps dans les rues… Suffit de tendre l’oreille et d’écouter la longue plainte des vieilles prostituées et des vieux tapineurs.
-«N’empêche, celui qui en a le plus fait, des cabrioles dans la région, c’est aussi celui qui, à quatre vingt quatre ans, nous fait tous passer, y compris les mômes, pour des vieux, et c’est lequel, hein?» — a chuchoté Amine.(et je savais qu’il parlait de Célestin.)
Évidemment je ne pouvais pas dire à Laura le lien d’amitié folle qu’Amine m’a confessé avoir d’ores et déjà tissé avec ce Célestin. Pornocrator Mundi, dessinateur innocent de tous les culs du monde.
Nous ignorions encore, au moment de la remarque d’Amine, et l’importance sentimentale qu’avait pris Célestin pour Laura, et son incroyable renommée (et, pour résumer à destination de ceux qui n’ont pas d’âme, la cote de ses œuvres aux enchères) Célestin, enjoliveur du rire des fesses fouettées, graphiste de la philosophie des grands enfants, esthète de la pensée des pelles, quand il les transforme sans y toucher en visages de vrais-croyants, des brouettes devenues accroupissements de l’être et de l’identité, des peignes optimistes.
Politiquement, Célestin est caricaturiste surtout de l’estomac gourmand des faux-ascètes les plus patentés, et de toute la brocante glorieuse des héros postiches et siliconés de notre société kitsch qui s’autodétruit, rase ses vieux palais jusque dans ma ville, martyrise en un mot des splendeurs devenues inessentielles aux triomphes de ses maîtres vulgarissimes, splendeurs qui ne sont plus regrettées que par des foules de larbins organisées en associations de défenses patrimoniales.
On a beau vouloir garder l’allure majestueuse du ton de nos cultures, oui, depuis Pékin jusqu’à chez moi, on se ridiculise pourtant en s’enfermant dans ces immeubles-boîtes de conserves, devenues souriants immeubles-ogres d’un monde en désespoir, boîtes que Célestin utilise comme les pelles, brouettes et peignes dans des montages photographiques absolument apocalyptiques et pourtant gentils, débonnaires …
Célestin, croisant Amine dans notre rue et en faisant allusion aux travaux (couronnés de succès) d’Amine sur la longévité, lui aurait dit :
-«Cette ville où nous sommes la mémoire du futur est une île déserte et j’ai le sentiment que vous y êtes mon Vendredi.»
Je n’avais pas encore vu Célestin, en vrai. Juste entendu sa voix, à la cuisine, et puis évidemment j’avais rapidement consulté les photos où on le voit jeune et non dégrossi, vieux et subtil, les films sur lui, son œuvre… Laura m’a dit l’effet qu’il a sur les femmes: quand elles apprennent qu’elles vont le croiser, les plus prudes cherchent frénétiquement où elles ont rangé une paire de cuissardes, une veste de cuir, un bracelet en forme de menottes voire, faute de mieux, un collier de chien…
Et lui ça le désespère: il y décrypte, dans cette façon dont tant d’inconnues se jettent en porte-jarretelles au devant de sa célébrité, un malheur profond du genre féminin, il y décèle des manœuvres du Chaos inhumain, des projets suicidaires, dictés par la souffrance de ces êtres que seul fascine le pouvoir, et qui sont si nombreux à porter ce deuil de l’existence — en deuil dit-il, d’une toute-puissance qu’elles crurent avoir un jour ancien, du haut de leur enfance, sur ce que fut à leurs yeux Papa. En deuil comme Marylin et son président Kennedy fatidique, brillant des dents et chéri
(My heart belongs to my daddy dadadadadadadadaddyyyy…),
…père qu’elles croient systématiquement immortaliser en tout conquistadore tant soit peu médiatique, fut-il ventru, cynique ou publiquement néfaste. Célestin s’indigne — et combien de femmes a-t-il considérées du haut de ses quatre-vingt fois trois cent soixante cinq nuits ?- de la fréquence à laquelle la femme est prise de l’envie d’échapper à sa condition. Il a souvent représenté, dans son travail, le naufrage terrible qui en persuade tant qu’elles seraient coupées.
Alors que pour lui, l’aristocratie de la femme résideait dans le particulier du monde puissant qu’elle fonde, particule de légitimité tissée par les doigts de fées, triomphe héroïque-bourgeois des douceurs qu’élaborent, depuis leur secret frémissement, les seins et leurs projets lorsqu’ils échappent au malheur.
Au long de notre vie d’abandonnés, rien des méthodes officiellement enseignées par les écoles et les universités ne nous tient vraiment en face de l’importance des sociétés, des hiérarchies, de la jungle humaine. Seul le souvenir de l’importance familiale, dans ces parfums allaités qui nimbèrent les milliers d’heures passées à satisfaire leur maternité par notre enfance, nous permet d’affronter encore mieux le monde.
Et seul l’écho intérieur d’un foyer nous solidifie devant les foules indifférentes à l’idée même qu’il y aurait le moindre effort à accomplir dans l’être du temps, dans les générations des générations, dans l’appétit d’une réponse aux attentes de tant de mères… Et seuls les regards grondeurs des mères nous affranchissent devant ces publics indifférents qui font murs autour de nos destins, seules les intimités tutoyantes des douceurs maternelles nous permettent de penser la politique des peuples sans jamais se laisser abuser à croire en leur gigantisme et en les fausses vertus — le monde, le cosmos: un quotidien, affaire de légitimité individuelle. L’homme, mesure de toute chose.
La politique de Célestin, c’est d’envisager tout, même le cosmos, comme le promoteur du sourire rouge à lèvres d’un quotidien très doux. Mesuré. Et le traité politique de Célestin serait donc qu’il faut sauver les femmes de l’atroce crédulité perpétuée dans leurs yeux trop souvent effrayés par les ogres de ce monde d’ogres: qu’elles seraient coupées. Et qu’elles auraient quelque raison à ne s’en ratrapper qu’en se jetant au cou des taureaux, dans un mensonge définitif et désespérant.
Peut-être pareil pour Laura, mais ça m’étonnerait. Pas elle, qui se la raconterait, juste parce qu’un académicien abaisserait des yeux d’immortel sur ses périssables formes. Je la soupçonne d’une furiosité, bien plutôt, d’un emportement vengeur contre le triomphe, chez Célestin, de l’âge sur la chair et donc paradoxalement du poids de la viande sur l’envie de la pensée. Elle m’a dit se surprendre elle-même à s’énamourer pour le crâne, qu’on devine si facilement sous les joues creuses de son héros. Elle dit aimer même les dents déchaussées de Célestin ! Ce corps de l’aimé et de l’aimante, dont elle dit qu’ils sont le seul continent de l’Imaginaire, ce corps de l’aimé qu’elle mystifie mystiquement, ce vieux Célestin glorieux de chemins savants vers le rire, qu’il aura été seul à offrir à l’humanité, (Lors d’une rétrospective récente de son œuvre, près de Nuremberg, on entendait juste ça: des gens qui riaient avec douceur, sans arrêt, devant chacun de ses collages, devant ses pelles humanisées, devant ses autoportraits tragiques, même…) et c’est ça qui l’électrise. Oui, c’est son œuvre qu’elle veut détenir à travers l’amour qu’elle lui porte, mais peut-être comme on hébergerait une âme en tenant un moineau à l’abri dans ses mains, comme on accueillerait un jouir dans un souffle bienveillant, une extase entre les barreaux d’un lit, pour lui arracher d’un coup de reins le nouveau-né qui stupéfierait sa mort. Faut pas que j’y pense, de quoi j’aurais l’air…
Quand même, en vieillissant, que ce soient les femmes et ces seins qui disaient la générosité, les hommes et ces gaules qui promirent un jaillissement papaguénesque de camaraderie, de jouissances et d’enfants à-venir, ces bouches sensuelles, ces bras tendres, ces épaules amollies, alanguies ou au contraire fermes comme des rocs, ces oreilles jadis tendues vers le monde comme il s’amonde… Et bien plus rien, quoi, tout ça ne vise de plus en plus clairement qu’à se replier dans le crâne, jusqu’au néant des orbites qui semble faire «toc! toc.! Ouvrez la porte à l’ultime égoïsme d’une mort sans partage…» — le type qui ose prétendre que tous nos organes visent au verbe, il a du courage… Verbe à vendre ! Achetez ! — il aura bonne mine, le gars dans les rues…
-«Ah.!», sanglotait Laura hier soir, «rien ne me sourirait plus que de découvrir un bien qui ne se nourrirait d’aucun mal, comme en fait démonstration le Rousseau allemand, Hölderlin, dans son texte Hypérion.»
Oui moquez-vous mais vous n’imaginerez jamais d’érotisme plus puissant que les sanglots de Laura. Eussiez-vous cent vies: des Laura, moi je le sais, c’est comme des Mozart, des Picassos, en mille vies on n’en croise pas. On en entend vaguement parler. Et si on s’éveille suffisamment à la conscience, on est écrasé par leur Dit. Et là c’est celui des larmes aphrodisiaques.
-«La première fois qu’un éditeur a accepté de t’éditer Ton petit polar localiser à prétentions poétiques tellement cryptées qu’illisibles, tu m’as dit avoir fait un rêve. Un caveau funéraire, dont les murs laissent passer un rayon de soleil par un trou, et ce rayon, il traverse les côtes pas encore complètement desséchées de Ton corps, ô Anatole, il enlumine la région de ton coeur. On se rappelle tous ici, dans la coloc’, combien ce rêve d’avoir atteint à l’immortalité par l’édition, rêve pourtant totalement naïf, a été suivi d’une journée d’exaltation, tu écoutais une musique vénitienne avec des crescendo incroyables, en boucle.»
L’abordage des copains.
-«À la maison on est douze. Les voisins s’en rendent même pas compte.»
On a tout appris comme ça, à douze: en face de cette façon de ne pas vivre ensemble qu’ont aujourd’hui la plupart des gens. Nous, on n’a jamais acheté d’ersatz de vie sociale. On n’a pas beaucoup de mérite: cette maison est tellement belle et mystérieuse et surprenante, qu’on pourrait presque l’appeler une Providence. On a tout appris, vraiment, un peu par accident, quand on s’est rendu compte qu’on s’aimait assez pour cohabiter. Du coup, on a toujours eu des retours enviables, les soirs, dans la chaleur de notre bande qui s’adore. Et on s’est toujours sentis assez légers, par la grâce de nos disputes toujours rigoureusement codées, réjouis bien plus par nos réconciliations précieuses, et jamais personne n’a eu à écrire un règlement pour éviter que les haines rances puissent se développer. Même les jalousies on a su les éteindre à coup de vertu et de rire ! Il faut dire que dans les années soixante-dix, quand on était gamins, on a suffisamment eu le temps de voir exploser parmi les premiers gourous, babas ou doctrinaires, des tentatives de vie communautaire, rapidement parties en couille ou en secte… Mais cette idée, l’idée fulgurante, aurorale, des innocentes démocraties de l’Hyperion, nous est revenue surtout du fait qu’aucun d’entre nous, pour les adultes, n’aurait pu s’imaginer dominer les autres, voire prendre quelque décision que ce soit (hormis les créatives et individuelles!) sans les autres. Chacun des autres participe à chacun de nos choix.: l’habitude d’analyser les rêves a permis à la majorité d’entre nous de savoir qu’en dehors de graves pathologies, la bêtise est une fiction. C’est ça: les gens font seulement semblant d’être con, ils y prennent un plaisir qu’ils pensent enfantin et qui avec leur âge a mûri en saccage infantile… Nous l’avons pleinement réalisé parce qu’une des plus extraordinaires façons de partager nos identités, à la maison, consiste à échanger de plus en plus régulièrement, très sérieusement, les contenus de nos rêves — et chacun d’entre eux est transporté de génie.
-«Alors bien sûr, Laura, je pense que si les gens laissent se fomenter à travers l’Histoire toutes les dictatures et les catastrophes, c’est par le voeu le plus évident de leur fausse connerie. Notre prétention à la connerie, c’est ce qui nous permet de revendiquer nos soumissions. Nous nous paralysons volontairement. Pour laisser circuler le pouvoir. Cette crampe invraisemblable, cette panne à oser affirmer la grandeur de chacun, fait depuis des millénaires surgir devant nous tous, comme le reflet d’une hypnose, l’effigie des gigantesques imperators et impératrices, qui mènent notre carrousel de paralytiques, et qui nous croquent, pour se payer leur prochaine pute ou leur prochain mignon.
-” Oui ! «m’a jeté avec une cruauté triomphale Laura, «Oui, vas-y ! Fais-moi une leçon. Dis-moi ce que je dois faire de ma vie pendant que tu y es ! Donne nous des leçons de politique internationale de géo stratégie, et pourquoi pas d’art? Tiens, va essayer de dire à Célestin ce qu’il devrait peindre, selon toi, pour sa prochaine expo ! Tu oserais, tu serais assez cuistre? C’est la fausse connerie des faux cons comme toi qui nous élit depuis la nuit des temps, oui, depuis la nuit des temps, vous nous élisez ce gouvernement humain qui fait manège infernal, c’est toi et une collection de pépères comme toi qui les avez élus. Et ensuite vous ruminez tout seul devant le rétro de votre bagnole, vous vous racontez ce qu’on veut. Avec ton air bonnasse, avec ta fausse connerie, ton inutile culture, toi qui as jamais pris un sens interdit, j’en suis sûre, et donc toi qui a jamais rien créé, regarde le sang collectif, qui dégouline, ça te plaît? Mais regarde qui tu es ! Ils te ressemblent, ceux qui permettent la circulation du pouvoir des leviathans, nos rois depuis toujours, ah tu es bien nourri, ah tu t’en fous de ce tourbillon de ricanements sanguinaires nous guidant, nous ayant déjà guidés à l’apocalypse, ah tu ne les prendras jamais les sens interdits…»
Comme je devinais à son aigreur que ça avait dû mal se passer entre elle et Célestin, dont Amine m’a dit souvent combien radicalement il est uni à sa femme, je tremblais. Amine est catégorique: Célestin sera toujours inaccessible aux amours de Laura. Alors, plein d’une grotesque pitié pour cette Laura qui n’en avait pas besoin, je n’en menais pas large. Mes conseils de prudence… Ma gueule de navet… Si elle s’était doutée qu’en plus je rêve d’elle ! Qu’au début, en la voyant arriver chez nous, je m’étais permis de me souvenir de femmes qui lui ont ressemblé…
-” Tu m’as provoquée, maintenant tu vas payer ! Parce que c’est précisément grâce à cette toute-puissance des fausses conneries conjuguées religieusement depuis que le monde humain s’organise en asservissements volontaires, que nous nous tenons collectivement effarés, depuis peut-être des centaines de millénaires, effarés à la vue de l’abîme béant de l’absurde. Écrasés encore par les ordres premiers. Le cri guttural du premier maître. Tu sais à quoi ça nous a condamnés, les conseils à la con des épiciers dans ton genre? Au non-dévoilement de l’être où mon crâne gémit d’épouvantables migraines. La mise en coupe réglée du monde même des sources que tu prétends aimer, des nymphes que tu trousses, connard, l’exploitation routière des monts où tu les emmenais contempler l’aurore, avoue, juste parce qu’après l’amour tu as la nausée, ah elles sont abimées, les forêts ombreuses où errait, méditative, la réflexion de ta culture fatiguée, et elle est morte, la mer aux larges voies que chantaient ton Homère cucul et ton James Joyce autiste !”
Dernières nouvelles de la Peste.
-«Le dévoilement, je veux dire dévoilement au sens qui a fasciné tant de ses étudiants, dans les propos captieux de Heidegger quand il donnait ses cours à des gosses, à Fribourg, il les a fascinés parce qu’il faisait jouer ce sens du voile que fabrique l’oubli, le léthé, avec le vieux mot grec de Vérité, d’Aletheïa… Le dévoilement paradoxal de l’invoilabilité, qui plus est inoubliable, de la Vérité, ça secoue quand on en entend parler la première fois. Comme si la Vérité, tellement inatteignable bien entendu, c’était une histoire de corps, de voile, de nudité ! Comme si la Vérité, c’est-à-dire typiquement le truc qu’on n’a jamais serait-ce que rencontré, était en plus inoubliable ! Et, encore plus excitant, bien plus que l’idée baroque qu’il y aurait eu un jour, à l’aurore de la pensée, dévoilement spectaculaire et inaugural de la Vérité, voilà qu’on se forge la cervelle, en écoutant les cours de Heidegger, ce type incapable de nous dire un mot sur les camps de concentration et sur les fondements philosophiques de sa foi dans l’antisémitisme protestant, luthérien, miteux, il nous balance l’idée que le dévoilement de l’être ce serait ça, l’accès à une Vérité, et que ce serait en quelque sorte l’essence de l’humain et du désir humain. C’est tellement beau, des notions qui volent comme une mélodie dans nos consciences pourtant dévastées par l’ignominie boursière qui consume la planète en mille conflits de rapaces assoiffés de matières premières et d’empires financiers, c’est tellement enthousiasmant, cette chanson de la Sagesse au moment où nos tentatives de pensées sont ruinées par ce que les anciens appelaient le Siècle, par la certitude qu’on a, en écoutant les nouvelles à la radio, que l’essence de l’humain c’est plutôt un torrent de viols et un cosmos de jalousies… Mais alors, la basse continue de la Raison raisonnante, contemporaine aujourd’hui comme jadis de trop de massacres, voilà qu’elle est changée profondément depuis la mutation de notre histoire. Ce que nous entendions déjà enfants en écoutant vivre et exister nos parents, c’était une période de l’Histoire des gens déjà dressés par Horoshima, et elle explose sous nos yeux, au changement du siècle, non par une amélioration morale, ni par ce que nos sens fatigués pourraient prendre pour une chute décadente dans l’horreur, mais par les cycles essentiels du passage de nos activités fondamentales à l’échelle industrielle — et de notre troupe d’êtres humains existants à l’échelle du milliard. Et alors quoi? Les notions sublimes de l’être se sont-elles exponentialisées au même rythme que la fabrication de pâtes alimentaires? Que l’orgie des entreprises immobilières? Qu’est ce que ça va donner, nos vestiges de raison devant l’immensité du prochain massacre, malgré tout? (Trotz Allerdem, malgré tout disait Karl Liebknecht, juste avant de se faire liquider et que son nom béni nous en devienne un écho de l’héroïsme amoureux de la notion d’être-aimant) Quand la fureur érectile de la connaissance vrombira dans les réseaux du Net, sera-t-elle aimante et sentimentalisée, ou autiste et plate comme une Nature? La philosophie prophétique va-t-elle se changer en dragons aux tournoiements d’oriflammes? Le savoir nous dira-t-il enfin comment comprendre les voiles transparents, tourbillonnant autour des nymphes au visage inexpressif des tableaux de Botticelli qu’évoquaient Aby Wartburg et Didi…
Comment s’appelle, déjà, cet immense spécialiste de l’esthétique qui était venu bouleverser le public de notre ville précisément au début de l’épidémie du Sida, alors que dans la même ville Aby Wartburg y était venu étudier, juste avant les millions de morts des deux guerres mondiales ?”, m’a dit Georges lors d’une visite et alors qu’il venait de feuilleter ce que j’écris.
-«Didi-Huberman, il s’appelle, et son livre: Nympha fluida, sur les voiles qui tourbillonnent inexplicablement, comme des mélodies, autour des divines femmes de Botticelli.»
-«On dirait que ces peintres de la Renaissance, ils voulaient à toute force dévoiler le Réel en y dénombrant les fleurs, les gloses théologiques, les ordres architecturaux, en y cataloguant toutes les facettes des lois naturelles qui les entouraient.»
-«Mais quand je te dis, Georges, cher voisin, qu’ici, dans notre maison, nous avons pris l’habitude d’étudier nos rêves, ça ne te fait pas sursauter, tu ne comprends pas que c’est une forme plus actuelle, plus achevée, donc plus incroyable de dévoilement? Nous détaillons nos rêves. Cela revient à un dénombrement des puissances désirantes qui nous guident secrètement pendant la journée, une mise au jour des facettes de nos multiples identités. Pour être précis, de nos romans multiples. À quelle esthétique chacun de nous confie-t-il le voeu augural du vivant: va et vis pour toi ! — mais non, je te vois faire une grimace, si, si, je le vois, tu t’en méfies, même, de nos trafics de rêves? Tu comprends, toi, pourquoi personne ne rêve de la même manière, pourquoi les images que nous échangeons alors nous surprennent plus que n’importe quelle mise en scène, n’importe quel film ?»
-«Non, je vois pas du tout. J’ai plutôt l’impression que les gens rêvent tous à peu près pareil… Cette nuit je sais pas pourquoi, je rentrais dans le hall de la faculté de physique, au milieu d’un défilé d’étudiants mais avec mon vélo qui m’encombrait, gênait tout le monde, et pourtant les gamines étaient super gentilles avec moi et.»
-” Suis-moi. Dévoiler la nature, comme l’ont tenté Aristote ou Einstein ou Botticcelli, c’est un abyme aussi vertigineux que l’enfer de Dante ou les larmes que tu versais il y a deux ans quand ta femme a failli mourir de désespoir en découvrant ce que tu tramais avec ton Raoul…”
-«Ah!», grimace Georges douloureusement.
-” Quand on empêche des rats de laboratoire de rêver, par un dispositif un petit peu cruel de décharges les réveillant à chaque fois qu’ils entrent dans la phase dite paradoxale de leur sommeil, et donc de rêve, on s’aperçoit qu’ils oublient ce qu’on leur avait appris la veille de l’expérience — un trajet dans un labyrinthe avec de la nourriture au bout. Le rêve est donc une activité de fixation de la mémoire ! Ni Freud ni Lacan ne le savaient: le rêve fixe dans la gélatine de la mémoire, mais comment, mais quoi? Parce qu’on trouve dans le rêve l’imbrication d’événements à nous arrivés, la veille ou l’avant veille du rêve — et de montages symboliques colossaux remontant systématiquement à notre prime enfance? Ce qui fixe les choses à notre mémoire, mélange ce que nous vivons et ce que nous en disent nos milliards de souvenirs d’enfance, mélange à des expériences nouvelles ce qu’au fond nous en a très longuement dit notre monde, quand nous étions sans défense, minuscules et même incapables de parler, n’est-ce-pas, au début de son apparition devant nos yeux tellement écarquillés de bébé, non? Et ces monstres du rêve, symboles masqués comme au carnaval par des apparences bizarrement faites, pourquoi se dérobent-ils immédiatement? L’incroyable, c’est que les monstres symboliques du rêve, parce qu’ils contiennent toujours des fragments d’enfance, nous renvoient à la période de notre vie où nous expérimentions l’éternité. Car c’est vraiment la sensation d’éternité, non, que nous éprouvions, avant d’être frappés par ce que Saint-Augustin décrivait, déjà en 393, comme l’amnésie infantile, cet oubli des souvenirs antérieurs qui surgit ponctuellement lorsque l’être humain atteint ses six ans ?”
-«Et alors? C’est pour des choses aussi triviales que tu réveilles les angoisses, atroces, de l’histoire de Raoul ?»
-«Comment ?»
-” C’est du vice, de me rappeler que j’ai failli faire mourir ma femme, non? Mais ce qui nous est arrivé, ça vous a bien fait rire, les voisins, faux-amis… C’est de désespoir qu’on a failli crever. Et je suis sûr que vous, vous vous bidonniez.”
-«Pas une seule tragédie ne s’écrit sans l’encre que je te rapporte ! Et l’encre des rêves prend sa puissance pendant nos six premières années. Nous regardons le monde quand nous sommes des nains. Et nos souffrances plus tard nous tortureront depuis cette fragilité-là. On se tient devant le théâtre des grands, nos parents plus immenses que des montagnes, nos éducateurs plus éternels que les étoiles glacées du ciel d’Octobre. Car dans ces années enfantines nous sommes, en plus, dans un certain degré, inconscients du passage du temps, ou nous en avons une perception toute autre. Car ce que nous désirons, avant six ans, il nous le faut. Nous désirions immédiatement, Georges. Demain, t’en souvient-t-il, Georges, demain c’était jamais. Nous voyions bien que ces géants, puisqu’ils nous avaient nourri, ils craignaient notre mort, et notre premier sadisme mesurait bien que dans ce qui nous menacerait, ce serait leur mort à eux qui, enfin démultipliée d’une manière inévitable, condamnait les pires parents à être un peu généreux avec nous leur marmot, pour éviter la souffrance atroce que notre mort semblait représenter plus à leurs yeux qu’aux nôtres. Puisque nous, nous étions immortels. Pire — éternels… Et nous croyions en quoi? Pendant ce temps où nous réalisions, en voyant leur air soucieux, à quel point nous portions toute la sensibilité disponible des géants, nous croyions, assez naïvement le plus souvent, nous croyions que la totalité de ce qui nous entourait participait de ce que vivaient nos géants domestiques. Et, au fond, ne participait pas beaucoup, pas aussi directement de ce que vivent les autres, en dehors du «chez-nous»…
La domesticité familiale, quelle hypnose ! Quel roman ! Notre monde, c’était eux. Et peut-être même croyions-nous que ce qu’ils vivaient nous concernait. Alors nous apprenions l’éternité, Georges, mais en nous projetant en eux, astronomes fascinés par nos stars, nos trous noirs, les galaxies de nos petits-déjeuners et de nos couches. Et comme bien entendu ces géants, nos parents, débordaient du manque-à-jouir qui caractérise si majoritairement les couples, et comme nous ressentions leurs plaintes et leurs gémissements, même discrets, comme un tatouage de nos neurones, du coup nous ressemblons encore aujourd’hui plus à l’obscénité béante de leur Blessure frustrée, qu’à toutes les valeurs qu’ils feignaient nous enseigner. Oui c’est cela la couleur qui affecte le roman de nos rêves, et donc notre quotidien, d’une sorte de radar moral, une antenne tapissée par les scories de leurs emmerdements à eux, les grands de quand on était nains. L’inconscient? Un radar du bien et du mal de la famille, comme elle nous est apparue, et probablement comme elle ne se doutait même pas d’exister. Et c’est à travers ça que se dévoile pour nous le cri inoublié des premiers êtres vivants: «Vivez plus ! Vivez mieux ! — criait le premier acide aminé, premier prophète de notre tribu du vivant… Ah, nom de dieu, tout ce qu’on a bien pu leur voir déployer d’efforts et de crampes sur le théâtre…»
-” Théâtre? Quel théâtre ?”
-” La Hauteur d’où ils nous hypnotisaient. Qui resurgit dans nos rêves et, à y prendre garde, colore d’une indication morale paradoxalement égotique tout ce qui nous arrive de nouveau chaque jour. Nous appréhendons le monde d’aujourd’hui avec un radar éthique tapissé par tout ce que nous avons ingurgité comme autant d’indications de la génération précédente. Cette mémorisation que permet le rêve, cette classification de notre environnement selon le décret des manque-à-jouir de nos Géants familiaux. Et…”
Georges m’avait écouté bouche bée.
-«Oui», s’est emporté l’autre jour Baruch, «je suis un peu ennuyeux quand je me mets à vitupérer le crime. Je ressemble à un chauffeur de taxi bougon. Qui monologue devant son rétroviseur, sans se rendre compte qu’il ne répond plus depuis longtemps qu’aux actualités servies par les radios dans sa bagnole. N’oserais pas mettre ça dans mes livres. Les gens s’endormiraient, j’ai l’air tellement con, ce que je dis ils le devinent avant que j’ouvre le bec. C’est comme des grincements de lit. Et si j’étais beau. Mais je ressemble à un potiron qui bégaie. Et qui grossit. J’ai grossi.? Comprenez, si j’adore le sublime, je hais la laideur, et en particulier celle des gens qui ne font pas d’effort. Celle de mon bide — vite, une toge, vite cachez mon ventre que je ne saurais voir ! Que ce soit moralement, politiquement, ou esthétiquement, je hais la laideur qui se cache dans le trivial. Trivium: grammaire, logique, rhétorique. Je hais les arts libéraux, je hais la grammaire parce qu’elle nous emprisonne dans des préoccupations artisanales, la logique parce qu’elle ne fait que répéter celle de nos molécules cérébrales et celle de l’organisation du cosmos, la rhétorique parce qu’elle fait prendre l’être pour une fonction. Du coup, quand je vomis ma bile, au lieu d’avoir l’air d’un gentil, qui souffre les souffrances d’Osiris torturé, découpé en morceaux par l’esprit du mal, on me prend pour un salaud d’emmerdeur. Alors que je rêve d’un bien qui, n’est-ce-pas Laura, ne se fonderait d’aucun mal.»
-«Moi aussi», lui ai-je dit, «je te trouve chiantissime. La beauté de notre maison, d’accord, elle n’a rien de trivial, parce qu’on sacrifie au dieu de l’amitié et donc à l’harmonie… Allons, du calme. La beauté de vivre ensemble, franchement… Qu’est ce que ça changerait à la nature de notre existence ou à la profondeur de mon identité, si j’entreprenais de développer ce modèle en allant serrer la louche aux sept milliards qui survivent aujourd’hui? Aujourd’hui l’humanité va vivre à elle toute seule sept milliards de journées sans qu’on puisse avancer l’idée non triviale que tout ça soit de l’Harmonie, et avec la certitude de sept milliards de frustrations. Cette année, sept milliards d’années… Et moi je perdrais sept milliards d’instants de ma vie juste pour leur dire qu’on est bien ensemble? Frénétiques spasmes ! Alors que si un seul d’entre nous pouvait dérober ces sept milliards d’années à tous les autres, je rêverais de voir jusqu’à qu’elles planètes peuplées de quel Être il aurait le temps de mener son aventure, mozartienne, vraiment ! Même si mon seul voeu c’est de passer un quart d’heure avec Laura? Les cadavres de Rousseau, de Robespierre et de Mirabeau se mettraient à rire dans leur tombe devant tant d’inégalité au profit d’un seul ! Mais, comme toi certainement, je songe souvent à ceux qu’au contraire leur pouvoir — ce pouvoir que les gens leur ont lâchement abandonné, par ennui, ou par terreur à l’idée de se retrouver seuls pour toujours, à jamais — ou leur fortune — cette fortune que les autres les ont laissé concentrer — isolent de toute possibilité du bien. Le personnel politique désespéré et les otages de l’argent, qui sont condamnés à gérer notre troupe humaine — et prisonniers de notre Héritage, ils sont coupés de la toute-puissance rayonnante de l’amitié, miraculeuse des amours, phalanstérienne des copains, des tendres affections qu’on trouve, par exemple, tiens, dans notre Maison… Car ma Maison, ma gens est celle d’eux tous. Ah.! Avoir des amis, s’aimer, se réjouir de leurs amours, du surgissement inouï de leurs enfants comme ça nous est arrivé cette année, vibrer d’une actualité chaleureuse, se donner des coups de mains pour les pannes de voiture, ne pas être seul à attendre le plombier ou le chauffagiste, et pourtant — c’est même toi qui nous y a aidés quand on a choisi la maison — et pourtant en gardant pour chacun d’entre nous son quant-à-soi, sa partie de la maison et de la pensée, la possibilité d’un repli mental, d’une fréquentation des étoiles !»
Je crois que ça avait éteint la longue plainte de Baruch, mon évocation du rôle décisif qu’avait eu son goût inné du quant-à-soi dans le choix de notre énigmatique demeure. Quand je rejoins ma chambre, le soir, je bénis son exigence. Un long couloir m’éloigne d’abord des voix qui résonnent dans les salles de réception. Chaque fois, tout le monde l’a deviné sauf elle, c’est un petit deuil pour moi d’entendre décroître les éclats de rire de Laura. Deux escaliers ensuite, avec ces énormes tapis solitaires. Ensuite, en haut, ce minuscule couloir utérin, aux rideaux de tissus imprimés dans les années cinquante, qu’on a gardé des précédents occupants. Par la fenêtre je vois la tour (où les enfants de Denis ont leur salle de jeu) et, quand il y a du vent, le frissonnement des arbres couvre la rumeur de l’avenue. Mais ce soir — probablement parce que, plus que jamais, je ressens la nature utopique des rêves démocratiques de Laura, je tremble à l’idée que les mêmes images cauchemardesques qu’hier pourraient me guetter sitôt assoupi.
-«Pourquoi on aurait à vivre entassés ?»…
Alors j’hésite: tendre la main vers la vieille olive en bakélite de la lampe qui suit mes chevets depuis toujours, l’éteindre tout de suite et m’endormir? La nuit dernière, (probablement pour avoir contemplé l’image du bagne de Sakhaline qui ornait la scène lors du prologue de la mise en scène par Ostermeier de «La Mouette» de Tchékhov), j’ai eu la perception affreuse d’une foule immense de prisonniers. Ils étaient rassemblés aux gradins d’un stade. Et là, un supplicié courait, en tirant comme un chariot la porte en grillage du bagne, mais il y était pendu, oui, le malheureux, et chaque geste aggravait son étranglement en même temps que celui d’une autre victime pendue de l’autre côté – puis, dans un grand système de cage, huit bourreaux en noir fouettaient à mort sous le regard proprement désespéré de milliers de témoins au teint terreux, un condamné héroïque. Raïf Badawi certainement, ange de vertu torturé pour sa grandeur d’âme…
Quand Spinoza écrit l’Ethique, il définit la haine, mais il semble qu’il ignore ce que nous appelons l’autisme, qu’il ignore l’existence d’une fraction de l’humanité, essentielle aux circulations du pouvoir en son sein. Cette fraction autiste, qui est totalement indifférente au spectacle de la souffrance! Et passionnée au contraire par un sublime, pour quoi elle se sent, pire, pour quoi elle pense se savoir le devoir d’exterminer ce qu’elle prend pour des ombres d’êtres ennemies de son «Bien», fusionnellement absolu et totalitaire. Les paranoïaques dont Spinoza n’a pu apprécier l’importance sociale, ne se sentent pas entourés d’autres, mais d’irrespirables ombres d’êtres. Et se sentent seuls héritiers du sublime. Cette part de l’humanité, dont les prémisses de l’Ethique de Spinoza font litière, est sourde, en réalité, à l’être justement. Et cette part autiste de l’humanité fomente des fleuves de cris et des fosses de souffrances, en s’aidant auprès du reste de l’humanité, de la part égotique qui gît en chacun de nous, au noyau inconscient qui ne nous relie qu’aux sources mêmes de notre histoire, au Néant qui nous entoure…
Sourde, la déesse atroce, (comment la nommer, Jalousie? Eriskigal, de son nom sumérien ?) au destin même de l’homme: le questionnement quant à l’être.
Du coup le testament de Spinoza, le traité politique, ne rate-t-il pas une cible qu’il n’imagine pas même: l’existence des autistes (il envisage la Haine, pas l’indifférence à la souffrance de l’autre.), et pire, la prise du pouvoir par les autistes, infiniment mieux adaptés que le reste de l’humanité à l’action d’anéantir tout rival. Le rôle central des autistes dans les circulations du pouvoir.
Il faut l’admettre, pendant ce temps que nous avons passé, entassés dans la baraque, au dehors, la façade de l’inexistante communauté humaine s’est terriblement lézardée, à une vitesse effarante. Au fond en quelques dizaines d’années et en même temps que la classe ouvrière — qui était pourtant déjà nostalgie des rites ruraux. On a littéralement vu, depuis notre asile rigolard et fraternel, les gens de la société contemporaine s’emprisonner en les microscopiques cellules urbaines, se soulager aux télés de leur solitude carcérale. On les a vus, en l’An deux mil, soudain hébétés devant leur portable à qui ils se sont mis à parler comme des fous — même quand ils n’y eût plus qu’un jeu ou qu’un logiciel dans leur petit écran, tant s’était magnifiée leur solitude. Puis on les a vus esclaves d’une rationalisation à l’absurde de leurs activités professionnelles et érotiques, dédiées de plus en plus à quelques araignées de l’organisation logicielle de la collecte des revenus.
Et, à la campagne même, dans ce tabernacle de l’ancienne joie pastorale, on avait vu depuis des plombes déjà, les derniers paysans se retrouver otages monastiques et bancaires de leur trop gros tracteur, pendant qu’en ville, malgré les foules, les êtres désirants se retrouvaient au Désert, à la clôture des sexualités en ligne.
-«Pourquoi tu te plains des sexualités en ligne.?» — me dit Baruch quand j’aborde ce sujet devant les autres. «Quoi de plus beau que la Putain Magnifique, qui se donne sur la boule de cristal du Net, que des centaines de milliers de gens désirent avant de jouir de son incroyable exhibition.?»
Tout un Chacun.
-«Dans notre contexte, tu crois que c’est ce rite de la Grande Prêtresse du Net, qui fait le Sacré isiaque et secret des foules mâles, à qui elle rend sans cesse, depuis l’ineffable fontaine microprocessionnelle du Réseau, la prothèse de son phallus dévoré d’extases et de frustrations, comme dans la mythologie? Ça serait trop beau. Et franchement, si c’était le cas, on devrait s’en réjouir. Faire des fondations marmoréennes pour couronner les divinités pornos les plus bouleversantes de la Boule de Cristal, la boule oraculaire de notre suprême et magique interconnection. Mais il est atrocement ailleurs, notre sacré, hélas, hélas ! Regarde au contraire tout le sinistre des massacres humains, c’est ça l’interminable litanie des mâles, et c’est ça notre Sacré. Notre religion, c’est les génocides. Parce que le sacré a besoin de palper du Réel pour ne pas demeurer pauvre symbole rouillé dans le tiroir des sacristies muettes et impuissantes. Et le vrai Sacré (l’efficace) ne peut pas se célébrer devant la gratuité virtuelle d’images si inatteignables que celles de la putain du Net, purement visuelle. Le sacré ne peut pas se contenter de l’air pur et d’eau fraîche des monastiques branleurs, quoiqu’aient pu penser les théologiens médiévaux d’un éloignement insoluble de Dieu. Les insolubilia…
Le massacre, ah, le massacre par contre, est-ce que ce n’est pas cela qui surnage, presque seul, hors des réalités virtuelles, au même titre que sa parèdre, la bouffe, ah, la bouffe — les gens ne pouvant ni crever virtuellement, ni se nourrir virtuellement? Alors qu’ils pourraient bien jouir virtuellement comme des crétins de la Reine-qui-n’est-pas-là (il court il court le furet tellement phallique que chante la moquerie populaire, il est passé par là, il repassera ici…) quand elle dresse la toute puissance de ses nichons tout en n’existant que sur leurs écrans, purement virtuelle, fantôme électrique — et que ce sont à l’opposé ces génocides réels, ah parle moi de ceux qui ont anéanti les Indes d’Amérique, l’Arménie, Auschwitz, les âmes perdues de la Russie, de Nankin, d’Hiroshima, de Kigali, d’Alep, cette toupie des massacres par milliers, par millions, ah, la réalité roborrative du massacre — la Bouffe, et des génocides, Ce sont eux, vibrant de tous les fantasmes qui, à mesure que l’homme s’est emparé de la technicité, ont pu, sans devenir virtuels, grandir aussi colossalement que le Nombre, ils sont venus jouer l’ampleur symphonique de leurs peines aux derniers hommes, entassés dorénavant trop nombreux en banlieues sans paysages, là où longtemps et artisanalement ils furent durant les siècles antérieurs, médités aux simples et touchantes tragédies, aux sacrifices, aux agricoles corridas, dans des carnages bricolés qu’on en viendrait presqu’à raconter comme des jolis spectacles de l’enfance de l’ignominie de l’Homme…”
Baruch a son petit blabla tout prêt, là-dessus.:
-«À huit milliards d’humains, notre hiérarchisation est plus essentielle que jamais. Mais sous quel ordre? Dans quel sens? L’appétit et le but du vivant, c’est l’immortalité. Et notre hiérarchie est soumise aux buts du vivant… Alors puisqu’on vit aujourd’hui, à huit milliards, le retour au système pharaonique, regardez comme il va, obscurément se soumettre aux buts du vivant, même si ce qu’on en voyait c’était juste cette hiérarchie immuable. Même si le mot d’ordre est de nouveau: Apprenez à vous courber.! Seules les femmes de pharaon apparaîtront en leur nudité et seulement pour pharaon.! Le monde humain va se ranger sous l’étendard de son seul désir.»
Laura m’a de nouveau surpris en intervenant avec une idée qui paraissait tellement étrangère à son propos habituel, que j’y ai vu la signature de son vieil amoureux.:
-«Je reviens à la Putain magnifique dont vous parliez, ton fameux secret isiaque, mais moi je préfère Ishtar… C’est pourtant elle qui nous sauvera tous de l’horreur pharaonique des massacres nouveaux. Imaginez même un gang vertueux, avec les putains du temps jadis, les luronnes des quartiers rouges, qui s’uniraient à celles de maintenant, les esclaves vendues par le Nigéria et les Balkans, unies pour mettre les pharaons à leurs genoux. D’ailleurs ils y sont déjà. Tremblant à l’idée que les gamines de leur harem les trouvent moches, parce que leurs vieilles couilles sont plombantes et que leurs multiples épouses sont ou désespérées ou niaises.»
-«Je ne vois pas le rapport», s’était un peu irrité Amine.”Pour quel méfait ce gang prostitution et donc essentiellement malfaisant, marchand de haine, serait-il vertueux — et à quelles fins un complot de putes pourrait-il freiner le braquage, par les pharaons génocidaires, de la joie et des plaisirs de tout le monde.?”
-«Amine, tu es bien d’accord si je dis que ce qui est à sauver, c’est l’Existence.?»
-«Absolument.!», s’était un peu radouci Amine.
Ishtar, Marie-Madeleine et Yvonne de Gaulle.
-«L’Existence c’est Adonis, l’enfant-Beau. Soit le rêve absolu des putains. Le réseau des putains, d’ores et déjà, n’est glorieux que par l’astiquage de son triomphe par la sourde langueur de l’homme honnête. Le jeune étudiant en Histoire de l’Art ou en arts décoratifs, sa copine élève d’une école de théâtre, bref, tous les enfants de la bourgeoisie interrogative, quand ils lorgnent du coin de l’œil, les trottoirs, les bordels, et les salopes entretenues… Mais pendant qu’ils frissonnent en lorgnant les culottes de cuir, le fouet des lascives, les cages en métal des backrooms, les putains ne rêvent que de leurs enfants-rois. Et elles les veulent grands, grands comme des Osiris, Amine ! Comme des Socrates, des Orion, des Adonis, des Johnny, des Pina Bausch, des Jim Morrison, des Mozart…»
-«C’est beaucoup trop tard pour sauver l’Être. Le pape de l’être, Heidegger, en se rangeant sous la bannière de la Race et du Sang, l’a clairement limité au Dasein, à l’être-là, au cadastre des génocidaires, prêts à tous les mensonges pour se garder une place dans l’administration, prêts à chier sur l’être pour garder leur petite vie coquette, leur chaire à l’université, et le drapeau planté sur la propriété pour garantir au cadastre le divin nom de Sacré. Et si quelques pharaons soumettent dorénavant les masses comme n’auraient pu rêver de le faire ni Hitler, ni Staline, en particulier s’ils les soumettent à un interdit absolu d’interrogation (ils l’ont fait déjà presqu’absolument), c’est par la simple utilisation des réseaux, appliqués à communiquer leur Roman, machines devenues massivement obligatoires, petits écrans communicationnels ou désinformatifs, qui siphonnent nos cerveaux, pas seulement en les formatant d’une grammaire informatique — et toute grammaire est un code de savoir-vivre- mais en les formatant aussi d’une gestuelle, de désirs, et de contraintes. Et pour nous atteler tous à quelle tâche.? À l’adoration de la Grande Déesse du Net? Pour nous convoquer aux joies sensuelles d’un frisson baroque et sentimental? Mais non ! C’est pour que nous devenions assistants à leur mise en longévité voire comme, au temps de Chéops, le long du Nil, quand lorsque trente pour cent d’une nation travaillèrent à ériger la tombe pyramidale et marbrée d’un seul, pendant trente ans… Les pharaons (dont une soixantaine possèdent en deux mil seize, autant de fortune que la moitié pauvre de l’humanité) pourront livrer toute la masse humaine au but qui ne peut que les hanter.: la vie éternelle. Imagine nos milliards de journées de labeurs, pour amasser les miettes de vitalité supplémentaire que dégusteront nos hiérarques invisibles.»
-«Baruch.!», lui a répondu Laura, indirectement et en s’adressant devant lui au pauvre Baruch, et cela quelques jours plus tard, alors que le hasard avait réuni dans le grand salon tous les protagonistes du premier échange, «les généticiens sont ils déjà capables d’augmenter la durée de vie ne serait-ce que d’animaux simples, comme de vers de terre.?» Elle disait ça d’un ton atrocement inquiet. J’ai l’impression d’avoir été seul à l’entendre.
Et comme Amine nous serine depuis vingt ans que dans son labo ils multiplient la vie des vers de terre par dix, elle avait quitté la pièce au moment où, au lieu de laisser Baruch répondre pour lui, il recommençait à lui ré-expliquer la longévité de ses vers de terre trafiqués jusqu’au génome, au laboratoire qui l’emploie. Et je crois qu’une fois qu’elle était revenue, Raoul et Georges les deux voisins en avaient rajouté en disant :
-«Personne n’y comprend rien à rien, en fait, à cette concentration exponentielle du pouvoir de quelques uns sur toute la masse humaine, et puis les pharaons des premiers temps, ils ont fini par étendre le droit à ressusciter à tout un chacun, et même aux chats, alors, encourageons cette concentration des pouvoirs même s’il faudra que nous supportions d’abord pendant un millénaire que seuls les tout-puissants se paient l’immortalité.!»
-«Oui, toi, le sociologue soucieux d’égalité, prends pitié du regard obtus de nous autres.!»
-«Prends pitié de nous, on est attachés comme des crabes au spectacle princier de nos maîtres, et on n’a pas ta science.»
-«Surtout Georges. Rends-toi compte, Amine.: Georges n’est pas comme ton complice Baruch, un libre flamand de Leyde, il est un pauvre salzbourgeois, il vient d’une ville qui est écrasée par l’immense roc du haut duquel le château de leur Prince-évêque les toise. C’est pire qu’un pharaon. Il a déjà la crampe nécessaire à une soumission totale.»
-«À Salzburg, le Prince-Evêque avait chié d’En Très-Haut, sur tout l’alentour qui se disait Burg. Il faut être fakir pour supporter de pareilles avanies urbaines, c’est ce qui doit expliquer mon mouvement vers le bouddhisme. Salzburg, autour du château qui nous surplombe, c’est comme avant, au temps des pèlerinages.: on tourne autour du pot, mais elle viendra sur nos visages, la chiasse tiarée du Prince-maître-des-lieux-massacrés. Les autrichiens sont des fakirs sur une planche à clous.»
Et Baruch avait poursuivi, ce jour-là, en s’adressant directement à Laura.:
-«Maintenant c’est à des milliards qu’on est tout occupé à s’agenouiller sous notre propre voeu d’être reconnus par un mâle dominant transgénérationnel qui semble nous promettre vaguement le Bien — et nous.: obtus, c’est vrai, fronts bas, prieurs de la Possession du crabe majeur, le tyran des milliards qui errent. Et comme à Salzburg, le tyran qu’on se fabrique, il est lui, loin de nos pestilences, dans l’air pur de son Schloss…»
J’entends encore Laura.:
-«Est-ce qu’on peut dire „je“ si, à bientôt dix milliards, nous n’avons plus l’espace de maîtrise pour ouvrir à la plume les saisons et les châteaux, si mon enfant, ma soeur, mon reflet syrien, nigérian, saoudien, se fait flageller par les kapos mafieux qui gèrent le tintamarre des autoroutes et des avions par leur succion, traitée au sang, du pétrole, du gaz, pendant qu’ont disparu les bocages, les granges et même les rêves, car j’ai du mal à les voir resurgir flambards depuis que je suis amoureuse d’un vieux.»
Là évidemment, j’ai mieux compris l’angoisse de Laura. Je me suis demandé – mais me suis bien entendu interdit de le lui dire — ce qu’elle entendait par vieux, elle dont l’étendue des connaissances fait systématiquement oublier qu’elle n’a pas vingt ans.
Mais ce matin!
Ce matin, alors que je marche vers la cuisine, la porte de la chambre de Laura est entr’ouverte sur son lit fait, sur une pièce totalement rangée, déserte. Quelques mètres plus loin j’enregistre son absence de la salle de bain qu’elle utilise habituellement, puis encore un bout de couloir et je suis décontenancé: elle n’est pas du tout dans la cuisine où elle aurait pu et dû être en train de terminer son petit déjeuner…
-«Mais t’es miro, elle est partie depuis trois jours.», se permet de glousser Antoine.
Bien entendu la maison ne me paraissait jamais vide, pas le moins du monde, avant la venue quand même très récente, de Laura, venue qui n’a d’ailleurs fait que saturer encore plus de joie ma présence ici.
Et voilà la neige, la glace et l’hiver, je trouve en quelques dixièmes de secondes que c’est un vrai désert, irrespirable, cette baraque.
Je n’ai plus la moindre raison d’être ici, puisqu’elle est partie.
Quand même… Les autres ont-ils perdu toute valeur ?
-«Trois jours?»
Mais là, à ce stade très embryonnaire de mon désarroi: bruit de clefs à l’entrée: Laura qui revient, traînant une valise. Amine se moque de moi :
-«Tu reviens juste à temps, il allait déprimer le coco !»
Et elle s’assied à la table de la cuisine, et je lui sers un café, et elle dit simplement, les yeux écarquillés :
-«Venise. Venise, la Scuola San Rocco. Mais ces mots, Venise, San Rocco, ne signifient rien en soi. Je vois tous ces touristes asiatiques pourtant, ils arrivent à Venise, s’ils y restent plus de la journée réglementaire, c’est comme si ça suffisait à les faire échapper au troupeau, ça devient du sens, même pour eux qui viennent de si loin, ils apprennent à devenir des individus, ils s’emparent de leur propre roman, les chinoises s’habillent, les coréennes s’affranchissent, les japonaises pleurent avec humilité. Venise c’est la prunelle des yeux du monde, une agonie de jouissance, une cascade d’apocalypses, le grand canal c’est tous les océans du monde sous le regard de tous les ermites de tous les mystères, et ces ermites vous savez quoi? Ces ermites c’est les fenêtres, pas de deux palais, pas de dix palais, de mille palais, pas des palais richissimes, des presque ruines. Fenêtres nobles et sentimentales. Crépis comme des cernes sous les yeux avec les auréoles que l’eau de mer y a laissées, et avec le sentiment qu’y impriment les reflets changeants des vagues. Et au milieu de cette foule d’architectures blotties sur une île qui est blottie dans une mer interdite, dans une lagune, cette foule de figures de la méditation, elles cachent le lieu d’une congrégation, celle de San Rocco. Le problème n’est pas de dépeindre le luxe d’intelligence déposée aux tableaux gigantesques des plafonds, ni les labyrinthes d’énigmes représentées par des statues allégoriques en bois, le problème c’est que c’est fondé par la pire des douleurs, le souvenir d’une épidémie de peste qui a fait mourir tout le monde, et après l’épidémie, la construction de la Scuola San Rocco, pour répondre au voeu de ceux qui ont traversé cette horreur… Et puis tu sais… La femme de Célestin… Attends, regarde. Je lui ai piqué ses notes. Elle écrivait une lettre au Dalaï-lama, regarde…»
Alors, sur le coin de la table de notre fabuleuse cuisine, j’ai vu ce mot, et en le regardant, allez savoir pourquoi, je songeais aux très rares mots qui soient restés de la femme de James Joyce. Ce qui était écrit :
-«Contempler Venise: boîte à contempler — à fasciner — à paralytiques en transat — en érection fascinée, fascinante (fascinante, la jouissance des élus de la Fenice !- hoquetant du chinois: Tao Tê King — accord au cours des choses… Le Grand Canal: iris de python pour hypnotiser nos bonheurs; mensonge sur le monde. Mais quand même, quelle belle ouvrage ! On dirait presque un témoignage fidèle quant à la réussite du Cosmos. Les vénitiens toisent, arrachent sa beauté au ciel, la posent sur leur ville — on peut pas cracher là-dessus, quoi ! Et si on respecte ça, alors, on se met dans le transat, on contemple, on se moque de toutes les actions des actifs. L’action? Pouah. Hitler, Alexandre, les actifs, d’inutilité publique. On rentre dans la Scuola San Rocco, et là, émerveillé par cette splendeur absolue, on se pose comme dans une paume bienveillante, on se sent attendu, on frémit d’une indicible joie de se dire que, là, quelque chose nous attend.»
-«Comme si on avait construit la Scuola San Rocco après le deuil de tous les deuils, après Auschwitz, après l’indifférence des hommes à la mort de leurs rivaux, aux morts d’Afrique, aux massacres lointains. A Venise, Célestin et sa femme, m’ont dit tout ça. Elle, elle porte tous les deuils et c’est pour ça qu’il l’aime. Sa femme elle a connu les deuils à l’âge de l’enfance où les autres se croient encore immortels. Lui, il a connu la mort à l’âge où les autres vont draguer au volant de leurs bagnoles. Ils se sont parlés, dès l’instant de leur rencontre, le langage de ceux qui savent la douleur impérieuse et les camps. De ceux qui n’ont aucune illusion sur l’animalité de l’homme, sur les trahisons du ciel. Et ils m’ont aimée, oh, parce que j’ai le même savoir. Venise, avec Célestin et sa femme, et entre eux deux écouter Monteverdi sous les plafonds du Tintoret, a côté des stalles en bois de la Scuola San Rocco… Et apprendre à pleurer, mes amis, à pleurer d’amour, en écoutant Monteverdi, en voyant Célestin et Nina s’aimer…Ah… Avant de les rencontrer ensemble je ne savais pas qu’on pouvait s’aimer. Je ne suis plus celle que vous connaissiez il y a quatre jours — je pensais que seules existaient les amitiés, j’ai été prise dans un philtre et tout s’embellit. Dans le grand lit des appartement de Roberta Di Camerino, Célestin et sa femme m’ont dit qu’ils voulaient nous rejoindre, dans notre maison, partager nos vies, et peut-être nous convaincre tous d’aller vivre dans une maison au fond semblable, qui est sous les murs de l’Arsenale, à Venise.»
Aux immortels, leurs recettes reconnaissantes. (Comme un monument.)
Pour tous ceux à qui tout roman personnel est interdit, tous ceux pour qui aucun amour ne se situe dans leur intimité, alors, leurs foules, qui sont les foules modernes, elles ne peuvent attendre la poudre des guerres et le sacrifice collectif des massacres que comme un débouché à leur atroce ennui, l’atroce ennui de tourner en rond dans le seul roman des maîtres. Se savoir ou se croire rien, c’est ça le moteur et l’enjeu de la représentation sacrificielle moderne que toutes les foules du monde acquièrent a mesure qu’elles se découvrent ciblées par des terreurs fanatiques de plus en plus efficaces.
Quand on est place Kléber un samedi à Strasbourg, cinq cent mille Alsaciens fomentent la foule, soit simplement vingt mille fois moins que toute l’humanité, le spectacle des corps aventurés hors de chez eux, avec leurs tatouages, leurs coiffures, leurs maquillages, leurs fourrures, leurs baskets, leurs survêtements, bref, tous les vestiges, trophées ou symptômes de cet imaginaire qu’est le corps de chacun, ce spectacle tout en multipliant le nombre des corps au point d’en faire le représentant signifiant d’un vingt millième de toute l’humanité vivante, tournoie autour de la grande effigie de l’Un érigée au milieu de la Cité sous la forme de la flèche unique de la cathédrale gothique vertigineusement haute. Et ce Un s’avoue alors, dans son idée mystique qu’il représenterait le Tout, comme le miroir de ce tout auquel la naissance, les souffrances et jouissances, puis la mort de chacun des corps s’arrime — chaque disparition de chaque corps déclenchera la disparition de tout pour chaque sujet. Le Un cathédralin de la flèche unique du héros unique, du Robinson Crusoë de cette île qu’est mon crâne, il crie au milieu de ma ville et des milliards d’étoiles, de mo des possibles et d’humains, que ma disparition, que la disparition du sujet, fera tout disparaître — que le regard du sujet est le centre éternel de la spectaculaire aventure regardante. Le roman de chacun des corps isolés tournoyant autour de ce miroir d’un seul texte: un cri de la disparition du tout un chacun.
Ah, les immortels.! Je vois leur défilé.! Les généticiens en premier, debout devant les autres, pleins de l’ennui qui caractérise si puissamment et si fréquemment leurs conversations — mais que feront ils des mille ans qu’ils nous réservent.? Les endorphines sécrétées après leur jogging masqueront-elles, lorsqu’ils auront dépassé les huit cent, les huit mille, les quatre vingt mille ans, masqueront-elles simplement à jamais les autres insatisfactions qu’on devine, en les voyant surgir, derrière leurs conférences tellement brillantes, dans des lieux toujours plus banals.? — et, pour articuler autrement la question de l’Ennui qui se cache derrière toute immortalité.: combien de procès leurs divorces désormais innombrables (puisqu’ils vivront si longtemps, plus vieux encore que les carpes du lyrique «Bestiaire») viendront-ils dans les interminables ans de leur nouvelle vie, masquer toutes leurs autres et nouvelles insatisfactions, dès lors qu’aucune angoisse de mort ne cimentera plus aucun couple, fut-il purement orgastique, vers l’éternité qu’incarnent encore (pour combien d’années, pendant que nous ne sommes pas encore immortels et pendant que l’angoisse de mort nous tatoue encore l’inconscient) les coïts, les grossesses, l’éducation des enfants, la fécondation des idées — tous, absolument tous, enfants de l’angoisse de mort.?
Et si leurs congrès de généticiens ne devaient plus, à jamais, servir de cadre à la rencontre ébouriffante des illégitimes.?
Voyez à présent la suite de la procession. Les pieux, oui, les pieux arrivent, derrière les généticiens, prosternés innombrables devant celui qu’ils attendront patiemment jusqu’à la mort — que deviendraient-ils si, s’assurant les mots d’éternité d’un grand coup d’obédience, d’actes pies, de fétichisme religieux, s’ils atteignaient enfin comme ils osent se le promettre, le paradis, et que deviennent les joies des élus, une fois l’éternité assurée.? — faut-il se laisser rassurer par les deux mille ans d’oiseuses spéculations monastiques au sujet de la joie des élus? Par les trois mille ans de griffonnages en hiéroglyphes codés, auparavant, des papyrus osiriaques.?
Il me vient alors le souvenir que Spinoza définit comme le plus grand des plaisirs, la fréquentation infinie de ce Dieu qu’il nomme la Cause en Soi Causam Sui — et je réalise toute cette joie colorée qui palpite au travers de l’écrit spinozien. Ecrire pourquoi.? Est-ce que cette joie de l’autorité intellectuelle fendant lentement le silence des bien pensants dans les nuits et les jours que Spinoza vécut à Amsterdam puis à Leyde, serait de nature à se poursuivre, une fois que, dans la lumière éternelle d’une Réalité enfin atteinte par tous, il n’aurait plus personne à convaincre, plus d’ombres à éclairer, plus de superstitions à pourfendre, plus de système de l’autorité politique à perfectionner.?
En troisième je verrais les seuls Immortels vrais, sous la Coupole dont mon ignorance et mes faiblesses m’ont éloigné à jamais — coupe tant désirée pour l’écrivain de la langue française, communauté des communautés, voile du temple indéchirable et tendu vers les quais de Seine pour l’éternité du bicorne — ceux-là, si leur prose devait s’appuyer l’éternité de lecteurs bouleversés, qui reviendrait du futur pour débusquer de leur assemblée les ratés — quel commissaire du futur oserait s’appuyer la lourde tâche de revenir aux registres biffer les épaves littéraires rouillées par l’oubli massif de la Postérité fesseuse.?
Puis je me retournerais dans mon lit. Il est soixante ans. Ma hanche s’use, ma vue baisse, mon cou grince et ceux de mes amis qui fréquentent quatre vingt parlent de la disparition des plus précieux de ceux qu’ils aimèrent, pendant que ceux qui bondissent aux vingtièmes me regardent d’un air déjà inquiet — ce monument-là, des âges de la vie, je le connais, et il me rend Spinoza, Freud, James Joyce, Lacan, infiniment précieux.; arriverai-je à saisir encore, vite, vite, les liens entre les fleurs immenses du penser pour ne pas cesser cette incroyable métamorphose du temps, en la perception multidimensionnelle que le savoir m’en délivre? Le savoir de certains penseurs distille en nous comme un jazz, un rythme qui se rit du mal, qui redistribue le temps, transforme l’instant en quelque chose de moelleux et de partagé. Loin du ridicule des égotismes, qui, lui, s’enferme dans la limite des corps autistes, dans la matérialité furieuse des crânes.
Le concours ridicule.
Un concours du ridicule ne pourrait être organisé avec sérieux, c’est inhérent au propos.
Mais il y a pire. On risquerait de privilégier les habitants des capitales — et seulement des plus en vues. Les derniers ruraux de la planète se collèteraient avec la montée des eaux et des thermomètres sans que personne ose plus jamais rire de leurs colères devant le bon tour que l’homme a joué à ce cosmos qui se fout de sa gueule depuis si longtemps qu’on est obligé de s’en réinventer le début à chaque nouvelle religion.
Imaginez.! Tous les couples de clowns qui pourraient transcender les jeux olympiques du ridicule, le mari athée qu’idolâtrent son épouse et ses filles, mais pareil, le mariage constant du désir et de l’affection qui font de n’importe quel couple un symptôme et de n’importe quel psychiatre le conjoint de la folie et des futuristes les maquereaux du passé, passons sur «à-père-avare-fils-prodigue» et voilà la déconvenue.: il n’y a que des clowns.
La preuve.? Malgré l’éternité nous ne fréquentons que l’instant.!
Alors d’abord pour le concours, il y a eu nos voisins, donc. On les entendait parfois, par leurs fenêtres ouvertes…
-«Adonis et Osiris ne sont pas autre chose que le soleil.»
-«Pourquoi lis-tu des livres aussi chiants.?»
-«Pour les partager avec toi.!»
-«Fais-toi mon amant, comme ça on partagera quelque chose d’autre que tes conneries.»
Ensuite on entendait la scène enfler, par la fenêtre du jardin. Les deux théologiens se traitaient en général de théologiens quand la crise s’aggravait et l’amant ne se faisait en réalité que le mari. Il faisait croire à la dame de Dieu qu’il la désirait et elle lui refusait tout ce qu’il n’aurait jamais pris.
Un jour elle lui avait dit.:
-«Dieu c’est pratique. Comme une Cocotte-Minute.»
Il était parti trois ans. Le mari, pas l’amant du mari. Ne supportait pas les détails pratiques.
-«Qu’Adonis, Osiris, Horus et donc Jésus ne sont pas autre chose que le soleil… Il aurait pu dire ça Macrobe. Il voulait le dire. Mais il n’a parlé que des dieux pas dangereux.: Osiris, Horus, Adonis. S’il avait parlé de Jésus il se serait fait crucifier.»
-«Microbe m’emmerde. Tout le monde s’en fout, d’Osiris. T’imagines pas le nombre de gens qui ne savent même pas qu’il s’est fait découper en morceaux et que sa soeur n’a jamais retrouvé son zizi, qui avait été bouffé par le poisson oxyrinque. Par contre ils savent tous que „Mundial“ c’est du foot. Parle moi de mon amant.»
Nous on l’écoutait, le théologien, quand il venait se reposer le larynx chez nous de ses hurlements domestiques, puisque nous, on vivait à douze dans la maison d’à côté, quand la moitié n’était pas en voyage. Lui, le vrai-croyant, était bouleversé par un livre de moqueries irréligieuses. Les Saturnales. Macrobius Ambrosius Theodosius s’y passionnait, un peu avant l’an quatre cent, pour la régression qu’induisait selon lui l’irruption d’un christianisme triomphant.
-«C’est comme chez vous, c’est comme dans votre baraque, les amis, dans le livre „Les Saturnales“, il y a douze personnes au banquet, huit romains, un grec et un égyptien.»
La seule chose qui le faisait taire c’était son amant Raoul qui le rejoignait chez nous mais ensuite l’amant faisait crier le mari, dans les vécés du rez-de-jardin. Comme il s’appelait Georges, ça vocalisait merveilleusement. Georges, Raoul.
-«Geôôôôrges»
-«RRRRRaoûlllll!»
Et puis ça s’est terminé définitivement quand un jour, par la fenêtre d’à-côté.:
-«Georges viens TOUT DE SUITE, y a une araignée.!»
Et qu’on ne les avait pas prévenus.
Notre Égyptien c’était un généticien, Amin, il avait chambré les trois théologiens pratiquement chaque fois qu’ils venaient ensemble (Raoul était aussi théologien) et le traitaient d’athée matérialiste.:
— «Et vous, les trois bonzes, quand abandonnerez-vous le ridicule bouddhisme Mahāyāna.?»
— «En quoi ça serait plus ridicule que tes conneries de congrès avec les généticiens du monde entier vous vous faites chier dans des hôtels immondes et vous avez l’air si tristes, tu trouves pas.?»
— «Au moins les bouddhistes du groupe du Theravāda ne se racontent pas que Bouddha serait un dieu.»
-«Relis Macrobe», lui a dit un jour Georges, «tu comprendras pourquoi en Occident on s’est tellement laissés emmerder par une fausse transcendance à deux balles. C’est parce que les résurrections pharaoniques et l’absence d’imagination des religions ultérieures, qui se sont gardé la vie éternelle égyptienne, nous ont embourbés aux calendriers des végétaux et…»
-«Viens lire les codes génétiques. Là, pauvre paresseux, là tu découvriras l’écriture de Dieu. L’acide désoxyribonucléique. Mais ça supposerait que tu aies fait des vraies études, que tu puisses te hisser jusqu’au niveau où tu apprendrais les vertiges exponentiels de l’existence, et ça supposerait que tu te cultives sérieusement…»
Mais rien ne saurait décrire la fureur du généticien le jour où Georges récolterait ses premiers prix littéraires, pour les romans asiatisants qu’il rédige sans rien dire à Thérèse.
J’imagine la tête d’Amine, s’il reste le savant obscur, plus qu’obscur malgré les lumières aveuglantes de la génétique, j’imagine sa tête, lorsque Georges, par exemple, viendrait lui rendre visite un jour, dans une maison de retraite, et lui apparaîtrait avec une tenue d’académicien Immortel…
Alors du coup et rétrospectivement, en resongeant à l’idée d’un concours du ridicule dont je me ferais le rhapsode, j’ai honte de n’avoir parlé que de ce couple-là, l’urbain :, à la campagne les couples hors-concours me reviennent maintenant à la mémoire, alors que c’est beaucoup trop tard: jamais je n’aurai le talent de Georges pour immortaliser mes écrits :
J’essaie quand même, pour le couple rural.: c’était dans le village de Langendorf au pied des monts Tonnerre, j’étais en train de négocier rapidement la vente d’une encyclopédie qu’avait laissée là, en mourant au mois de Mars 1981, mon arrière grand-tante Berthe, et j’ai pu séjourner chez Aloyse, l’ancien dirigeant, ardent nazi, d’une usine de gelée Maggi dont je me demandais chaque jour s’il y avait récupéré les os des camps — et sa deuxième femme Marlyse qui passait son temps à nettoyer son incroyable mobilier inscrit à l’annuaire des monuments historiques — Aloyse avait connu une vie plus faste sous le Reich de mille ans et je ne me demandais pas, étant trop jeune à l’époque, si le secrétaire ayant appartenu au maréchal Ney avait été acquis ou volé…
Aloyse était parti en France assister aux cours du collège de France (il disait Kollèche) en Janvier 1980 — et.:
-«Marlyse.! Gomment ze vait-il gue Septime Séfère, ce crétin qui croyait à l’astrolochie, ait bu succéter en 193 au merfeilleux Marc Aurèle, l’écrifain des „Pensées“ tellement rationnelles et audacieuses.? Hein.?»
Et Marlyse ne se démontait pas. Elle avait gagné le droit de régner sur le mobilier historique d’Aloyse, que tout le village sobriquait «le milliardaire» en se battant aux poings avec son autre infirmière, après l’enterrement de la première épouse:
-«Et toi, gros nigaud, pourquoi tu prends jamais de bains.?»
— «Un Pain.? Un Pain.? Mais avec mon kros fenterr, ch’aurais l’air t’un zous-marin.! Ché me mettrais sur le fentre, du me planterais un cikare dans l’cul, ch’aurais l’air t’un fapeur.!»
Le plus dur psychologiquement ce serait de découvrir l’immense masse de tous les candidats de banlieue, littéralement prisonniers du Concours du Ridicule. Y en a eu des tonnes. Spectateurs excentrés de centre-villes sublimes, coincés dans les barres en béton par la charité de l’habitation moderne.
Dans combien de siècles se réjouira-t-on de visiter les parties aujourd’hui anonymes du monde-banlieue…
Michel Foucault s’intéressait beaucoup, dans les années quatre-vingt, à cette fin stupéfaite comme la nôtre, à la fin de l’empire, au quatrième siècle, des intellectuels et des penseurs romains devant la marée d’une secte de pauvres croyant sincèrement à toutes les vieilles fadaises égyptiennes de la résurrection pharaonique recyclées dans le christ, la résurrection pharaonique et ses métaphores saisonnières dénoncées par Macrobius Ambrosius Theodosius…
«Septime Sévère avait fait construire un palais, et dans ce palais, bien sûr, une grande salle solennelle dans laquelle il donnait audience, rendait ses sentences et distribuait la justice. Et au plafond de cette salle de son palais, Septime Sévère avait fait peindre une représentation du ciel, et ce n’était pas n’importe quel ciel, ou n’importe quelles étoiles, ou n’importe quelle position des astres, qu’il avait fait représenter. Il avait fait représenter exactement son ciel de naissance…» (Leçon au Collège de France du 9 Janvier 1980).
L’immortalité ou l’éternité.
À Noël, Jean-Luc Nancy, alors qu’un d’entre nous évoquait dans une lettre qu’il lui adressait, le risque d’Ennui qui serait la séquelle de l’immortalité (l’immortalité comportant fatalement une fin de l’Angoisse de Mort faisant le fond de tous nos comportements vers la jouissance.!), renvoyait à la différence entre l’immortalité et l’éternité.
Nous faisant réaliser combien, même immortel, chacun de nous ferait un couple du plus haut ridicule, immortel certes, mais ne fréquentant jamais que l’Instant, et jamais l’éternité.
En entendant cela, Laura, qui est totalement changée (quelle était cette voix qui lui parlait dans la cuisine pendant que je me brossais les dents.?) nous a avoué avoir passé sa plus belle nuit d’amour au sommet d’un lieu qui confine à l’éternité, dans une hutte en pierres, sur les îles Skelligs, en Irlande. En l’entendant et en la regardant nous faire cette confidence, je me suis souvenu qu’Ysolde, l’inspiratrice de la mélodie la plus amoureuse de toutes les histoires de toutes les musiques selon Raoul, est princesse d’Irlande.
-«C’est rigoureusement impossible de décrire les îles Skelligs, à quelques kilomètres de mer de Port Magee, dans le Kerry, le sud-ouest de l’Irlande, et y vaut mieux pas en parler, que personne y aille, que ça reste vide, juste le vent. Et les escaliers vertigineux pour grimper le roc immense planté, comme une cathédrale, dans l’Océan. Rien dire.»
-«Mais en quoi le désert pourrait-il être menacé d’habitation.?»
-«La grande baffe, quand on y pressent des habitants… Je sais que le bateau s’approche des Skelligs, je les avais vues que de loin, depuis la côte. Il y a les embruns. Tout d’un coup ces milliers d’oiseaux, je sais plus leur nom, qui semblent aimantés par la plus petite des pyramides rocheuses, ça me frappe comme une baffe, ils sont l’image de l’humanité, accrochée à sa petite planète, ça tournoie comme pour rien, comme d’un seul cri, comme dans un enfer qui serait leur paradis, ces milliers et milliers d’oiseaux blancs dont le guano a blanchi toute la petite île, qui reviennent là chaque soir et font nuage, tourbillon autour du rocher, abandonnés comme nous, convaincus d’avoir quelque chose à faire là, en volant tous du même rythme.»
-«Maintenant et alors que le sublime te tétanise, imagine à un de ces oiseaux la tête du millionnaire des Monts-Tonnerre, le chafouin bouffi Aloyse et ses boîtes de conserves de cerises entassées comme en vue d’un siège, et qu’en plissant ses yeux déjà bridés, il passe tout près de toi en serrant ses ailes de fou de Bassan, te fasse «Pouf.! Pouf.!» sous le nez, file vers les hauteurs des Skelligs, revienne à toi en criant «Diable de choses.!» — son expression familière, puis, une fois posé sur le rebord de ton bateau :
-«Foilà on est huit milliards d’humains maintenant. C’est pas ça qui fa étonner la Nature.: elle a déjà vu bien plus de moustiques. Elle organisera ça. Regarde, diable de choses, déjà soixante milliardaires ont plus, à eux seuls, que la moitié de l’humanité: c’est pas Septime-Sevère ni Marc-Aurèle qui vont organiser cette masse, c’est des pharaons et ils vont tous nous mettre au service de leur immortalité. Atieu, mon cher.!»
Et hop il repart se mêler aux dizaines de milliers de fous de Bassan qui chaque soir rentrent pour dormir sur la petite Skellig.
Le panorama, sur l’horizon maritime, des îles Skelligs, la grande et la petite, posées là-bas comme un mystère qui attend, c’est un horoscope. Décorant le ciel des gens du Kerry. A bien y méditer, en particulier en songeant aux monastiques cellules, igloos en pierres sèches, signalant que sur le vertigineux et infime sommet de ces rochers auraient vécu plusieurs générations de moines, ça parle d’un plaisir contemplatif maritime encore plus bruyant que les orgasmes de Georges et Raoul, dans le grand vent. Ô marmonnements mystiques perdus dans le fracas océanique quand il rencontre cette montagne de rocher. Ô effrois sacrés quand les moines devaient grimper le péril des escaliers abrupts qui mènent au sommet de Skellig Michael. Ces deux rochers monstrueux, ça ponctue depuis la côte le regard vers l’horizon maritime, quand on fait partie en tous cas, des habitants des cités installées en face (Waterville, Ballinskellig, Caherdaniel et Port Magee et même de beaucoup plus loin, de la péninsule de Beara) d’une hiérarchie héroïque, d’un Conte fabuleux dans le lointain maritime, d’un avenir possible offert à toutes les biographies des habitants de Ballinskelligs, Caherdaniel ou Port Magee passés, présents et à-venir: tous peuvent s’imaginer en train de lire des évangiles, voire quelque autre roman formidable là-bas au loin, sur la pointe de l’île et ensuite, rassasiés par l’imitation intérieure du héros quelqu’il soit, de se laisser surprendre par le sommeil, en haut des falaises de ces îles, rassasiés comme jadis par les livres que devaient bien y lire, malgré le tintamarre des oiseaux, (les fous de Bassan et les goélands) — que devaient bien y lire dans ce jadis prémonitoire qu’est tout passé mythique vis à vis de tout aujourd’hui incertain et tremblant, les moines irlandais. Car les oiseaux et les primates.: pas la même hiérarchie. Le vol des oiseaux: symphonique. Les primates, pyramide sous le sommet du roman dominant.
-«Ah tu feux te replier pour touchours, pel ermite, tu feux te replier là-haut sur Skellig Mickaël, la krante île ?» — Aloyse Mar réapparaîtrait, mi-oiseau, avec sa tête de vieil artilleur de la première guerre mondiale et de fabricant de gelée Maggi pour les allemands pendant la seconde.”Qu’est-ce que tu irais foutre là-haut, pauvre hère, pauvre diable, tiâple de choses, tu sais bien que ce dont tu rêves c’est d’y croiser une cholie fille ne fais pas le nikaud, si elle reste seule afec toi, vous irez où pour acheter les couches du bébé qu’elle te fera, elle te fera un pépé, tu auras l’air fin, tu n’auras que des problèmes matériels, allez, finies les rêferies ! Ch’ai compris: tu feux t’enfermer dans une cellule, écouter rugir l’océan, les vents… Mais comprends donc, bourrique !- ton vrai rêve c’est que tu veux te marier au temps, et tu voudrais que le temps te parle les matins et les soirs sans que le temps passe, et voir les étoiles scintiller dans l’océan depuis le sommet de l’île en te parlant d’un retour éternel…” Et l’oiseau s’envolerait en faisant un petit ronron comme les macareux…
Amine et Baruch repartent sous la pluie, je les observe depuis ma fenêtre sans bien entendu pouvoir deviner ce qui les rend véhéments, ils gesticulent, puis ils disparaissent après le pont je ne les vois plus, je reste avec mon idée des millions d’oiseaux aux îles Skelligs et des milliards d’humains accrochés à la planète. Et ici, à la maison, que diraient les oiseaux de notre troupe bizarre d’êtres vivant une communauté, dans un monde où il n’y en a peut-être plus une seule aussi informelle que la nôtre. Notre monde où l’île déserte de Robinson Crusoë est ronde comme un miroir: narcisses, chacun préoccuppé de sa gueule, seuls comme des rats, dans des villes où ça pullule. La solitude des foules de rats. Et nous, assis dans la grande cuisine médiévale, en train de s’écouter la grande tapisserie de nos rêves, et donc saisis par l’invraisemblable diversité de cette haute lisse mêlant les brins de l’éternité, comme notre enfance la fréquentait, aux brins des dettes de nos familles à chaque. Dans notre maison, la commanderie iohannique (Baruch et Amine ont découvert que la maison est une ancienne commanderie de Saint-Jean) entourée des arbres gigantesques du passé de nos mondes. Comme si les menhirs d’un cercle irlandais cernaient nos propos, de leur allure de silhouettes pensives offertes à des vents aussi piaulants que ceux qui bercèrent tant de nuits aux ermites des Skelligs. L’attention portée aux rêves nous a fait héritiers des osiriaques songeurs, au désert de l’Egypte, celle d’avant les premiers moines.
Amine et Baruch, j’en suis sûr, aiment Laura, qui est amoureuse d’un vieillard dont elle n’a finalement parlé qu’une seule fois, et qu’elle ne voit plus jamais depuis six mois au moins. Peut-être Amin et Baruch parlaient-ils d’elle, ou bien de son étrange passion pour le vieux maître.? Ou de l’amour dont les deux femmes se sont étonnamment prises l’une pour l’autre, en échangeant des vraies lettres écrites vraiment à la main sur des feuilles de papier pesant leur vrai poids de papier pour la factrice enjouée qui nous raconte ses voyages indiens ?
Puis mon regard se perd aux toitures, aux eaux, au ciel: notre ville est si belle. Se pourrait-il qu’existe quelque part une ville plus belle que la nôtre, des perspectives plus sublimes.?
Rimbaud, les Affinités électives.
Quand elle m’a parlé de son vieux elle était d’un cru.! Elle aimait tout de lui, peut-être surtout son âge et dans ses manifestations les plus grotesques: grandes oreilles et couilles qui pendent.
-«Tu comprends, il était le maître d’une troupe — moines et moinesses, robes jaune-safran du Thibet où va sans cesse sa femme en voyage, ils l’entouraient sans qu’il s’en aperçoive, masqués de tragiques figures blanches par la lande et les océans qui rugissent derrière sa maison, et lui je l’ai entendu proclamer.: „L’homme héroïque surgit, qui dit la justice. Celle des justes, pas n’importe quelle loi inventée pour se débrouiller d’avec la Nature. Pas n’importe quel règlement pour se soumettre à des maîtres. Ni un code de la route, un code de la conduite — le juste des justes, il surgit en vous-même parce que vous avez croisé son regard au moment où il se posait sur l’Océan.“ J’ai senti que mon propre visage représentait, à ce moment si théâtral, non pas la cérémonie un peu amusante que présidait Célestin, ce peintre du grotesque des bordels et ce dessinateur du tragique des orgasmes, lors de notre rencontre à Venise, mais l’abîme des ciels. Je suis devenue le chœur de cet homme. Je ne le vois plus, même lorsque lui et moi partageons quelques instants, je me sens comme une religieuse dont la cellule isolée regarde le Nord, un ciel gris et livide, des nuées de corbeaux m’habitent le coeur, se posent sans cesse aux poteaux qui limitent dorénavant mes heures de veuve. Et seuls les corbeaux entendent les confidences, quand je me promène seule, n’osant rien dire à cet homme et à sa femme de l’amour stupide qu’il ont laissé en moi.»
Alors malgré nos règlements j’ai osé une question. J’ai demandé à Laura ce que lui disaient les corbeaux.
-«Ils me disent que le pire des absolus et l’absolu des pires, le rocher des Symplégades qui ressemblent aux deux îles Skellig dont tu parlais, c’est l’être du sujet. Être.? Mais ce mot est pamphlet à soi tout seul contre l’absolu.! Entre naissance et mort, porteuse toute ma vie du crâne qui finira par apparaître. Ma coquille, sans langue à tirer, un futur bougeoir de mauvais goût pour anthropologue. Mon crâne suce déjà mes yeux de l’intérieur. Il savoure sa certitude d’une relativité du sujet que je suis autant qu’être je puis.»
Avant de m’endormir j’ai pensé au charme fou de Laura évoquant son crâne. Je me suis juré d’essayer de me rappeler au réveil d’un de mes rêves parce que la noyade de l’être du sujet n’apparaît pas dans les rêves. Leur rapport à une sorte d’immortalité transparaît au fil d’une réapparition des images de l’enfance, magnifiées jusqu’au point d’une forme d’ébullition du Je.
Le dire à Laura.? Son «vieux» s’en chargera sûrement. Et puis n’entends-je pas les brisants d’une cosmogonie attirer le sujet jusqu’à s’y fracasser: mon crâne? Mais oui, justement, la mort, c’est ce qui arrime, à la fin du temps, mon devenir. Ça, pour le coup, je l’ai hurlé à Laura, qui partait, elle aussi, sous la pluie.:
-«La fin de mon appartenance au temps, elle marque mon seul rapport, non plus à l’absoluité, mais à l’absolu.! Je n’étais pas, avant de naître, Laura.! Je ne serai plus.! Un milliardième de seconde avant et après ont plus de puissance que n’importe quelle durée. Aucun effort au monde ne saurait me faire revenir (J’ai vu Laura pleurer mais j’ai continué, d’ailleurs elle est encore plus belle quand elle pleure) que ce soit une seconde ou un millième après, ma seconde est gorgée d’infini.»
Elle s’est mise à courir; j’espère l’avoir convaincue de rejoindre son vieux héros. Si j’ai bien compris elles sont plusieurs à rêver de lui arracher la semence d’un enfant.
Me croyant seul, je n’ai pas vu tout de suite les yeux de Baruch, écarquillés d’horreur en m’entendant, après mon cri, marmonner :
-«Mon crâne mes poudres, une fois le crâne usé, me gorgent d’infini.»
-«Qu’est-ce qui te prend, de hurler dans la rue, et ensuite de bredouiller des nostalgies grotesques.? Et des banalités encore. Il y a évidemment que la mort, qui permette de rejoindre l’infini d’un hors-temps. Vivant, tu resterais dans la durée, dans cette absoluité de la durée.»
-«Toi aussi, tu parles d’absoluité.?»
-«J’entends par ça le sublime des crépuscules, des aurores, des fuseaux horaires, l’effondrement einsteinien du temps par la vitesse.»
-«Toi, le démographe, toi, le sociologue, tu dis ça.?»
-«Pourquoi pas.?»
-«C’est se gorger de mots, le rien ne se gorge pas d’infini avec le moindre résultat.! Pour toi c’est se gargariser d’une formule vaine, cette image des crânes, au moment où les démographie surpullulent, et que tu es le premier à publier des exhortations orthopédiques à l’incinération plutôt qu’aux tombes. Mes mots, franchement, te sont inutiles, avoue que mes formulations fastidieuses te font l’effet d’une pirouette de clown.!»
-«Un clown qui croirait en son nez rouge aurait-il tort.?»
Le soir j’avais fait un feu. Laura, très changée (avait-elle eu un rendez-vous avec son «vieux».?) s’était pelotonnée dans le fauteuil à oreilles. Elle m’avait un peu grondé.:
-«Tu te réfugies aux formulations de pensée écrite, mais c’est faire grand cas des mots, de les imaginer remède à la relativité. Ma pensée devrait croire à l’alphabet.?
Je lui ai servi un marc de Gewürtztraminer. J’ai mis des bûches au feu. On a regardé et écouté le feu longtemps et puis elle a tout d’un coup parlé du passage de Rimbaud dans le Paris communard, le Paris furieux, encore dans son état de lacis de ruelles façon Montmartre, le peuple des soumis soudain en armes, ces gens dont l’essentiel, avant de se retrouver soldats, avait travaillé pour des maîtres richissimes, ces soldats assiégés à la fois par la France bourgeoise d’affaire, par le peuple provincial en armes, et par les troupes prussiennes de Bismarck. Laura, en effet, sans que je comprenne tout de suite qu’en réalité elle parlait de ses amours à elle.:
-«Les affinités électives littéraires précipitent Rimbaud à Paris. Il traverse, depuis les Ardennes, lui, l’adolescent, il traverse les lignes prussiennes. Et le drame de l’Europe c’est que le roi de Prusse, au lieu de faire sa connaissance à lui, pendant qu’il est de passage à Paris, va simplement se faire couronner roi allemand dans les galeries intactes de Versailles. Donc la seule gloire restera à Verlaine, qui connaîtra l’amour pendant que le roi Guillaume devra abandonner l’amour fou pour un mariage dynastique et emmerdant. Même pas pour un pouvoir personnel (celui qu’exerceront sexuellement l’un sur l’autre les deux poètes amoureux, si on en croit les outrances du Bateau Ivre) — Guillaume ne vient pas à Paris pour y découvrir l’amour mais pour une cérémonie morte-née. Qui va sceller le futur apocalyptique des deux guerres mondiales, dans le même jus que le passé apocalyptique qui traumatisait Guillaume.: celui des guerres de Louis XIV et de Napoléon. Guillaume n’échappe pas à sa dette familiale. Rimbaud essaie.»
-«Tu prépares ton Capes d’Histoire.?»
-«Pas de cynisme quand je parle de ça.! Sinon tu finiras désespéré. Alcoolique comme Bismarck. Esclavagiste comme Rimbaud. Frustré comme Guillaume.»
-«Maintenant qu’on est seuls tous les deux, et puisque tu sais que je ne suis, moi, amoureux que de ton discours, avoue moi que ton histoire de Putain Magnifique et d’Adonis-Roi, c’est une idée de cet homme que tu as rencontré de nouveau cet après-midi.!»
-«Le surgissement de la Prostituée n’est pas ce qu’on croit. Ce que m’en dit Célestin est radical, parce que ça le touche au lieu de l’Ennui-de-l’autre. Il y aurait un fâcheux — l’autre — un lieu à ne pas partager avec cet autre, une cellule. Sous de petites voûtes qu’on disait „fornix“, sous le Colisée, se tenaient les putains latines. Des petites cellules… Là où les romains allaient explorer la jouissance de leurs solitudes, et la solitude de leur jouissance. Enfin, d’une certaine façon, il ne pouvaient plus nier, là, que leur solitude les faisait jouir. Le complot de la Putain Magnifique serait un exploit. Arracher la jouissance de son faux-emprisonnement. Imagine un putain, masculin, homme vraiment à femmes. Il ne saurait être Don Juan. C’est une promesse faite à toutes les femmes d’être le père de leurs enfants. Un putain, à Babylone, c’est ce prêtre qui monte les marches jusqu’au temple, en haut de sa ziggourat, pour y accomplir la hierogamie, en imitation d’un supposé accouplement divin. Il couvre la prêtresse et un enfant vient.»
Et je me croyais seul avec elle, alors que Georges et Raoul, les deux voisins incorrigibles, étaient cachés dans le petit boudoir, et tout d’un coup sont sortis.:
-«C’est plus possible.!», hurla Georges.
-«Vous dites trop de conneries!”renchérissait déjà son Raoul.
Je suis parti faire un tour; tout ça ne m’intéressait pas vraiment. L’être, la question de ce qui me faisait songer à l’être, le rebondissement dans ma cervelle des préoccupations de Heidegger et de Levinas quant à l’état d’être, opéraient depuis quelques jours la magie qui leur est propre. Je me sentais comme enivré par une musique, comme accru, non pas d’un questionnement ou d’un travail, mais d’un accroissement de ma propre faculté d’exister. En marchant, l’idée d’un Putain Maximus jouait avec mes pensées comme les reflets des eaux de la rivière. Se promettre à toutes les femmes comme le père potentiel de leurs rêves de futurition !
Me revenaient paradoxalement — en continuant de marcher mais de plus en plus près des eaux noires de la rivière- à la fois la fascination romanesque et la compromission morbide du poète Gottfried Benn devant la fleur sinistre des corps détruits de la morgue de Moabit, à Berlin, quand il y étudiait l’anatomie — et vingt ans plus tard sa fascination et sa compromission devant l’ourdissement du crime des chasses à l’homme national-socialiste, des Camps et de leurs Revier. De ce hurlement maudit du «Ici ça crève!», proféré collectivement par toute une Allemagne expansionniste. Combien en ai-je eu peur, de ce ton expressionniste et sublime qu’a Benn, devant le charnier de la guerre et juste pendant le charnier nouveau — «Ici ça crève!», continue de hurler l’humanité (ce matin, ce soir) et juste alors que le nouveau pressoir de nos crânes fracassables est en route. Combien en ai-je eu peur, de me retrouver comparable à Benn, parce que le même ton plaintif m’est venu devant les corps morts aux hôpitaux — un ton verdâtre, cadavérique et beau, une inquiétante et charmeuse complainte.
-«Laura, la nausée, l’ennui… ton Célestin pense-t-il qu’il est assez séduisant pour toutes vous rendre heureuses? Ne me regarde pas avec cet air effrayé: combien a-t-il d’amoureuses ?»
Et il me semblait impossible que Laura pût sincèrement aimer l’idée de sa solitude au point d’offrir ses désirs au corps même de l’imminence de mort.
Célestin entre-temps avait abordé le sujet du futur. «Vous êtes douze, comme douze les heures, douze les mois.», et il ne m’avait parlé qu’au travers des grilles de bois d’un confessionnal où il m’avait donné rendez-vous.
-«Pense à toi.», disait-il depuis l’ombre dans le confessionnal, «et pense à ce que, du monde, tu n’as pas su réaliser au sens de comprendre, protéger de façon responsable, ni atteindre ne serait-ce que géographiquement, par des voyages, des enquêtes, un regard. Pense à quel point les phénomènes sont phénoménaux. Tu as le choix entre l’aventure et le scandale de l’aveuglement. Ose.»
La course impossible.
Alors le souvenir des Édens m’a pris, les jardins des riches de la Mésopotamie, quand ils fuyaient le bruit des villes — vite, une ruelle, vite, courir jusqu’aux restes des premiers bois, aux branches qui frissonnent comme les bras encore vivants des suppliciés qui s’avancent au devant de la fosse où dans un instant l’assassinat va les précipiter — ces bois meurtris d’entre les bretelles d’autoroutes, qui font la même grimace de Pékin à Vancouver — et plus loin, plus loin, marcher jusqu’à s’écorcher les pieds pour entendre finalement le bruit des terres qu’on foule, et, s’il le faut pendant des jours et des jours, rejoindre les montagnes. D’écart, mais là où les milliards de passé des milliards d’êtres déploient, au secret des edens, les statues de toutes leurs divinités, et l’éternité tranquille du rêve.