Le vent se promenait comme il voulait sur les causses argentés. L’herbe se courbait partout, au sommet des minuscules collines rondes, dans les creux, les plats, entre les pavés d’une doline abandonnée.

Une maison toute seule se tenait au fond d’un de ces creux, son toit gris était presque masqué par les nuages, elle paraissait marcher contre le ciel et les longues étendues.

Un très vieil homme en sort, lentement il marche. Tout paraît silence dans ses gestes. Ses yeux clairs, pleins d’horizons infinis. S’arrête à une centaine de mètres de la maison, entre un buis et un genévrier. Contemple l’avance de la ferme grise aux toits de lauzes.

La journée passe.

Depuis un chemin d’écart est apparu, marchant, un homme plus jeune. Dix neuf ans.
Barbu. Migraineux. Quels espaces cotonneux l’ont relâché, l’ont abandonné. Il fuit mais ne sait déjà plus quoi. Sa migraine lui fait trouver diabolique l’apparition furtive du soleil. Son reflet sur les cailloux et les risées argentées dessinées par le vent entre les herbes correspondent aux élancements de sa douleur. Il aperçoit la vieille demeure. Observe, proche d’elle, une chapelle en ruine.
Le vieillard est revenu vers la porte et sans un mot ouvre à l’arrivant l’espace d’une salle à manger médiévale, voûtée, où une demi douzaine de personnes, hommes et femmes, sont assis ou en train de cuisiner, mais regardent tous le feu.
Il ne sait pourquoi il se raconte qu’ils y voient se reconstruire les ruines éboulées qui entourent la ferme. Il le dit au vieillard qui, opinant toujours en silence, le tire à nouveau par le bras au dehors puis, en boitant, l’entraîne précisément vers la chapelle détruite.

Elle n’a plus que quelques voûtes en suspens. On dirait qu’elle marche, à pas sourds, dans le gris, vers un lointain inaccessible à l’œil. Aux souffles indistincts que semblent gémir les broussailles, elle répond, à intervalles, par un mugissement. Les nuages, descendus très bas, rasent le sol en inquiétant le nouveau venu par leurs fuites. Le vent les accompagne à l’horizon où il les façonne en volutes extraordinaires.

Olmet, 11 Mars 2025, quelques instants après l’angélus de La Chapelle Saint-Judes.

A deux ils gravissent la colline, et contemplent l’enfilade calme de dizaines d’autres petites collines dont chacune, selon qu’elle est couverte plutôt de buis, de genévriers, d’herbes ou de cailloux, possède un chant différent, une autre plainte, des confidences propres à elle et l’ensemble de toutes ces voix s’élève, recouvre de gravité le causse.

Le carrosse d’une fille d’or passe dans la cour de la ferme, elle fait envoler d’immenses cheveux, rit.

Personne ne l’a regardée ni vue par les fenêtres ou depuis la colline.

Son carrosse est déjà reparti au fond des Causses.

L’homme demande alors au vieillard pourquoi sa maison est tellement esseulée.

Mais l’autre se tait encore plus. Son front ressemble, cela est soudain évident, à celui de la ferme, pierres plates noires qui, du toit, accrochent quelques volutes de brumes, et comme sa belle masse grise, plus il se tait, plus il paraît parler au ciel.

Sitôt qu’on l’avait vue les nuages paraissaient tissés par elle, lui faisant don de la grandeur et du mystère. Ses fenêtres, aussi muettes que le vieil homme, posaient leur regard sur la cour encore détrempée et qui était tout à la fois le parvis, la place publique, la rue et le jardin.

Au pied de la colline voisine, crevant le ciel de son œil d’eau et de pavés, il y a cette lavogne où se reflète l’allée de chênes qui a poussé en lieu et place de la nef éboulée de la chapelle.

Les habitants sortaient tous ensemble, habités, pensa-t-il, en chacun de leurs mouvements par une monotonie – femmes et hommes rejoignaient le champ derrière la lavogne, s’y courbant, s’y relevant, comme programmés par un esprit qui serait celui des causses.

Il observe des feuilles mortes coincées depuis la saison précédente entre les éboulis de la chapelle.

Sa rêverie se suspend lorsqu’il remarque, au milieu de leur lit épais, que le vieillard s’y tient et que précisément son habit a les couleurs de cet automne qui revient.

-« Vous êtes le roi des feuilles mortes du passé ? » lui demande-t-il.

De la gorge de l’autre s’échappe le même bruit que font les feuilles agitées par le vent, ses yeux paraissant taches de pluie, son sourire disparaissant dans les rides d’un arbre.

Soubrebost, dans la cupule de la pierre aux neuf gradins. 29 Juillet 2019.

-« Mais je vous vois, vous savez, je vois vos yeux d’homme !»

Il remarque surtout les arbres et les buissons du causse faire un ballet autour des bâtiments, la terre courant sous le vent, la lavogne clignant son œil solitaire, et les poumons du vieil homme respirant à présent au rythme d’une lente animation adoptée soudain apr la matière étrangement molle des cailloux des champs alentour.

Il se détourne, la chapelle ne dit plus que la plainte d’une ruine faite de pierres mortes, la lavogne sourit tristement.

Alors il s’éloigne sans savoir quel âge il aura quand il reviendra.

La Couvertoirade Septembre 1975. Henri Ucheda.

C’est l’hiver, que le bleu des neiges du soir refroidit encore.

Le bois rouge de la porte sourit à l’un des habitants, au moment où il sort chercher de quoi nourrir le feu. La porte est complice, elle regarde dehors, son dos dans la maison, voudrait peut être s’arracher de ses gonds, s’est peut être faite belle pour les causses où règne un grand froid.

Trois ruisseaux ensablent la roue d’un vieux chariot. La fille d’or en jaillit, si elle joue, si elle s’amuse, c’est en courant et en disparaissant encore.

Le vieil homme est assis dans la neige, de chaumière il n’y en a plus, n’y en a pas, on entend les ruisseaux, et les larmes d’un inconnu caché par les buissons de genévriers, de thym, d’origan. Puis, à mesure que la nuit avance, ses plaintes se muent en un immense rire de plaisir, qui semble celui du vent.

Depuis la lavogne on aperçoit la chapelle. Qui marche toujours résolument dans les bourrasques. Puis on voit ré apparaître la ferme et tout autour d’elle une cité entière, des murailles, une église sur des rochers.

On entend le chant énorme des arbres.