
Comme une massue de tous les morts qui depuis le début prennent les vivants en traîtrise : les enfants aux yeux écarquillés (ceux qui sont le vivant d’aujourd’hui) les avaient tellement pris au sérieux lors qu’encore vivants (les morts d’aujourd’hui) ils allaient et venaient, pleins déjà, eux-mêmes, de leur propre dette enfantine. Depuis le début, quoi, Cromagnon traînait déjà chaque fois la dette de ses parents. C’est leurs propres morts qui leur donnaient cette allure assurée quand leur mioches les croyaient adultes mais sentaient que ça rigolait pas tout le temps. C’est leur propre dette qui les montrait aux petits enfants comme des géants capables d’ordonner tout le foutoir, au milieu d’un monde et d’une réalité, au milieu d’un réel quand même très désordonné. Le vivant, les gestes des vivants, enracinent leurs certitudes de frustrations oubliées depuis longtemps, celles dont ils ont été les témoins sans même le savoir, avant qu’ils aient eu six ans, mais écoutez-les se reprochant t’es bien comme ton père t’es bien comme ta mère .

À Lisbonne quelques momies aztèques guettent les lecteurs d’une bibliothèque en train de se nourrir d’Histoire, mais on voit bien que, si les lecteurs s’entichent du souvenir, fut-il universel, ça n’en ranimera pas pour autant les morts dans les vitrines. Aussi, cette façon qu’on a d’aller dans le monde comme si on n’était qu’agités par les vents passés, qu’est-ce qu’elle prépare ? Dans la façon de nos gesticulations y aurait-il une recette, mais pour préparer quel plat, pour quel ogre futur, et dans combien de générations saura-t-on enfin si une gare attend notre train ?

Ou au présent, l’ogre du présent ? Ce serait le présent qui nous bouffe sans cesse ?
Si seulement !
Tout ce qu’on ferait serait pour l’éternité de l’Instant plutôt que pour l’éternité des cycles que chronomètrent au ciel les astres muets ? Si seulement, ah, quelle jouissance perpétuelle ce serait du coup, même si elle ne durait que l’éternité d’une seconde.
Qu’est-ce que je ressens pendant que je rêve, sinon le caractère assez optionnel de tout ce qui m’est extérieur, temps compris, et l’infinie instantanéité de tout ce que les neurones peuvent se permettre de mélanger d’une façon qui, loin d’être absurde, contient ce qui m’est essentiel, à un point que je ne peux d’ailleurs parvenir à mesurer à moins de perdre la boule ?

Faute de savoir pour quel (A)utre tournoie cette procession du vivant où on gesticule à qui mieux-mieux, répondant à ses aînés depuis le début du grand toutim, reste à détailler quelle direction adopte la prothèse. Elle vise quoi ?

Ça pointe vers un ciel de rêve et de rêves qui descendent comme des anges sur le sommeil des assoupis. Au réveil, s’emparer des rêves même si comme cette nuit, dans le rêve qui me restait au réveil, c’était qu’on vendait devant moi dans une pharmacie et sous blister un médicament dont je déchiffrais le nom : L.I.T.T.E.R.A.T.U.R.E. et je comprenais que c’était un nouveau produit pour ceux qu’affecterait négativement l’aspect trop brillant, génial, et en un sens littéraire, de la vie ( et le client à côté de moi avait l’air d’en vouloir et j’étais très surpris d’ignorer que ce médicament nouveau était venu se rajouter à tous ceux qui nous empêchent d’être fous tranquillement dans ce monde si raisonnable et ça ne m’étonnait pas du tout que les gens se méfient de la littérature et de la pensée et tout. Je me disais merde je vieillis il faut que je traîne chez mon ami pharmacien plus souvent pour savoir ces nouveaux médicaments qui arrivent, en plus de la ritaline et du sifrol déjà prescris par hectolitres pour formater nos esprits trop distraits et trop bouillonnants pour affronter la fourmilière.
En se réveillant de ses rêves Tomi Ungerer (qui avait un panneau no troubled zone au dessus du lit) les jetait en dessin, ses meilleurs. Et puis rajoutait une fleur au petit bouquet devant le tableau de sa mère esseulée.

A force d’observer la création, d’étudier tout ce que les neurones ont voulu fabriquer, génération après génération, on peut bien entendu se figurer plein d’interlocuteurs (Dieu, dieu, maman, le public, le Bien, l’Inconscient) à nos élaborations, ne serait-ce qu’architecturales. Qu’est-ce que ça vise, depuis le menhir jusqu’à la cathédrale en passant par la ziqurat et sans oublier le toboggan virtuel et virtualisant du temps d’à présent (genre le temps tu vois genre).

On peut voir l’œuvre, les œuvres, écouter à quoi ça rêve pour tenter un décryptage de ce vers quoi ça jacasse. L’humanité toute entière foncerait vers quelque chose dont on pourrait deviner la nature en tendant l’oreille à l’archéologie des œuvres. Ça nous chuchoterait une phylogenèse des rêves et donc un tableau synoptique de la progression d’une tension de l’Humanité.

A tout prendre, la tapisserie progressive des rêves des humains n’a pas eu besoin d’être enregistrée depuis les débuts, puisqu’au fond on la voit, elle est dessinée un peu, résultat de notre immense et opiniâtre reptation, depuis les manques des ancêtres vers la satisfaction, le jouir, le savoir, le survivre, dans la valse d’hiérarchies simiesques avec nos manques, qui ne nous lâcheront pas pour si peu, mais ne sont pas les mêmes qu’il y a deux cent mille ans, pour sûr.

D’une époque à l’autre, pourtant, reste un soupçon immarscessible de pharaonisme. Simiesque. Exponentiel.

Pour balayer l’aveuglement des ogres pharaoniques, occupés à dévorer leurs instants dans une furieuse jouissance paranoïaque et guerrière, nous reste l’innocence persistante des œuvres, de l’Oeuvre. L’oeuvre, fille du rêve, recrache par chacune de nos bouches d’or, par chacune et chacun de nos génies, une symbolisation chaque fois très personnelle du Réel.

Alors que la paranoïa de nos maîtres (Hitler ne l’était-il pas ?) est faite de convictions délirantes, au contraire la sagesse profonde de la jouissance créatrice ne délire pas, qu’elle soit inhérente au rêve de chacun d’entre nos huit milliards de vivants ou bien propre au génie créatif de nos quelques gloires incontournables.

Du premier cri artistique de l’Aurignacien, du Magdanélien, jusqu’au regard sur la Montagne Sainte Victoire de Patrick, toute l’elliptique de l’œuvre et du rêve démerdent le monde des excréments ou tente de nous y étouffer Pharaon.

S’agirait il donc que de faire jouir la mathématique organique de l’Adn, puisque celui-ci a existé préalablement à l’arrivée de l’Humain ? Ne serions-nous, héritier de ce premier processus d’organisation de la matière organique, que dans une sorte de comptabilité vibratoire ? Cette danse de la matière, ô tristesse du constat scientifique, n’aurait-elle complexifié son tempo, depuis le big bang que dans l’attente du big-boum et la décrue du vivant, sans autre prestation que le silence atterré d’humains réduits à regarder passer, générations après générations, les modes du prêt-à-crever ? On serait-là juste comme des Savoyards pendant que les Alpes s’aplatiraient, des Peulhs et des Açoriens quand la mer s’évaporerait, des Eskimos se réveillant dans un Sahara, des Dublinois attendant que la rivière Liffey se vide de toute son eau ?

Je la connais bien cette tristesse effrayante qui saisit ceux qui ont passé trop d’années à observer les guerres ou les couloirs des hôpitaux, et ne voient plus dans le jouir que la danse d’un fou sur le feu brûlant de sa conviction de n’être qu’un cadavre en sursis.


Pourtant non. L’éternité de l’Instant nous arrache à cette illusion d’être du prêt-à-crever. La traversée des cavernes montre, et par plus d’un détail, qu’on s’offrait déjà il y a vingt cinq mille ans le petit luxe de parler à du Mieux. Le Mystère de la divinité, anthropomorphique certes dans la Grotte Chauvet, mais souverainement divine.
Or ce « Mieux » à quoi on parlait participait-il déjà d’une forme de la gloire ? J’imagine la célébrité, une certaine réputation déjà, autour de la grotte de Vallon pont d’arc. Voir où rencontrer ceux qui étaient peut-être des chamans, même si ce devait fatalement n’être réservé qu’aux impétrants qui arrivèrent jusqu’à la femme-stalactite, ça faisait du monde, une petite foule de gens, émus par les maîtres où les maîtresses du lieu. Sous le regard des tribus, le prestige fabriquait comme un vertige qui précisément requalifierait ce regard (celui d’un public).

Le regard des admirateurs, conscients soudain d’une essence autre que le regard séparé, que le regard humble, celui qui se croit discret. Regard distinct du Petit dans le public, émerveillé de voir converger les autres vers l’important, le chaman, le roi mage, la star, le pharaon. Regard individuel qui s’enivre de sa réjouissante conjugaison au groupe, qui se dés inhibé grâce aux autres fans, aux foules devenues colossales. Comme une étoile la star bouleverse lorsqu’elle vous touche la main avec simplicité, partageant avec vous le poids de mille, cent mille, cent millions de regards. Salut, j’suis comme toi.

La prothèse des morts que je suis serait concentrée et hypertrophiée par la multitude en train d’ériger ses héros. Plus je me penche sur le passé, plus je lis les livres et regarde les œuvres, le cinéma, les musées, les traces, et plus je fonctionne comme une résultante des histoires multiples, des héros qui répondent eux-mêmes, sans l’avoir prévu, aux rêves inconnaissables saisissant parmi les foules de leurs publics chaque sujet, chaque nuit, tapisserie colossale. Tapisserie colossale brandie par nos maîtres à penser en même temps que par le miroir de nos rêves, celui qui nous permet de les encenser. Et toute la planète de rêveurs est en route vers on sait pas quoi. Le jour rendra pour beaucoup à nos rêves à l’inhibition et à la peur d’oser exister, nos rêves seront précipités dans un oubli immédiat. On fonctionnera, juré ! Un deux. Un deux. Comme des petit•es soldat.e•s.
