je me souviens qu’en quittant les vergers étroits dont la félicité ourlait le cours très vif du Goul nous avions (elle et moi, dix huit ans) dû remonter d’autant plus à l’autre versant, que nous avions accompagné longuement le ruisseau dans sa descente.
la montée, d’abord très raide et assoiffante par çe Juillet (ou cet Août, non, ce Septembre!) nous avait fait déboucher sur des prairies douces (oh ! Dont la douceur m’atteint encore aujourd’hui!) et rondes, un arrondi exposé à des perspectives lointaines d’autres montuosités et nous imaginant dans le Désert il m’avait paru incroyable de trouver une vieille dame souriante dans son fauteuil et dans son jardin.
je ne sais si c’est égoïsme ou prémonition mais en souriant elle nous avait indiqué une source voisine au lieu de nous désaltérer dans sa cuisine — et grâce à elle, dont le visage m’évoquait celui de Marguerite Yourcenar, donc en quelque sorte à l’ombre des mémoires d’Hadrien, à l’ombre de cette personne absorbée certainement à contempler le soleil couchant derrière les sommets vers le Puy de l’Arbre — nous avons ouvert le portillon et trouvé les eaux transparentes.
7/9/98 Demain matin en me levant j’irai non pas vers les ruisseaux et les sources d’une ruralité savante mais me glisser au rez de chaussée d’une grosse tour de béton qu’aucune carte j’espère ne mentionnera jamais au promeneur — loin d’avoir pour seule préoccupation l’envol onirique des vallées inconnues je me soumettrai à un négoce de petits diagnostics et la porte s’ouvrira sur une vingtaine de visages des mes contemporains de cet automne. Chaque jour, l’un ou l’autre d’entre eux dira: «Je touche du bois.»
(Que le Goul fasse suite, en pleine Auvergne, à un ruisseau dit le Rastheime soit, en allemand, le hâvre du repos.)
24 Août 1998. Bien sûr ce qui démarre la pensée d’avec le gastrique c’est son rempardage par le verbe dont le caractère collectif, générique, semble plus solide à l’individu que l’individu lui-même et en un sens plus inaccessible aux périls du corps — ce verbe lui fait obscurément ressouvenir de celui qui ballotte, verbe chromosomique, entre les colonnes du Temple séminal et véhicule, couillesque, les héritages inscrits et transcrits.
Mais la fragilité de l’espèce se fait jour et confesse la fragilité du discours, de la pensée, de l’esprit-corps puisqu’à moins d’être encore anthropocentrique on ne peut se permettre de croire que cet esprit dont témoigne la Nature soit le miroir de quoique ce soit qui serait pérenne en le moi.
La chambre explosive que je rencontre à Mur-de-Barrez et dans la vallée du Goul, à la Grange-Bénie et près de la source «Marguerite Yourcenar» exposée aux soleils couchants à dos de versants montueux surplombant l’encaissement du torrent: et sur l’autre versant la ferme et les deux paysans qui nous hébergent, la brunette magiquement jolie qui m’étreint… On peut dire que depuis cette nuit nous sommes les gardiens d’infortune de la vallée, du torrent, du corps nu de la femme plongée dans l’angoisse de l’enfant qu’elle ne me disait pas pressentir en elle et s’apprêter à ne pas laisser venir, le ruisseau éclaboussé de soleil, de la vieille-dame-gardienne-de-la-porte-des-sources.
Cette chambre du Goul récite un texte de deuil, depuis que j’y ai dormi, et vingt ans plus tard j’y suis revenu, retrouvé les lauzes et «chez Marius» en 1994, l’auberge où la vaisselle se faisait sur une pierre à eau, et cette vallée est un tintamarre intérieur — aussi belle que le deuil insu qui me préoccupe sans relâche — l’enfant non-né à mon insu est le Mot, écrit aux murs comme tous les désastres comme tous les enfants non nés des guerres, écrit, le Mot, aussi stérile que mes blablas, écrit aux murs d’une main imprévue et invisible, écrit la nuit d’un swing aux draps rêches d’Aurillac, le grand lit des deux presque puceaux, corps miroirs aussi beaux que Narcisse, et les cloches d’Aurillac dans le matin si sexuel. Nuit aurillacienne préambule à la chambre du Goul où nous marcherons le lendemain, à la grange des deux paysans où la douleur nous ressaisira sans que nous sachions notre douleur inquiète venue de la stérilité de nos étreintes — elle venait de traverser l’Atlantique, je venais de marcher sur les Causses et d’y découvrir le fabuleux Cirque de Navacelles. L’étendue infinie du temps de la vacance. Crainte d’être entrés dans la fin de l’enfance.
Aujourd’hui les granges ne sont plus, vides de toute paille utilisable. La vallée du Goul se comportait en couronne, expérience d’une royauté immarcescible puis du désastre. Aux Granges le sentiment de la Bonne Fortune était à portée d’aurore, une dorure venait souligner le luxe décoratif des charpentes, tasseaux, échelles et empilement de l’or des pailles. À chaque détour des sentiers nous oublierions de nous enfuir, elle rentrerait sans me dire son ventre plein d’un avenir interdit. A chaque détour des vallées la précieuse multiplicité des mondes envisageables resterait muette et nous resterions bourgeoisement sourds à toute liberté.
En réalité je m’attends toujours à ce que quelque chose du Goul me saute au visage, ma tangence à l’Auvergne, aux lauzes… Mettez-moi un nom sur ce qui se cache à l’envers des grands chênes, le sentier à flancs du torrent, le soleil aveuglant qui éclabousse le corps de la fille se dévêtissant irrésistible au milieu des arbres fruitiers, impérissables, belle comme la femme de Pharaon.
Chaque jour songer à ces fontaines d’écart. L’hédoniste de passage aujourd’hui peut-être y restaure de sa Corne le culte de la nymphe ah j’imagine lui aussi en commençant par la poigne vive de l’eau glacée, pour toutes les parts de leurs belles peaux affrontées d’amants perdus, par suffocation intime et brève et d’enfin, si c’est jour chaud, ressurgir (les deux, le bouc et la nymphe arrachée au ruisseau dont elle était l’essence la plus secrète- je comprends aujourd’hui que nous sommes nés du Goul.) ressurgir dégouttants d’arc-en-ciel, nimbés de fraîcheur puissante en face de l’heure de midi; au maugré des chemins se dérobent les enfants non nés d’Auschwitz et de tous les malheurs, et de tous les effondrements, hypostases de toutes les nymphes métamorphosées de désespoir pour fuir les étreintes terribles des boucs qui font du bonheur la magique étude…