Presque impossible de s’approcher des œuvres malgré les efforts de la municipalité de Saint-Mihiel — les hôtels, dont le nombre a doublé en trois ans, réservés des mois à l’avance — les fanatiques dormant dans les camps préparés par les associations culturelles meusiennes — le succès hallucinant de l’exposition des œuvres de Ligier-Richier, (canoniquement appelé le Michel-Ange Meusien) — fait de Saint Mihiel, depuis deux ans, le monument le plus visité de France, assez loin devant le Mont Saint Michel.

Madeleine. Ligier Richier, Saint Mihiel.

Influence du menhir ?

Le Maître japonais de théâtre Nô, Le professeur Ko, par ailleurs agrégé d’Histoire française du XVIme siècle et docteur honoris causa à La Sorbonne, déclare à nos envoyés spéciaux venir chaque année pour se prosterner devant l’illustrissime Descente de croix du sculpteur «disparu «.

Il a sa théorie quant aux raisons du triomphe de la Route Ligier-Richier dans la Meuse. Elle est aussi étonnante que l’accord entre la présentation du groupe statuaire et la présence permanente à ses côtés des meilleurs chœurs baroques se succédant au fil des mois de l’année pour illustrer les prodigieuses expressions de compassion, de tendresse, de souffrance qui émaillent le groupe sculpté aux débuts de la révolution luthérienne, dans la cité seigneuriale des rives de Meuse.

-» La Présence d’un menhir de trois mètres de haut sur le ban communal de Saint-Mihiel n’est qu’un des signes de la nature proprement métaphysique de ces paysages, forêts et collines taillés pour recevoir l’énigme des soleils couchants: chaque fois que Saint-Michel est évoqué quelque part dans la chrétienté médiévale, on peut être sûr que c’est un mouchoir pudiquement jeté sur la présence aux mêmes lieux, mais avant l’ère chrétienne, de ce dont son combat avec le diable reste le signe: cette lutte entre le bien et le mal qui hantait les penseurs druidiques. On devrait toujours comme je le fais, se rendre avant toute visite aux statues de la renaissance, devant la Dame Schone, la grande Pierre silencieuse, le menhir gaulois qui garde secrètement l’orée des bois à quelques kilomètres à peine. “

Une foule dense, on se croirait en Indes !

Nous nous sommes frayé un chemin avec difficulté au travers des rues pleines de la foule des inconditionnels de Ligier-Richier, nous avons écouté les deux spécialistes en musique baroque de l’Héristal nous lire le programme des animations musicales prévues ce jour-là, tant dans l’abbatiale que dans l’église de la Déposition de Croix — et nous avons appris avec surprise que Sir John Christies et son ensemble des Voix Fleuries interprétait depuis une semaine les madrigaux de Monteverdi auprès de l’œuvre majeure de Ligier Richier.

Je renonce à décrire l’émotion, quand notre tour fut venu d’approcher les statues, éclairées par trente volontaires photophores faisant procession avec leurs torches, devant les grilles protectrices. Après quelques instant de contemplation ravie, mon assistant américain s’évanouissait, rapidement et chaleureusement secouru par les secouristes Saint Mielloises…

— «Ce type de réaction est extrêmement fréquent, nous en comptons plusieurs par jour. «, me signale l’efficace Laura, qui dirige pendant l’année le département d’ethnologie du seizième siècle français a l’université de Washington.

Le deuil des deuils.

La prostituée mystique de Saint Mihiel.

-” Evidemment «, poursuit elle avec ce fort accent américain qu’adorent les universitaires européens «de retour des States «, «le fait que Madeleine soit aux pieds du crucifié et approche ainsi ses lèvres du corps meurtri de celui qui porte tout le mal du monde, entre en résonance avec des personnages encore plus anciens. Il y a dans Madeleine quelque chose de la prostituée mystique de Babylone, plus vieille de deux mille ans, cette prêtresse qui attendait en haut des tours-temples sumériennes, qu’un dieu vienne la féconder charnellement — et il y a dans la persécution du Christ quelque chose encore de la nature de l’Osiris égyptien, cette manifestation du Bien Innoncent toujours en butte avec le Mal Éternel, selon les théoriciens de l’Egypte la plus immémoriale. Sauf qu’il se passe à Saint Mihiel l’éclat d’une hypostase, la foudre d’une parousie, si vous voulez, un tremblement de terre moral – la sensualité incroyable qu’arrache sa tristesse au visage de Madeleine, cette expression et cette beauté sensuelle voulues par Ligier Richter, envoient l’humanité jusqu’en son miroir le plus précieux. Les personnages que les foules viennent contempler, souvent en pleurant, à SaintMihiel, sont bien loin de l’abstraction intellectuelle qui fera choisir à Ligier-Richier, quelques années après la réalisation de son chef-d’oeuvre absolu, de se convertir à l’austère protestantisme. Et à son corollaire, invraisemblable pour un sculpteur au faîte de sa gloire: l’interdiction des représentations. Comme pour Maître Kong, le Confucius chinois, on perd alors toute trace du grand maître de la Meuse. On sait juste qu’il s’est enfui à Genève. Et on devine quelles persécutions religieuses il eut encourues en restant ici. “

Les derniers mots du professeur Laura Dubustier sont couverts par les applaudissements de la petite foule qui s’était spontanément arrêtée autour de mon interview.

— «Quant à la grande bibliothèque où votre collègue a été porté afin d’y recouvrer ses esprits, elle fait rêver les plus grandes sociétés de la planète. Le groupe Gurgle et son mythique fondateur Styes-Veudegeobes, envisagent de racheter une cinquantaine des plus beaux manoirs de Saint Mihiel afin d’y recentrer leur administration dans un environnement Fén Chui.

Malaise dans la société.

Pour éviter d’encombrer les rues élégantes de la cité renaissante, les visiteurs sont acheminés depuis les aires de stationnement dévolues aux sites voisins des commémorations de la première guerre mondiale (Verdun est tout près).

Voitures inoubliables. Rouler carrosse en Meuse.

L’intervention heureuse du dernier préfet Jean Luc Chasse, a consisté à rapatrier la totalité du parc équin des haras nationaux dans la Meuse. Ainsi, les navettes se font dorénavant à bord d’omnibus jaune citron et rouge pompier, hippomobiles, tractés par des attelages de huit chevaux. En plus d’une reviviscence de l’élevage du cheval de trait, la conséquence est ce soir, spectacle inoubliable, sous les yeux, dans le coucher du soleil rouge par delà les côtes de Meuse, de cette colonne interminable de carrioles brinquebalantes et de chevaux hennissants, et du regard absorbé par un rêve étrange, des milliers de visiteurs rassasiés enfin de poésie.