On a réédité tout récemment les mémoires de Gustave Lefrançais. «Les mémoires d’un révolutionnaire «. Je les ai d’abord lues comme un touriste. Les descriptions de Paris étaient, depuis mon fauteuil, décorées, comme par des feux d’artifice mais c’était des bombes, c’était du canon, c’était l’invention de l’exécution collective à la mitrailleuse.
Et je suis pas Néron, mais je pouvais pas m’empêcher de trouver d’abord pittoresque des images comme: » on emprisonne en masse sous les tuileries et on sonde à la baïonnette dans la foule enfermée qui essaie de respirer «, ou alors bien entendu » barricades au faubourg du temple «» éclairage de l’Hôtel de Ville par son propre incendie «, «les foules massacrées dévalent les escaliers de Montmartre et leurs cadavres terminent la descente en roulant «.
Et puis j’ai relu, j’ai vu se dresser ce monstre digne des tableaux de Goya, j’ai vu l’honnêteté de Gustave Lefrançais construire lentement, en écrivant ses mémoires, un monument gigantesque, évocateur des prisons du Piranèse, dédié à l’inutilité d’être honnête. Ses chroniques m’ont sauté à la gorge quand j’ai compris que rien n’avait changé depuis et que la sécurité sociale qu’on a en Alsace, c’est pas à la Commune qu’on la doit, c’est à Bismarck. Celui qui était venu assiéger Paris pendant que Gustave Lefrançais y tenait des discours enflammés, Bismarck qui a savouré de voir comment la France parle aux français, quand les rats du gouvernement républicain national de Versailles, après avoir accueilli le plus servilement possible Bismarck, ont liquidé, pour lui éviter le travail, leur propre peuple.
Et puis j’ai relu le livre, je ne pouvais plus arrêter de le lire et de lire les écrits des autres, de Vallès, de Blanqui, de Proudhon. Et là, Lefrançais m’a permis de reconnaitre lentement les visages de tous les orateurs qui se sont révoltés, de tous les journalistes qu’on voudrait avoir encore à table, qui ont tenté de publier une vérité, ceux que Gustave Lefrançais dépeint en train de courir jusqu’aux tribunes parisiennes, ceux qui font tomber les menteurs sous les applaudissements populaires. Et alors tout d’un coup j’étais plus du tout dans de l’histoire. Tout d’un coup je me suis rappelé les ascenseurs au Parlement européen, lourdement chargés du regard de cent quinquagénaires trop nourris en train de lorgner la mata-hari de service qui se déhanche à l’étage dans l’espoir d’accrocher à son destin un ou l’autre de ces professionnels de la profession dont le visage bien gras attend qu’un caricaturiste de génie vienne dire au peuple que des hamsters et des verrats ont démoli la porte du garde-manger et y mènent un épouvantable sabbat loin de toute indignation populaire.
Et alors j’ai été pris d’un malaise. J’ai compris pourquoi j’aimais tant le temps des cerises. Parce que Paris, quand elle ne faisait qu’un million d’habitants et qu’on y chantait cette chanson d’amour, Paris a dû être une ville magnifique à vivre. Les titis, les lingères, les poulbots, les pétroleuses, les cordonniers, les cafetières, les soldats, quand ils ont compris que Haussmann et Napoléon trois voulaient les virer de ce monde-là où ils adoraient faire la fête, pour n’y installer que les mémères et les pépés en Burburry du seizième arrondissement, ils n’ont pas voulu, ils ont risqué leur peau et puis ils se la sont fait trouer par milliers, par dizaines de milliers.
Gustave Lefrançais est tombé amoureux du peuple de Paris au milieu duquel ses parents l’emmenèrent vivre quand il n’avait que neuf ans.
Ce gamin se destinera rapidement au métier d’instituteur.
Ses mémoires débutent par son bref portrait en jeune homme: «En religion j’étais athée ;(…) Quant à mes sentiments politiques, bien que mon père, soldat du premier Empire, de 1800 à 1815, exécrât profondément Napoléon, je pourrais presque dire que ce fut moi qui le rendis républicain. «
Il sera le témoin de répressions sanguinaires que seul Kant aurait pu se permettre de prendre pour un progrès historique.
Elles affermiront en lui une pensée internationaliste et fermement attachée à la redéfinition d’une autre circulation du pouvoir, puisqu’il pensera pour finir tout près de Bakounine l’anarchiste, et qu’ il gardera toute sa vie une grande admiration pour Blanqui, l’insurrectionniste. C’est dire que, au fond comme Bismarck mais pour des raisons diamétralement distinctes, au moins en apparence, tuer un ennemi et partager les armes avec de bons camarades, ça ne l’inquiète pas plus que l’abolition de la peine de mort ne le mobilise.
Mourir pour des idées, il trouve l’idée excellente. Aussi sera-t-il un des acteurs majeurs de la commune de Paris, un peu gêné d’en sortir vivant.
La Commune de Paris a un point commun avec Gustave Lefrançais, elle se forge d’un échec.
Le bilan de la Commune c’est 50 000 morts, 14 000 condamnations. Le bilan de Gustave Lefrançais, je vous le lis comme l’a lu son fils, sur sa tombe, il meurt à 75 ans, en 1901, dans le Paris des grandes expositions coloniales: «Je meurs de plus en plus convaincu que les idées sociales que j’ai professées toute ma vie et pour lesquelles j’ai lutté autant que j’ai pu sont justes et vraies. Je meurs de plus en plus convaincu que la société au milieu de laquelle j’ai vécu n’est que le plus cynique et le plus monstrueux des brigandages. Je meurs en professant le plus profond mépris pour tous les partis politiques, fussent-ils socialistes, n’ayant jamais considéré ces partis que comme des groupements de simples niais dirigés par d’éhontés ambitieux sans scrupules. «Pourtant c’est bien à lui qu’est dédiée l’Internationale; et lors de la commune il sera élu premier président de l’Assemblée de Paris
Ce qui force l’admiration dans les mémoires de cet homme du peuple, c’est l’ironie qu’il parvient à garder sans cesse, devant les tortures psychologiques raffinées que le mépris bourgeois exercera sur lui, tout au long de sa vie, sans jamais atteindre sa dignité ni son humour.
Ils ratent tout, Lefrançais et La Commune de Paris, tout sauf peut-être l’essentiel que sont pour les non autistes du moins, l’amour et l’amitié. Mais est-ce que ça n’est pas vers la commune que la chanson du Temps des cerises nous aimante? Vers Gustave Lefrançais, qui entraîne tant de monde dans la défaite, j’entendrais aussi volontiers la critique de Brassens quand il chante mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente…
La grande colère de Gustave Lefrançais commence véritablement après la première mise en échec de ses idées pédagogiques, après qu’il a été chassé de l’éducation nationale par son esprit rebelle et éclairé. Son indignation se transforme en une haine inguérissable lorsqu’il assiste, donc en 1848, pour ses 22 ans à d’impitoyables massacres perpétrés par les républicains modérés aux dépens du peuple parisien ruiné et révolté.
Les idées qu’il affiche, lors des journées insurrectionnelles de 1848 lui valent alors, autre échec stratégique, d’être écarté de l’action. Il est expédié en province avec obligation de se signaler aux autorités – la province dont il dit avoir oublié jusqu’au souvenir, lui qui est né Angevin, cette fois-ci il échoue à Dijon. A toute occasion on l’y fait croupir un peu dans ces geôles puantes qui sont restées n’est-ce pas, une spécialité française condamnée par la cour des droits de l’homme. Je me fais la réflexion et vous me pardonnerez peut-être de la partager, qu’aujourd’hui encore la France monarchique aime tenir dans les odeurs excrémentielles ceux qu’elle trouve illégitimes, les odeurs du dépôt, à l’Hôtel de Police de Strasbourg, en attesteront pour qui souhaite y dormir.
Il avait alors à peine la vingtaine et ses opinions le mettaient déjà en échec social. Relégué à Dijon, il y apprenait lui l’instituteur exclus par les bigots, à être cordonnier, à peindre des carrosses, il y apprenait aussi la molle ininquiétude des provinces qui ne se révoltent pas.
Comme ses mémoires sont pudiques, il ne livrera que plus tard, par une allusion rétrospective, avoir condimenté son séjour dijonnais de la rencontre d’une dijonnaise, et qu’il devait être bougrement attachant puisqu’elle le retrouvera après qu’il se sera exilé plusieurs années sous les ponts de la Tamise.
Car il s’enfuit à Londres, horrifié par l’hypocrisie provinciale devant le coup d’Etat de Napoléon 3 en 1850. Il sait, comme Vallès le sait, comme Proudhon le prédit, que ce coup d’état va réduire pour vingt ans la république à être la voix de son empereur et maître. Il ne peut pas deviner que ce maître sera le commanditaire des grands travaux d’Haussmann, et que sera ainsi exproprié le petit peuple, pour l’installation luxueuse et sécurisée de la bourgeoisie triomphante en ces boulevards sinistres où elle dort encore ce soir.
A Londres, le pire des échecs, le plus dur à vivre: une vie sans logis, une vie dans la rue une vie de chien. Et les phrases qu’il rédige à ce moment-là dans l’étrangeté d’une commune dont il ne comprend pas encore la langue, la Londres de Karl Marx, cette invention du trottoir londonien, elle ressemble à la poupe d’un bateau ivre d’indignation. Je lis.
” Quelques camarades m’ont bien proposé d’aller partager leur lit — mais ce n’est pas toujours facile.
Il n’y a pas de concierge à Londres. Chacun a sa clef. Il faut donc pouvoir saisir l’heure juste où l’ami rentre à la maison, sans cela impossible de se faire ouvrir par quelque voisin obligeant. On n’ouvre même pas la fenêtre pour savoir qui frappe à la porte.
Quand je dis que je couche à la belle étoile, c’est une façon de parler, car le plus souvent je ne me couche pas du tout. Sans doute les nuits à Londres sont presque toujours claires, mais comme il pleut généralement tous les soirs dès l’automne, les rues sont boueuses, impossible de s’asseoir un seul instant sur les bancs de pierre qu’on rencontre «.
Effrayé à l’idée de mourir de misère à Londres, il va rentrer à Paris et il va la trouver soumise aux fantasmes du pouvoir, éventrée, car Paris ne retentit plus que du travail des ouvriers de Haussmann, c’est cette ville-là dont les bourgeois, comme le dit Jean Starobinski fantasment un dix-huitième siècle où ils auraient le droit d’être, eux-aussi des petits marquis. de Paris où les bourgeois, comme le dit Jean Starobinsky s’achètent des gravures de Fragonard et comme il ne le dit pas, tringlent les bonnes au septième étage. Est-ce ce fantasme qui a précipité successivement deux de nos chefs d’Etat à oser s’installer à Versailles dans le pavillon de la Lanterne? Quelle serait aujourd’hui la cote d’Hollande si il y avait institué un monument au sans domicile fixe inconnu.
La fureur de Lefrançais et des principaux stratèges de la Commune, ce qui selon Lefrançais leur a donné l’énergie de prendre le désespoir populaire en charge et même l’envie d’en crever, remonte 22 ans avant la Commune de 1871, à 1848. 1848 ! La première grande révolution populaire, et le premier assassinat collectif du peuple par ses propriétaires. Ernest Renan décrit :
” 1 er Juillet 1848. Paris n’est plus reconnaissable: les autres victoires n’étaient que des chants et des folies; celle-ci n’a que deuils et fureurs. Les atrocités commises par les vainqueurs font frémir et nous reportent en un jour à l’époque des guerres de religion. Quelque chose de dur, de féroce, d’inhumain, s’introduit dans les mœurs et le langage. Les personnes d’ordre, ceux qu’on appelle els honnêtes gens, ne demandent que mitraille et fusillade; l’échafaud est abattu; on y substitue le massacre; la classe bourgeoise a prouvé qu’elle était capable de tous les excès de notre première Terreur avec un degré de réflexion et d’égoïsme en plus. «.
Mais Lefrançais est amoureux de la collectivité parisienne. Cette ville rieuse des cafés et d’un million d’habitants avait encore la taille qui permettait aux gens de se reconnaître, et comme l’essentiel des travailleurs y étaient employés dans des ateliers œuvrant au luxe des dirigeants, le peuple en connaissait le mode de vie. Alors du 22 au 25 Février 1848 le peuple se soulève à la suite d’une fusillade, et Louis Philippe, par crainte de porter la responsabilité du massacre, peut-être, abdique le 24 Février, et un gouvernement provisoire est mis en place. Lefrançais peut nous régaler d’un des beaux tableaux d’enthousiasme collectif dans la ville qu’il aime:
24 Février
” Les dernières années du règne de Louis-Philippe avaient été une bien triste période pour la jeunesse rebelle à ce cynique conseil donné par Guizot et consorts: ” Enrichissez-vous. “
Le 24 Février fut donc une résurrection, aussi les premières heures de ce retour à la vie offrirent-elles un imposant spectacle. Riches et pauvres, bourgeois et ouvriers, oublièrent pour un moment ce qui les séparait.
” Aimons-nous et vive la République ! «Ce cri sortit alors de toutes les poitrines.
Gustave Lefrançais décrit ensuite la brève explosion, immédiatement après 1848 des débats politiques, le bref retour des discussions publiques, les réunions des multiples clubs soudains libres, la multiplication aussi des revues, dont la liberté fait regretter aujourd’hui le mur d’argent colossal nécessaire a qui voudrait se servir du net comme d’un espace vraiment médiatique. «Jusqu’alors, grâce à l’impôt … les journaux politiques étaient en très petit nombre. «…En quelques jours seulement, quels changements !
Partout, tout le jour, et bien avant dans la soirée, une armée de crieurs sillonne les rues, offrant les nombreux journaux dont ils jettent aux oreilles, un peu ahuries de cette nouveauté, les titres variés et les plus pittoresques.
” Lisez La République, de Bareste… La Vraie République, de Thoré…Le Lampion, la Bouche de Fer, de Villemessant,…Le Peuple Constituant, de l’Abbé de Lamennais; Lisez La Commune de Paris, de Cahaigue et Sobrier,…L’aimable faubourien, d’Alfred Delvau, Le Populaire, de Cabet, L’Ami du Peuple, de Raspail… Bien d’autres encore, dont le nom m’échappe. Enfin, lisez, le Représentant du Peuple, du citoyen Proudhon — Tous à un sou ! «…De tous les noms des nouveaux journalistes, celui de Proudhon était certainement le moins connu il y a huit jours à peine, sinon des économistes dé jà édifiés sur la vigueur et l’originalité de sa polémique. «
Qui connaît aujourd’hui les journaux libres de la capitale, non pas Libération qui vient de virer un tiers de son personnel en intimant aux restants de signer une «clause de non-dénigrement «des actionnaires et de la hiérarchie, mais qui a entendu parler des revues libres de tout trafic publicitaire, du fabuleux «Tigre «de «Z «, d’ «Article 11 «, de » CQFD «, de «Le Postillon «, de «La Brique «, de «Radio Zinzine «de «Fakir » ?
On sent l’utopiste frémir. La ville retentit d’autre chose que de sa misère. Les cris des vendeurs de journaux avertissent d’un débat.
Le Quatre Mai 1848, Lefrançais y croit encore un peu. Ses pupilles s’agrandissent au spectacle de cette ville qu’il aime et il nous invite au spectacle trompeur :
” Aujourd’hui 4 Mai les représentants du peuple (…) ont proclamé la République démocratique, une et indivisible… sur les degrés du palais législatif. Par trois fois les constituants, au nombre de plus de sept cents, ceints de leurs écharpes et agitant leurs chapeaux, ont crié «Vive la République ! «et à chaque fois ce cri a été répété par les centaines de milliers de voix faisant un écho formidable autour du palais.
Malgré le peu d’enthousiasme dont je suis doué, je n’en éprouve pas moins l’émotion qu’inpire à tous le spectacle grandiose qui s’offre pour la première fois à mes yeux.
Hélas le 22 Juin les ouvriers des ateliers nationaux se rebellant et manifestant, le 23 des barricades se dressent aux portes Saint Denis et Saint Martin puis s’étendent vers le faubourg du Temple.
C’est alors que le ministre de la guerre, Cavaignac, dont Lefrançais et ses amis ne parleront plus jamais que comme du «Boucher de 483 prend tous les pouvoirs,-» les gardes mobiles, t enragés par la propagande, deviennent fous de rage. (…) Les barricades tombent d’heure en heure au pouvoir de la mobile et de l’armée… La chasse à l’homme commence, furieuse, fusillades sommaires aux Tuileries, au Luxembourg, sur les berges de la Seine et surtout au Champ de Mars, et cela se prolonge encore une semaine après la fin de la lutte. On arrête en masse. Les dénonciations pleuvent. Places et carrefours sont autant de bivouacs encombrés d’hommes, de chevaux, et de canons qui en gardent les abords. Les rues sont sillonnées de patrouilles et de convois de prisonniers qu’on transfère dans les forts. Les prisonniers sont escortés de mobiles -les héros du jour — et de gardes nationaux venus des départements au secours de la République, menacée, leur a-t-on dit, par les partageux. C’est ainsi qu’on désigne maintenant les socialistes. … l’embastillement enfin de milliers de prisonniers grouillant et étouffant dans la boue des casemates. «
Bilan 1500 tués au combat 3000 exécutions, 12 000 déportés.
Paris a maintenant son crime, sa tragédie, et tous les témoins innocents seront soudés par le sang de ces journées. Pour la plupart ils seront expulsés par les bons soins de Napoléon pas encore empereur, jusqu’après son coup d’Etat. Ensuite, le peuple sera chassé, Paris perdra progressivement son visage de gigantesque Montmartre et quand Lefrançais reviendra d’exil en 1852, il trouvera une ville muette.
Son refus du découragement ne s’explique que par l’humour et le plaisir de vivre ensemble des parisiens qui vont passer vingt-deux ans sous la poigne du bonheur bourgeois. Mais Lefrançais vivra toujours en joyeuse compagnie et son humour autant que as profonde conscience politique fera rapidement de lui un intervenant respecté de la vie parisienne. Respecté et craint. Toutes les réunions étant d’abord interdites, peu de temps après son retour de Londres, ayant retrouvé sa bien-aimée Dijonnaise, ayant même trouvé un emploi dans les égouts, G L frappera à la porte du temple, se mêlera là à cet esprit bourgeois qui lui est insupportable parce qu’il l’a a expérimenté dans sa dimension criminelle.
” Je viens d’être affilié à la loge 133, au rite Ecossais… (…),
A peine dans cette boîte, je refuse d’y être rentré.
La maçonnerie n’est que la plus insipide et la plus religieuse des sociétés de bienfaisance.
La loge 133 sera rapidement démolie pour avoir demandé une transparence des comptes aux autorités maçonniques.
Lefrançais assiste à la même époque à l’enterrement de Proudhon en Janvier 1865 et c’est l’occasion pour lui de dire son admiration pour Alexandre Massol, vénérable de la Loge La renaissance, exécuteur testamentaire de Proudhon présent à cet émouvant moment — Lefrançais reconnaît à Massol qu’il ” tente de revivifier la maçonnerie en lui donnant une direction philosophique plus précise et en la débarrassant de ses formules et de ses pratiques mystiques et surannées. «
C’est après être devenu un des orateurs les plus drôles, les plus efficaces et les plus craints des clubs parisiens, qu’il trouvera l’énergie de participer à la Commune.
Je ne veux pas m’étendre encore, il y aurait trop de temps pour lire ses extraordinaires descriptions, à la fin du règne de Badinguet, la réapparition des débats publics, la drôlerie avec laquelle Lefrançais croque chaque orateur du renouveau politique français, les mille subterfuges utilisés par lui et ses compagnons communistes pour débattre en public des sujets interdits par la morale impériale, l’union libre, l’éducation laïque, la lutte contre le capital ;
Mais survient alors le paroxysme, l’inutile provocation guerrière de la Prusse par Napoléon le petit pour une vague histoire de succession au trône espagnol, la proclamation de la république lors de la capture de l’empereur par Bismarck à Sedan — le petit instituteur sera devenu un grand homme — et au moment où la Commune se déclare libre du gouvernement capitulard, il reprend son pinceau pour nous décrire le premier moment de ce qui restera pour toujours le temps des cerises :
:
18 Mars 1871.
Le soleil s’est fait communard.
Le temps est splendide. Une brise printanière agite le drapeau rouge qui flotte, joyeux, sur l’Hôtel de Ville entouré de canons.
Car Lefrançais participera, et donc éminemment, de ces «soixante-douze jours allant du 18 Mars au 28 Mai 1871, la durée pendant laquelle Paris était capable de résister au gouvernement national à Versailles et à son armée (journées qui), bien que trop court (e)s pour mettre en œuvre des mesures permanentes de réforme sociale, étaient suffisamment long (ue)s pour créer le mythe, la légende de la Commune comme première grande révolte ouvrière «(p72 de Kristin Ross Rimbaud, la Commune et l’invention de l’histoire spatiale.)
Certains analystes de la Commune attribuent la mobilisation populaire au désir de résistance aux troupes de Bismarck, massées autour de la capitale, et devant lesquelles Jules Favre est déjà allé, prudemment et courtoisement, baisser le pantalon national. Il y a aussi la brutale demande, par Thiers, que les ouvriers sans ressource paient immédiatement leurs dettes et leurs loyers. Mais ces français auraient ils osé se mobiliser avec autant d’enthousiasme sans la poignée d’intellectuels convaincus qui, tout en se sachant piètres militaires et en se réalisant incapables de tenir un siège, avaient pu continuer, par leurs revues merveilleuses, de leur ont fait croire qu’ils tenaient un modèle viable de résistance, en les précipitant sciemment et par conviction, dans un suicide collectif?
Parce que ce que je dis là il faut bien voir que c’est l’opinion la plus courante, après, parmi les bourgeois ayant joui de voir matée la Commune. Alors quoi? Avoir des biens ou dire ce qui est bien au risque de tout perdre même le bien ultime? Il faut souligner que cette opinion selon laquelle la Commune ne pèserait rien n’est pas partagée par le plus grand stratège de l’époque, Bismarck, qui, dans ses mémoires: «Je pouvais faire ce que je voulais de Jules Favre, mais pas de la population: ils ont de fortes barricades; ils ont encore trois cent mille hommes sous les armes dont, certainement, cent mille se seraient bravement battus. Il y a eu assez de sang versé dans cette guerre; en tous cas, assez de sang allemand ! Si nous avions voulu avoir un nouveau recours à la force, il aurait fallu en verser davantage encore, et c’eût été trop chèrement payer la suprême humiliation que nous leur aurions infligée. »
Je terminerai par l’explication que Lefrançais donne de l’irrédentisme parisien, au détour de la page 405. La Commune est déclarée et son jeune ami Vermorel qui dans quelques jours mourra tétanique d’une blessure prise aux barricades, n’a pas écouté Lefrançais qui lui déconseillait formellement de donner pour titre a son tout nouveau journal «L’Ordre «.
Voilà cette explication :
” Comme je l’en avais prévenu, Vermorel a fait un fiasco complet avec son journal.
Sur son seul titre, «L’Ordre «, les crieurs étaient assaillis de quolibets. On leur achetait la feuille, mais pour la lacérer et la fouler aux pieds.
Depuis 1848, notamment, il n’est de bassesses, de trahisons, de crimes qui ne se soient abrités derrière l’Ordre ;
Dès qu’un homme parle d’Ordre; on regarde de tous côtés pour s’assurer qu’on ne sera ni vilipendé, ni traîtreusement assailli. C’est au nom de l’ordre qu’on emprisonne, qu’on déporte, qu’on pend, fusille, guillotine ceux qui tentent de mettre fin aux brigandages de tout genre dont vivent, depuis des siècles, les gouvernants aux dépens des gouvernés. «
Aujourd’hui, comment pourrions-nous rire ensemble, quelles blagues se raconter qui nous réchaufferaient quand se sont levées autour de notre commune de sept milliards d’habitants, les puissances pharaoniques dont les humains ne se savent pas encore les sujets, et quand presque partout, la vie humaine ne vaut plus un clou ?
Le prolétariat d’alors se laissait abuser par les illusions du retour d’un Bonaparte et les bourgeois de jadis par leur appétit immobilier. Quelles défaites devons-nous envisager à l’échelle du fleuve juteux des mégapoles? Et puis de quelles amitiés disposons-nous pour au moins, comme les gars de la sociale, tenir banquet, rire, écouter de la bonne chanson, et rire encore?
Mourir pour des idées,
L’idée est excellente.
Moi j’ai failli mourir
De ne l’avoir pas eu’
Car tous ceux qui l’avaient,
Multitude accablante,
En hurlant à la mort
Me sont tombés dessus.
Ils ont su me convaincre
Et ma muse insolente
Abjurant ses erreurs,
Se rallie à leur foi
Avec un soupçon de
Réserve toutefois:
Mourons pour des idées
D’accord,
Mais de mort lente,
D’accord
Mais de mort lente.
2
Jugeant qu’il n’y a pas
Péril en la demeure
Allons vers l’autre monde
En flânant en chemin
Car, à forcer l’allure,
Il arrive qu’on meure
Pour des idées n’ayant
Plus cours le lendemain.
Or, si est une chose
Amère, désolante
En rendant l’âme à Dieu
C’est bien de constater
Qu’on a fait fausse route,
Cu’on s’est trompé d’idée
Mourons pour des idées
D’accord,
Mais de mort lente,
D’accord
Mais de mort lente.
3
Les Saints Jean bouche d’or
Qui prêchent le martyre
Le plus souvent, d’ailleurs,
S’attardent ici bas.
Mourir pour des idées,
C’est le cas de le dire
C’est leur raison de vivre,
Ils ne s’en privent pas
Dans presque tous les camps
On en voit qui supplantent
Bientôt Mathusalem
Dans la longévité
J’en conclus qu’ils doivent
Se dire, en aparté:
Mourons pour des idées
D’accord,
Mais de mort lente,
D’accord
Mais de mort lente.
4
Des idées réclamant
Le fameux sacrifice,
Les sectes de tout poil
En offrent des séquelles
Et la question se pose
Aux victimes novices:
Mourir pour des idées,
C’est bien beau, mais lesquelles?
Et comme toutes sont
Entre elles ressemblantes,
Quand il les voit venir
Avec leur gros drapeau,
Le sage en hésitant
Tourne autour du tombeau.
Mourons pour des idées
D’accord,
Mais de mort lente,
D’accord
Mais de mort lente.
5
Encore s’il suffisait
De quelques hécatombes
Pour qu’enfin tout changeât,
Qu’enfin tout s’arrangeât!
Depuis tant de «grand soir»
Que tant de têtes tombent,
Au paradis sur terre
On y serait déjà.
Mais l”âge d’or sans cesse
Est remis aux calendes
Les Dieux ont toujours soif,
N’en ont jamais assez
Et c’est la mort, la mort
Toujours recommencée
Mourons pour des idées
D’accord, mais de mort lente,
D’accord
Mais de mort lente.
6
O vous les boutefeux,
Ô vous les bons apôtres
Mourez donc les premiers,
Nous vous cédons le pas
Mais, de grâce, morbleu!
Laissez vivre les autres!
La vie est à peu prés
Leur seul luxe ici bas;
Car enfin, la camarde
Est assez vigilante
Elle n’a pas besoin
Qu’on lui tienne la faux
Plus de danse macabre
Autour des échafauds!
Mourons pour des idées
D’accord,
Mais de mort lente,
D’accord
Mais de mort lente.