PROLOGUE.
Escaliers d’un bateau. On entend un concerto pour piano de Mozart. Un majordome, seul, avec sur son plateau un énorme verre de Spritz.
Majordome: J’tremble à l’idée d’emmerder les gens… Là, comme j’suis tout seul dans l’escalier du yacht de ce gros con de PDR, je parle tout seul … on oblige les acteurs de théâtre à jouer des rôles qui leur vont comme des guêtres à un lapin. Je veux dire: des rois, des reines, quoi. Des gens aussi riches que mon patron ou même simplement comme sa mère ma première patronne quand j’ai commis l’erreur d’en avoir ras le cul d’être maître d’hôtel dans des palaces et maitenant ! Maintenant que PDR est devenu le mec que tout le monde sait qu’est-ce que je regrette mais putain qu’est-ce que je regrette les petits salaires des grands hôtels ! Y a pas une partie de mon corps que cet enfoiré n’ait pas, alors flatté, alors tapoté, giflé. Et y a pire. Un de ses amis richissimes a dit qu’il nous rejoignait ici, à Venise, et je l’ai entendu lui demander s’il n’y aurait pas au moins neuf personnes parmi ses connaissances personnelles dont il souhaiterait que la mort soit rapidement réalisée. Franchement ça m’a congelé, lui qui a déjà fait crever des dizaines, des centaines de milliers d’inconnus juste pour ses affaires… Et s’il me mettait sur cette liste? Hein? Franchement il a l’air de me détester… Des fois je dois me courber en lui tournant le dos pour qu’il me pose un papier sur le dos, une lettre à signer, n’importe quoi… Bon ben moi je vois pleins de gens aussi soumis que moi, hein? Euh, à leur boulot, par leur mari, leur nana euh, ou même à la messe quand ils quoi, c’est euh ohlala c’est incroyable !
Il arrive sur le pont supérieur du bateau, un yacht hypertrophique qui surplombe vertigineusement le quai des incurables, à Venise, et pose le verre sur la table disposée devant un homme seul.
ACTE UN.
Sur le pont supérieur du yacht. Majordome, Chrysophile Crabbe, et PDR le richissime. Le Majordome pose le verre devant Chryso., disparaît.
Chrysophile Crabbe: C’est tout petit, Venise… Je me demande si on a retrouvé le corps du gars qui s’est noyé l’autre jour…
Peur De Rien: (surgissant) Bonjour Chrysophile tu disais?
Crabbe: Je je… disais comme ces… ports européens sont tous comme, enfin, minuscules depuis le, euh, pont supérieur de votre euh…
PDR: … M’a coûté assez cher… Ça va? Le spritz est bon?
Crabbe: Je… je ne me permettrais pas Monsieur, je, je l’ai commandé. Et, et payé… Au petit ponton qu’on voit là, là tout en bas sur les quais.
L’insensé se penche pour vérifier.
PDR l’insensé: Et ils demandent combien?
Crabbe: Deux euros cinquante.
PDR: Ah bon? Livré sur le pont supérieur?
Crabbe: Non: notre majordome…
PDR: Mon majordome, Chrysophile.
Chrysophile Crabbe: Excusez-moi monsieur.
PDR: Cette ville pue. Jusqu’aux derniers étages de mon bateau. Tu iras voir leur maire, tiens. Voilà oui c’est ça. Tu lui proposeras des vrais égoûts. Je veux que la lagune de Venise embaume l’aubépine, le pois de senteur et la violette. Et… Tu en profiteras pour voir ce qu’il a comme dettes personnelles les plus gênantes, hein? Ces gens vivent toujours au dessus de leurs moyens.
Crabbe: Oui monsieur.
PDR: Mais fais vite. J’en peux plus, de savoir qu’il y a dans cette ville plus de cent mètres carrés de toiles du Tintoret alors que dans ma propre collection…
Crabbe: La mère de monsieur adorait déjà Le Tintoret, j’entends encore le poème qui lui est venu aux lèvres en découvrant votre première acquisition… Elle disait, comme ça… Attendez :” La vie est amère et rousse comme un abricot des collines.”
PDR: Ouais euh… Commence pas à faire ton psy, tu sais comment le mien a fini.
Crabbe: Décapité monsieur.
PDR: Oui enfin j’y peux rien si nos intermédiaires du champs gazier 69 passent leur temps à décapiter tout le monde enfin… Par contre je le vois encore, soufflant la fumée de son cigare il y a six mois quand il a dit que mon seul organe sensitif c’était feue la mère, ah, il était assez fier.
Crabbe: Euh… Je rappelle à monsieur qu’il était payé de quoi être fier: monsieur me paie bien, très bien mais lui touchait pour une heure mes indemnités annuelles.
PDR : Ouais. Et en cash. Ça y a rien à dire: ce type comptait. Comme moi. Même s’il arrêtait les séances après cinq minutes. Ah il aimait compter. Pas comme ces milliards de cons qui prétendent exister sans compter. Aucune raison ! Je compte chaque sou. Les Tintoret, je les veux. Je supporte plus de venir ici à Venise, à la Scuola San Rocco, seulement pour les regarder; ils me manquent !
Crabbe: Oui monsieur. Ils vous manquent. J’ai observé que personne ne les regarde comme vous.
PDR: J’en connais chaque millimètre.
Crabbe: Je noierai le maire de Venise dans l’or, monsieur.
PDR: Pas question, hein? Je compte, moi. Pas comme ces pouilleux qui reluquent mon fric et mon bateau, qui s’imaginent que c’est infini, et qu’ils vont se le partager, l’Infini. Je compte chaque sou. Je connais les limites de chacune de mes possessions. Pour avoir le puits gazier 69 je sais combien on a décaissé.
Crabbe: De notre côté à peine vingt mille morts…
PDR: Et les crétins ne mesurent comme d’habitude encore une fois même pas quel est le bonheur auquel je sacrifie en comptant chaque dollar que me rapporte le puit 69.
Crabbe: Précisément, monsieur.
PDR: Ils ne font pas l’étude du bonheur.
Crabbe: Monsieur a eu cette grandeur d’entretenir chaque veuve du puit gazier 69. Celles-ci, ou même leurs enfants qui sait, apprendront peut-être un jour à compter?
L’insensé entendant les derniers mots se fige, son visage se rembrunit, se congestionne, et, menaçant :
PDR: Qu’est-ce que tu viens de dire?
Crabbe: Je… je… je… je… j’ai… j’ai dû… J’ai dû me tromper, j’ai, j’ai parlé de la grandeur inqualifiable de la justice de monsieur pour… pour…pour…pour… les … les… les… les… les veuves…
L’insensé explose en faisant voler en l’air la table et le spritz.
Crabbe: Celles-ci apprendront à compter, c’est…C’est…C’est … C’est ça, c’est ça que j’ai mal dit monsieur?
Chrysophile Crabbe tombe à genoux en voyant l’insensé tourner furibard et s’arracher la chemise :
PDR: Fais la poule !
Crabbe: Oui oui monsieur. Khôtt khôôtt…
PDR: Je t’interdis de faire comme si quelqu’un qui a entendu ma parole une fois pouvait croire encore au progrès de l’humanité. Tu vas faire la poule?
Chrysophile remuant les bras comme un poulet :
Crabbe: Oui oui monsieur. Khôôtt khôt.
PDR: Les minables observent mes biens et les décrètent illimités. Veulent se distribuer l’infini… mais fais la poule !
Crabbe: Khôôt khôôtt.
L’insensé brutalement mélancolique:
PDR: Je veux encore acquérir un Tintoret.
Le majordome apporte précipitamment un plateau avec une mappemonde, un verre d’eau et un torchon.
Le majordome: Monsieur ! Monsieur ! Malaise ! Verre d’eau ! Mappemonde ! Le médecin de votre mère l’avait demandé !
Il assied l’insensé et lui dégrafe puis lui retire son pantalon, lui passe une toge blanche très ample.
Le majordome: en aparté à Chrysophile qui fait la poule Depuis les cent mille morts du puits gazier 69, ils est d’un susceptible — et l’autre connard qui lui propose une liste de neuf nuisibles à zigouiller, on rêve, qu’est-ce qu’ils ont, tous, à mâcher du cadavre !
PDR: C’était pourquoi, les morts du puits gazier 69, je le sais moi. Par rapport au sublime, et c’est ma tache de rétablir le Sublime, ces morts sont une portion infime de ceux qu’il nous faut assumer de faire disparaître … Tu veux finir comme mon psychanalyste ou bien… Ou bien c’est cela, aide-nous, oui, alors tu me donnes une liste de neuf personnes à supprimer de toute urgence? Si chacun de nous les comptables nous faisons cela, alors…
Crabbe: La poule khôôtt khôtt ne veut pas être décapitée khôôôôtt.
L’insensé, avisant la mappemonde.
PDR: Je suis ici… Pour voir les Tintoret de Venise qui sont marqués là. Même si je souffre comme un chien qu’ils soient souillés par le regard aveugle des gens. Maman aimait Tintoret. Il élève la mappemonde comme un ciboire, et commence à processionner en la brandissant. Maman est mon seul organe affectif il disait ça… Avant que tu le confies à nos gens du puits gazier 69.
Krabbe: Khôôtt khôtt ! 69 ! Aïïïe !
Crabbe est cravaché.
PDR: On dit partout que je suis insensé puisque que je suis insensible… même dans un édito ils ont osé publier ça… pas vrai, hein? Il le cravache. Hein? Ils disent ça, tous des dégueulasses… Hein? Hein?
Crabbe :Sais pas… Khôôôtt…Ai rien entendu…
PDR: Ils disent que je suis insensible… Feraient mieux d’apprendre très très vite à l’être. Très très vite apprendre à être insensibles… de s’entraîner à l’être…à Crabbe: Comment as-tu pu oser prononcer et peut-être même penser que ces sous merdes apprendront à jouir de compter, à compter… La racaille !
Crabbe: Votre père disait: le «populo». Aïe aïe ! Kôtkôôt !
PDR: Laisse le trou du cul de mon père dans sa tombe avec ses expressions bienveillantes ils nous a coûté une fortune à maman et à moi et moi je dis «la racaille». La racaille, hein? Elle me doit tout le grand frisson qui la structure des pieds à la tête la racaille et je lui ai pas encore montré les nouveaux muscles de la guerre gonflette et high-tech qu’on lui a mitonné, et son grand frisson de friture dans la poêle elle me l’a dû et elle me le devra. Y a pas six mois c’était un tour pour rire … il minaude «Les horreurs de la guerre, voyez-vous ça!»… Comme si on n’avait jamais vu ça. Mais allez ! Allez-y ! Vous pleurez des morts par millions? Mais ma cocotte-minute est prête pour vos morts par milliards. Il a raison mon ami qui est passé hier tu sais mon ami mon rival a Wall-Street mon concurrent il a raison on est trop on est beaucoup trop soyons écologiques débarrassons l’humanité de ce trop plein qui pue il a raison il m’a demandé si je n’aurais pas dix personnes à liquider et toi hein et toi mon petit génie Crabbe tu ne vas pas me dire que tu n’as pas en tête dix personnes qui t’emmerdent au point que tu les confierais à mon ami tu sais mon ami notre rival notre dangereux enfin notre ami concurrent qui veut passer me revoir ce soir, hein? Et un jour j’aurai… La première collection de Tintoret au monde… Maman elle m’aurait jamais reproché ces morts, elle adorait tout ce que je faisais, tout était toujours bien… Tintoret, les torses, les hanches, les bras, le sourire de dieu… Il fait sarabande, nu sous sa toge, Crabbe pétrifié. Tous ces objets me manquent tu entends?
Crabbe: Aïe ! Aïe !
PDR :… me manquent et toi t’oses pendant ce temps te fabriquer tes petits rêves de soumis, de mystique à deux balles, que la racaille se mettrait à compter? Il renverse à nouveau la table.
Crabbe :Maman ! Kotkot !
PDR: C’est des ombres d’êtres. Il fixe Crabbe avec soupçon. Et toi?
Crabbe: Je suis -kotkot — comptable de votre bonheur kotkot.
PDR: Tu feras la poule quatre heures ! Ça me désespère, tiens ! Tiens ! Tu feras la poule quatre heures ! Il se ressaisit de la mappemonde. Ô vous, les lieux ponctuels de mes bonheurs passés, présents et à venir. Il processionne démentiellement en tenant devant lui la mappemonde comme une lampe qui devrait éclairer Crabbe. Quoi ! Tu vas faire la poule? Il s’approche de lui en brandissant un nerf de bœuf.
Crabbe: Quand même, là, votre adorable maman dirait que vous exagérez ! Ça la mettait même en pétard, le globe terrestre complet.
PDR Feignant ostensiblement la surprise : Quoi?
Crabbe: Le mouchoir, vous lui aviez promis, quand vous le faisiez sans le mouchoir, elle avait ses sept nuits d’insomnie — elle disait mon fils est mégalomane.
PDR: Ah j’en étais sûr. Salopard. L’insensé se rassied, comme étourdi, boit le verre d’eau sur le plateau, prend le mouchoir, le pose sur le pôle Nord de la mappemonde qu’il ré-élève comme un calice mais en surveillant la réaction de Crabbe. Ouais… Ah ouais, elle t’aimait bien salopard. Elle t’aimait trop… Comme ça tu supportes? Là avec le mouchoir sur le cercle arctique et les eskimos, ça va?
Crabbe: frissonnant des ailes comme s’il allait pondre: kotkot.
PDR défile en rond autour de Crabbe, mappemonde sous le mouchoir et appréciant les caquetages de Crabbe. Maman, ça, ça avait du sens. Son sein: le Sens. La première boussole. De son temps: LE temps. Et pas ces modernités inexistantes d’un temps nul. Ces conglomérats urbains à chier. Maman ça, ça avait du sens. La maison du nichon, ça sentait le savon et sa main dans mon dégueulassis, elle, elle l’aimait, elle aimait mon vomi, maman et moi, sa race, moirace, moitribu, moivomi, truffamorille? Torchacul ! Dix mille morts? Un million de morts? Mon âme… Truffamorille… Mon âme… mon âme… mon âne il chante Mon âne à bien mal aux dents, madame lui a donné un bonnet blanc… «Les horreurs de la guerre, voyez-vous ça !» S’interrompt, fixant la mappemonde.
Crabbe: Kôôôtt !
PDR: En plus je sais les limites de chaque étendue, de chaque possession et je connais les limites que veulent que je leur cache les prolos.
Crabbe :Koootkott…
PDR: Ma mort ma mort ma mort ma mort, «Les horreurs de la guerre, voyez-vous ça ?» N’ont encore rien vu, Crabbe, ça commence juste ! Mon âme c’est l’ordre du téton tétinant de maman de moirace moitribu torchacul de mon sens à moi je veux revoir San Rocco maman aimait tant les Tintoret les Tintoret c’est les nichons de l’éternité…
Crabbe :Kotkooottt!
PDR: Quatre heures ! Pas bouge, le chouchou. Ensuite tu files voir le maire… La liste de ses dettes. Et tiens, demande-lui comme ça au passage s’il n’y aurait pas une dizaine de gens dont il souhaiterait la disparition dis-lui qu’il vaut bien ça à nos yeux et toi, hein et toi … Ces gens comptent jamais. Claquant la porte. Vivent au dessus de leurs moyens.
Crabbe :Kotkooottt.
RIDEAU.
ACTE DEUX.
Sophia, 90 ans et sa fille Mishmish, serrées dans un laboratoire scientifique reconstitué, d’une banale laideur, et qui surplombe la scène, à la fois comme une loge de préfet, et comme une sorte de chœur, de buffet d’orgue. Gino, ouvreur du théâtre. Xi (une jeune peintre chinoise) et Capelletti (le Gardian Grande de la Scuola San Rocco) apparaîtront dans les perspectives décorées par le Tintoret de cette nef vénitienne qui fait à la fois le décor de la scène et où on devine que se tient aussi le public lui-même.
Sophia: Monsieur l’ouvreur ! Pourquoi on est enfermées ici dans ce laboratoire idiot, alors que tout le monde est bien assis dans le public? Est-ce que ça serait pas par hasard pour nous punir d’être obligées depuis des années de faire notre marché entourées de gars qui portent des kalashnikovs ?
Mishmish: Maman! On n’est pas enfermées ! Comme ils savent que tu es une immense savante, alors, ils ont voulu, ces gens-là, ces vénitiens de la confrérie des guérisseurs, ils ont voulu…
Sophia: Ça fait quatre mille ans que je suis plus savante de rien du tout, et qu’est-ce que tu racontes?
Mishmish: Ne pleure pas maman sinon je pleure aussi ! Cette loge reconstitue tous les souvenirs du laboratoire scientifique d’où tu as sauvé tant de gens ! Alors c’est en quelque sorte la loge honorifique depuis laquelle…
Sophia : Il est temps, grand temps, de te dire une chose ma fille et tu comprendras pourquoi tu dois appeler cet ouvreur grossier qui me tourne le dos et lui demander deux fauteuils là-bas, avec le public et loin des souvenirs de nos gloires scientifico-catastrophiques. Si le progrès en était un…
Mishmish: Mais tu me disais toujours d’être la permière à l’école, d’être intelligente, de…
Sophia: L’intelligence? Je me trompais, voilà tout ! Et ça n’a pas été la seule fois… Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse? Tu ne vas quand même pas faire semblant d’être déçue? Moi aussi un jour j’ai dû accepter comme une évidence que mes parents avaient rapetissé à mesure que je grandissais. Et c’est quoi l’intelligence, puisque aucun animal du monde ne nous l’envie j’en suis sûre? L’intelligence ma fille, c’est un sac de plastique rempli de flotte. Soumis aux formes de nos besoins. De ce qu’on peut imaginer de plus éloigné du désir. Jamais on n’a réussi à faire autre chose qu’à enlaidir le monde qui était si beau…
Mishmish: Sauf à Venise, quand même !
Sophia: Oui. Ici tout est artificiel, et pourtant aussi beau que la Nature… d’ailleurs… Hep ! Le petit con là bas !
Mishmish :Maman !
Sophia : Tout est incroyablement beau ici, c’est exactement pour ça que je voulais y revenir et tout revoir, mais depuis les belles chaises là bas, que je veux voir soutenue la thèse si contestable de l’enlèvement politique, mais qui va être défendue par la juste, par le trésor juste, par la femme du Grand Gardien de la confrérie, et là pour le coup je te jure que cette confrérie n’a jamais été aussi désirable moralement qu’aujourd’hui.
Mishmish : De quoi tu parles, maman?
Sophia : Comment mais tu ne connais pas la salle qui est sous nos yeux?
Mishmish : Enfin bien sûr c’est écrit partout et dans tous les guides et c’était encore écrit à l’entrée. C’est la Scuola San Rocco avec tous ses décors réalisés par Le Tintoret, maman.
Sophia; Y a plus, ma fille, y a plus. C’est quoi, cette confrérie que j’ai tant de plaisir à venir voir ici? Oui, la confrérie de Saint Roch, les rares courageux de ce monde. Ceux qui savent que les quelques pays riches sont plantés comme un mirador dans le camp de concentration de la misère… La misère ma fille, la misère aïe. Aïe. Et qui a été à deux doigts de partir en camp ? Qui avait préparé avec papa déjà la petite valise ?
Mishmish : Arrête de pleurer maman.
Sophia: Tu sais bien qu’avec papa je devais être emmenée par les nazis. On avait vingt quatre heures. On devait préparer les balluchons. Ils nous ont dit, sur les affiches, «deux jours de voyage». Aïe. Ces gens courageux tu sais, les soldats anglais qui nous ont sauvé in extremis des camps, à l’époque, en se ruant sur Tunis, ils étaient si beaux, si bronzés, mais aussi… Aujourd’hui pour moi la confrérie de San Rocco, c’est ceux qui existent encore, tu sais, ils sont pas nombreux les gens biens. Ils sont tellement beaux, tu vas voir. Cette confrérie, elle pourrait encore nous sauver de l’apocalypse du mal sans se transformer en milice du bien. C’est comme une peste, ce qui revient sans arrêt… Comme les vieilles pestes qui tuaient tout le monde à Venise quand ils ont fait ces peintures… Cette laideur de l’espèce humaine qui nous empeste comme une peste. Monsieur l’ouvreur !
Gino : Oui, Madame?
Sophia: Laissez nous descendre de cette parodie de labo abjecte vers les fauteuils rouges et les dorures. Quoi? Ils sont tous dans cette nef immense, décorée par le Tintoret de corps qui tombent lourdement en l’azur pour nous fracasser de grâce, et nous, on doit rester, avec nos corps pourtant si lourds …
Gino: Désolé Madame, la grande salle est réservée aux bénévoles du carnaval de Venise.
Sophia: Mais je suis très bénévole, moi ! Bouhouhouhouhou! ! Je suis bénévole depuis ma naissance en Tunisie !
Mishmish: Maman ! Ne te déchire pas le visage avec les ongles ! Ho ! Tu saignes ! Chut ! Voilà les acteurs !
Sophia: Tout m’a toujours dégoûté dans les laideurs de nos laboratoires de recherche !
Xi: Hé ! Là-haut ! Mesdames, là-haut dans la loge d’avant-scène ! C’est ballot, ce que vous dites, justement vous, les notables de la science !
Sophia : Ma fille, dis-moi qui est cette petite sur les planches? Elle a un drôle de corps !
Mishmish: C’est vous la grande communiste que maman est venue voir? On vient de loin, on vient de Suse en Perse. Oui, nous aussi, on vient de toutes les apocalypses du mal, on a traversé tant de naufrages, on a eu du mal vous savez, elle se déplace très difficilement, elle appelle son déambulateur Sarah et… C’est vous la femme du Grand Gardien de San Rocco?
Xi : Moi? Je suis juste la peintre que le Grand Gardien a choisie pour refaire la déco, le temps du Carnaval.
Sophia: La… La quoi? La déco ??? Elle dit «La déco» pour parler des peintures qui ont bouleversé Jean Paul Sartre? Est-ce que j’ai traversé les siècles et les mondes pour entendre ça ! Une déco, les Tintoret de… Ramène-moi à la maison ma fille.
Xi : Je suis pas communiste. Mon arrière-grand-père a fait la Longue Marche avec Mao. Vous, scientifiques, mères de la beauté vraie et aussi terrifiante qu’insupportable du monde secret, si secret de la vérité, de l’invoilable vérité, de l’inviolable vérité, vous fabriquez la vraie beauté. Le Grand Gardien m’a demandé de vous installer, pour vous honorer, la réplique de votre laboratoire d’avant la gloire et je l’ai installée, cette réplique, dans la loge d’avant-scène exactement ! Même si mon père ne se sert de la science que pour fliquer tous les Fils du Ciel.
Sophia: On peut savoir ce que vous fichez ici ma petite cocotte?
Xi : Papa m’a laissé venir faire une école d’art à Venise.
Sophia : La peinture c’est l’héroïsme bourgeois !
Xi: Bourgeois chinois oui, en effet, j’ai promis à mon père que je serais comme les autres.
Sophia: C’est à dire?
Xi: Ben que je ferai du billet de banque concentré avec mes tableaux… mais je lui ai menti ! Le fleuve aveugle, ballot et mortifère qui mélange l’argent et l’art? Alors là, mesdames, c’est pas ma tasse de thé. Pour moi c’est: peignons, peignons, pignons-ernestons du street art inrevendable, sinon nous allons mourir.
Sophia : Vous feriez mieux de manger convenablement. Moi, à votre âge, j’avais de très grosses fesses et vous savez quoi?
Xi : Mes couleurs et les formes dont je rêve ont changé depuis que j’ai scandalisé mes parents en commençant une psychanalyse, ici.
Sophia : Ah mais c’est très intéressant. J’avais de très grosses fesses, mademoiselle, moi, et un jour…
Xi : Et depuis que je suis en analyse -il faut dire que mon frangin a déposé ce mois-ci un brevet sur tous les divans psychanalytiques en Chine pour les 99 années à venir…
Sophia : Alors comme j’avais de grosses fesses, quand un photographe très célèbre — vous n’en reviendrez pas quand je vous dirai le nom même si les gens de votre génération ne savent plus qui il était- vous verrez quand vous en parlerez à votre grand-père — et bien quand ce photographe, Costa-Gavras qui était en cité-U avec moi, a voulu…
Xi: Depuis mon analyse, j’ai changé. Les sommets de ma recherche, en couleurs, en formes, ça vient des traductions en chinois du Docteur Freud si vous saviez comme c’est drôle quand on prononce «docteur Freud» en chinois. Et «Jacques Lacan «! Je m’incline devant la science à chaque seconde. C’est un état, c’est mon état, plus que, la Chine, c’est la seule raison d’état qui devrait rassurer tout le monde.
Sophia: On en est loin d’après mes informations mais peut-être que vous avez des journaux spéciaux?
Xi : Par exemple le corps, les corps que je peins, vous les verrez tout à l’heure, j’essaie de leur faire dire tout ce que les séminaires de Lacan m’ont fait comme effet. Le désir doit dominer l’intelligence, surtout pas le besoin. C’est ça la grâce de toute pesanteur.
Sophia: Cette petite se fout de notre fiole ! Elle a dû écouter ce que je te disais, et maintenant elle le répète…
Xi: Sinon la génération de mon père continuera de transformer l’intégralité des chinois en machines à ne pas exister mais juste à vivre. Continuera à concentrer le fric comme un spermogramme des riches, des riches qui vibrent comme une toupie d’Adn, se reproduisent en s’enlaidissant et…
Sophia : Costa-Gavras, le futur grand cinéaste, il a fait une photo et…
Xi: Zut ! Écoutez-moi, même si vous m’avez prise pour une quiche !
Sophia: Mais voyons ma petite ne changez pas de sujet ! Je veux aller m’asseoir sous la nef de San Rocco, au long de ces boiseries sculptées du lambrissage, près de cet éphèbe des jours anciens, cet éphèbe en bois, enchainé par l’art en une forme d’éternité insensée… Et puis, vous qui êtes aussi gracieuse que les femmes des peintures du Tintoret, vous qui avez ce corps que j’aurais tant rêvé d’avoir quand j’avais votre âge, qui êtes vous?
Xi: Je suis une peintre chinoise, que voulez-vous, tout ce qui nous arrive nous arrive par millions, et on est déjà des centaines à envahir les écoles d’art occidentales. Mais alors est-ce que vous imaginez le contraste esthétique entre Venise, quand je suis arrivée, et les villes gigantesques dont j’étais jusque là si fière que mon père ait été si fier d’avoir participé à l’élan de leur construction pour la plus grande fierté et le soulagement de mon grand-père? Alors, après les avoir vu tous heureux d’une satisfaction de leurs besoins par la multiplication mégapolique d’un néant qu’il faut bien appeler pas son nom, je souhaite, comment dire…
Sophia : Bon… mais elle me prend vraiment pour sa mère… Vous savez qu’il y a des confessionnaux, dans les églises, mademoiselle?
Xi : Non mais ne me faite pas taire, il n’y a que ça chez moi, en Chine, tout le monde s’est tu, au lieu de s’avouer quel pouvoir se cache dans l’individu qui parle. Vous savez pourquoi?
Sophia : Je crains le pire…
Xi: C’est par pure politesse chinoise. On se cache chacun à soi-même, oui mes compatriotes se cachent tout le pouvoir dont ils seraient le centre s’ils osaient considérer l’amour, oui, et au fond ici aussi les gens valsent très poliment autour de maîtres qu’ils croient s’être choisis, et qu’ils autorisent seuls à vivre du roman. Amoureux… et je veux par mes peintures, révolter l’existence, vous savez, l’existence, le fil politique des damnés qui s’interdisent tout, vous savez?
Sophia: (ironique) Non vous devinez que je ne sais rien du tout moi je n’ai jamais rien appris…
Xi: Alors vous m’avez compris. J’oppose, depuis que j’ai quitté la Chine…
Sophia: Depuis que vous croyez avoir quitté l’Empire du Milieu. Mais elle rêve cette petite mijaurée en porcelaine… Vous êtes chinoise jusqu’au bout des cils !
Xi: J’oppose la sensation d’exister à la jouissance de vivre. Vivre c’est pas exister. Radicalement pas ! Et, plutôt que la simple vie vivotante hygiénique, un sentiment gigantesque et magique d’exister soudain m’a complètement ratatinée, ici, quand j’ai débarqué de Shangaï devant, vous savez? La sortie de la gare quand tout d’un coup on voit la haie d’honneur de cent palais et leur reflet noyé par les vaguelettes vertes du canal dont je n’avais jamais imaginé qu’il serait un fragment de l’océan bien plus qu’un bout de canal, la sortie de la gare quand on réalise que les arrêts de bus, ici, c’est devenu quelque chose d’aussi flottant que l’existence, des arrêts de vaporetto sur flotteurs, et le goudron, hein, le goudron de toutes nos rues hein, le goudron des rues est devenu une rivière … Ophélie !
Sophia: Elle est bonne, celle-là. Le goudron des rues de Venise s’est évaporé…tto, s’est é…vaporetto hihihi.
Mishmish: Maman !
Sophia: Pas la peine de pleurer mademoiselle ! Je vais finir votre phrase. Parce qu’en plus de mes microscopes j’ai écrit des poésies mademoiselle. Le goudron des routes est devenu le reflet du ciel, mille vaguelettes… Ô elle commence à me faire penser à Ophélie, cette gamine, Mishmish. Pas toi? Pâle Ophélie…
Mishmish: Si je te dis que je suis déjà un peu amoureuse d’elle tu vas lui trouver des tas de défauts…
Xi: Et tous les matins en Chine, nos ego et nos gymnastiques… Vous me comprenez j’en suis sûre, ou pas? L’existence, comme quelque chose qui s’oppose radicalement à la vie.
Sophia: Et bien ma pauvre petite, vous n’êtes pas rendue au bout de vos efforts… Mais j’y pense… avez-vous déjà eu votre poussée d’acné … Je me demande de plus en plus ce que vous pouvez bien avoir à faire avec la femme, tellement mûre, si célèbre pour sa puissance d’analyse politique du monde effrayant d’aujourd’hui, ce monde qui me donne envie de pleurer tout le temps, oui, qu’est-ce que vous pouvez bien avoir à faire, vous, avec la femme du Grand Gardien de San Rocco, parce que, moi, j’ai fait des milliers de kilomètres pour la voir, et moi, voyez-vous, on m’avait dit que c’était elle, l’héroïne de la pièce, la communiste qui sauve le monde !
Xi: Ah, la femme de Capelletti, le Grand gardien? Mais communiste à l’italienne, hein, avec encore un peu de mal à comprendre que Marx n’a pas fait du désir la magique étude de Gramsci, vous êtes d’accord, non?
Sophia: Le désir de quelle sauce? Et alors, vous dites plus rien?
Xi: Quand son mari est venu voir mon travail, à l’exposition de fin d’études, il m’en a tout de suite parlé, du communisme italien un peu asexué de sa femme. Ils sont tous les deux bouleversés à en pleurer par l’état du monde et…
Sophia : Moi tout me donne envie de pleurer. Je vois clair dans le jeu de cette petite conne maintenant…
Mishmish : Maman !
Sophia: On traite les gens comme de la viande et ils applaudissent ! Vous avez vu ce Gambien, Pateh Sybally, qui s’est suicidé l’autre jour à côté du Rialto? Vous avez vu, comme il a eu le temps de plier ses habits sans que personne ne le remarque?
Mishmish: Ne pleure pas !
Xi: Ce qui leur a plu, au Grand Gardien de la Scuola et à sa femme communiste à l’italienne, c’est mon pari.
Sophia : Je déteste les paris et les jeux.
Xi : Mes maîtres ont cru en moi, c’est un pari. Le Grand Gardien et sa femme croient en moi, ce n’est pas un jeu.
Sophia: Vous, avec toute cette impudence, vous auriez des maîtres?
Xi: Aux Beaux-Arts ! Et mes maîtres savent que je veux révéler…
Sophia : C’est drôle comme on se rend moins compte tout de suite de la cuistrerie chez les filles quand elles sont gracieuses. Mishmish, appelle l’ouvreur, zut !
Xi: Mais oui ! Révéler ! Est-ce que c’est pas votre Freud qui déclare l’artiste un pas en avant du chercheur scientifique? Je veux que mon œuvre soit freudienne ou ne soit pas.
Sophia: Vous en avez déjà parlé à votre papa?
Xi: De l’immensité inconsciente? Il connaît par cœur trois mille ans de notre poésie qui nous l’a hurlée, cette immensité. Mais que voulez-vous… notre grotesque et immémorial souci d’avoir l’air hyperactifs, affairés, efficaces, impitoyables, nous empêche de confesser cette immensité à notre imaginaire, sauf complètement bourrés au saké !
Sophia: Mais qu’est-ce qu’elle est bavarde celle-là ! Mishmish, dis-lui que je ne suis pas sa maman ! Et vous peignez tout ce que vous racontez, ou vous donnez des cours en Sorbonne, jeune fille?
Xi: Ah mais précisément, précisément, je crois, pour faire ça, je crois bien entendu à la puissance des couleurs et des formes mais aussi aux perspectives d’Einstein et à celles de Freud !
Sophia: Laissez-nous descendre, jeune homme ! Parce que d’ici nous voyons parfaitement que c’est simplement une actrice et qu’elle joue. Alors que d’en bas, comme vous tiens, on pourra parfaitement croire à la réalité en lorgnant sous ses jupes. Cette nef fastueuse où ils sont tous assis, petit sagouin, San Rocco, c’est le temple où l’amour peut avoir de la pitié pour la haine. C’est le cœur d’une confrérie invraisemblablement optimiste où le désir peut avoir de la pitié pour le besoin ! Autant vous dire, petit paltoquet, un des endroits les plus merveilleux du monde de la pensée ! Mais laissez-nous, crotte de crotte de bique !
Capelletti Parlant à la jeune peintre sans voir les deux dames dans leur laboratoire: Et vous êtes tellement géniale, Xi, que la peinture qui vous dégouline des doigts se fige immédiatement en la plus révolutionnaire des réalités poétiques.
Sophia: Bouhouhouhouhou ! Il ne me laisse pas passer ce sale type malpoli !
Xi parlant aux deux dames : Vous avez raison, ô Gardian Grande de San Rocco. Mais… Madame ! Madame ! Ohé ! Oui, vous savez aussi, madame… Ah, je crois que vous allez vous moquer de moi. Pour moi, le sommet de la science de vos recherches à vous, les savants, c’est très poétique. C’est encore plus poétique que le madrigal italien, c’est plus poétique que Rimbaud, c’est plus poétique que les chansons de Jim Morrison mais je ne sais pas si vous connaissez Jim Morrison…
Sophia: Elle me prend pour une vieille ! Mademoiselle, voyons ! Les Doors, demandez-moi de qui et quoi ils sont les portes !
Xi: Ah ! C’est vous, les scientifiques rigoureuses, qui lisez beaucoup plus sérieusement que les illuminés, avec la certitude de votre modestie, l’écriture du grand Tout, de l’Un, de la Cause en soi !
Sophia: La Cause en Soi ! Maintenant elle va nous servir la Cause en Soi ! Quelqu’un a dit à cette péronnelle que j’avais appris le latin à dix-huit ans pour pouvoir lire Spinoza? Découvrir sa passion métaphysique du politique? Vivre la difficulté joyeuse des premiers Kibboutz?
Capelletti: Formidable, Madame. Dix-huit ans. Quatre ans de plus que l’âge où Jim Morrison apprenait à lire les œuvres du…
Sophia: Arrêtez, ma fille et moi nous ne sommes pas venues pour vous entendre vous réjouir d’un goût pour la culture qui saisirait des poètes. qui feraient ensuite les tables et les menus d’une cuisine culturelle pour donner aux foules la nausée et puis finalement les écarter de toute liberté pour s’acheter des myriatonnes de consommables. Ah, l’insupportable façon qu’ont les maîtres de prendre la culture, soit pour une identité, soit pour une distraction, une marque distinctive, une cravate ou un bijou… Les poètes n’aiment pas la culture, ce sont des buissons à la sève de sang, ils sont le sang noir qui jaillit chaque fois que vous arrachez leur branches pour vous en faire des cravaches pour fouetter votre troupeau… Un océan de sang noir. Un sang d’encre devant la condition bétaillère des victimes du désir de Pharaon.
Capelletti: Gino, veuillez dire à la respectable docteur Honoris causa qu’elle fasse un petit peu moins de bruit. Le public commence à arriver. Je disais, merveilleuse Xi…
Sophia : Vieux cochon mais comment il la regarde ! Elle pourrait être ta fille, je vais prévenir ta femme !
Gino: Madame…
Sophia: Et bien je dirai tout, tout ce que je veux lalalère. Ou alors laissez-moi tout de suite descendre dans la majestueuse nef de la Scuola si magnifiquement et intégralement décorée par ce malheureux Tintoret. Lui, il avait des maîtres. Lui, il respectait les grandeurs. Lui, il serait mort de honte si une jeune chinoise sans culotte était venue lui faire le franch-cancan…
Capelletti: Donc Madame, je disais que vous apprîtes les langues anciennes pour déchiffrer le libérateur de toutes nos pensées, le rigoureux Spinoza qui est la prunelle de mes yeux et sans qui je n’aurais jamais osé commencer à critiquer toutes les sottises qu’on m’avait inculquées à la maison. Il est devenu mon sang. Et voilà je vous disais justement, c’est extraordinaire, que ce soit cependant quelques années de plus que l’âge où celui dont vous rappelez l’addiction pour les drogues, Jim Morrison, se penchait déjà à l’ecole et avec une assiduité qui surprenait ses petits compagnons, sur l’oeuvre du non moins révoltant James Joyce.
Sophia : Et maintenant ce crétin va dissuader tout le monde de lire James Joyce qui est le sang de mon sang, Spinoza, qui est la jubilation de ma jeunesse éternelle, mes dix-huit ans…
Capelletti: Ah vous aussi vous parlez des dix-huit ans comme d’une source qui reste en nous, et bien vous allez voir, ma femme elle dit que toute révolution est une façon d’avoir dix huit ans…
Sophia: Tiziana, la communiste, je commence à désespérer d’entendre ce qu’elle a à nous exposer sur l’enlèvement politique nécessaire des malfrats qui tiennent notre monde en otage pour satisfaire leurs…
Capelletti: Et oui mais je vais en rajouter encore, très chère Maître qui nous dominez depuis la loge du notable. Dix huit ans est également, mais très exactement, l’âge où Joyce comprenait qu’il lui fallait impérativement apprendre le norvégien. Le norvégien !
Sophia : Et bien quoi? Je viens de me mettre au sanscrit pour travailler ma mémoire, cher petit monsieur… Et pourquoi le norvégien je vous prie?
Capelletti : Ça commence à me les brouter !, Elle se paie ma fiole cette … James Joyce, si à dix-huit ans il apprend le norvégien, ce n’est pas dans l’espoir de se cultiver, c’est pour lire à même la langue les propos infiniment nécessaires que le révolutionnaire bouleversé en 1848, que l’humaniste, que le bienveillant Ibsen, son aîné déjà vieillissant, avait jeté par le théâtre à la face d’un monde aussi désabusé que le nôtre… Et vous avez beau m’énerver un peu, Madame, si je vous avais connue à l’époque de vos dix-huit ans, en vous voyant apprendre le latin afin… Enfin… pour lire la puissante analyse du monde et des croyances par Spinoza, je serais tombé amoureux de vous immédiatement ! Amoureux.
Sophia: Ah c’est gentil sauf que, hihihi… il aurait fallu que vous soyez un petit peu plus jeune voyez-vous…
Xi: A mon tour, Madame, mais vous me prendrez pour une bohémienne…
Sophia: J’adore les bohémiennes. Elles ont un petit air de la Chine comme vous, les gitanes yéniches d’Europe centrale…
Xi: Oui, une diseuse de bonne aventure: quelle est la seule pensée occidentale scientifique dont, nous les Chinois, il nous arrive de comparer la profondeur à la complexité du sommet de notre savoir, le Tao Te King?
Sophia: Mon dieu ils sont soporifiques tous les deux. Et nous, on est coincées dans ce labo qui pue le formol. Hé jeune homme de bonne famille! C’est vous qui vous appelez Gino? Vous traiteriez comme ça votre mère? Je veux descendre dans la nef !
Capelletti: Xi ! Je veux absolument exposer vos prochaines œuvres à Venise ! Justement nos enfants reviennent un mois après le Carnaval et ils auront raté…
Sophia: Sale type ! Il lui fait miroiter la lune… C’est facile, je comprends maintenant pourquoi elle a vingt ans de moins que sa femme, tu vas voir ! Il va avoir de mes nouvelles ce petit personnage.
Mishmish: Maman ! Cette peintre est d’une beauté innocente ! Écoute-les ! C’est la pièce de théâtre que tu voulais voir. Tu m’as obligé à faire 2500 km derrière toi…
Sophia: Mais non ! Ils sont tous dégoûtants ! Regarde comme elle s’est attifée, maquillée…
Mishmish : C’est toi même qui me disait ton étonnement à voir comment toute chinoise plongée dans l’atmosphère vénitienne découvre en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, que la Mode et le Chic sont ici en rapport avec le Souverain Bien…
Sophia: Moi j’ai connu le triomphe du Bien ma fille. J’ai vu en 1942 les beaux soldats anglais arriver épuisés, noirs, sales d’avoir foncé sur leurs tanks beiges à Tunis et chasser le bruit atroce des bottes nazies juste avant qu’on ne soit embarqués dans des trains pour les camps d’extermination, les affiches étaient déjà placardées au mur, mon père et moi on avait déjà préparé les sacs minuscules autorisés pour «un voyage de trois jours » ! Quelques années après, étudiante à Paris, j’ai fait partie des étudiants criant «le cocu au balcon!» à De Gaulle ! Et maintenant? Tout me donne envie de pleurer. C’est le siècle des escrocs, et la catastrophe approximative a remplacé l’espoir.
Xi: Je m’en fous un petit peu de mon œuvre monsieur. Spécialement quand j’observe la nécessité du bien, la présence des autres. Mon œuvre n’est qu’un fragment de la vraie vie… Et vous savez, quelquefois j’ai le cœur serré de voir comme les gens s’ignorent, s’enferment dans des images — dans des habitudes, dans des routines qui vont de la hantise d’arriver à l’heure jusqu’à la crispation esthétique des historiens de l’Art sur leurs fétiches !
Capelletti : Mais il faut penser à soi. Et vous, le cœur de vous même est-ce que ça n’est pas votre œuvre peint?
Xi: Alors, vous savez, quand j’observe votre malheur à tous les deux, vous et votre femme. Vous me parlez sans arrêt de vos enfants qui sont partis mais chaque fois qu’est revenu le sujet de ce jeune réfugié qui s’est suicidé au Rialto…
Capelletti : Ah ! L’âge de notre fils aîné !
Xi : Trois fois de suite vous en avez parlé et vous vous êtes disputés à cause de moi parce que votre femme ne croit qu’à l’action politique immédiate pour sauver les damnés de la terre et vous, vous prenez mon œuvre pour une sorte de deuil, un deuil qui les honorerait, les damnés de la terre, un sépulcre, c’est ça? Ah parlez moi plutôt du sommet extrême de la science, dont les deux dames du laboratoire ont certainement oublié de faire la magique étude. Mesdames !
Mishmish : Chut ! Écoute-la, maman, elle reparle de nous !
Xi: Qu’est-ce qui est né dans votre Europe, certes à l’ombre des bombes atomiques et des hommes d’état en uniforme? La psychanalyse mesdames, c’est la psychanalyse qui me fascine comme un triomphe de l’âme, et bientôt nous aurons autant de chinois en analyse que de joueurs de piano c’est à dire tout simplement trente deux millions.
Capelletti: Et bien ma chère, ceux de Venise si je vous les présente vous verrez qu’ils sont tous bons à piquer.
Xi: Ils sont lacaniens?
Capelletti: Ohlalalalalala ! Ils ont tous ÉTÉ lacaniens… ceux qui n’ont pas réussi à vendre leur canapé le sont encore. Les autres ont fait des tas de formations et se sont trouvés d’autres revenus. Mais pourquoi ces deux dames s’agitent-t-elles donc dans leur si joli bocal scientifique?
Sophia: L’intelligence n’a jamais empêché personne, ma fille de prendre les vessies pour des lanternes. Et je te l’ai dit, c’est parce que comme elle est aussi plastique qu’une vessie remplie de flotte, elle se conforme aux ordres idiots qu’on croit devoir lui donner, pas à la beauté du monde — l’intelligence, la fille, c’est humain donc c’est hiérarchique, et donc garde à vous, un-deux, un-deux, marchieren, ma fille, marchieren !
Mishmish :Venise, depuis qu’ils ont coupé le pont qui la reliait à la Terre Ferme, est-ce que ça n’est pas, enfin coupé de toutes les hiérarchies du monde, devenu le futur possible et sérénissime d’un monde qui ne serait plus parasité par ces ordres militaires qui nous abrutissent? Venise, maman, c’est artificiel, c’est un pur fruit de l’intelligence. Et Venise, c’est pas poétique.
Sophia: Jeune homme ! Arrêtez de regarder sous les jupes des actrices et laissez-nous descendre ! Je sais aussi bien que vous comme la réalité ne s’envole pas quand on la dévoile et la preuve ce sont tous ces anges si lourds du Tintoret, qui n’ont jamais été plus réels aux murs de cette confrérie que depuis l’invention de l’aviation et la découverte de l’absence totale du moindre archange à l’envers des nuages !
Xi: Et vous Monsieur le Gardian Grande de San Rocco, ne comptez-pas une seconde sur mes œuvres, pour éclipser les anges de votre palais ! C’est vos confessionnaux, qu’elles vont métamorphoser !
RIDEAU
ACTE TROIS.
la mairie de Venise, installée pour une conférence du maire, le Sindaco, aux bénévoles du Carnaval. Crabbe, le factotum du milliardaire insensé PDR, est assis aux côtés du maire. Au dessus du conférencier une immense photo de Michel Foucault. On lit «Qu’est-ce que l’espoir, resté dans la jarre de Pandore? «La scène est occupée sur le devant par les coulisses, on y voit deux bénévoles du service d’ordre.
Personnages: Tiziana (la femme du Grand Gardien de la Suola San Rocco), Gino et Francesca (deux bénévoles du Carnaval) Massimo Cacciari (le maire de Venise), Crabbe, Capelletti (le gardian grande), Xi (la peintre).
Tiziana :Mais laisse-moi passer !
Gino: Impossible. Réunion secrète à l’intention exclusive des bénévoles du prochain Carnaval.
Tiziana: Ah oui et l’empaffé de député européen assis à côté de notre maire, c’est un bénévole, puceau? Ces cocos là font jamais rien pour rien… D’ailleurs je viens justement…
Gino: Ouais?
Tiziana: Et c’est justement pour le Carnaval que je dois lui parler.
Gino: C’est ça. Et mon cul c’est du poulet. Asseyez-vous là-bas madame, dans l’entrée. Vous lui parlerez de vos problème s de logement après.
Tiziana : Quoi?
Gino: Maintenant cocotte, pour moi ça va être une question de vie ou de mort. Moi je veux entendre ce que va prononcer le Sindaco, tu comprends pas? Sa conférence sur l’espoir, moi, tu vois, et ben quand cet homme il parle, et ben j’m’envole. Alors tu la fermes ou je t’écrase la gueule.
Francesca :Gino !
Gino: Fermez vos gueules toutes les deux. Il va parler. Bien sûr la vieille elle s’en tape ! Elle s’en tape qu’on ait un maire philosophe, la mémère ! Pugilat. Il lui fait une clef de judo et l’assied de force. La Voix du Sindaco se fait entendre.
Massimo Cacciari :Voici Pandora. Première femme envoyée comme un piège à Épiméthée le frère de Prométhée, pour punir les hommes d’avoir ravi le feu du ciel. Jarre, il faut que j’en convienne, aux hanches aussi bien creusées que l’amphore qu’elle apporte avec elle. Elle fut chargée d’un don spécifique par chacun des dieux de l’Olympe, et l’amphore, elle, fut remplie de tous les maux qui, aujourd’hui encore, à l’heure où je vous parle… bref, la potiche des foyers du futur… capable de persuader à tous les hommes… mais qui ne peut-être ni comblée ni rassasiée, comme sont les passions de l’insensé, du non initié.(les passages en italique citent le texte original de Massimo Cacciari)
Crabbe: Les insensés et leur passion monsieur le maire si je puis me permettre en mon titre de député européen, ne sont-ils pas un des instruments les plus passionnants de la main invisible qui guide les marchés. Le paradoxe de leur nature insensée leur fait désirer plus que tout le sens, et n’est-ce pas cela et cela seulement, cette passion de l’insense, qui fonde toute initiation de nos sociétés depuis…
Francesca à Gino: Mais bordel tu vas pas la lâcher? Gino, déstabilisé, relâche sa clef de judo, Tiziana le gifle. Et voilà ! C’est la femme du Grand Gardien de la Confrérie de Saint Roch, hé! Hé! Et ça c’est juste premièrement, pour ta gouverne. Deuxièmement c’est une communiste. Et troisièmement mon petit Gino, c’est une des amies les plus proches du maire de Venise, et de leur ami commun, l’immense Michel Foucault.
Gino: Putain en plus il connaît Michel Foucault ! Ohhhh ! L’image de Michel Foucault se détache du mur et vient planer au dessus des coulisses.
Massimo Cacciari: Voici Pandore. Les filles voyez-vous, ça brave tout et Pandore, elle, finit par ouvrir comme vous le savez tous, la jarre interdite, alors dites-moi ce qui s’en échappe, et qui fait notre désespoir encore ce matin? Qui sait, ici?
Gino: La vieillesse! La Maladie ! La Guerre ! La famine! La misère ! La folie ! La mort ! Le vice ! La tromperie ! La passion ! L’orgueil !
Massimo Cacciari: Voilà. Enfin quelle jarre éclatante d’actualité. Et le pire c’est ce qui n’a pas le temps de sortir de la jarre.
Gino: L’espoir !
Massimo Cacciari: Que notre Carnaval incarne la bagarre entre les vains espoirs et la espérance constructive, retenez-ça, l’espérance en minijupe qui tire la langue à tous les affreux, la beauté sorcière des madrigaux de notre Monteverdi qui danse sur les pyramides de cadavres que la peste a si souvent accumulés chez nous, en brisant tant et tant d’histoires d’amour. Le Carnaval est un fleuve de larmes qui chantent et…
Tiziana: Camarade Massimo ! Psssttt !
Massimo: Quoi? Tu es là ma Tiziana?
Gino: Putain ! T’as eu encore une fois raison. Il la connaît plus que bien cette morue, tu sais que je te kiffe, Francesca?
Tiziana: au public des bénévoles Amis réunis ici, mon mari va venir vous porter une grande annonce pour le Carnaval !
Massimo Cacciari: A San Rocco? Nous parlons ici de l’espoir et tu parles d’un Carnaval au sein de la confrérie de l’espoir lui même, de la confrérie qui fit vœu jadis de garder espoir au milieu des pires pestes?
Tiziana: en aparté Camarade ! Même si le projet de mon mari doit te paraître dans un instant déplorable et grotesque, je t’enjoins, au nom des liens sacrés qui nous unissent à tous les morts de la révolution, je te conjure de le soutenir par toutes tes forces. Jure !
Massimo Cacciari: Je te connais ma Gorgone et je jure évidemment, je jure sur Gramsci, sur les morts du Carrousel et de la Commune. Mais pourquoi?
Tiziana : Je fais mon affaire d’utiliser son Carnaval pour rapprocher de nous ce à quoi tu ne crois plus.
Massimo Cacciari: Tu ne vas pas remettre ça ! Ne me reparle pas du grand soir de 1848. Les conditions historiques sont… au public des bénévoles Mes amis voici venir le Gardian Grande de la Confrérie qui porte depuis les origines tout l’espoir de la lutte contre les vrais ennemis de l’amour qui nous unit, tous, dans notre grande soif de vérité, de vérité nue.
Crabbe : Quand même vous allez pas salir San Rocco?
Massimo Cacciari: Ah ! J’avais oublié la présence d’un étranger à notre secret. Gino ! Francesco ! Veuillez raccompagner de la façon la plus carnavalesque cet étranger qui ne doit rien savoir des complots du Carnaval !
Crabbe: Quoi? Quoi? Vous n’allez pas toucher aux Tintoret quand même? Mais… Mais… Pensez à vos dettes, dont on parlait tout à l’heure et…
Massimo Cacciari: Gino, le goudron !
Crabbe: Quoi?
Massimo Cacciari: Francesca ! Les plumes !
Tiziana: Mais c’est qui ce taré?
Capelletti: Sindaco ! Je viens te présenter l’immense Travestissement métaphysique de la Sc…
Crabbe: Quoi?
Massimo Cacciari :Sortez ce gugusse coûte que coûte et bouchez-lui les oreilles.
Crabbe: Mon froc !
Massimo Cacciari: Le Carnaval commence. Que voulez vous, monsieur le député, les traditions…
Tiziana: T’es qui?
Crabbe: Des vôtres ! Des vôtres !
Tiziana: Des nôtres? Communiste? Partageux?
Crabbe: Quoi? Quoi? Pas mon froc ! Pas les Tintoret ! Pas les communistes !
Capelletti: Sindaco et vous tous, voici Xi, la peintre chinoise dont le travail fera oublier le temps du Carnaval quelle vérité fut celle que dicta son génie au Tintoret.
Massimo Cacciari: Approchez, Xi.
Xi: Sache tout d’abord, Sindaco, que tout spectateur qui songera un instant en voyant ces toiles, à les transformer en placement financier, sera immédiatement éclaboussé d’une encre fétide que toutes les seiches de la lagune ne sauraient produire en pareille quantité !
Massimo Cacciari: C’est parfaitement idiot, comment veux- tu exprimer le désir autrement que par l’argent?
Xi: Je ne te parle pas du désir, Sindaco, mais d’un sport. Le sport favori de mes compatriotes consiste à se transformer en milliardaires pour ruiner la pensée et l’existence du nombre le plus pharamineux de victimes imaginables.
Massimo Cacciari: Mon pauvre Capelletti tu as perdu la boule, ça va être d’un chiant…
Xi: Je n’emploierai que des pigments à l’ancienne et je dois te demander, Ô Sindaco, plusieurs centaines de bénévoles pour m’assister dans la préparation des peintures.
Massimo Cacciari: Tiziana, ma camarade ! Tu veux masquer l’ineffable pesanteur des corps sacrés du Tintoret par cette farce, c’est un scandale et le scandale fait partie intégrante du masque hideux du Carnaval mais en quoi …
Xi: En soi qu’est ce que j’ai à dire mais vous êtes tous tellement ignorants. Quand je mesure ce que je sais votre ignorance m’effraie. Mais ça n’est rien, encore. Quand je regarde le travail des maîtres je me dis mais ils n’ont pas pensé à tout, il y a un manque. Il y a un manque jamais dit. Et comment vais-je vous le transmettre ce qu’ils n’ont pas dit et qui est moi. Oui moi simplement ce moi que personne d’autre que moi ne peut vous dire et qui ne vous intéressera que quand je vous l’aurai servi comme une potion d’éternité. L’être est marié au temps mais ça n’est pas tout même si c’est essentiel. Le temps qui passe dépend de la vitesse qu’on adopte mais ça n’est pas tout. Nos désirs ne sont qu’une apparence tendue par les muscles d’un langage que nous mourrons sans l’avoir entendu mais ça, que l’inconscient soit structuré comme un langage, n’est-ce pas, ça rate encore l’essentiel. Un peu comme le vice manque à la vertu et les vices aux vertueux, les putains aux amoureuses, comme l’appareillage des passions individuelles manquait au communisme du grand soir de février 1848, vous savez, chez vous, en Europe, ce grand soir qui faisait frissonner jusqu’au dramaturge norvégien Ibsen… Et comme la réalité sincère manque à tous les films à tous les romans pendant qu’en réalité dans la réalité tous les individus se loupent, se loupent dans leur vie réelle alors ce que je ne peux que peindre c’est ce qui en moi me manque encore et qui va enflammer les murs puis vous surprendra car ce que je rêve surgit et ce que je rêve j’ai appris à le déposer au bout de mes doigts quand la peinture sera là-haut partout vous verrez ce que je vois d’un seul coup et non seulement vous le verrez mais vous ne serez plus jamais les mêmes parce que vous serez métamorphosés au plus profond de vous-mêmes tellement qu’il vous faudra vous précipiter dans les confessionnaux de la ville pour y réclamer à cor et à cris qu’un savant vous y écoute un savant de quoi un savant de moi justement je n’ai pourtant aucune prétention je veux simplement vous dire ce que je n’ai vu nulle part et vous non plus rappelez vous avant d’entendre le requiem de Mozart vous ne saviez rien avant de lire platon avant de voir Pasolini vous n’aviez rien vu et sans le Tintoret vous étiez ignorant je ne vous parle pas de Giorgione. Et ceux d’entre vous qui ne se sont pas étendus aux divans freudiens qu’est ce qu’ils osent encore dire du monde?
Massimo Cacciari: C’est pharaonique ce que tu…
Capelletti montre au public des bénévoles et au Sindaco une des toiles peintes par Xi. Approbation unanime.
Gino: Sindaco ! Demain je dois justement fouiller tous les recoins de la lagune à la recherche de sans papiers pour leur proposer du travail ! Ordonne et je trouverai ! Vivent les ateliers nationaux de la république sérénissime de Venise !
Tiziana: Merci, puceau !
Xi: Je vous accompagnerai, ami de la vérité !
Gino :Et toi, Francesca?
RIDEAU
ACTE QUATRE.
A L’ASSOCIATION DES CANOTIERS DE VENISE,
Gino et Francesca, (stagiaires du Carnaval), Benito (le professeur de gondole et de canot) Hazar, (sans papiers, Vannier rhénan),Ontine (sa mère) Tiziana et Xi, puis PDR le milliardaire.
En loge d’avant scène dite du préfet on retrouvera Sophia et Mishmish.
Gino: En voilà un qu’on a sauvé de justesse. Maintenant on te paie un cours de canotage et tu ne tomberas plus à l’eau ! Mais on pourra même vous proposer un stage et du travail à toi et aux tiens. Vous êtes réfugiés dans la lagune?
Francesca: Ne le déconcentre pas !
Hazar: J’aime tellement apprendre seul. Tout, tout seul. Vous savez j’ai pas l’habitude. Je crois que votre moniteur de gondole, c’est le premier prof de ma vie que je vois autrement que sur mon petit ordinateur…
Gino: Quoi? Les poésies que tu nous a récitées au moment où on vous a repêchés tous les trois, tu les a apprises tout seul, t’es pas allé à l’école?
Benito : Incroyable ! Tu vois, deux-trois petits conseils et t’es mieux qu’un vénitien ! Je t’embaucherai tout de suite comme gondolier, toi.
Gino: Ahlala, un boulot, c’est ça qu’il lui faudrait…
Hazar : Ouais… Sans papiers, j’vois vraiment pas comment.
Benito : Mais… Comment tu va faire avec les flics si ils t’arrêtent?
Hazar :Bof… Ça fait six mois qu’on traîne dans la lagune alors… avec la mère et ses trente deux animaux, avec le pote de ma mère, ils me connaissent à peu près tous; ils adorent mon numéro !
Benito : Tiens mieux ! Tiens mieux l’aviron quand même ! Voilà. Superbe ! Mais… Quel numéro tu leur fais aux flics?
Hazar (en manipulant les rames est extrêmement beau. On remarque au premier plan, à une table du café du club des canotiers Xi et Tiziano)
Xi: Il a un goût, ce café…
Tiziana: La cardamome. Le patron est arménien. Ce club est aussi vieux que le mont Ararat et que le Déluge, comme tout ce qui est arménien à Venise…
Xi : Tu as été une de ces lycéennes que je représente sur les parois de la nef, une de ces lycéennes au corps de compétition.
Tiziana: On n’avait pas peur de s’habiller comme des bombes, alors les garçons… Tiens? Regarde… Il est mignon le petit réfugié que tes deux stagiaires essaient de former au maniement des rames. Nous on était dans une classe, toutes folles de mon futur mari.
Xi: Attends… Je fais juste un croquis de ce gamin… il est debout sur la grande barque, dont la barre étaie ses jambes…
Tiziana: Quatorze ans, m’a dit sa mère tout de suite quand les stagiaires les ont sortis de l’eau. Il paraît qu’ils se sont cachés sur un îlot purement et strictement boueux de la lagune – avec des chiens, des chats… parait que c’est dégueulasse, mais que de toute façon sa mère refuse depuis toujours, depuis qu’elle est môme, de quitter toute sa ménagerie d’animaux plus ou moins domestiques. Et maintenant c’est son gamin qui a quatorze ans… Justement l’âge qu’on avait…
Xi: La barre étaie ses jambes entre son pantalon noir et ses bottes, il est déjà très viril et… regarde comme Francesca le contemple !
Tiziana : Le moniteur par contre le regarde a comme une merde… hiérarchies et pouvoirs. Xi, les maîtres absolus de tout notre jeu de singeries du pouvoir, je me réjouis de ton projet, de les représenter sous une douche d’or, qu’ils pisseront en plus sous eux, parce que moi je sais…
Xi: Quoi?
Tiziana: Je sais où ils sont, les maîtres de notre monde, ceux qui donnent toute valeur à tout ce qui nous manque. Loin, bien loin des peuples, cernés de leurs impitoyables gardes du corps, et commandant à toutes les armées du monde, et…
Xi: Tu as la voix qui tremble, on dirait que tu es enragée…
Tiziana: Oui. Je vais te dire… J’ai été à l’école ici, au pensionnat des orphelines mais, Xi, je ne suis pas orpheline.
Xi: Excuse-moi je ne …
Tiziana : Ma mère appelons-la Misère. Et mon père Enfoiré. Ma mère j’ai dû aller un jour jusque dans son pays, dans sa hutte, oui, oui, dans sa hutte et pour qu’elle me dise qui était mon père un violeur, oui, j’ai dû l’interroger et la faire pleurer comme si j’étais un flic… Mon père quoi, mon père un soldat, pire : un bourreau, vendu à toute l’Entreprise planétaire qui transforme les gens en steaks, oui mon père, larbin de l’Entreprise mondiale de tous les porcs aveugles comme lui à tout amour mais je sais, Xi, je sais où ils se cachent, pas seulement quand ils viennent ici déguster l’art comme du homard, l’art comme du caviar, le Beau comme un champagne inutile…
Xi: Je… Je…
Tiziana: Je veux qu’ça s’arrête. Je suis l’enfant d’une putain. Ma reine. Elle m’a protégé mieux qu’une reine, elle rugissait comme une lionne. Alors je peux te dire que le jour où j’ai su que loin d’ici, à Babylone, les gens ont adoré une authentique déesse des prostituées…
Mishmish: Maman ! Elle parle d’Ishtar !
Couca: Qu’est-ce que tu dis? Esther?
Mishmish: Tu exagères ! Il faut toujours que tu fasses la même blague. Ishtar, la putain sacrée ! Pas Esther, la maîtresse du roi qui…
Couca : Esther la maîtresse roi qui nous aurait tous tués si elle n’avait pas été aussi bien foutue pour le convaincre.
Tiziana: Je n’ai pas besoin d’être Babylonienne pour savoir que c’est ma mère qui a apporté la civilisation à mon père. Enfin le petit peu qu’elle lui faisait rentrer dans la tête rien qu’en se déplaçant devant lui… Alors je suis pas orpheline, Xi, mais…
Xi: Ishtar, putain divine !
Tiziana: Là-bas, ma mère était la plus belle femme du pays – et d’une famille si respectée… jusqu’au jour où l’armée de mon père les a tous écrasés comme des crottes. L’armée de mon père n’était pas l’armée de mon père, en plus. C’est l’armée qui l’avait mis en esclavage. C’était l’armée, comme elle sont toutes, de quelques hommes d’affaires qui la dirigeaient à la baguette. Eux ? On les voyait dans les grands hôtels. Ils se moquaient de ma mère et de nous. Je ne leur en ai pas voulu. Mais ma petite Chinoise tu sais quoi ? Quand j’ai été déposée à l’orphelinat de Venise, je me suis tatoué dans le cœur, pendant les cours d’histoires que nous faisaient les bonnes sœurs catholiques avec leur accent vénitien, chaque date de chaque mort de chaque révolutionnaire de l’histoire, mort pour rien.
Xi: C’est universel, la mort morte invente en moi aussi un amour gigantesque pour la mécanique mondiale des révolutions qui…
On voit surgir alors en avant scène la loge dite du préfet, éclairée.
Sophia crie : Ishtar la sumérienne ! C’est aussi Esther la juive ! La femme juive un peu beaucoup passionnément à la folie prostituée du roi des perse, Xerxès. C’est elle, la putain qui a sauvé mon peuple du génocide. Et nous deux ici, en ce laboratoire de recherche extraordinairement laid, nous aurions pu découvrir scientifiquement ce qui doit débarrasser l’humanité du Massacre, d’autres nous en débarrasseront, et le cancer par exemple, mais aussi trois fois hélas, mais aussi misère de misère mais aussi nous allons découvrir scientifiquement ce qui doit anéantir l’humanité le nucléaire par exemple, mon peuple c’est l’humanité, Ishtar c’est la science.
Mishmish : C’est vrai ce que tu dis: pourquoi on est dans un laboratoire aussi moche?
Sophia: Parce que la raison raisonnable du grand Descarte et du grand Spinoza considère ma fille que, le monde étant divin, il n’a besoin ni de style ni d’enjolivement, dans notre labo et bien alors voilà tout est fait à l’image du cancer et à l’image de la bombe.
Mishmish: Quand même… Y a pas que l’esthétique des rats … J’étouffe tellement c’est moche !
Elle ouvre la fenêtre. Dehors: la lune et les étoiles. La lune jette vers les deux femmes un immense rouleau de prières hébraïques, le rouleau d’Esthr — qui se déroule jusqu’à leurs pieds.
Sophia: Oh! Le rouleau de prières que nos ancêtres ont ramené de Suse !
Instantanément elles s’endorment dans deux lits jumeaux. Le rouleau de prières s’envole.
Sophia: Oui mais là on rêve, c’est pas la réalité !
Mishmish: Ou alors le rêve est la plus profonde lecture qui se puisse faire du monde d’aujourd’hui, à la lumière de notre Dette.
Elles disparaissent.
Tiziana : Et moi j’te parle de Révolution. Est-ce que tu entends, enfin, les hurlements de douleur de l’humanité, derrière tes pinceaux?
Xi: Et moi je parle de rien moins que de révolter le monde. Tu sais qu’il y a une différence, entre vivre et exister? Quand je crée, je sais vers quoi on pourrait aller: toute la masse de l’humanité, enflammée d’existence par la beauté pourpre et violette de mes cris, vers plus de lumière, une lumière, un temple que je sens plein de liberté et plein de la puissance que chacun peut respecter en lui-même, quelle joie !
Tiziana : Tu penses ! Tu repeins le mirador d’un camp de tortures. Réveille-toi. Le grand soir est pas demain.
Surgit alors une gitane, Ontine, la mère de Hazar, le petit sans-papiers.
Ontine: interpellant les deux dames dans les lits jumeaux de la loge ” du préfet « Hého ! Les deux docteurs là-haut ! Envoyez-moi à bouffer pour mes bêtes. De toutes façons vos rats je les libérerai je les prendrai chez moi sur mon île dans la lagune vous me demanderez pardon de les avoir traités… Elles dorment … Elles dorment … Hého ! Elle se penche et ouvre une porte d’animalerie d’où sortent cent gros rats et une chouette qui siffle. Ma grand-mère, elle avait un rat, elle l’appelait Xerxès, une chouette, elle l’appelait Ishtar, elle disait qu’ils venaient de Suse, et qu’ils avaient coupé tous les affreux… couper couper couper hahaha… Petits petits, suivez-moi, mon fils apprend à mieux ramer, il vous ramènera dans mon île… Rouleau de prières dans l’ciel … Moi j’ai que des rouleaux de vous savez quoi. Le cul c’est la lune de mes fesses. La lune… elle habite chez moi la lune… Mon île, y a rien, y a pas d’électricité, y a la lune, on a creusé, on a pas payé le terrain, hein, pas le droit de construire, j’ai creusé, ça sent bon les feuilles, les racines d’arbres, la mer, tous mes animaux y sont chez moi chez eux, j’les protège, y’m’connaissent, y a pas de dette, et la chouette, ma chouette Ishtar, j’luiai appris à crier mon nom, elle crie «Ontine ! Ontine! «, alors même les flics italiens ils partent en courant. Elle sort.
Tiziana : Comprendre devant quelle absurdité on se tient tous : faire lecture de l’Ethique, convainquez-vous qu’y aurait un Bien. Bon. Maintenant tentez de l’diffuser. Faut être plus fort que les maîtres du monde. Paradoxe : pour être le plus fort faut être les meilleurs guerriers. Pour être les meilleurs guerriers faut jouir de ça. Jouir de la guerre c’est jouir de vaincre, vaincre c’est pas d’omelettes sans tuer d’œufs. Donc si tu veux établir le Bien sur terre, même le bien inoxydable du père Spinoza, faut d’abord que tu prennes ton pied à zigouiller mieux que personne. Si tu respectes la morale c’est que t’es une soumise, si tu veux aider ton voisin c’est que t’es en bas tout en bas du pot, Ahlalala qu’est-ce qu’on a à foutre, mais qu’est-ce qu’on a à foutre à part s’entr’aider, que les cris de douleur cessent. Mais qu’ils cessent ! Si seulement je retrouvais les joies furieuses, l’amour, l’amour c’était avoir dix-huit ans, l’amour c’est avoir dix-huit ans, Xi… 1789, 1848, 1870, en France les révolutions c’est les dix-huit ans de l’homme.
Ontine : Elle est chaude la conne la vieille elle dit dix-huit ans à dix-huit j’avais déjà le ballon, le gamin, Hazar on l’a appelé ce con la pouffiasse hé pouffiasse !
Tiziana : Quoi?
Ontine : Allez, pouffiasse, pas la peine mentir ; je vois comme tu reluques mon fils ses muscles. L’est mineur mon fils, t’as pas le droit de toucher vieille peau ! Moi, la police j’appelle j’suis sûre, tu… Tu essaies le toucher, salope ! Elle la tape. Tiziana, esquivant les coups, riant aux éclats, franchement, jusqu’à décontenancer Ontine. Qu’elle a à rire la grognasse?
Tiziana : tombant sur le cul de rire Grognasse? Ça ! Tu me vois vraiment comme une grognasse? Allez ! Dis-moi encore des trucs drôles et… elle prend une canette de bière à l’Arménien… Et on en boit une ensemble.
Ontine: Tu… Tu jures je m’trompe et t’as pas envie de toucher mon Hazar tu jures?
Tiziana: T’es amoureuse de ton fils? Moi c’est pareil: je lui pardonne même d’avoir un travail de réactionnaire.
Ontine: Ça t’as raison : pour un bourge y s’éprend, oui, oui, il se prend pour un bourge: il lit ! Il fait des concours ! Il reçoit des diplômes d’Amérique ! Il chante des poésies au lieu de m’aider aux animaux !
Tiziana: Ah ouais ça, c’est grave. Un traître? Allez… Santé!
Ontine : Elle est bonne ! Je peux en recevoir des autres?
Benito le moniteur de rame, au fond.: Incroyable ! Dommage que tu soies pas vénitien, on te prendrait tout de suite aux gondoles.
Hazar: Ahlala…Un boulot j’aimerais bien mais vous savez… J’ai aucun permis de travail moi j’suis yéniche.
Gino : T’inquiète pas c’est pour ça qu’on te paie ce cours et…
Hazar : J’me suis même fait piquer mes papiers de sans-papiers c’est malin.
Benito : Ma, comment tu te débrouilles si les flics…
Hazar: Putain! Ça fait six mois qu’avec ma mère et son gugusse et son zoo — elle a un vrai zoo ma mère — on a une petite île sur la lagune, on est peinards. J’crois qu’y a plus un flic qui connaisse pas ma gueule… Et ils adorent mon numéro !
Xi: Mais c’est vrai, qu’est-ce qu’il est beau, je…
Benito: Tant mieux, au fond, tant mieux… Tiens mieux l’aviron quand même… voilà, superbe… Quel numéro tu leur fais, aux flics?
Hazar : Je fais toujours, alors, toujours le même numéro et chaque fois ça les fait rire. Il se redresse, et son exercice met ses muscles en valeur ” J’ai plus de papiers, mais aussi, messieurs mes contemporains, pensez-vous sérieusement que je n’aie aucune identité? «Alors très vite j’ai appris à leur réciter pas seulement le nom de chaque quai ou de chaque piazza autour de nous, de l’endroit où les flics m’arrêtent mais aussi une cinquantaine de noms de familles que j’ai repérés sur les sonnettes et que j’ai appris par cœur.
Benito: Plus haut l’aviron… T’es un escroc, alors?
Hazar: Mon rêve, ça serait qu’y en ait un qui, après m’avoir entendu, déchire sa carte d’identité.
Benito: Ben pas moi, hein. Moi ça me fait pas rire.
Alexandra: Monsieur!
Benito : Vous m’avez payé le cours, c’est entendu mais… Qui paye mes impôts, pas lui, hein, ou alors euh…
Hazar : T’as envie de le dénoncer?
Xi: Vous entendez Tiziana?
Tiziana: au moniteur Monsieur je suis la femme du Gardian Grande de San Rocco.
Benito : Bien entendu Madame je vous reconnais mes respects.
Hazar: Ah! La reconnaissance, hein, ça vous fait tout baveux… Larbin !
Benito: Quoi?
Xi: Je… je vous embauche Monsieur… Je vous embauche, on a besoin de vous pour… pour m’aider à peindre et…
Gino et Francesca: Oui ! Oui ! Appelez-pas les flics tout de suite.
Gino: Encore un an et il paiera plein d’impôts. Appelez pas les flics.
Hazar: Ça me revient d’un coup il y a un gars qui m’attendait là bas avant que je tombe à l’eau et que vous me proposiez le cours de rame. Ce gars, il faudrait peut être que j’aille quand même l’aider parce qu’il me demandait s’il n’y aurait pas, par hasard, des gens dont je voudrais me débarrasser. Il me demandait ça en pleurant parce que, j’ai un peu honte vous savez j’ai jamais pitié de grand monde mais … le pauvre, il a la patte cassée. Ça me revient maintenant !
Gino. Putain, quoi ? T’as laissé un mec qui … mais t’es un vrai…
Hazar. Attendez attendez… si je l’ai laissé au bord du quai c’est qu’il plaisante pas, il croyait vraiment me donner envie de l’aider en me proposant de tuer qui je voulais et moi, tellement sa proposition me dégoûtait, je l’ai carrément oublié !
Gino.Qu’est ce que tu racontes petit connard ?
Hazar. Le genre qu’on voit plus souvent à Venise qu’ailleurs, le genre très très connu mais riche super riche, tu vois, celui-là il doit pas payer d’impôts non plus …
Gino Non mais quand même …
Hazar. Mais quand même je lui avais dit que je revenais – avec la barque – et vous vous rappelez, on est tombés à l’eau, ça m’a fait oublier cet horrible gars mais vous, vous, oui, vous moniteur – vous me rappelez son étonnante proposition.
Xi : Vous abandonnez un type avec la patte cassée à Venise?
Benito: Je l’avais senti que c’était un sale type, le gitan – tous pareils. Abandonner quelqu’un avec la patte cassée à Venise, et vous voyez tout ce que vous faites pour lui…
Hazar : Ah il m’énerve Gino ! Vous voulez des détails ? En fait au moment où je l’ai vu il torturait un clown maquillé avec du goudron et des plumes en le forçant à faire la poule.
Benito: Change pas de sujet petit, tu as abandonné un homme blessé à terre et… J’appelle les flics !
Hazar: L’émir à la patte cassée c’est pas de ma faute il s’est fâché, il a tapé son ami clown qui faisait la poule, on a donné un coup de rame pour éviter sa canne et c’est là qu’on a chaviré alors…
Tiziana: Putain ! Je crois que je vois qui est le clown !
Xi. Ah bon ?
Tiziana. Bon dieu d’Marx ! Mais oui, c’est évidemment le député qu’on a goudronné…
Xi Et l’autre ?
Tiziana… mais l’autre aucune idée … Allons porter secours à ce malheureux ! Une jambe dans le plâtre à Venise, vous vous rendez même pas compte : c’est une tragédie !
Benito: Bon les cœurs tendres faites comme vous sentez moi j’appelle Geronimo, c’est le meilleur ami de ma femme il est justement chargé des réfugiés et des sans-papiers au commissariat et vos petits cocos là, zou …
Xi: Tiziana et moi nous nous portons garantes de l’emploi de ce jeune homme.
Hazar: Vous êtes l’astre des prolétaires, vous…
Benito : Vous voyez? Donnez-leur la main ils vous crachent sur l’épaule !
Tiziana: Comment? Parce qu’il dit «astre des prolétaires «vous pensez qu’il se moque? Dite, monsieur le moniteur, je suis sûre que vous avez oubliez dans quelle misère vivaient certainement vos grands-parents… Ils sont de quel sestiere?
Benito : Ils sont de San… et puis ça vous regarde pas et ils ont trouvé que Mussolini ne nous faisait que du bien.
Hazar : Et ben lui ! Lui c’est l’écriture du Désastre !
Xi: Tiziana ! Ce gamin vient de citer le titre de mon livre préféré ! C’est qui ton maître gamin?
Benito Et moi comme je lis rien, de moi, tout le monde s’en tape, bon j’appelle pas les flics mais c’est uniquement parce que le gitan a lu Maurice Blanchot. On va voir l’homme à la jambe dans le plâtre?
Hazar: J’ai quatorze ans, madame. Tendant sa rame. J’pars en barque. Il se met à genoux devant elle, des voiles de petits bateaux claquent et le bruit du vent dans des haubans’ soudain.
Xi : Qu’est-ce qui vous prend, de vous mettre à genoux?
Hazar: Vous me prenez pour un aveugle? Toutes les deux vous allez nous rendre la vie, à ma mère, à son crétin et à moi. Parce que vous nous embaucherez tous les trois, hein? Vous savez, c’est pas une île qu’on habite dans la lagune. C’est une tente, posée sur un tas de boue avec les déjections des quarante-deux bestioles que maman adule et qui puent.
Xi : Mais relevez-vous !
Tiziana: Jeune homme vous êtes l’innocence de la bonté devant l’ignominie du monde.
Xi: Vous êtes… vous êtes la volonté de l’optimisme ! Oui, voyez, j’en pleure.
Benito: Eh, les moutons, euh, il nous a dit qu’il avait abandonné un gars avec la jambe cassée alors on y va?
Ontine, surgissant : Qu’est-ce tu fais saloperie, moi j’attends ! Hop viens on rentre. Elle le gifle, bouscule Xi qui était tombée à genoux devant lui, le prend par la main comme un enfant, et le jette sur leur barque. Arrête de parler bête dans la rue. J’t’avais dit pas parler à personne, merde. Là on va chez nous. À manger pour les chiens t’as reçu? Je les donne à personne plutôt je crève…Allez !
Hazar : Il jette un dernier regard à Xi. J’expliquerai à ma mère. Je vous retrouverai… Où?
Ontine: le ré-gifle. Arrête parler aux putes ! Sale pute ! Arrête reluquer les noisettes à mon fils ou j’te troue !
Xi: À San Rocco !
Sur la barque, Hazar et Ontine sont seuls.
Hazar: Non mais la dame !
Ontine: Tu lui as dit quel âge?
Hazar: Quatorze ans.
Ontine: Fais gaffe, hein? Quatorze, t’as !
Hazar: Et l’air d’un con.
Ontine: C’est mieux qu’la taule si y savent que t’as reçu vingt.
Hazar: La dame elle veut nous aider, maman !
Ontine : T’as le portefeuille de l’autre connard là, avec sa jambe de plâtre?
Hazar: Tiens.
Ontine: Peut-être on aurait dû rester avec lui. Lui c’est pas des conneries qu’il me proposait.
Hazar: Une ordure, oui.
Ontine : Tourne on y va. Neuf morts il me proposait. Neuf que je peux faire tuer pour la planète moins pleine elle est avec les gens sept milliards c’est trop dix fois moins il faut il a raison, mes animaux mieux avec moins de gens ils sont alors tourne. On lui rend son portefeuille on l’aide à rentrer au gros bateau qu’il a dit il a avec un majordome. Quand même y a pas d’fric dans son portefeuille. C’qui nous a proposé quand même c’est mieux que ta pouffiasse de chinoise.
Leur barque arrive sous un pont où le milliardaire Peur De Rien, une jambe dans le plâtre, une chaise à porteurs renversée, attend devant un grand miroir où se reflète le Colleone.
PDR: Ma folie domine le monde. Qui n’est qu’une ombre sans existence. Eh ! Le p’tit’voleur ! Viens !
Ontine: Vas-y !
Hazar: C’est un monstre.
PDR: Hé la p’tite mère ! T’as fait la liste des gens dont tu voudrais qu’on te débarrasse? T’as eu le courage?
Ontine : Cent !
PDR : Tu es… un morceau de mon rêve éveillé. A chacun de vous je confierai neuf morts à choisir. Je réaliserai leur anéantissement. On ne sera enfin plus sept milliards à polluer de notre haleine les sacrés pigments du Tintoret et à nourrir les marchands de téléphones portables. Dis-moi mémère ! Qui tu voudrais tuer en premier?
Ontine: La salope de chinoise qui reluque mon Hazar.
PDR: Je suis insensé et pourtant regarde. Regarde ! Il se mire dans son énorme miroir. Si j’étais un caméléon j’atrapperais le monde avec ma langue. Slurrpp, slurppp. Le monde est une mouche inexistante. Je dois le rendre au Néant. Hé les deux ! Ramenez-moi à mon yacht ! Vous me ferez chacun la liste des neuf que je dois envoyer dans mes camps. Rire affreux. Ils sont prêts mes camps. Ils sont prêts mes camps. Ils sont prêts.
Au dessus de Hazar surgit une photo de Xi.
PDR :Rien à cirer de l’innocence de ce visage. Il atrappe la photo au vol, la déchire.
Ontine: La chienne !
PDR : se tourne vers le miroir à nouveau Ô mon roi. Nous allons réduire le monde à la Merde qu’il est manifestement. Je manifeste !
Hazar: Maman on va quand même pas ramer pour ce trou du cul !
Tiziana surgissant sur le quai avec tous les autres. Par ici, par ici ! Oh ! Merveille !
Xi: Quoi?
Tiziana : Le grand soir s’approche, regarde qui est l’homme à la jambe dans le plâtre, le numéro trois de la liste des gens les plus riches du monde ! Il est à moi ! Je vais lui faire faire tout de suite du bonheur la magique étude ! Il sera contraint de réaliser l’ec-sistence des autres ! Allez monsieur ! Nous allons vous aider.
PDR: Et vous il y a neuf personnes que vous souhaitez faire disparaître?
Xi: Le seul objet qui manque à cet homme c’est les limites. Je le peindrai…
Tiziana: On vous transporte à San Rocco. Vous êtes d’accord?
PDR: A…à…à…à San Rocco?
Xi à Hazar: Vous voyez, même ce drôle de type est enchanté de venir chez nous ! Amenez-vous aussi tous les deux à San Rocco. On vous trouvera du travail. Vous tournerez mes pigments.
Hazar touche le corps de Xi qui ne se défend pas.
PDR: à Xi Une seconde encore… Vos cheveux… À qui en donneriez-vous… Tout usage? De qui balayeriez-vous les pieds avec ces cheveux aussi insensés que moi?
Ontine : applaudissant Ha ha ha ! Il est formidable ! Lui il voit c’est une putain !
Xi: Y en a tellement comme toi. Même à Venise… Les rats se moquent de Giorgione. Pourquoi rien ne leur apparaît jamais? La peur?
PDR: Je suis plutôt célèbre parce que j’ai peur de rien. Vous arrêteriez de vous la péter avec une jambe foutue comme moi, à dix mètres de l’hôpital et devant cette foule indifférente à mon abandon mais remarquez bien que je ne manifeste aucune détresse et que je suis un rat que la peinture passionne. Celle des grands maîtres, j’entends. Pas une anorexique comme toi qui se nourrit d’images j’en suis sûr pour éviter de jouir ! Par peur de ta vraie nature d’ogre !
Xi: Qui t’a dit que j’étais peintre?
PDR : Mon âme damnée ! Crabbe ! Crabbe ! Crabbe !
RIDEAU.
ACTE CINQ; tous les acteurs. Terrasse «altana «dans les toitures de San Rocco, où plusieurs cabanes sont dressées. Tiziano y tient crucifié PDR. Elle est assistée de Gino et Francesca.
Gino: Ainsi, vous pensez sérieusement qu’en offrant aux maîtres du monde ce que vous pensez être le bonheur absolu d’une cellule, vous leur permettrez d’atteindre à nos propres idéaux?
PDR l’insensé: Je jouis infiniment à l’idée d’être pour toujours séquestré parmi les Tintoret. Vous ne me libérerez jamais, promis?
Tiziana : Ta gueule !
Gino et Francesca : Quelle horreur ce bonhomme qui veut tuer les neuf dixièmes de l’humanité !
PDR: Je manifeste. On me reproche mon indifférence à la souffrance des autres. La foule est de loin plus indifférente que moi, pour ne pas parler de la nature ni de dieu. Vous voudriez que je détourne ma fortune des milices qui protègent mon bien?
Gino: Son «bien » !
PDR: C’est un mot qui vous gratte le tympan, «mon bien «rime avec le souverain bien, la fréquentation de la cause en soi est ce à quoi tous nous ne pouvons que tendre sitôt que nous en avons goûté le bon vertige. Toute ma souveraineté y veille. La véritation que le Tintoret nous délivre, et qui nous délivre des mensonges niais que notre inattention se forgeait d’elle-même avant d’avoir été saisie par cette révélation, cette véritation est d’une essence qui en périme d’autres, moins proches de l’absolu. Et si vous n’arrivez pas à croire à la vérité de ce qu’il représente je ne peux rien pour vous. J’attire votre attention sur mon désir. Désir intense. Continuer à vous être soumis ici. Quoique je désirerais également que la peintresse chinoise, une fois nue…
Tiziana: Porc ! Elle le fouette.
PDR : Parce vous pensez que votre mari l’a élue pour ses qualités morales?
Gino : Madame, Francesca et moi avons appris qu’une demi douzaine de milliardaires de son envergure sont en ville, officiellement pour le spectacle. Mais ils proposent à qui veut de dresser des listes de gens à exécuter. Pénétrés par l’urgence de leur appliquer votre traitement nous allons si nous le pouvons en kidnapper quelques uns et vous les rapporter.
PDR: Ah non ! Je veux le privilège de la solitude dans cette cellule ! Trahison ! Si c’est comme ça je vais hurler jusqu’à ce que mon fidèle Chrysophile Crabbe vienne me secourir ! Crabbe ! Crabbe ! Crabbe ! Crabbe !
Tiziana claque la porte. On n’entend plus qu’une sorte de ronronnement de moteur, oua oua oua oua.
Capelletti: Surgissant sur l’altana De la Scuola C’est quoi ça bruit?
Tiziana: Je teste la nouvelle machine à laver, un nouveau programme. Tu-n’y-touche-pas !
Capelletti : Promis promis promis. Viens voir comme les tableaux de Xi pour le Carnaval avancent ! Xi et les assistants font des choses invraisemblables et c’est du vrai en même temps. Et tellement actuel, du jamais vu et pourtant on comprend tout de suite, on est happé’ on ne peut plus s’en détourner, on a l’impression de…
Tiziana : Oh je ne te crois pas, le temps et les modes des artistes, ça ne change rien à rien. D’ailleurs tu ne crois pas aux artistes, tu crois à une seule plutôt hein? Tu m’as pris pour une pomme? Et tu sais quoi? J’t’en veux pas. Je t’envie d’arriver à oublier l’horreur du monde. Il y a en ce moment six milliardaires, ou soixante, ou six cent, qui transforment en viande six milliards d’individus et vas-y ! Fais venir ta prophétesse qui va tartiner les murs avec le vrai du beau et le beau du vrai !
Capelletti: Il y a… le temps qui passe… il y a eu mille modes depuis les Tintoret, et maintenant, avec l’explosion démographique et plus de gens aujourd’hui qu’il n’en est mort depuis le début de l’humanité, la mode c’est devenu de l’absolu…
Ils sont passés dans la nef. On entend au loin le fameux bruit de machine à laver. Xi est en train de peindre et ses assistants tournent des pigments, dont Hazar et sa mère.
Xi: Plus pourpre, le violet !
Tiziana : Oui ! Ta prophétesse. Miss Xi Mallarmée. «Je vais lui confier l’Carnaval. «Tu voulais qu’on se rencontre. Tu me l’as présentée. Tu t’amuses bien? On est tes petits soldats de plomb dans ton carré de sable? Tu me prends pour une pomme !
Capelletti : Une… une pomme?
Tiziana: Tu crois p’t’être que… J’t’ai pas vu venir? Ni elle avec ses petits nichons?
Xi-Mallarmée, entendant ces derniers mots, gémit.
Tiziana : effrayée Qu’est-ce que c’est?
Capelletti: Et ben voilà t’a gagné ! C’est elle, elle était là, elle t’a entendu. C’est monstrueux ce que tu viens de dire.
Xi :C’est vrai ce qu’elle dit? Vous m’avez choisie parce que je vous plais?
Tiziana: Excusez-moi ! Je… je suis d’une jalousie pathologique… Pardon ! Pardon! Elle court vers elle, l’étreint. Il a raison, le Gardian Grande, c’est extraordinaire votre travail. Et puis ne perdez pas une seconde à mes conneries, pas un gramme d’énergie. C’est tout ce que je vois là sur vos toiles, ça dit aussi le même que cette révolution qu’il faudrait, un respect de l’intériorité de chacun… Je vous en supplie, retournez…
Xi : Parce que… vous vous imaginez que c’est drôle?
Tiziana: Non vraiment encore une fois pardon, je… j’adore…
Xi : Y a un truc commun entre l’oeuvre d’art et la démence sénile. Un petit peu de génie surgit qui fait survivre une œuvre. Des automatismes neuronaux font survivre le corps de l’Alzheimer. C’est deux survies, deux ruines qui empêchent qu’on puisse parler de disparition complète. La vraie mort, le rêve bouddhique… Le dément est une marionnette, l’oeuvre se réveille sous l’action d’un regard externe. Les deux ne quittent pas le fleuve du temps, ne trouvent pas cette noblesse noire comme du goudron d’un vrai deuil.
Tiziana: Je… vous avez raison… Je reviens…
Xi: J’ai dit quelque chose?
Tiziana: Non c’est que je dois aller voir où en est mon programme.
Xi Revenez vite. Je veux que vous posiez pour moi.
Hazar.: employé à tourner des pigments, remarque que sa mère exhibe ses seins pour aguicher un tatoué qui travaille avec eux Maman ! On va se faire virer, arrête ! Tu veux qu’on ramène de quoi manger à tes trente-deux bestioles ou non?
Voix d’un contremaître: Les deux nouveaux ! Vous êtes des vrais animaux !
Hazar: Putain, le contremaître t’a repérée ! Maman arrête !
Ontine : On dit pas «putain «, on dit «maman travaille «!
Voix du contramaître: Des animaux, ces vanniers tudesques !
Ontine : C’qui dit l’connard, là? Moi j’sais ce que je dis et je dis pas de mal des animaux jamais. Tu sais même pas rital quoi c’est la noblesse des bêtes !
Hazar: Maman arrête d’exciter le tatoué.
Ontine: Fais pas chier, ou j’te mets le porno en boucle !
Xi : Il faut retrouver les pigments du seizième siècle. Que les contorsions des corps dont je dis les désirs soient le mariage de l’instant et de la perte.
Hazar : à Xi Sauvez-moi … J’en peux plus à sa mère J’en peux plus Maman de tes mots, on dirait que tu mets du coton pour gonfler ton slip, apprends à parler.
Ontine: Comme on parle on n’est pas. Arrête de gêner mon nouveau chéri sinon il nous coupe !
Hazar : Non ! Non! Justement pas ça !
Ontine: Quoi?
Hazar: Ne dis plus jamais «couper «à la place de «tuer «.On n’est pas de la viande.
Ontine: T’as qu’à croire. De la viande on est. Les animaux moins pires que nous.
Tiziana rouvre la cabane sur PDR crucifié, loin, sur le toit. Gino et Francesca sont en train de ramener deux autres milliardaires qu’ils accrochent à des autres croix, dans des cabanes mitoyennes. Ils crient tous en chœur: Jouir ! Jouir ! Jouir ! Vous êtes de la viande ! Y aura pas de Carnaval du sublime ! Zou! Subito ! Jouir ! Pissons de l’or ! Chions de l’or ! Prenons des douches d’or ! Crève, sale foule !
Tiziana, Gino et Francesca referment les portes. On n’entend plus que les cris étouffés sous forme d’un bruit de vieux train, todom, todom, todom. Tiziana redescend en courant, bute sur Capelletti.
Capelletti: C’est ta machine à laver, qui fait ce bruit du diable? Xi va avoir du mal à se concentrer.
Tiziana: C’est l’essorage ça ne va… Et puis c’est important, merde. Ah l’inspiration de l’artiste ça évidemment tu penses à la protéger et moi je me bats contre l’injustice des hommes…
Capelletti: Ta lessive lutte contre l’injustice? Et puis tu te trompes encore sur moi, et encore, et encore et plus le temps passe et moins tu me vois. L’injustice?
Tiziana: Ah je suis assez tendue en ce moment, vous en prenez tous pour mes nerfs.
Capelletti: Est-ce que je suis pas membre de la plus belle société secrète du monde, celle dont le vœu est d’anéantir les replis gris de la mort qui flageolent au quotidien et font croire aux gens que l’existence n’en est pas une?
Tiziana: T’as quand même un peu fumé la moquette mon amour. Une société secrète, ton musée, tes milliers de touristes quotidiens en shorts?
Capelletti : Le plus bel endroit du monde. D’une beauté inaccessible. On ne peut pas percer cette beauté.
Tiziana: Je dois absolument retourner régler l’essorage de la machine, je… j’y retourne !
Xi: à Hazar Où est le violet?
Hazar: lui caresse la main. Vous êtes forte…
Xi: Tu es adorable gamin et… Et si cultivé, je…
Hazar: Il lui serre la main. Sauvez-moi, enfin ! Sauvez ma pensée ! J’en peux plus d’entendre tout ce que je dois entendre ! Ma mère, j’lui en veux pas; elle m’a protégé partout, dans les pires…
Xi : Je tremble…
Hazar: Mais oui ! Moi aussi. Un peu…
Xi: Je tremble à… à l’idée de ce que tu feras plus tard. Tiziana m’a dit, tu as réussi un concours en ligne… Aux États Unis…
Hazar: Vous tremblez…
Xi : Tu réussiras j’en suis sûre.
Hazar : À pleurer. Je réussirai à pleurer mieux que personne.
Elle lui caresse maternellement les cheveux. On entend une toile qui se déchire puis qui claque au vent.
Hazar : se blottissant contre elle Au désert l’eau doit avoir une importance aussi dingue que pour moi vos mots depuis que je les entends. En vous touchant, là, et là, c’est comme si vous me guérissiez des pires certitudes, des plus merdiques, de dix-huit ans d’esseulement, de…
Xi: Dix-huit ans? Tu n’as pas quatorze ans?
Des assistants essaient de retendre la toile qui s’est déchirée. Hazar retourne vers sa mère Pendant que Xi masse le sein qu’il avait longuement pressé.
Hazar: Yéniche, on est. les chinois et moi je vais parler chinois de mieux en mieux. On est peut être des Huns comme Attila et Attila était peut être Hun comme les Han sont chinois.
Ontine: Han? Elle va le payer cette sale garçe, cette truie en rut !
Hazar la faisant valser Han et Hun c’est tout un, un temps pour tout et tout le monde est fou et tralalalalère.Ils sortent en valsant et Ontine continue d’aguicher le tatoué en lui montrant Xi et en faisant des mimes d’égorgement.
Ontine: Si tu continues de tourner autour de cette pute de chinetoque je vous crève tous les deux. Elle atrappe un livre qu’il tenait serré. Encore de la merde ! Un livre chinois !
Hazar: Le livre des cent poèmes !
Elle le jette à l’eau. L’eau s’embrase.
Le tatoué: Ils s’aiment, aimons-nous ! Ils croisent Gino et Francesca qui amènent encore un milliardaire garrotté qu’Ontine remarque et suivra discrètement.
Hazar : seul Elle est retrouvée — Quoi? L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil. Àme sentinelle
Murmurons l’aveu
de La nuit si nulle
Et du jour en feu.
Xi : seule à l’intérieur. Quoi? À quel clou me voilà suspendue? Le madrigal de Monteverdi Interrotte speranza commence.
Tiziana: un peu décoiffée. Qu’est-ce qui vous arrive? Ahh ! C’est vous sur la croix? Allons ! Descendez on dirait Gramsci le petit communiste bossu quand ses parents le suspendaient en vain, c’est trop triste, ça ne vous va pas…
Xi: En vain oui. En vain.
Tiziana: Et vous pleurez mais quoi? Le madrigal se suspend.
Xi: Méconnue comme moi dans, ma solitude quelque chose de la vie m’a découpée jusqu’à ce que je sorte un cri ma peinture comme… le cri de Marsyas vous savez le faune, Orphée lui déchire les muscles de sa patte de bouc pour en faire une corde à musique — il n’y a aucune générosité dans l’oeuvre, un déchirement…
Hazar : surgit à nouveau mais il a une tenue de velours violet purpurin, des moires, des soies, un béret à la Rembrandt. Xi !
Xi : sursaute et descend de sa croix en le voyant. Elle se détourne vers le mur. Hazar s’agenouille, tend un doigt vers elle. Tu tu… Tu es un enfant, enfin je croyais, j’ai cru… Hazar touche son sein, elle tombe.
Hazar: ” L’errance d’une vie… “
Xi : Tu t’étais tellement absente de moi ! Soudain ! D’un coup !
Hazar : «L’errance d’une vie à quoi ressemble-t-elle … “
Xi: ” Au vol d’une oie sauvage qui fait halte dans un champ enneigé. Dans le champ, fortuitement… “
Hazar : «Elle laisse une trace. «Je… j’essaie un peu de me mettre au chinois, vous… Vous m’aideriez?
Xi :feignant de s’occuper d’une des toiles. Foutaises ! C’est beaucoup trop dur pour vous le… le … le chinois.
Hazar part, impulsivement, défait. Xi s’elance, s’arrete, le suit du regard. Le madrigal reprend sur voluntario errore. Xi chante aussi.
Tiziana : Vous voilà mordue ! C’est pas si grave. Vous pensiez qu’il avait quatorze ans, il en a dix-huit…Allez ! Aux armes ! Vous vous rendez compte? Il vous donne ses dix-huit ans. Aux armes !
Xi : Pourquoi des armes? Je veux voir mon amour partout…
Tiziana: Tu es peintre tu as tes armes !
Xi: Vous avez raison ! Elle saisit ses pinceaux.
Capelletti : surgissant Ah comme c’est bon de pleurer l’aimé ! Aussi puissamment que les flammes qui nous emportent, petit un parmi les milliards d’autres. Ah !
Xi: De quoi parlez-vous, vous avez vu quelque chose? Vous savez où il est?
Capelletti : Vu quelque chose? La Scuola a vu la peste. La peste a rongé tous les amours. Vous aimez? Alors ça y est: vous comprenez la peste. Vous aimez, Xi? Rassurez vous, nous sommes tellement privés d’existence que cet amour n’est intense que pour nous en donner quelques moments d’illusion. Les Égyptiens le savaient, c’est leur désespoir qui nous a fabriqué la résurrection, les momies, les pyramides, tout ça pour dire l’éternité de l’instant oh de grâce savourez votre douleur d’ailleurs elle vous rend encore plus belle.
Xi : À Tiziana Il est fou?
Tiziana : Dix-huit ans, Xi, ça vaut un peu de folie, d’ailleurs…
Capelletti: Quand j’avais dix-huit ans, le seul penseur qu’on ne comprenait pas c’était Jacques Lacan. Tous les cuistres achetaient son Séminaire incompréhensible, qu’est ce que ça le faisait marrer ! Mais que vous arriviez à faire de ce bourgeois des bourgeois une peinture révolutionnaire ça me sidère, ça me secoue, on voit sur chacune de vos toiles l’enchevêtrement indissociable dont il parlait, hein, ce zygomar encravaté, d’un Réel, d’un Symbolique et d’un Imaginaire, mais on n’y comprenait rien et vos tableaux, chère Xi foutent un vertige astronomique avec … Avec… Est-ce que je suis fou?
Xi: Non, vous n’êtes pas fou. La seule pensée occidentale aussi profonde que le Tao Tê King, c’est, pour beaucoup de chinois, le discours de monsieur Jacques Lacan. Regardez ! Elle fait surgir une immense effigie de Jacques Lacan en 1919 qui proclame :
Effigie de Jacques Lacan à 18 ans : Moi, à 18ans, on ne peut pas dire que je n’aurais pas vu apparaître parmi les nombreux anglais qui trainaient à Paris, ce dandy à moitié aveugle qui se foutait des guerres et qui nous bombardait, nous saturait de sens, de culture, d’humour, en même temps’que De sa connaissance intime des gens, et pas que des bourgeois, hein, mais aussi tous les buveurs désespérés de Guinness qui traînent leurs rêverie entre la rivière Liffey, entre la banlieue sud de Dublin ô combien dédiée à l’amour des amours puisque nommée suivant la première histoire d’amour celle d’Yseult la blonde, et le phœnix Park, ah, sachez-le, James Joyce, c’est ma révolution intime, ce toqué du paradoxe qui disait tout, une encyclopédie irlandaise planétaire, dans des costumes tellement inénarrables qu’ils m’ont écarquillé les yeux …
Effigie de Marylin Monroë en train de lire Ulysses de James joyce avec la photo de Kennedy assassiné derrière elle: James Joyce, c’est mon pappa, mon cœur est à pappa, you know? — le propriétaire…
Effigie de James Joyce à l’époque d’Ulysses: Moi, à dix-huit ans, je reçevais une lettre d’Ibsen vous savez que j’ai appris le norvégien rien que pour le lire, oui, et Ibsen, à cet age-là de dix-huit ans que vivait-il sinon le seul frémissement révolutionnaire qui ait jamais vraiment suspendu d’enthousiasme l’haleine de l’Europe, 1848?
Tiziana saute au cou de Xi et danse. On entend todom todom todom et on discerne que Ontine rôde du côté des geôles où sont crucifiés les milliardaires.
Capelletti: Tiziana ! Ta nouvelle machine fait trop de bruit !
A ce moment-là, la, loge d’avant-scène, dite «du préfet «s’illumine. Sophia et Mishmish y apparaissent; elles chantent.
Sophia et Mishmish : La vie infertile vibre en nous, mais comme une simple promesse d’existence. L’humanité toute entière meurt sans cesse, toute entière sans avoir vraiment rien ressenti. Hordes et désordres, sept milliards de morts à venir, éclairés par le nucléaire tourment des oxydations, des altérations par d’impossibles altérités !
Ontine Criant depuis la terrasse à travers les portes des geôles : De la viande ! De la viande, ça on est.
Capelletti: Des deuils, des deuils, des deuils ! Les pestes de Venise, l’inexistence au quotidien, nos vies sans un instant digne de résurrection, on ne peut même pas savoir comment un être pourrait exister… À Tiziana : Tu te fatigues pour rien avec ta folie des révolutions, les révolutionnaires ils ont dix-huit ans ils n’ont rien vécu…
Xi: Ils vivent ! Ils vivent ! Impuissant !
Tiziana: Gros con !
Capelletti: Tout le bien que tu veux aux hommes ils te le pèteront au nez. Tu te casses le cul pour une espèce génocidaire.
Tiziana: Tu es devenu fou?
Ontine : Toujours depuis l’altana Il a raison: les animaux moins moches que nous y sont. Les vols d’oiseaux, les vols de corbeaux, vous les comprends quand tu les vois, autour des arbres ils volent, quelque chose ils savent. Voler ! Penser !
Xi : J’entends crier là-haut, ça me rappelle cette impression d’une pensée, quand on voit voler des dizaines et des dizaines d’oiseaux ensemble, oui, comme une pensée d’un monde qui se moque de notre absence… Comme un prométhée des feux qui s’allumeraient Une fois les nôtres éteints. Je sais tous les manques, j’en sais la couleur, là ! Elle montre son âme. Manque à jouir ! Manque à vivre ! Manque à savoir !
Ontine a libéré les tout-puissants, à l’exception de PDR qui se refuse à être détaché, leur cabanes se sont muées en miradors. Ontine revient en kapo, et tous les acteurs, à l’exception de Hazar qui s’était en allé, perdent leurs vêtements pour apparaître en détenus loqueteux, des camps de concentration, silencieux, repliés dans un coin de la scène.
Les milliardaires déambulent alors, comme les spectateurs lambda d’un musée, et ils savourent les œuvres de la Scuola, le travail carnavalesque de Xi mais aussi les Tintoret pas encore tous recouverts.
L’effigie de Charlotte Delbo peut surgir alors, ainsi que le titre de son livre Un savoir inutile dont un extrait va être lu mais aussi bien pourraient être lues toutes paroles de ceux qui ont expérimenté le mépris absolu de l’homme pour l’homme, tant chaque récit périme les autres — jusqu’à la réapparition de Hazar, qui a trouvé réponse à la demande de Xi ” Un violet un peu pourpre «Il surgira donc à la fin de la lecture du texte prononcé par les dames du chœur, Sophia et Mishmish, et l’apparition de cette couleur pourpre, ainsi que la valeur d’amitié qui transcende les mots de Charlotte Delbo, précipitera alors les milliardaires sur des divans de psychanalystes, et ils contempleront alors, effarés, au spectacle de l’effet sur l’homme du réveil de la Bête Immonde :
Charlotte Delbo: J’avais soif depuis des journées, soif à en perdre la raison, soif à ne plus pouvoir manger parçe que je n’avais pas de salive dans la bouche, soif à ne plus pouvoir parler, parce qu’on ne peut pas parler quand on n’a de salive dans la bouche. Mes lèvres étaient déchirées, les gencives gonflées, ma langue un bout de bois. Mes gencives gonflées et ma langue gonflée m’empêchaient de fermer la bouche, et je gardais la, bouche ouverte comme une égarée avec, comme une égarée, les pupilles dilatées, les yeux hagards; du moins, c’est ce que m’ont dit les autres, après. Elles croyaient que j’étais devenue folle. Je n’entendais rien, je ne voyais rien. Elles croyaient même que j’étais devenus aveugle. J’ai mis longtemps à leur expliquer plus tard que je n’étais pas aveugle mais que je ne voyais rien. Tous mes sens étaient abolis par la soif.
Carmen, dans l’espoir de voir revenir à mon regard une lueur d’intelligence, à dû me répéter plusieurs fois: «Il y a de l’eau. Demain, tu boiras.»
La nuit à été interminable. C’était atroce comme j’avais soif, la nuit, et je me demande encore comment j’ai vécu jusqu’au bout de cette nuit-là.
Le lendemain, accrochée à mes camarades, toujours muette, hagarde, perdué je me suis laissé guider -c’était surtout elles qui veillaient à ne pas me perdre, car pour moi, je n’avais plus le moindre réflexe et sans elles j’aurais aussi bien buté dans un SS que dans un tas de briques, ou bien je ne me serais pas mise en rang, je me serais fait tuer. Seule l’idée de l’eau me tenait en éveil. J’en cherchais partout. La vue d’une flaque, d’une coulée de boue un peu liquide, me faisait perdre la tête et elles me retenaient parce que je voulais me jeter sur cette flaque ou sur cette boue. Je l’aurais fait à la gueule des chiens.
Le chemin était long. Il me semblait que nous n’y arriverions jamais. Je ne demandais rien, puisque je ne pouvais pas parler. Il y a longtemps que je n’essayais même plus de former des mots avec mes lèvres. Sans doute, mes yeux questionnaient-Ils anxieusement; elles me rassuraient sans cesse. «N’aie pas peur. C’est bien le bon Commande. Il y a de l’eau, c’est vrai. Tu peux le croire. “
(…)
Carmen est revenue. Elle et Viva, après s’être assurées que le champ était libre, m’ont prise chacune par un bras et m’ont emmenée dans une encoignure formée par un pan de mur et du tas des abusées que nous devions transporter. «Voilà !» a dit Carmen en me montrant le seau d’eau. C’était un seau de zinc, de ceuxdont on se sert à la campagne pour tirer l’eau d’un puits. J’ai lâché Carmen et Viva et je me suis jetée sur le seau d’eau. Jetée, pour de bon. Je me suis agenouillée près du seau, et j’ai bu comme boit un cheval, en mettant le nez dans l’eau, en y mettant toute la figure. Je ne saurais pas dire si l’eau était froide -elle devait l’être, fraîche tirée, et c’était en début de Mars — et je ne sentais ni le froid ni le mouillé sur mon visage. Je buvais, je buvais à en perdre la respiration et j’étais obligée de sortir mes narines de l’eau de temps en temps pour prendre de l’air. Je le faisais sans cesser de boire. Je buvais sans penser à rien, sans penser au risque de devoir m’arrêter, d’être battue, si une kapo survenait. Je buvais. Carmen’ qui faisait le guet, à dit: «Assez, maintenant.» J’avais bu la moitié du seau. J’ai fait une petite pause, sans lâcher le seau que je tenais embrassé. «Viens, a dit Carmen, c’est assez. «Sans répondre — j’aurais pu faire un geste, un mouvement — sans bouger’ j’ai replongé la tête dans le seau. J’ai bu et bu encore. Comme un cheval, non, comme un chien. Un chien lappe d’une langue agile. Il creuse sa langue en cuiller pour transporter le liquide. Un cheval boit. L’eau diminuait. J’ai incliné le seau pour boire le fond. Presque couchée par terre, j’ai aspiré jusqu’à la dernière goutte, sans en répandre une seule. J’aurais encore voulu lécher le bord du seau. Ma langue était trop raide. Trop raide aussi pour sécher mes lèvres. Avec ma main j’ai essuyé mon visage, et j’ai essuyé ma main sur mes lèvres. «Cette fois, viens.», a dit Carmen, «le polonais réclame le seau.», et elle faisait signe à quelqu’un derrière elle. Je ne voulais pas lâcher mon seau. Je ne pouvais pas bouger tant mon ventre était lourd. Il était comme quelque chose d’indépendant, un poids ou un paquet, qui aurait été accroché à mon squelette. J’étais très maigre. Il y avait des jours et des jours que je ne mangeais pas mon pain, parce que je ne pouvais rien avaler, sans salive dans la bouche, des jours et des jours que je ne pouvais pas manger ma soupe, mémé quand elle était assez liquide, parce que la soupe était salée, et c’était comme du feu sur les aphtes qui saignaient dans ma bouche. J’avais bu. Je n’avais plus soif, sans en être encore sûre. J’avais tout bu, tout le seau d’eau. Oui, comme un cheval,
Carmen a appelé Viva. Elles m’ont aidée à me relever. Mon ventre était énorme. C’était comme si je reprenais conscience de mon sang qui circulait, de mes poumons qui respiraient, de mon cœur qui battait. J’étais en vie. La salive revenait dans ma bouche. La brûlure à mes paupières se calmait. On a les yeux qui brûlent, quand les glandes lacrymales sont asséchées. Mes oreilles entendaient de nouveau. Je vivais.
viva m’a reconduite auprès des autres pendant que Carmen rapportait le seau. A mesure que ma bouche se réhumectait, je recouvrais la vue. Ma tête redevenait légère. Je pouvais la tenir droite. Je voyais Lulu qui me regardait avec inquiétude, qui regardait mon énorme ventre et je l’entendais dire à Viva :”Vous n’auriez peut-être pas dû lui en laisser boire tant.” Je sentais de la salive se former dans ma bouche. Je sentais que la parole me revenait. Enfin, j’ai pu dire, d’une voix qui était étrange, parce que ma langue m’embarrassait encore, qu’elle reprenait à peine sa souplesse :”Je n’ai plus soif.”
«Elle était bonne, au moins, cette eau ?», a demandé quelqu’un. Je n’ai pas répondu. Je n’avais pas senti le goût de l’eau. J’avais bu.
Hazar surgit, avec le violet empourpré et on lit dans le regard de Xi qu’elle ne voit plus rien, mais les toiles tendues claquent à nouveau avec des bruits de hauban, du vent surgit, les milliardaires, à l’exception de PDR qui voit surgir devant son extase le pourpre-violet de Hazar, sont Progressivement hypnotisés par leur contemplation de l’art, et s’allongent sur leurs miradors transformés en divans — les détenus, comme morts, se tiennent à leur chevet, en retrait. Une sarabande joyeuse, par exemple pour Violoncelle seul de J.s. Bach, résonne, et lentement Hazar se met à danser, sous le regard extatique de PDR.