On appartiendrait tous à une cité. Cette cité nous cerclerait, et nous partagerions ses saveurs, ses souvenirs, la réponse ingénieuse que ses habitants antérieurs y auraient apporté au cauchemar dangereux du réel. 

Bien sûr, comme toute société humaine, celle-ci serait aussi hiérarchisée que celles des macaques du Tonkean et de tous ces primates non humains qui nous permettent d’y voir un peu plus clair dans la robustesse de nos soumissions…

L’être ensemble en tant que plaisir joyeux, y serait réservé aux nombreux. Et le sentiment du surplomb, du mépris, de la commande, isolerait dans leurs privilèges ceux à qui la masse déléguerait un pouvoir en fonction des moyens dont elle disposerait pour limiter ou accroître ces privilèges.

Je me souviens d’un âge d’or quand, enfant et soumis, je pensais mon père le maître de tout.

Il avait une DS après avoir eu une Ford, et ces deux engin’s me paraissaient établir cette maîtrise qui me mettait à l’abri de toute concurrence. J’étais très chatouilleux là-dessus. Les contestations me rendaient dangereux et fou, capable du pire.

À la fin du mois, il soumettait ma mère à la comptabilité de ses dépenses, et les pleurs qu’il tirait d’elle à cette occasion contrebalançaient le mépris absolu qu’elle exerçait vis-à-vis de son origine germanique (alsacienne), de ses parents alsaciens et dotés d’un solide accent de bourgeois alsacien c’est-à-dire de moins que rien, et de son budget d’agent d’assurances, dérisoire à côté des revenus supposés par ma mère à l’entreprise de son propre papa (ses bâtiments industriels, sa maison de maître, son épouse en lunettes fumées, sa petite moustache blanche).

Il arriva très épisodiquement que je dus prendre le bus, et très tardivement. Aussi, la montée dans le bus, et non plus dans la DS, coïncidait avec l’apprentissage des vraies hiérarchies. Du combat qu’il faudrait bientôt mener pour protéger quelque chose de tranquille malgré la rapacité des contemporains, qu’un frère aîné m’avait radicalement enseignée.

La montée dans les bus (des lignes 2, 12, 22, et 32) fut ainsi ma véritable initiation à la liberté. Brutalement je découvrais ce peuple que mon père revendiquait sien chaque fois qu’il reprochait à sa femme ses excès de dépense. J’étais chez lui, donc chez moi, à l’insu de ma mère.

Je découvrais l’Alsace, loin de Nancy. Et c’était un immense savoir fermier.: chaque habitant du bus pouvait m’apprendre quelque chose sur les campagnes et la manière dont elles se déploient ici, paradis d’horizons, vergers à confiture (je ne savais de la douceur des récoltes qu’un verger au dessus de Nancy). La langue soufflait ses accents, dont ma mère ne se moquait pas, qu’elle piétinait d’un mépris sans appel, ces gens n’étaient pas des gens vraiment. Ils étaient perdus pour la vraie vie, et la vraie vie ne se pouvait concevoir qu’avec des amis châtelains, donc les codes verbaux fourmillaient d’arrêts de mort.

Le bus s’en contrefoutait.

J’absorbais. Un jour, un habitant du bus me fit remarquer que l’accent alsacien ressemble au jazz. Un rire immense dilata aussitôt ma conscience du transport.