Je m’approche du cahier de brouillon espagnol, tombé par terre près de la table de mon bistrot à Bruges, et je déchiffre, écrit d’une main inconnue:
«Plaintes pour se confier aux bouteilles. (Jolies cuisses jambes attirantes, bonds des jeunes femmes dehors) Plaintes désolées des vieux aux nobles visages burinés d’années dont ils n’ont pas vu venir ce qu’elles leur feraient perdre d’attractivité auprès du cortège des filles qu’ils pensaient pouvoir continuer de bonimenter — elles ne s’en laissaient pas conter tant que vous croyiez, vieux moricauds ! Ah ! Aux rues des cités bourrées de monde, la grimace de la solitude fait ohé! Ohé ! — à chaque coin, où qu’on aille vieillir, à moins de s’être repu du pouvoir qui les ferait encore gambader vers vous même mourant. Même mourantes.
Solitude y compris pour vous vieillissants Robinsons, y compris quand vous siégez parmi les assemblées: d’un regard chirurgical, et l’expérience fait cette sagacité, on dissèque vite les fausses communautés.(cheveux reins chevilles seins nuques) — et on s’y sent affreusement seul (On ne retrouvera de dignité qu’en s’extasiant sur les jolies cuisses, jambes attirantes, bondissantes jeunes femmes, leurs cheveux, leurs reins qui se déhanchent, leurs seins et les nuques des statues de Michel-Ange ou de Ligier-Richier.)
C’est que le crâne est une île déserte. »
Je regarde autour de moi, histoire de voir si un espagnol ou quelqu’un qui aurait l’air espagnol, traînerait dans ce coin de Bruges, et à qui je pourrais tendre ce cahier en lui demandant de quoi il parle de façon si codée.
Mais pas d’hidalgo. A ce moment de ma lecture du texte je me souviens d’une fille qui s’était assise en face de moi à Lisbonne.
‘Elle m’avait terrassé de toute son application à ne pas quitter son travail des yeux et encore pire, à la façon dont son regard, quand elle l’avait levé de son travail pour réfléchir, était passé sur moi comme sur une moulure du plafond. Et moi écrasé par cheveux nuque jambes chevilles cuisses…
Vieillir ou être disgrâcieux, disgracié, au moins des statues ne craindre nulle rebuffade. Rescapé c’est le mot c’est une descente, Robinson Crusoë, avant l’effondrement au désert c’est d’abord, et déjà, une odyssée, ces longs mois entre marins, sans la douceur des femmes, et en plus, Robinson Crusoë, le naufrage c’est à dire, exactement comme pour celui qui franchit un certain âge, l’expérience de la morsure de la mort.
Je reprends la lecture du cahier espagnol -il y a vraiment écrit «CUADERNOS «dessus — tombé entre les tables du plus vieux restaurant de Bruges.
«Le regard terrible des vagues subitement devenues la langue râpeuse d’un léviathan.
«Qui goulûment nous avalerait l’océan ridé quel âge le rescapé.
«Quel besoin avait-il, Robinson Crusoë, de quitter Londres et de sauter sur le plancher d’un brick d’une goélette, je n’en ai pas eu besoin, quelle idée, l’âge vient tout seul pas la peine de quitter Londres, l’océan ridé pas la peine les assemblées d’amis suffisent à goulûment vous avaler, les clubs où les pubs ou les soirées seul comme pas possible, mais non pas besoin d’odyssée, reviens Ulysse, reviens Robinson, reviens Bloom !
«La ville s’écartera d’elle-même du vieillissant — je ne parlerai pas de la vieillissante.
«Non je ne parlerai pas de la femme vieillissante non je respecterai toute mon ignorance du Genre. Bien sûr je ne connais de la solitude que la masculine. Bien sûr. Précisément le naufrage oblige à considérer quel était le bois d’une attente féminine.
A ce moment de ma lecture, plusieurs vieux amis se sont assis à ma table du Vissinghe, le plus vieux troquet de Bruges, et j’ai repris le texte à voix haute. Lentement (ma connaissance de la langue espagnole étant très imparfaite) — et puis alors, pour mes amis, je commente. Car je commence à me représenter un peu l’auteur. Probablement ce tragique et élégant personnage qu’une religieuse est venue rechercher avant que je ne remarque le cahier, qu’elle a aidé à descendre jusqu’à une chaise roulante dehors, dans la petite rue éclaboussée du soleil d’Août.Elle le poussait et je sais vers quelle église horrible et remplie de fragments d’os adorés par la catholicité -exactement comme les gaulois adorèrent les crânes fracassés de leurs héros, enfouis sous des drôlatiques dolmens. Crânes cabossés enfouis sous des amoncellements de pierraille, qui recouvraient les mégalithes.
User du désir, user le désir — le temps n’est plus, cher Robin, cher Robins-son, fils de moineau, vieux Rembrandt, de faire le pinson et d’attirer les jolies mésanges… Et alors quelle soif ! User le désir jusqu’à soiffardise, jusque laide soif, le désir immonde de compagnie qui vient malgré tout aux vieux, désir insensé d’une compagnie insensée: une soif qui les fait passer pour ignorants. Quoi? Ils ne se rendent pas compte de l’effroi qu’ils suscitent? Comme de vieux bouts d’os exposés à la lumière d’une impossible vénération? À quoi leur a servi tout ce temps passé sinon à s’user d’aveuglement? Encore s’ils avaient été héroïques… Des cortèges de nymphes viendraient ployer le genou tendrement devant leurs carcasses. Mais sinon, si rien, si juste vieillis…
Cette soif du Narcisse qui interroge, horriblement inquiet, l’horrible solitude de son visage naufragé d’auto-portrait en auto-portrait — Amsterdam s’est vidée de toutes celles qui auraient pu faire pétiller le brasier du vieux Faust de la peinture — qui ne voit plus toutes les femmes du monde le regardant. Pas le moindre vendredi dans son île de Narcisse.
Mes amis râlent (en flamand):
— «Lis-nous la suite ! “
-» D’accord ! “
Je reprends le grand cahier.
«Les acadiens s’attendaient à trouver la Chine derrière le Saint-Laurent, comme les beaux garçons attendent d’être désirés mais voyons et puis quoi encore, le subterfuge de la fleur et du papillon ne leur ouvre pas les yeux? Zieutons les shorts sans soupçonner quel généreux projet ils hébergent, pourtant le rire du Jeu qui hante la Réalité fait un raffût du diable. L’instrument des hommes — une arme. L’instrument des femmes — la résurrection. “
«Le jeu du je c’est d’aspirer le présent dans le futur. De sucer les certitudes mâles dans des chaos d’entrejambes -faussement vides. C’est tellement marrant de voir comme l’enfant sage naît sous le regard éberlué de celui qui, foutant, se croyait pornocrate.
Robinson se réveille seul, il a tout loisir de songer et de se remémorer en secouant sa tête barbue, quelle mort spectrale hantait toutes les diagonales de ses désirs quand il habitait la Cité – remémore-toi tous tes meurtres, vieux naufragé. Plains-toi devant ton tribunal intérieur. Argumente par exemple que la mort a été la seule chicane possible pour te pousser à comprendre le hiatus entre tes désirs si vifs, et l’insatisfaction nauséeuse qui te prenait chaque fois, avant que tu quittes la ville et que tu te retrouves à l’étroit. Maintenant tu es seul avec le souvenir de la folie qui te saisissait par tes désirs gigantesques, quand tu te fâchais de la distance invraisemblable entre les fesses désirées par toi et la grossesse escomptée par tes fredaines bien-aimées — car le Temps, l’âge, ah- l’âge ça fait moins de bruit que l’Océan ! – et ceux qui veulent rester galopins courant le jupon de leurs dondons c’est ceux dont rien n’obvie la naïveté de se prendre pour des sucres d’orge, qu’attendraient goulûment les femmes. Elles ont bon dos, les femmes… Est-ce que tu aurais pris la mer, si tu avais continué de croire que te voir fut une récompense pour celles dont tu lorgnais la sublimité du cul? Est-ce qu’en sautant sur le pont d’un navire tu voulais justement fuir le gang des nigauds, ceux qui se croient sans cesse attendu par des regards qu’ils s’imaginent maternels quand ils sont féminins, ce gang grotesque des gars de Lamaman? Est-ce que le bateau qui t’emporte est une métaphore de ton abandon du Jeu? Est-ce que ton voyage solitaire vers l’île abandonnée voudrait nous faire accroître que tu t’es résolu aux mâles empoignades d’avec la responsabilité, le politique, le vrai réel? »
— «Parce que la lente constitution de l’île déserte dépend de l’amnésie. En empoignant le réel, combien avez-vous massacré d’innocents? Personne n’ose plus raconter les crimes des aïeux tant ils sont devenus innombrables au fil des siècles. Des héros? Très très peu. Des salauds? Par milliards… Et voyez: vos chaussures ont des semelles caillées de sang mais quoi? Non, vous les nettoyez sans vous poser de question. Surtout pas de question. “
— «Ah bon? Une définition du crime? «, me demandent les amis en flamand.
— «Vous en avez de bonnes… Appelons-le: «Désirs se moquant du besoin “
— «Tu veux définir quoi, alors? Que les crimes seuls fabriquent la solitude de ta vieillesse, que si au contraire tu avais l’innocence tes dents seraient éclatantes de blancheur, adorées comme les reliques de l’héroïsme qui fait pleurer et entrer en transe les pleureuses? “
-» Est-ce que vous sentez les remous de la mer aux larges voies, les vaguelettes du port claquant la panse du vaisseau de Robinson? Vous disiez vous même qu’elle est déjà là, la guerre, la chienne rôdeuse, monstre aux yeux rouges qui me presseront lentement tous les pus que dissimule ma peau lisse? La guerre qui séparera les héros de la canaille. De quels furoncles sera faite nos solitudes demain quand nos bras mes amis, quand nos bras comme des ressorts atroces auront étranglé l’innocence de ceux dont la beauté devait nous chavirer l’âme? “
— «Pourtant on dira que c’était si plaisant d’avoir le dessus, même si on était des canailles — il faut au bourreau devenir taiseux sur les joies qu’il a ressenties quand enfin son ignominie se consolait d’un immense jus de sadisme — et mais vous le savez bien, ça ne sert à rien, les jeunes lettrées lisent au travers de l’âme du vieux boursouflé par ses crimes. Elles l’enferme ta dans une geôle, celle du dédain qu’il lira à leurs beaux yeux de lettrées. Il n’aura plus que les vénales. Aussi laides que ses crimes, aussi tristes que lui, qui portent au fond de lui si taiseux le cri justement de ses anciennes victimes, toujours immaculées, piétinées jadis par les deux pieds qu’il a toujours au jour d’aujourd’huî ses deux pieds à la con de bourreau, au bout de ses deux jambes les pleureuses lettrées rugiront en leur âme le même cri aussi que le sien, un jour du temps jadis de son enfance affamée, oui, son propre cri qu’il a su faire rejaillir dans la gorge de ses victimes. “
Mais Hans et les autres ont tous éclaté de rire.
Par ailleurs cela faisait un moment que j’entendais deux violons du côté de la cheminée. Ils riaient généreusement. Comme pour m’arracher à une imposture. J’ai eu peur soudain qu’ils l’arrachent amoureusement les os du crâne afin de les faire encadrer dans l’église du bout de la rue.
Dehors, je voyais des silhouettes danser. Alors, quittant le «Vissinghe «, j’ai rejoint les quais, à quelques mètres du bistrot. Le pont levant venait de laisser passage à la goélette de la belle Laura.
Je sais pendant combien d’années elle a su parler à la solitude. Quelle île déserte emprisonne les plus belles femmes je le sais.
Que leur corps ravissant n’étreint souvent que des amours mortes, je le sais.
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Je lui ai balancé le «Cuaderno «de l’hidalgo viejo, comme ça, histoire d’envoyer un fragment de la vie du vieillard enfermé dans la maison de retraite co tiguë à l’église aux reliques osseuses, rêvant que Laura aille loin découvrir ce que serait une robinsonade féminine, dans une île où elle finirait par croiser un jour de semaine qui serait féminin. Et je l’ai entendue qui chantonnait des gammes pendant que le vent emportait son navire vers la mer sur le grand canal à travers les prés flamands. Le plus étrange dans le rapport de Robinson au désert d’une île c’est ce calendrier qu’il tente de restaurer compter les jours les ans drôle d’idée peut-être ce décompte voilà ce décompte fait île, fait noirceur, peut-être ce chiffrement des ans est le pire de tout.