Mon père en 1939.

Ce serait enfin moi. Longtemps après avoir été le fiston. Moi le père. Et alors ?

On m’encenserait. Des moines m’encenseraient.

Enfants, aux visages de moines, je veux dire.

Dans l’encens de leurs bonnes bouilles effarées, je veux dire.

Sans flagornerie, juste par la différence de taille. Voilà .: je serais père et de tout petits enfants me dévisageraient, avec la belle bille toute brillante de leurs yeux plus occupés à jouer, rire, se marrer, être terrorisés, qu’à se demander qui est cet échalas qui surgit dans leur quotidien de rires avec sa dégaine de montagne.

Est-ce que je m’accepterais en montagne ? Bien sur que non. J’irais, par le jardin, guettant cette interrogation têtue que font dans l’aube les merles. Regarderais ces branches encore presque nues des arbres d’Avril se détacher lentement du ciel qui sourd à peine dans un bleu soudain, presqu’un gris encore, mais bleu. Les sons que profèrent les merles me seraient tout sauf monotones. J’y entendrais la vieille question, derrière quoi le roucoulement approbatif des pigeons.

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Ce serait encore un peu trop tôt dans l’année pour que chantent déjà les grenouilles.

Les enfants ne me verraient pas: ils dormiraient. Heureusement, non, il ne faudrait pas qu’ils se doutent que, rendu à la grandeur du jardin aux arbres immenses, je suis un gosse. Le vert des bourgeons, à mesure que s’affirme la lumière du jour, le vert tendre s’affirme. On entend le bruit des poubelles que manipulent les éboueurs, dans un lointain, cette m élodie que tous les habitants de la ville entendent dès leur plus jeune âge.

Attention portée à leurs humbles déchets. Toutes ces boîtes en cartons et bouteilles de plastiques vénéneux. La cloche, forte, précise pour qui en voudrait douter encore, que du temps s’installe. Il est six heures, mesdames, messieurs. C’est presqu’Avril. Bientôt les étudiantes se réveilleront dans les bras de leurs étudiants, autour des jardins de l’Université, et comme chaque année, personne ne lira dans cette ville française le livre qui est caché dans le dessin des jardins, dans cet étang, ces nénuphars, dans cet alpinium où se déclinent les petites fleurs de la montagne, dans ces serres où règne en son bassin circulaire la plus vaste des plantes aquatiques, au nom victorien, mère des rois de Prusse qui ont fait bâtir les palais de la science en pensant à la science comme à une attention portée au monde.

Personne ne lira, dans la ville, cette année, les livres dont la statue de l’auteur garde doublement les jardins universitaires.Qui lit Goethe ? En français, incompréhensible.

C’est entendu, faisons table rase du passé, attendons.

Sous la statue son socle et deux bas-reliefs. L’un montre Goethe amoureux. L’autre le montre en redingote. Derrière les rambardes gothiques flamboyantes de la terrasse supérieures de la cathédrale qui, de très loin, surplombe les jardins universitaires et leurs arbres amazoniens, il se tient, Goethe, en redingote.

En redingote, avec quelques amis en redingote. Quelle élégance la redingote. Parle d’une queue, avec aplomb. Pourquoi pas un catogan, en plus.? Trinquent les messieurs, sur le second bas-relief, trinquent au soleil couchant. Me rappellent qu’on pourrait bien, de là -haut, interpeller l’empire qu’ont sur nous les morts.

Si je suis père, dans le regard des moines, je parle déjà de l’empire des morts. Les patriarches… Ceux qui disent la loi. Si je me fais patriarche ou matriarche, mes désirs apparaissent comme des lois quand je grogne devant les enfants terrorisés. N’importe quelle loi, depuis une figuration de la profondeur. L’enfant et le moine croient à la profondeur de papa. La loi qui nous a rattrapés, qui est passée par là, qui court il court le furet, la loi du temps qui mange les pères, condamnés à la Mort par le regard savant des petits moines qui jouent en fredonnant et en caressant les cous de leurs mamans, pendant que papa est au jardin. Les hommes pour la mort écouteraient maintenant le sifflet répétitif des mésanges.

C’est mars : bientôt le gris des arbres va s’ennuager de fleurs, et j’ai plongé aux moires du Jardin des sciences plus avant. Le second «Faust» sur ma table de chevet, dans les deux langues, dont les presque dernières phrases, vaniteuses, sont gravées au piédestal de la deuxième statue de Goethe.

Quand Faust, abusé par le diable, s’imagine avoir contribué à l’édification d’un cité libre pour des hommes libres. La statue est offerte à l’empereur Wilhelm par d’énigmatiques berlinois … pour ironiser sur lui qui pensait, grâce à sa victoire de 1870, avoir édifié une Alsace et une Lorraine libres des incursions françaises des Louis XIV, Bonaparte et autres Napoleon 3 ? Ironie prophétique de 14-18, 39-45 ?

Es kann die Spur von meinen Erden Tagen Nicht in Aeonen untergehn

C’est celle des deux statues de Goethe du Palais Universitaire qui regarde l’aurore, et moi ? Chaque fois que je me balade là elle me regarde, immortalisant la troche de Goethe le jour où, au Château Monbijou à Berlin, la génialissime Elisa von Radziwill dans les bras de son futur empereur d’amoureux…

Moi? Sous l’avalanche textuelle du second Faust, celui qui a souhaité peut-être réveiller les peuples et les printemps démocrates d’une Germanie grecque dont je suis pour partie, j’y lis une description : le rire des foules se promenant les dimanche après le froid et l’hiver. Dans le premier Faust se bousculent des descriptions de gens pris comme par un rituel dans leur joie d’être germanique. Même dans l’hiver glacé de l’Est. Ça aurait stupéfié ma mère pas germanique.

L’hiver ? Qui n’est plus ce qu’il était, comme moi.

Le buste auroral de Goethe (il y en a un qui, vespéral, est connu de tous les strasbourgeois et décoré la place de l’Université, mais l’air oral est caché dans les jardins), regarde la façade des immeubles où je me tiens, moi scrupuleux dénombreur de crépuscules, il est fait sur un moulage du vivant de Goethe, et les amitiés signifiées là me confondent et m’assourdissent d’attendrissements mièvres depuis que je les ai découvertes, ah ! Bismarck avait raison de l’aimer son premier empereur allemand au point de le hisser depuis un statut de prince berlinois jusqu’à celui de fédérateur de plusieurs états germaniques? Car ce sont ces amitiés qui s’inscrivent dans l’architecture et la statuaire des jardins universitaires ! Et le futur Wilhelm premier avait-il raison d’aimer en 1820 Elisa ? Puisque c’est cela que célèbre la statue aurorale de Goethe, oui, ce concert chez elle, chez Elisa von Radziwill en 1820, oui cette première représentation que Wilhelm le futur empereur en vit, du second Faust mis en musique par le frère de sa bien-aimée…

Ce qu’on découvre en marchant autour des jardins universitaires n’est-ce pas un peu que Goethe avait eu raison d’aimer un jour les mathèmes métaphysiques de Spinoza ? Mais maintenant je suis englouti sous les avalanches textuelles de Kant, Hegel, beaucoup trop sophistiquées pour mon cerveau béotien, déjà englouti d’une simple promenade autour de l’étang du jardin des sciences, par mon enquête invraisemblable au sublime et des ciels.