En 68, des troupes apparaissent là bas, vers la grille d’entrée du Lycée Kléber ( un campement scolaire dont les bâtiments de brique et de béton répartissent leurs trois étages sur une ancienne fortification de faubourg.).
Le professeur de latin -même sa démarche quand il se déplace est pédagogique – n’a pour eux qu’un coup d’œil latéral. Sa méthode de traduction est infaillible, et que ses élèves la recopient sans faute allège sa calvitie en le rapprochant d’un passé idéal, quand élève lui-même il la peaufinait. « En rouge, vous soulignez le sujet, en jaune le complément d’objet direct , point virgule. Je dis point virgule et vous noterez point virgule, si vous vous trompez dans la ponctuation je vous ferai recopier la méthode, dix fois s’il le faut. » Et la méthode faisait quatre pages écrit serré.
La troupe, là-bas, de 68, n’aura qu’un effet : la décoration du Palais Universitaire avec un calicot : « Faculté Autonome » et un drapeau rouge. Le tout me rappelant et les pirates d’Astérix, et qu’à Strasbourg il y a un Port Autonome, ça doit être les mêmes gens ; on passe au large, le matin en allant à l’école, de cette toiture universitaire où des silhouettes enfin vivantes s’affairent entre les statues monumentales et rongées de Kepler et de Leibniz, sous l’inscription « Litteris et Patriae» Au large, dans la DS noire, et je suis debout à l’arrière. J’espère que les voitures grandiront avec moi et que je pourrai toujours me tenir debout dedans.
Le professeur de latin a des yeux noisettes – dehors, il marche d’un long pas élastique de légionnaire, le talon posé d’abord, ensuite la chaussure se déroule, pas gênée par le pantalon de tergal toujours un brin court .
-« Et c’est grâce au pain que les légions étaient puissantes – aujourd’hui c’est plus pareil, on n’en mange plus suffisamment ».
Nous comprenons tous, à son deuxième regard vers cette petite troupe qui hélas ne se rapproche pas pour nous libérer, nous comprenons d’un coup toute la raison raisonnable de ce dramatique jour de Mai 68 : la France ne mange plus suffisamment de pain.
Sinon, portée par un long pas gymnique sa jeunesse s’envolerait à la conquête d’un passé studieux, le drapeau latin-grec claquerait au dessus de la bibliothèque d’Alexandrie où chacun saurait enfin souligner d’un trait vert les propositions relatives. Le lycée n’est pas mixte et en regardant notre ennuyeuse troupe Monsieur Heitz ne saurait imaginer les paradis que nous rencontrerons dans quelques années.
Quelques années il est vrai d’autant plus longues et ennuyeuses que ses congénères s’y emploieront.
Un seul d’entre eux possède peut-être la science des plaisirs qui s’offriront à nous, celui qui se promène avec le volant de sa voiture décapotable à la main ; c’est Loux, Marc Loux, le prof d’allemand – il fait du piano et va aux cours de danses, regarder les petit éphèbes en leur donnant la rythmique sur les touches encore en ivoire. Le Général de Gaulle fait partie du paysage légendaire, des émissions de télé en noir et blanc, il est d’habitude à mi-chemin entre Saturnin le canard et Léon Zitrone le speaker respectueux. Comme les speakerines permanentées qui apparaissent devant des plantes vertes, De Gaulle a l’air de réciter un texte. En ce moment, il est à Baden-baden, tout près, chez ses amis soldats. Il a raison d’avoir peur : parmi les silhouettes qui ont accroché le drapeau rouge sur le Palais Universitaire, un renversement des pouvoirs se profile, terrible, troublant, métaphysique : il y a un futur adjoint au maire, un jour l’abdomen ceint de tricolore, qui récitera dans vingt sept ans à mon mariage :
-« Comme la chaise va à la table, comme la louche va dans la soupière… »
La vie du professeur de latin doit être ainsi : quand il a fini de nous faire ses confidences sur Cicéron, sur le pain, sur les bourgades qu’il a connues, il retourne à son vrai quotidien de soupes, de chaises, de louches et de tables – à pied ou à vélo, le pantalon de tergal pincé républicainement.
Nous, nous irons aux bois, aux bois fabriquerons l’éternité, par le désir – aucun des vieux n’aime en parler, épuisés par leur ennui. -« Ah ! Le Medzela de Benfeld ! » disait Heitz à notre copain Medzela et nous ne savions pas ce qu’était Benfeld. Qu’est ce que ce latiniste presque sexagénaire en avait après Benfeld, l’évocation d’un petit bled paumé du sud de Strasbourg sortait en apparence du cadre gigantesque de la manœuvre impériale ou des littératures classiques… il nous distillait par la bande quelques émotions provinciales, parlait d’un vieux pont, d’un capital d’orientations où Benfeld était après Baudelaire et avant Carthago delenda est. Le Medzela de Benfeld, nous n’avons jamais su ce que pouvait être Medzela, non plus, et les manifestants s’éloignèrent, prélude à quelques journées de grève qui viendraient accroître la saveur des buissons, des marronniers de la grande cour scolaire. En Tchécoslovaquie un printemps plus sanglant allait arriver, les cours de géographie étaient suffisamment nuls pour ne pas nous faire sentir que la Tchécoslovaquie était plus proche de notre quotidien que Paris – il faudrait encore quelques années pour que certains d’entre nous s’y rendent en voiture et en rapportent des images familières comme du douanier qui, à Prague, aurait la tête effarée d’un Schubert accoudé à une trop soviétique barrière.
L’Auvergne non plus n’était pas un sujet, ni les granges qui pourraient s’y offrir à nos adolescences comme des palais gratuits où se réveiller en contemplant, par delà leurs charpentes monumentales, le doux paravent des lisières et des plateaux herbus, dorés de matins amoureux ou solitaires. Pourquoi n’y avait-il pas des cours spécifiquement dédiés à l’Auvergne, à la Dordogne ? Car au fond la plupart de ces enseignants alsaciens avaient connu une évacuation, en 1939 dans les premières années de la deuxième guerre mondiale, vers les miraculeuses régions de la Dordogne et de l’Auvergne, vers des replis villageois protégés, depuis, du cataclysme industriel où, en secret et rien que pour nos bonheurs futurs, les moissons se faisaient toujours en char à bœufs.
Si j’avais su interroger Heitz il m’aurait dit : « Je connais Sophie Linardon, c’est ma voisine, c’est une institutrice de 57 ans, elle a passé toute la guerre dans un village près de Nîmes, à Lecques. Vous savez elle a échappé à la dé-moralisation nazie de l’Alsace car elle n’y est pas revenue de toute la guerre. Oui, quelle coïncidence, elle a un cousin Ernest qui n’est pas revenu non plus. C’est comme s’il y avait une sorte d’homogénéité dans les familles. Mais ça ne peut pas être. Oui, parce qu’il s’était marié avec une femme juive juste avant la guerre. C’est en Auvergne qu’il s’est caché, pour la protéger… et ça lui a évité d’être l’assistant des dissections anatomiques d’un des plus grands malades mentaux de l’appareil racialiste nazi, ah, vous ne saviez pas ? Les Hôpitaux de Strasbourg étaient sous la coupe d’un monstre ? Ah ? On ne vous l’a pas dit ? » Ce n’était pas au programme du cours de latin. Ni du cours d’histoire. Tout d’ailleurs n’était qu’archéologique, même De Gaulle, dans sa peur des petits manifestants, cette peur qui nous amusait, puisqu’on essayait de ne rien comprendre. Et lorsqu’à la radio nous entendions crier : « CRS-SS ! », nous pensions qu’il s’agissait d’une vilaine boutade… nous nous le serions dit même si quelque âme clairvoyante nous avait glissé que, parmi les CRS alsaciens, fatalement, il y avait d’anciens soldats allemands, tout ça serait resté mettons en noir et blanc, comme la télé.
Nous attendions l’invention de la télé en couleur.
Le surveillant général, qui n’était pas plus grand que nous, circulait dans nos attroupements en glapissant « hophophop » pour nous disperser – et nous l’appelions hophophop. -« Holà Pfersdorff, vous recopierez la méthode, vous avez oublié deux points virgule. » – si Sophie Linardon avait su comme il nous enquiquinait avec sa méthode, elle l’aurait réprimandé – mais lui devait penser une fois encore au petit bourg de Benfeld – sans nous faire pressentir les millions d’aventures amoureuses qui forcément avaient dû s’y bousculer : le monde, oui, resterait vide et scolaire, privé d’intimité, offert aux emplois du temps, aux corrections de copies, aux salles de profs. Comme l’ambiance générale serait, au fil des années suivantes, d’un désordre grandissant, il serait de plus en plus facile de ne pas singer la tristesse pesante du corps enseignant, et nous savions faire les zouaves – pas chez Heitz, bien sûr, dont les cours restaient olympiens.
Le foutoir que nous apprendrions consciencieusement à organiser rendrait inaudible toute confession qu’aurait eu à nous faire la génération d’avant, en noir et blanc, aussi bien qu’en noir et rouge, tout ce qu’on n’entendait plus, oreilles bien bassinées par les Doors et les Rolling stones.
Le rock refaisait le bruit des mitraillettes, des bombardiers, on se re-cachait dans des caves et s’il le fallait on se re-faisait peur.
Mais il n’y avait plus l’humiliation, ou alors on se servait de ces bruits guerriers apprivoisés pour humilier les vieux, c’est à dire ceux qui avaient dû déjà se laisser humilier une fois par les mêmes bruits produits par de vraies armes, de vraies bottes, de vrais aboiements. Malgré cette exquise propagation des bruits du siècle, les mois de l’année se retrouveront pour l’essentiel emprisonnés, durant six ans, par les horaires, les bâtiments, et les préoccupations scolaires : un grand mensonge se dépose sur la lumière. Quelle lumière : l’incroyable légèreté avec laquelle pendant les vacances, les filles enfilent leur polo en revenant des cabines en bois blancs jusqu’au bateau dont leurs chevilles vont enjamber le bord, avant de naviguer aux îles. Heitz roule les r. On dit « Heitz », et jamais « Monsieur Heitz », c’est une vengeance qui s’étend inconsciemment à tous les profs, c’est le retour des confidences, de la familiarité qu’ils imposent à des classes entières. Personnage publics, nous parlons d’eux comme de substances, de leurs habitudes comme d’une législation.
Il faut regarder leur visage, c’est hélas la seule distraction au fil d’heures interminables.
Alors nous connaissons leurs boutons et leurs verrues, savons s’ils postillonnent et, des dizaines d’années après, je me rappelle du tissu des vestes d’été de Monsieur Heitz. Il est par ailleurs établi, on en parle encore aujourd’hui, que les jours où Heitz met son béret, il va y avoir interrogation écrite.
Soixante huit est en conséquence une décadence, due à la diminution incroyable de la ration quotidienne de pain – il nous reste en réponse à trouver quel âge d’or est invoqué là dessous… avant la guerre, soupçonnons nous, et dans une petite cité alsacienne, et la maman de Monsieur Heitz préparait des tartines pour l’école. En attendant il faut rester jusqu’à la fin de l’heure, ces heures là passent lentement, surtout les dix dernières minutes. Ca m’étonne autant que de me ressouvenir du tissu des vestes de Monsieur Heitz, ça m’étonne tout autant de me rappeler à quel point dix minutes pouvaient être atrocement longues, d’une tragique atrocité, l’endolorissement d’une maladie cruelle.
J’aurais fini même sans lui par découvrir Virgile et Ovide, puisque malgré Heitz j’ai appris à les adorer – par contre s’il n’avait pas prononcé le nom de la minuscule ville de Benfeld, je n’aurais jamais senti, dans cet archétype des lieux que chaque jeune femme prétend vouloir fuir, qu’il y avait place pour des centaines de nostalgies – des enfants y ont descendu leur perron, avec dans le sac les tartines de leur mère pour l’école…
En se retournant vers les fenêtres de ces maisons, de futurs postiers, de futurs proviseurs et de futures hôtesses de l’air ont pensé au fauteuil paternel, accoté à la fameuse lampe à pied dont l’abat jour tamisait, soir après soir, le journal qu’un papa aura lu dans l’atmosphère des ragoûts et des gigots.
Et, de l’Atlantique à l’Oural, la clef magique du nom de Benfeld aura ouvert toute la myriade des cités anonymes, qui ont eu un jour une gare, un chef de gare, deux ou trois édifices religieux – une bibliothèque, des organistes, un pharmacien. Et surtout une fille de pharmacien, cerclée par la foule des regards et des gamins envieux qui la croyaient belle parce que riche, et qui la croyaient riche, d’ailleurs.
Se représentaient de ce fait à eux mêmes une profondeur de cette petite ville où le soir tombait en apportant l’oubli absolu des métropoles. Dans la cour Heitz marchait trop rapidement pour qu’on ait pu le créditer d’une envie de demeurer quelque part, fut-ce à Benfeld où probablement il n’avait jamais fait que passer. Le Général de Gaulle, lui non plus, n’y avait pas mariné plus : une nuit, une messe. Ce qui lui plaisait, aurait-ce été, pourquoi pas, que « Benfeld » fut « le champ de Ben » et Ben, somme toute, c’est pas très catholique, donc ça pourrait être rigolo. Ca pourrait être rigolo à soi tout seul, un mot qui évoquerait le contraire de ce qui serait sérieux, et le sérieux, ça, nul doute que ce serait le sérieux romain, et les offices liturgiques en latin d’église – mais pas Ben. Au diable ces supputations, une seule certitude, si nous mangions du pain, nous ferions de bons soldats, ce serait le contraire de la décadence, la décadence c’est la défaite, toutes ces défaites de l’Europe, tous ces soldats écrasés vingt cinq ans plus tôt, toute cette défaite et la soumission tremblante au vainqueur dont aucun de nos professeurs ne nous parle – au beau vainqueur allemand pas décadent, venu d’ailleurs, puis aux sauveurs, pas décadents, venus d’outre Atlantique carrément : et puis, c’est vrai, les américains mangent énormément de pain, ça s’appelle des hamburgers, et en 68 il n’est pas encore possible d’en trouver en France, pas même sur les Champs-Elysées. Pour résumer les années de défaite et surtout de privation, un mot trompette, si nous avions connu ça nous nous tiendrions plus calmes ! – c’est « rutabaga ». « Nous en avons mangé, des rutabagas », disent les institutrices.
« Carthago delenda est » Heitz nous parle d’un orateur latin, passionnément attaché à l’idée de la destruction d’une ville, Carthage. Et comme il faut détruire Carthage, j’ai l’impression à présent que lors des années soixante dix ou, pour être honnête, lors de cette dizaine d’années pour moi scolaires, il était question de détruire les lieux. De les appauvrir en taisant qu’ils aient pu cacher course aux filles, chasse au mâle et toute la fête ; de nous noyer dans la foule des classes, des lycées, de l’enfermement surveillé et calibreur.
Carthago delenda est : le mur de Berlin est encore là pour (seulement et atrocement) vingt et un ans. Il paraît éternel, surtout dans la presse des soviétologues, mais peu importe que le Lycée Kléber et Monsieur Heitz soient beaucoup plus près du rideau de fer que de la Bretagne de mes vacances d’été et d’Aude dont je rêve – ce qu’il y a de part et d’autre du rideau de fer, c’est des antibiotiques. Et la multiplication du genre humain va avec, la perte de valeur des originaux et la nécessité de normes collectives. Que Heitz se lève et marche en long et en large tant qu’il voudra : la cloison mi-vitrée qui le sépare du couloir est préfabriquée. Comme les carrelages desdits couloirs et des escaliers, ces carreaux industriels jaunâtres nous sautent aux yeux : Heitz a beau évoquer l’Istrie, la Novempulanie, toutes les provinces chères aux voyageurs de bibliothèques, évoquer les festins ruineux de Lucullus et les campagnes contre Artaban le Parthe – nous, nous sommes dans le préfabriqué en série, ça ruine à peu près toute velléité de se distinguer. La main d’œuvre, voilà ce qui se supprime, et adieu les tailleurs de pierre et salut les pousses-brouette, cantonniers, maréchaux-ferrants, manœuvres et forts des halles – figés à jamais dans Hugo, Louise Michel et l’Asie extrême des esclavagismes façonniers du prêt à porter à bas coût – parce qu’Heitz, nonobstant son savoureux accent du terroir alsacien, enseigne aussi le français. « Holà ! », c’est l’interjection heitzienne, il peut bien crier « Holà ! » Il n’y a plus ni chevaux emballés, ni charrette à arrêter. La multiplication de l’espèce, les antibiotiques et, comme une grande nausée, tous les points du monde se recouvrent d’un oubli des originaux.
Au Japon Junichiro Tanizaki écrit dans « Eloge de l’Ombre » son regret désespéré du matériau qui avait constitué la spécificité de la volupté nipponne : le papier huilé des fenêtres, la laque des bols. Au sud de l’Inde Darjeeling se standardise, Rio de Janeiro ridiculise sa baie et Beyrouth construit une ligne Maginot immobilière pendant que les Scandinaves, jusqu’au Cap Nord, tracent une route côtière qui stérilisera tout émoi, tout – et moi ! c’est d’ailleurs la chanson de Dutronc, sur ce thème : 600 millions de petits chinois, et moi, et moi et moi ? Heitz n’écoute pas Dutronc, il l’entend. Au moment de se raser, avant ou après les nouvelles – sur son vélo en tous cas, il n’y a pas de radio.
Foin d’Heitz, d’ailleurs, comme tout professeur, il n’est pas du tout représentatif des profs, la mosaïque dont il participe, il n’en peut rien, je n’en peux rien – ou si peu, repérer dans les propos ambiants quelques aspérités d’évasion – un jour, le calme se fait, les paradoxes surgissent et viennent clouter la nuit d’un peu d’argent : c’est les amours d’été, c’est les premières rodomontades philosophiques de tel ou tel adulte en veine de nous révéler quel bagne nous vivons.
Bagne ?
Le mot eut paru outrancier à Monsieur Heitz – non, nous n’avions ni du rutabaga au menu, ni des sirènes d’alarme et les nuits dans les caves, non, il n’y avait pas les camionnettes de fusillés et de bombardés, pas les wagons de déportés en transit à la gare – et le Professeur Hirth n’était plus à la tête des hôpitaux civils en train de lacérer consciencieusement le pénis de ses futurs cadavres encore bien réveillés. Quel bagne, alors ? « Holà ! » Les professeurs, leurs bérets, leurs vélos, patriciens de la République romaine, justes, résistants à l’effort, bons soldats et bons époux, « dux uxorem » – dans ma tapisserie professorale intérieure je compte zéro femme, les marquants génitaux n’ont été qu’échos de mon père et tirent leur validité d’une parenté.
C’est pour ça que je me rappelle des croquenots démocrates du latiniste, ils sont en phase avec ceux qu’eût acheté mon père si marié moins bourgeoisement.
C’est toujours très peu, ce qui reste des caricatures scolaires, l’imagination supplée en mentant.
Reste qu’au fil du temps et en quittant l’école primaire, adieu les maîtresses et bonjour les modèles masculins, question d’époque, il y avait alors plus d’hommes, c’était pour tout dire et pour le dire à la Heitz, un métier de pater familias.
Seulement voilà : « Vous êtes tous des saboteurs », audacieuse phrase quand même pour un cours d’anglais, fut aussi prononcée en 68, mais pas du tout par un pater familias, non, par un professeur sans progéniture justement. Et initiateur d’une logique paradoxale autrement plus cohérente que celle du pain, des héros, etc.
Sa substance à lui s’intitulait Wernher. Il précisait « wären herr », «chef des guerriers », dans un souci expert d’inspirer le respect aux moutards. A douze ans un tel totem nous glorifiait plus qu’il n’aurait pu nous paraître infantile. D’autant que le prénom du maître, Erwin, d’une nous l’ignorions, de deux nous n’aurions pas su toute sa germanophilie. (les « clubs Erwin » avaient préfiguré le nazisme dans sa composante autonomiste, trente ans plus tôt.) : aucun quolibet ne fuserait. «Vous êtes tous des saboteurs », pouvait plus précisément s’abattre sur l’auteur d’un bruit parasite , une règle tombée au sol, etc. Il n’y avait là aucun délire, mais le souci d’un grand calme. Et ce calme régnait.
La substance Heitz n’était donc rêche que pour s’unir, monotone basse continue, à l’entrecroisement tapissier – le deuxième fil serait Wernher – et une fois l’œuvre tendue au mur, commencerait le contraste de nos premiers actes – les substances professorales s’exposent à nous et transportent devant nous l’aggravation progressive du siècle, rendent de plus en plus imprévisible et de moins en moins vraisemblable notre future découverte du passé, de ce qui persiste derrière les dernières maisons de la banlieue, au delà des premières forêts, vers le lacis de campagnes, de métairies subsistantes – loin, très loin de la sinistre administration du Lycée Kléber qui n’a pas la moindre antiquité en charge, que des cadres de fenêtres préfabriqués, et sa quinzaines de bâtiments simplissimes, jetée sur du goudron.
Wernher à son premier cours devait regarder cette cour de goudron, en fait le ciel par là dessus, c’était un ciel couchant – imposait le silence en faisant clairement comprendre qu’il s’agissait pour nous, crétins de douze ans, de nous taire, non pas pour entendre le coucher de soleil mais pour qu’il puisse tranquillement, lui, l’entendre.
Voilà un cours d’anglais, de 68, qui commençait par l’écoute d’un ciel, et les grandes baies de la salle modernoïde, au moins, permettaient ça – d’autant que pour Wernher cette modernité s’inscrivait dans ce qui l’avait précédé – d’autant qu’elle faisait certainement sourire Wernher parce que s’il pouvait contempler des ciels picturesques à travers du PVC , c’est qu’il avait eu au fil des ans tout le loisir de détailler quelles évolutions des styles architecturaux et quelles sémantiques exploitaient les entrepreneurs, maçons et autres maîtres-queux de la reconstruction d’après guerre.
Mais ce cours inaugural avec regard porté au ciel d’Alsace, j’en suis encore honoré aujourd’hui.
Il avait vu, lui Wernher, monter la marée écœurante de la médiocrité du siècle, les guinguettes où l’Allemagne se préparait sa nuit de cristal, où les voisins jalousaient les juifs trop brillants, en mûrissant fanfares et choucroutes.
« Tout de suite, le matin, en descendant la rue. D’abord je n’ai pas compris ; les deux gamins qui jouaient au ballon derrière une vitrine brisée. Mais, en bas de la rue, aux étages d’un immeubles les fenêtres explosées et, lorsque j’ai vu les fourrures qui pendaient aux fenêtres, là, j’ai compris. » Ceci pour la nuit de cristal.
Quant au jour de la Libération il y avait réagi en mettant en musique un poème cucu la praline :
« La lune blanche / luit dans les bois / de chaque branche / part une voix / sous la ramée / Ô bien aimée./ L’étang reflète / profond miroir / la silhouette d’un saule noir / où le vent pleure / rêvons, c’est l’heure./ Un vaste et tendre apaisement / semble descendre / du firmament / Que l’astre irise / C’est l’heure exquise. »
En 68 il ne parle pas de cela, fait cours, probablement, d’anglais. I hope so. Marche infiniment plus lentement qu’Heitz. Fume. Cigarette au coin du bec, un pli mauvais, les épaules carrées, le manteau, le chapeau, puis, les cheveux noir corbeau.
Plus tard, j’ai su pour le coiffeur – au fond, en 68, le coiffeur, il le connaissait depuis longtemps. Si, si, le coiffeur chez qui il avait dû aller à la mort de sa mère. Pour pouvoir porter le chapeau justement. Il s’était dit : « Maintenant que ma mère est morte, je peux porter le chapeau. » Mais le chapelier lui avait dit qu’il avait trop de cheveux, l’avait envoyé chez ce coiffeur-là.
Ca remontait à des années, avant son poste strasbourgeois il avait travaillé au collège de Bouxwiller – autre bourgade, clef des europes – ses concerts d’orgue, ses gendarmes, ses restaurants à chasseurs. Le chapeau lui donnait un air d’Al Capone – le coiffeur teignait les sourcils : sourcilleux il était. Ses sourcils nous accusaient d’inconséquence, d’une légèreté fâcheuse, de crimes par nous mêmes ignorés. Il savait que nous étions ses ennemis – et il nous jaugeait – et il n’avait aucun doute, nous aurions pu le tuer, il sortait d’en prendre, des morts.
Et il savait le jeune âge des carrières nazies, le peu d’innocence des mouflets hitlérisés. Nous avions douze ans ? -nous aurions bientôt l’âge des tueurs. -« Regardez ce mur, Place Saint Etienne – il y avait l’affiche pour s’engager ; n’allez pas croire que personne ne s’arrêtait devant – c’était plein de monde, devant cette affiche. » L’air mauvais il oscillait un peu, au moment d’apparaître à la porte avant droite du grand panneau vitré qui séparait salles et couloir.
Ce panneau était laid, son verre quadrillé ne laissait espérer aucune intimité – nous sommes en guerre, c’est entendu, pour longtemps, sans savoir avec quoi. L’Enseignement infuse, il répond d’une logique propre à son époque ; c’est l’ère industrielle, les gens du dehors nous diront souvent que c’est une usine, cette école – et je ne comprends pas ce qu’ils veulent dire – je pense qu’ils sont abusés par l’apparence – c’est vrai qu’on pourrait prendre ça pour une usine, d’ailleurs le bout de la rue abrite, bâtiments de même facture, l’école militaire. Les briques, souci d’harmoniser dans les années cinquante, le Lycée Kléber aux bâtiments début de siècle de l’autre côté de la rue – oui de l’autre côté il y a de gigantesques casernes tellement prussiennes, n’est ce pas, que la SS locale les avait trouvées à son goût.
Oui, c’est de l’autre côté de la rue ( mais il me faudra quinze ans pour l’apprendre) que les alsaciens, citoyens du Reich gammé, étaient incorporés. Or tout ça doit n’être qu’un détail, n’a rien à voir avec mon sentiment d’être un veau élevé en batterie. On n’enseigne rien de particulier. Je ne dispose d’aucun particularisme, sinon mon incompréhension des maths, laquelle m’ouvre droit à quelques cours particuliers près le barbu Battin, ce qui se dispense chez lui restant tout sauf particulier.
Et puis le catéchisme, rien de particulier, en 68, ça n’est suranné que pour une minorité encore. Peut-être Heitz et Wernher n’osent ils pas me parler plus franchement de Benfeld, de Bouxwiller ou que sais-je ? de la Lorraine Thilloise, parce qu’ils sentent génialement que le catéchisme, je le prends à l’Armée Française, parce que l’Aumônerie militaire a paru à ma mère nancéenne exempte du péril de l’accent germanique. Il y a là bas Frey, qui est aumônier militaire, et gras. Aussi gras que moi aujourd’hui.
Au fond, Frey est alsacien, mais il a appris de l’armée à désapprendre son accent.
Tout le monde fuit l’accent depuis vingt ans, comme les allemands fuient en Amérique.( du sud les anciens du Reich, et devenir américain intérieurement, tous les autres allemands.)
Etrange retard, les mots employés pour fustiger l’Allemagne et son accentuation alsacienne, restent les mots, chez nous de la première guerre – les chleuhs, les boches… on ne dit pas les nazis.
Nazis, ça s’invente réellement en 68, dans la formule CRS-SS. -« Vous êtes un saboteur ! Allez ! Au mur ! » Et il tourne comme un lion prêt à me déchiqueter : je l’ai fait tomber, ma règle métallique et à mesure qu’il s’énerve je sais de plus en plus à quel point ma négligence était calculée. Et ça, pour le coup, c’est particulier : il me clouait au mur et parlait de sabotage comme les chansonniers de l’époque lorsqu’ils mimaient les officiers allemands : zapotache ! – le particulier était notre silence et qu’absolument personne n’eût bronché. Nous revivions grâce à lui, l’intensité du peloton ? « Au mur ! »
Dimanche, d’être l’enfant de chœur extasié de l’aumônerie militaire ne m’est plus d’aucun secours. Dimanche, au lieu de m’ennuyer totalement, je serai sur les planches, les planches de l’estrade de l’autel, devant un public conquis – un jour j’atteindrai la gloire totale des clochettes : on les secoue : les pèlerins baissent la tête. A douze ans je me contente de tenir la coupelle, sous les mentons et les langues tendues des fidèles qui attendent l’hostie, et j’adore ce moment suspendu, ce rite que j’imagine aussi vieux que la planète. Corpus Christi, chuchote Frey. Je tiens la coupelle. Les langues tremblotent, les estomacs se préparent à palper la grâce faite chair – le curé voit toutes ces papilles, moi aussi, je suis plus petit que lui donc je vois aussi les luettes, les dentiers. Ça m’honore beaucoup d’être du côté théâtre, sans qu’il s’agisse d’une comédie – mais d’un drame parfaitement en place, pour ce qui est de la crucifixion, avec l’égorgement à peine achevé des millions de juifs – et encore, on n’y pense plus, c’est remplacé par un petit état qui s’appelle le Biafra, et qui inaugure mon rapport visuel aux catastrophes de la télévision. Le Biafra, c’est le début du ballet des catastrophes d’après-dîner. Le mot d’holocauste et celui de shoah sont à l’époque tout, sauf usités. Quant au Biafra il permet surtout, rhétorique des enfants, de m’obliger à finir les plats. Une ou deux fois j’ai bien dû m’obliger à des jeûnes de petits déjeuners. Et chaque dimanche les langues roses des mémés se tendent en tremblant vers le gros pouce de Frey. -« Evidemment, tout le monde parle à voix basse dans les bistrots, Messieurs. C’est depuis la guerre, sachez le. Avant, dans les brasseries, ça parlait fort. Maintenant on 10 se cache, il y a des recoins, des salons particuliers. »
Ça, c’est Wernher. Frey, lui, ne se cache pas pour dire sa messe, mais son public est exclusivement catholique et militaire. L’église militaire – c’est une armée encore glorieuse de la libération, innocente et assise de ses deux fesses sur le racisme anti-vietnamien et anti-arabe que la guerre vient de fabriquer, qu’elle transpire. Après les hosties, c’est le tour des burettes. Je verse de l’eau ( la burette de gauche ) sur les gros doigts boudinés de Frey. Une fois j’ai versé du vin. Il n’a pas bronché. ( a-t-il bu l’eau que je versai au calice jusqu’à la lie, ensuite ? ) – tout cela sans aucun irrespect de ma part – moi, dans une terreur sacrée, convaincu d’être sous le toit de gens qui connaissent le nom, le prénom et la religion de la Cause de Tout, certain que cette cause de tout se préoccupait de mon devenir avec la même bienveillance qu’un père. Les autres, donc, ceux qui lui supposaient un autre nom, prénom, etc, étaient obligatoirement fort laids. Puisque ces autres, finalement, faisaient preuve d’une extrême grossièreté, à trouver des noms risibles à dieu, voire à feindre d’en ignorer le concept même, de lui préférer des questionnements plus abstraits ou, plus atroce, n’en ayant rien à secouer, se laissant vivre. En se souciant de la marque de leur nouvelle voiture, de la naissance d’un petit cousin, et bien entendu de leurs revenus.
Wernher n’avait pas d’enfant, ça lui posait surtout un souci d’apparence. Il lui semblait, il me l’avoua dix ans après, qu’un enfant aurait permis qu’on le laisse en paix dans les lieux publics.
Wernher n’était pas en paix. Apprendre l’anglais, je l’aurais fait de toutes façons. Si j’avais su l’état de ruine pompéienne de l’appartement de six pièces quasi vides, il n’en occupait qu’une pièce sur le devant, celle qui est à l’aplomb du chêne ( quercus) du Jardin Botanique ! Et que la seule décoration murale en était un plan de Venise.
Mais c’eût été trop facile, j’aurais ainsi été rapproché autoritairement du Sublime Féminin qui attendait, silencieux implacablement, que j’aie mon bac.
Venise, il aurait souhaité savoir piloter un avion pour y emmener sa mère.
C’est, n’est ce pas, après sa mort qu’il s’était décidé à porter le chapeau. Le soir de la mort de Monsieur Wernher, et nous nous connaissions donc depuis vingt six ans, sa compagne Marie Antoinette Bourbon me l’a dit : « C’est après la mort de sa mère que Monsieur Wernher a décidé qu’il porterait le chapeau. A l’époque j’étais adolescente. Lui enseignait au collège de Bouxwiller. Mais le chapelier lui a fait remarquer qu’il avait trop de cheveux. Et lui a indiqué un coiffeur. Et – vous savez comme Monsieur Wernher est –était- observateur – il a remarqué le pli impeccable du pantalon du coiffeur, lui a dit ‘Ma mère est morte, j’ai besoin d’un tailleur aussi parfait que celui qui vous taille ces pantalons que je vois là’ Et le coiffeur lui a indiqué Monsieur Goetz, place du Marché aux Vins. Et c’était mon père. Et si ma mère n’avait pas été présente, lors du premier baiser qu’il a tenté, je ne me serais pas esquivée. Des années plus tard, au Jardin Botanique, ma fille m’a dit que j’étais triste. C’est à ce moment que j’ai resongé à Monsieur Wernher, et puis il y a eu ‘Fenêtre sur 11 cour’ d’Hitchcock. Les mains. Les mains de l’acteur sont très précisément celles de Monsieur Wernher. » En 68, donc, Wernher n’avait pas encore été retrouvé par Marie Antoinette Bourbon, et pour seize ans encore il était seul, c’est cette admirable tonalité qu’il nous offrait.
C’est structurel, le corps enseignant fourmille d’écrivains avortés, Wernher portait ce talent au paroxysme, comme Socrate il disait, mais effaçait.
Club bénédictin, textes édités exclusivement par les tiroirs, tous ceux de Wernher étaient déchirés à la fin du repas, quand il froissait la nappe de papier, leur support quotidien.
« Le Pont d’Anvers », encore en fonction, est un restaurant où j’ai osé entrer une fois après sa mort, y ayant été une fois avec lui (« Ils vont penser que j’ai un fils, c’est très bien. ») – et j’y ai mangé un bretzel en contemplant la virtuelle bibliothèque de tous les romans virtuels de Wernher : la pile des nappes en papier du Pont D’anvers.
Il y aurait aussi le restaurant « Jeanne d’Arc », où je l’ai accompagné une autre fois. En face du Parlement Européen qui a été construit l’année de sa mort.
Il y allait pour deux raisons certaines : les épaules des basketteuses qui s’entraînaient derrière et avaient leurs vestiaires au sous-sol, et la laideur du lieu : « Par contraste, on sait mieux qui on est. » Le soir après sa mort, Marie Antoinette l’a clairement exprimé ; chaque matin Wernher débutait une sorte de nouvelle, oralement, à partir d’un fait paradoxal, d’une posture, d’un accident moral ou sonore, d’un emprunt à la Bibliothèque universitaire où il commandait des auteurs de son enfance, souvent surannés.
L’époque ne lui semblait pas décadente, en 68 – le grave avait été, était encore et serait toujours, la proportion humiliante des gens qui faisaient et feront toujours semblant de ne pas lire Henry James, voire, pire, de le lire en version française. L’édition bilingue à l’extrême rigueur. C’était comme une texture, un goût laissé dans la bouche par un plat savoureux, sympathique, sa façon d’incarner le littéraire musicien, amoureux et un peu isolé, goûtant les détails de journées toujours renouvelées, toujours différentes même si c’était au prix de vexations. « On ne m’avait jamais humilié comme ça. Jamais. Elle a regardé la pendule, et m’a fait savoir qu’elle avait autre chose à faire que de perdre son temps à m’écouter, qu’elle avait un travail, elle. » « Quant à cette façon de me croiser précipitamment sur la petite passerelle en bois du château de Wangenbourg ! Oser feindre la surprise de me découvrir là pour excuser un départ immédiat. Alors que j’ai vérifié ! Du haut de la tour, elle voyait. Elle m’avait vu, parfaitement, sur le chemin d’arrivée – d’ailleurs j’ai pris une photo du chemin, depuis là haut. On voit tout. Elle m’avait vu venir. Elle s’est dépêchée de descendre pour me croiser. Malheureusement lorsque j’ai pris la photo, elle n’y était plus. Il n’y a rien, sur la photo, vous voyez, juste le chemin de ronde. »
De 68 en soi, je ne l’ai jamais entendu parler, en tous cas, à l’époque, ni les petits remuements locaux, ni les émeutes parisiennes, ni la répression tchèque. Il n’y avait que l’Ici, un gigantesque Ici entre les petites bourgades du Rhin moyen, la maturation d’un fils d’employé des chemins de fer, son admiration pour le tracé des routes françaises.
-« Il y a toujours du génie, dans le tracé des routes françaises – allez rouler en Allemagne pour voir. Ne faites pas comme moi, en Simca. De derrière, on sait parfaitement ce que ça donne, ceux qui suivent se disent : « un type avec un chapeau dans une Simca ! » L’huile et l’eau : comme l’Heitz et le Wernher. Evidence pour nous, l’impossibilité d’un contact entre les deux, ne serait ce que pour le fort grain de rusticité catholique d’Heitz et le jésuitisme urbain de Wernher. Son interrogation aristotélicienne sur les niveaux de l’être. -« Ah oui. Le franciscain du sanctuaire d’Hohatzenheim, là, sa chapelle romane en haut de la colline. Les pieds nus dans les sandales. Ca fait bien entendu toujours un peu envie. » L’ordre n’était pas lors de ses cours celui d’une méthode de version latine à recopier, mais le plan des tables et des chaises, dont aucune ne devait dépasser d’un centimètre de sa rangée.
Alors les haut parleurs.
Les haut-parleurs des chaînes stéréo sont le fonds culturel des années soixante.
D’ailleurs les musées d’art contemporains regorgent d’installations sophistiquées qui accumulent ces appareils, cette hi-fi dès à présent vieillotte.
La détention d’appareils puissants était devenue à cette époque un rituel du passage de l’adolescence. Et bien sûr cette puberté avait ses boutons, comme toutes les pubertés. Les boutons du volume, comme on en serait fier, les boutons de la balance, des aigus et des graves… et par rangées de boutons plus sophistiqués, de fiches et de curseurs. Enfin, il avait fallu solder ce point théorétique ringard que, les haut-parleurs ayant été déjà présents dans des lieux aussi peu intimes que des gares ou des casernes, leur ennoblissement et leur rajeunissement s’imposait. Et finalement il leur était venu d’une dénomination nouvelle. On s’était mis à dire, mais exclusivement : des baffles.
Et ça, des baffles, c’était un mot grave.
Ça isola subitement et très très convenablement, du monde des prédécesseurs. Ceux ci d’ailleurs étaient prêts à en vendre des palettes, des camions et des cargos à la nouvelle classe d’acheteurs imberbes qui s’offrait. A ces enfants qui avaient le toupet de conquérir les bistrots à un âge où leurs parents n’avaient eu, eux, que pistolets à eau, vélos, athlétisme forain et frousse du soldat.
Non, les nouveaux gamins n’en étaient plus là : aux plus jolies filles ils avaient licence d’organiser des soirées où il n’auraient plus besoin d’aucune intervention, d’aucun artifice, de personne, ni d’un violoniste, ni d’un technicien.
Ca tournerait tout seul, par gros disques bien noirs sur des platines pneumatiques. Les adultes exclus, à la porte, plus un seul regard. Et quant à l’intimité, elle ne serait plus jamais celle, précaire, d’une petite grange où d’un coin de rue, d’un appartement temporairement déserté.
Plus un seul adulte n’assisterait aux rencontres d’Adonis et de Vénus dans les bunkers du soir.
Ca pouvait avoir de l’allure, arriver dans sa Morris Cooper les pieds nus devant un petit Yacht Club accroché aux flancs d’un cap breton, heure dite, jour dit, soirée d’initiés où s’approchent des panthères innocentes.
Leur charme envoie la brochette des maîtresses royales, d’Henri IV à Louis XV, comme autant de petits boudins mis à rissoler sur la fureur chaleureuse de qui commencera le bal, à la nuit tombée, au milieu des fougères et au dessus du chant des vagues. Deux grosses baffles pour sentinelles, musiques écrites, ni ailleurs, ni avant, produites pratiquement sur le champs. Les boums de l’été parlent puissance en rock avec tout le Saint-Frusquin, stroboscopes et nuits de désespoir romantique à rôder autour des temples consacrés par la frénésie. A peine sorties de l’enfance, les filles frétillent, expertes en guimauve affective, cette matière les préoccupe depuis toujours et à nos membres fraîchement alourdis elles jettent une ancre stupéfiante. Farauds, éblouis, lestés, les garçons ne voient des premiers visages féminins, forte impression, que des traits qui paradoxalement soustraient sans cesse l’identité de la femme idéale à toute analyse : d’Aude j’ai beaucoup moins à dire que d’Heitz, de Wernher, ou même de M’sieur Chauvel, le loueur de vélo et réparateur de solex.
Sinon qu’il était possible de rêver d’Aude continûment de 68 à au moins 72, quatre années où naissaient et s’affirmaient en elles et les seins et les hanches – mais rien à dire, ce qui est normal, en rapport à une divinité. Immatérielle ? A la limite la blondeur et quelques rares taches de rousseur, ensuite qu’elle était fine et grande, riait aux éclats et enfin, uniforme bcbg, qu’elle portait comme toutes les autres filles de ce coin là de cette station ci, le pull marin bleu marine et des jeans. Portrait robot transparent, même un papillon dirait plus des fleurs dont, avantage papillon, il connaîtrait aussi le goût, y ayant mis la trompe. Rien de tel pour Aude, entrevue de loin été après été, avec l’impression brûlante que loin, c’était déjà trop près. Qu’être dans la même station balnéaire était déjà un signe compromettant. D’ailleurs, dès que possible, une visite à M’sieur Chauvel et – hop ! le vélo servait à visiter le lacis des routes s’éloignant de la station elle-même, vers des écarts absolument rustiques et pleins de porcheries, de bois, d’estuaires envasés, de ruines dans des rochers où personne ne se risquait. Aujourd’hui encore, trente ans plus tard, le plan des rues de la Pointe de la Garde, le plan des routes qui s’en éloignent vers les bocages maritimes, cet entrecroisement de macadam et de chemins creux, entre les haies des vieilles villas et le chant des alouettes sur les buissons ou les prairies, est clairement la trace au fer rouge d’un gril, la présence d’Aude. Mais pas un mot d’elle à rapporter, pas une phrase de son discours, sinon ce bruissement du vent dans la folle avoine du moulin de la mer et de son pont éboulé. Pas un fragment pour la connaître. Que des sourcils plus sombres venaient barrer sous la frange blonde son ironie joyeuse. Même les journaux en surent plus : quinze ans plus tard elle chavirait sur une transatlantique à la voile. Un chalutier russe la repêchait. ( une double page d’information, contenant dix mille fois plus de notions que moi-même). Puis, encore beaucoup, beaucoup plus tard, une interview de son mari au détour de laquelle j’apprenais qu’elle était sa femme. Son visage, en 71 : un masque réduit à l’élégance, au schématique, grande tige blonde gouailleuse et aînée de sept filles. Le portrait que j’établis trahit, adolescent, surtout un vide, un aveuglement vierge de toute trace de l’autre… Ou alors sa maison, qui était un peu en retrait de la station et permettait qu’on se cache dans une haie pour en humer l’atmosphère paisible, les petites sœurs mettant le couvert, sortant les poubelles. Cette caricature de la foudre n’était que mes renouailles avec les éclats déjà oubliés du bonheur enfantin. Ensuite, je retournerais pour dix mois au Lycée Kléber, progressivement confronté aux textes plus précis des mathématiques. Je pourrais me dire : encore quelques mois et je serai de nouveau là-bas, au bord de l’Océan, vers la terre brillante que peuple Aude. Où je ne serai toujours pas invité aux boums des grands, car je traînerai mes valises pleines de saintes vierges, comme un pénible lardon qui voudrait transformer les jolies filles en compatissantes mamans. Aude attendait du grand, du fort, du vrai. Puis je refluerais encore vers le Lycée Kléber où je consommerais du et du trouble.
Ma station balnéaire était métropolite, pleines de futures gloires ? Le Lycée Kléber reparlerait tranquillement de Benfeld. Les voix off nasillardes des films documentaires, en Sciences Naturelles, nous anéantiraient par rangées entières. Ah, le noir dans les salles de science Naturelles, pendant la projection du film. L’inaction du prof. Qui pendant ce temps pourrait quand même bien finir par se rendre compte de son néant… Mais pas du tout, il fait de la discipline et au retour de la lumière alors que la douce somnolence s’emparait de nous, il s’avère, ce prof qui a osé nous servir son méprisable docu, il s’avère en pleine forme – ayant même parfois le culot de s’autoriser de l’ignoble reportage sur les bactéries ou les mouches pour nous poser des questions. Un tel comportement n’est pas listé par la Ligue des Droits de l’Homme, nous savions parfaitement, déjà pendant la projection, dans la pénombre des rideaux occlusifs noirs, qu’il oserait, que ça ne s’arrêterait jamais. « Les lacs d’Afrique, où une vie sauvage et mystérieuse pullule… ». Au lever de store, les bâtiments étant orientés à l’Ouest, je verrais, consolation puissante, des nuages marquant la direction d’Aude, Bretagne de mes vacances, Normandie de son quotidien et, n’en sachant pas plus d’Aude que des nuages, je rêverais avec inhibition, dans un rêve devenu kyste.
Wernher avait-il eu une adolescence aussi castrée, avait-il aimé une Bien Aimée aussi peu considérée, aussi inconnue ? Je ne puis plus aujourd’hui lui griffonner une carte postale avec la question. Son frère ? Il était mort avant lui. « La terre gelée. Un enterrement en hiver. Le fossoyeur, mécontent. Quand je vois les labours, maintenant que mon frère est enterré, je me vois sous les sillons. Admirable, le curé. Ce qu’ils arrivent à trouver à dire ! » Je ne suis pas allé à l’enterrement de Wernher, il est présent dans les lieux que je l’avais senti hanter. Au cimetière, ce n’était pas son genre d’aller dormir, ni dîner, ni faire du piano. En tous cas de son vivant. Trois fois il proféra l’augure, et d’abord, en parfait professeur des lycées : -« Au fond, par rapport aux polytechniciens, nous sommes des handicapés mentaux. » Puis, pour paver la route des futurs ratés : -« Au début, on va se promener à vélo jusqu’aux parcs du Château des Pourtalès, en Rastignac, avec l’ambition. Plus tard on y retourne avec une fille. Là, on remarque les moustiques. Leur pullulation anéantit nos entreprises amoureuses. On abandonne. » Et enfin, ultime borne en trompe-l’œil, praticable de théâtre déposé sur nos perspectives pour nous inviter à une opinion de soi que l’intérêt de Marie Antoinette démentirait chez lui, mais vingt ans plus tard : -« Vous verrez, c’est insensible. Un jour vous montez dans le bus et vous vous apercevez que ça y est, vous êtes invisible. Les jeunes filles ne vous voient plus. » Tous ces faux autorisaient son retrait. Il n’allait même plus vers les parcs des faubourgs, où ses élèves découvraient des arbres bruissant aussi fort dans le vent qu’aurait fait une divinité intéressée à leur destin. Des peupliers savants dont l’agitation lente et aquatique balance en chuchotant des frémissements de lumière dorée en rafraîchissant, d’une illusion de voyage, l’immobilité des années scolaires – non, il s’enfermait plutôt au cœur de la ville, dont la minéralité s’accommode mieux de ses chemises et de ses costumes rigides, où l’on peut encore croiser cérémonieusement de vrais inconnus de quartier, croire qu’on tient une place. Les polytechniciens, qu’il croisait sans le savoir, ignoraient peut-être Henry James et que, si lui marchait aussi lentement à travers les rues, c’était, devant les chapiteaux, les portails et les statues néo-renaissantes, à l’allure d’une gondole et dans une solitude lagunaire. Les réverbères qu’il dépassait en devenaient comme les poteaux de bois noircis qui ponctuent les eaux vénitiennes. Les vieux vins sont introuvables en hypermarché, et de la même manière aucun décorateur ne saurait fournir un appartement déjà vieilli à ses clients.
C’est pareil, c’est la même valorisation. Dix ans sans refaire les papiers peints ça n’est rien, vingt ans c’est de la routine, de la rigidité . Trente ans, à condition de n’avoir pas trop bougé les tapis et surtout de n’avoir pas repeint les plafonds : le bouquet vient. Mais la vraie puissance d’une décoration : cinquante ans.
On ouvre la porte – ça saute aux yeux. Chez Wernher c’était ainsi. Son frère était parti un jour, sa sœur aussi, son père avait dû mourir – bien avant sa mère.
En 68 l’appartement était resté pareil depuis au moins 1930.
Et je n’y suis entré qu’en 80 : 50 ans
.Pas un papier peint neuf, tout dans son jus, tout bon, comme les ombres d’Hiroshima les traces de meubles emportés par les autres enfants lors de leurs départs, à la mort des parents – le papier peint du couloir : obscur comme la tempête avec des nuances de fumée, de suie, de grisaille, les coulures d’anciennes fuites. Mais très propre, avec un respect que la Compagnie d’Assurance ne partageait pas. -« Comme un bon chef de famille ! Vous vous rendez compte ? Je n’ai pas entretenu mon logement en bon père de famille ! ca c’est ahurissant ! »
A gauche du couloir trois portes distribuant les trois pièces donnant sur les jardins, et communicant entre elles – la première est vide, la seconde avec le piano droit, une table et un bahut recouvert de piles de chemises repassées. La porte de la pièce suivante est fermée : c’est là qu’il dort dans un petit lit.
Le couloir tourne vers d’obscures profondeurs. Tout au fond il y a une cuisine qui contient exclusivement de quoi faire bouillir de l’eau et quelques éléments de vaisselle.
La geste des vie réelles et concrètes des héros plus célèbres en 68, de Michel Foucault, Professeur au Collège de France, de Daniel Cohn Bendit, animateur des rues enflammées, est éloignée infiniment de celle du Lycée Kléber, au moins en apparence. Il faudra quelques décennies pour en rejoindre les épisodes, dans la mosaïque morte et décolorée des journaux, des biographies et des souvenirs rapportés au hasard par les gens rencontrés : Michel Foucault, à sa table de travail de la Bibliothèque Nationale ; un jeune employé, lui amenant sa pile de livres, se penche vers lui et articule : « ca y est, Monsieur Foucault, je lui ai dit. » De l’autre côté de la table, les oreilles affûtées d’un étudiant, Philippe Le Guay, qui me le rapportera.
Michel Foucault pressent un ogre, qui surveille, qui punit. Tout le monde a senti l’ogre, qui occupait la France et torturait.
Joie paradoxale de la paranoïa qui permet, sentant la présence de l’Ogre, de se dire qu’un dieu se penche sur l’individu, que l’individu est au centre d’un regard paternel, « Nous, des individus ? » Erwin Wernher, lui, circule à pied, on le croise, on lui parle, surtout après sa retraite :
-« Me voilà enfin libre. Mes journées ne sont plus sabotées par le Lycée. » libre de contempler, de vivre, d’écrire, rendu à la vraie vie, pour adopter la façon wernhérienne de voir. Et oui, dans la littérature, au cinéma et au théâtre, les sujets peuvent par leur visibilité acquérir les caractères d’une vie supérieure à celle qu’ils auraient si nuit et jour, hantés par leurs occupations ménagères, familiales et professionnelles, ils se contentaient de vivre pour eux mêmes, et non sous l’ogresque regard du sublime.
« Vous verrez, un matin, on monte dans le bus, on est transparent. » Apparaître, jour après jour, à la porte du devant de la salle de classe, ne compensait pas son invisibilité dans les bus. Le regard des petits moutards n’était pas, destinal, celui de la Bien Aimée. Le mécontentement dont témoignait son visage habituel dans les couloirs de l’école, ce mécontentement qui renvoyait à la possible existence d’une cohérence supérieure au bataclan de la vie quotidienne des allers retours en bus et des récréations entrecoupées de stations dans des salles éclairées au néon. « Ils reviendront. Les allemands reviennent toujours en Alsace – et ce jour là, Coizard, rappelez vous : parlez anglais. »
Elle arriverait un soir à la maison, et le matin de ce jour là il était mort.
Je l’avais trouvée seule, à l’entrée de la clinique, et elle m’avait dit qu’il n’y avait pas lieu que je me dépêche, qu’il n’y avait plus nulle urgence.
Nous aurions, Catherine et moi, allumé un lustre de bougies et prévu au dessert des fraises.
Nos fenêtres étaient suspendues au dessus de la rue qu’il avait emprunté de son vivant soir après soir pour se rendre au « Pont d’Anvers », jusqu’au jour où il aurait quitté son appartement voisin.
Car un propriétaire avait eu l’outrecuidance de le chasser. Lui !
Il avait alors trouvé un autre appartement, et celui là donnait sur une cour très semblable, en proportions, à celle du film « Fenêtre sur Cour » d’Alfred Hitchcock.
Et c’est vers cet appartement, où elle avait, dix ans plus tôt, retrouvé les mains de Monsieur Wernher, qu’elle retournerait, seule pour la première fois, à la fin du dîner.
Elle nous aurait alors tout appris de leur première rencontre, elle encore enfant, et qu’elle n’était autre, elle, que la Bien Aimée dont il parlait si régulièrement : …( Sous la ramée, O, Bien aimée).
Il paraît qu’au dernier instant, dans cet hôpital où il n’avait jamais souhaité se rendre, il montrait une direction, quelque chose, sur le mur, d’incompréhensible. « Vous regardez les immeubles, leur décor, mais le jour où j’ai compris que tout cela n’était qu’une infrastructure, c’était fini. Il y a simplement des gens, des gens les uns sur les autres. » Si nous accueillions ce soir là celle qui venait de le perdre, c’était pourtant au nom de la structure des rues, de cet agencement d’immeubles autour du jardin botanique qui faisait du nôtre un de ceux qui avaient contrôlé sa méditation quotidienne, jusqu’au jour de sa rencontre avec Marie Antoinette. Quand je pense que, pendant des dizaines d’années, chaque soir, il prenait ce chemin pour aller dîner. Si les fenêtres de l’appartement n’avait pas commandé à cette rue, serait elle venue dîner là ? Elle a mangé les fraises du dessert : « Monsieur Wernher mimait souvent la mort, par jeu, pour me préparer, du fait de la différence d’âge, afin que cela reste un jeu le moment venu. » Catherine était médusée, il faut dire qu’elle ne m’avait jamais entendu parler, ou à peine, de Monsieur Wernher, ni ne l’avait jamais rencontré.
Pour moi, je n’avais pas encore entendu réellement la voix de Marie Antoinette. Car, depuis dix ans, si je les croisais, tourtereaux des bords de rue se tenant la main, je n’osais vraiment pas les déranger.
Dans ces mêmes rues que Wernher avait fréquenté si solitairement, si longuement. Peut-être quelques bonjours de trottoir, et je ne pouvais qu’être frappé par la coïncidence entre son départ du vieil appartement « botanique » et sa rencontre de l’âme sœur. L’abandon de la Simca devait dater de cette période là aussi.
Il était venu assister à ma Thèse.
Il m’avait une fois, cinq ans plus tôt, dit avoir un livre pour moi, qui attendait dans son nouvel appartement.
Au moment de nous quitter, Marie Antoinette, sous les bougies presque totalement fondues du grand lustre, me l’avait rappelé :
-« J’allais oublier : il y a ce livre. Vous savez, le livre. C’était la seule décoration murale, vous savez, le livre que Monsieur Wernher voulait vous offrir. Mais voilà, vous n’êtes pas venu. Alors la jaquette a jauni. Il y a un mois, un peu moins d’un mois, il en a racheté un exemplaire. Tenez, le voici. »
Et elle me tendait « The Aspern Papers » d’Henry James.
-« Vous savez, les murs de Monsieur Wernher : aucune décoration. Seulement ce livre. »
Je me revoyais au mur du fond de la classe, ayant laissé tomber la règle à section carrée, en métal, dont j’étais si content.
Et le ciel rouge du soir, ce ciel que les gens devraient absolument consigner dans leurs observations, ce regard à la seule partition paysagère qui domine le non-paysage urbain.
Pendant mes années d’études, j’avais parfois un emploi du temps assez souple pour permettre de rencontrer Monsieur Wernher, c’était à chaque fois un détour d’une ou deux heures, un méandre ralenti au creux de la journée, une embuscade coupant court à tout rendez vous fixe, et la conversation prenait le tour d’une flânerie inéluctable, d’une succession de propos courant après l’essence des choses, d’une liste de recettes à emporter d’urgence pour ne pas poursuivre le cycle des saisons inutilement. Par exemple, devant le carré des asters, au Jardin Botanique : « Regardez : rouge et orange : des teintes de panneaux routiers – c’est pour ça qu’on ne peut plus les aimer aujourd’hui. Dans les années trente, ce n’étaient pas encore des couleurs de la circulation routière, je venais les aquarelliser. » Ou : « Regardez ce jeune catalpa. C’est incroyable : il est penché. Ils l’ont planté exactement là où son prédécesseur s’était effondré… parce qu’il penchait. » Les infrastructures ? Une simple juxtaposition ? Mais avec des milliers de pièges pour dérouter un observateur plus naïf que Monsieur Wernher, par des apparences de hiérarchies dans les infrastructures.
Autour de la ville, par exemple, se trouvaient des architectures bien différentes des immeubles de son quartier, et d’une logique radicalement distincte. Epars dans les villages, rutilants de rareté, il y avait des châteaux : -« Car, vois tu, dans la vie, il y a les peu et il y a les de. », m’avait confié un soir Christophe de Metz Noblat, grisé par sa voiture de nouveau conducteur. Pour Monsieur Wernher, ni peu, ni de.
A l’élite, il pardonnait tout, pourvu qu’elle soit de l’Ouest : « Le génie français vous verrez, leur façon d’installer une route, les alignements d’arbres, la courbe des virages, le plan d’attaque des pentes, ah ! Pfersdorff, la pente des routes françaises ! »
Ignorait-il, ou voulait-il ignorer, la disposition hiérarchisante des architectures ? Derrière chez nous il y a une rue ouvrière pavée. Là, dans une buanderie collective à tout l’immeuble de ses parents, Marc Baader enfant prenait délicieusement, une fois par semaine, son bain dans les cuveaux d’eau chaude, toute la famille à tour de rôle. Pouvait-il ignorer, qu’à l’autre bout du système se tenaient par exemple les premières loges de l’opéra, stuporeusement dorées, soutenues de cariatides et disposant d’antichambres où – mais pourquoi faire- on trouvait une petite commode en marqueterie.
Contenait-elle le plan des batailles qu’un Gouverneur préparerait en écoutant distraitement Verdi ? -« Non, ce ne sont que des infrastructures. »
La danse macabre fait danser en complet déséquilibre les cavaliers humains dont seul persistera l’effort. Wernher avait le sentiment de travailler, n’est ce pas, mais d’un vrai travail, immortel effort. Le vrai travail, celui que tout métier perturbe et sabote. Pour le reste, tout basculant vers la mort, le décor de la ville allemande avait été abîmé par les bombes, sans qu’il soit possible de reconstruire à l’identique parce que le temps, justement, passe, parce que les matériaux changent … parce que de petites infrastructures à plafonds bas et à petites chambrettes sont venues se substituer aux grandes et monumentales infrastructures de la loge d’opéra, de l’immeuble originel de Monsieur Wernher.
Car quand finalement il l’aura quitté, chassé ignominieusement par « le propriétaire », ç’aura été pour ses fenêtres sur grande cour, plus modernes, plafonds bas, petites pièces avec moquette.
Une moquette qui étouffait les sons comme auparavant la redoutable sourdine de son piano, dans les grandes enfilades de la rue de l’Université, la sourdine « à ne pas être entendu des voisins ».
-« De toutes façons cela faisait longtemps que j’étais en déménagement.»
Etait-ce pour cela qu’il n’y avait rien aux murs ?
Pour jouer du jazz, les « infrastructures » d’un immeuble des années quarante étaient d’ailleurs assez adaptées.
-« Vous comprenez, le jazz, avant la guerre, m’a immédiatement paru phénoménal. Un peu comme la boxe. Et puis le jazz a le même accent que moi, l’accent mosellan. »
Et il esquissait une esquive de boxe. Pourtant ses voisins de palier, je pense, auraient aimé entendre son piano et son jazz.
Sur leur sonnette, il y avait écrit : « Freud ».
Je voyais bien qu’il voulait nous y faire inviter, que parfois, il parlait de Mademoiselle Freud. Bon, il voulait se faire marieur d’immeubles, c’est encore le problème des infrastructures… Ils devaient s’avérer, les Freud, infiniment plus fêtards que leur voisin de palier.
Le jour où finalement Monsieur Wernher était parvenu à nous faire tomber dans son traquenard de marieur d’immeuble, à un dîner chez les Freud où nous étions arrivés, mon frère et moi, nous avions compris, mais seulement lorsque la porte s’était ouverte sur Charles le colosse, qui cria aussitôt : «Maman ! Voilà les amis de Monsieur Wernher ! », que Madame Freud était antillaise. Quel accueil, quel contraste, sur le même palier, dès la porte ouverte les grands rires, les bras ouverts, les fils qui courent pour rapporter à boire, des disques, des plats et des chaises. Charles et Eugène le marin, l’un plus géant que l’autre, la fille ( à marier, se disaient Monsieur Wernher et la mère de la fille.) et le père, de petite taille, toujours en train de disparaître ou de se taire. Et beaucoup plus de musique, sans la sourdine du piano cette fois, avec l’avertissement de la petite et joviale Madame Freud : « Quand vous repartirez, vous marcherez sur les toits. » En fait il s’agissait de marcher sur les trois, et elle parlait en créole de l’effet de ses épices sur les trois membres… je m’en rendis bien compte, quoique terrorisé quand, entre les patates douces et le poisson, elle nous présenta des poupées, à mon frère et à moi, des poupées qui devaient bien figurer quelque rituel d’anticipation des enfants que maman Freud souhaitait au couple, peu lui importait lequel. Il y avait une poupée blonde. Présentée la première, à mon frère blond, par Madame Freud, qui revenait de la cuisine où elle avait passé tout le repas. Puis, devant l’échec et le silence obstiné de l’élu, retour à la cuisine de Madame Freud, qui revient aussitôt, présentation d’une seconde poupée, brune comme moi, cependant que mon frère se plongeait mélancoliquement dans l’étude de ses patates douces et avant que je ne m’y précipite à mon tour. Monsieur Wernher, très à l’aise pendant ces rituels probablement inspirés, n’est ce pas, d’un roman d’Henry James, Monsieur Wernher, donc, faisait quelques entrechats près de la sono, sur un air de bossa nova. Extrêmement détaché et, je crois, souriant avec modestie. Madame Freud précisait d’ailleurs à ce moment là du scénario archéologique d’un autre Temps : « Ma fille est vierge. » Pendant que sa fille, ses deux fils, nous et les autres invités, nous concentrions sur la séparation du filet et des arêtes, et échangions des clins d’oeil pour nous rassurer les uns et les autres quand au Temps réel dont nous étions les ressortissants, cernés de fantômes antiques. Je regrettais quant à moi l’idée de ne pas pouvoir littéralement partir par les toits, comme un chat de gouttière et sans accent créole…Je me demandais aussi à quel point le voisinage des Freud avait pu déterminer le goût de Monsieur Wernher pour le jazz et s’ils étaient là, eux aussi, depuis bien avant la guerre…Mais nous partîmes à pied, sans que se profile aucun mariage infra structurel, au grand désappointement du professeur d’anglais, qui rejoignit directement l’autre côté du palier.
-« Vous connaissez l’aula du Palais Universitaire, vous savez, lorsqu’on pénètre sous le fronton avec cette fichue inscription, « Litteris et Patriae », on a mis la patrie au pluriel pour l’alsace, haha ! Les lettres et les patries, elle est bien bonne. N’empêche, lorsque vous franchissez cette monumentale entrée – bien sûr, si vous étiez agrégé vous vous sentiriez mieux que simple professeur des lycées, quoiqu’au bout du compte un enseignant comme moi ait plus d’allure que la momie copte qu’ils conservent au sous-sol… où en étais-je ? Oui, alors, vous arrivez dans la grande aula, avec la verrière et les frises d’angelots, avec la galerie au premier étage… n’est-ce pas qu’on se sent romain, dans cet impluvium sans piscine ? Voilà, mais c’est là qu’a eu lieu le premier concert de jazz, quel événement, avant la guerre, vous imaginez, au bout de ma propre rue, pour ainsi dire dans le jardin, enfin quelle libération anticipée ! »
Le public des concerts de jazz est homogène, dans les files d’attente, entre guichet et salle de concert, ces gens qui attendent, pacifiques et sérieux, ces gens qui, ensuite, dans le noir, battront discrètement la mesure du pied et tout d’un coup, signe distinctif, sauront exactement à quel moment l’on peut se mettre à applaudir pour dire au musicien qu’il n’est pas tout seul, que la salle est avertie, que toute la fédération est là des ceux qui savent quand c’est qu’on doit, qu’on peut, que ça glisse en rythme : il y a une paroisse, il y a une religion, et si elle n’est bien entendu pas le jazz, elle est à l’œuvre dans cette paroisse là, hors tout mythe fondateur bien clair. Et d’ailleurs, le chapeau ( à la mort de sa mère), les sourcils noir corbeau, la cigarette au coin d’une bouche à pli sévère : tout cela n’était il pas en harmonie avec l’allure paroissiale du jazz ? Certes il est d’autres paroisses, mais elles n’ont pas manifesté autant dans les rues, elles n’ont pas suivi en hochant la tête, en battant discrètement la mesure, toutes les manifestations qui, depuis Mai 68, se suivent en s’atténuant mais toujours au profit des bonnes œuvres des temps nouveaux, de cette époque où les bonnes œuvres n’ont plus de dame patronnesse, des bonnes actions qui n’ont plus de morale inscrite aux manuels des confesseurs. -« Et puis tous ces afro-américains, à la Libération… mais n’imaginez pas pour autant que j’accepte de devenir un élément de décor pour les flux migratoires. Je ne suis pas né pour ça. » Oui, parfois, une tension désagréable l’éloignait de la douce troupe du jazz, décontractée, souriante et si souvent barbue : -« Non mais regardez, ces filles en pantalon, ces jeans, c’est insupportable, mais faut-il que nous soyons contraints de tout voir de leurs fesses ? » Qui trahissait peut-être un refus, peut-être un désir en souffrance. De même : -« Ah, ils ont encore changé le décor de la station d’essence. C’est intéressant. »
Si, si, faites l’exercice d’aller voir une foule en train d’attendre une représentation de jazz : il est extrêmement ardu d’imaginer entre de tels gens un conflit religieux
-« Oui, enfin les paroisses ont toujours l’air consensuelles quand on est dedans. Mais, dès qu’on sort…Tiens, par exemple, le dimanche je vais jeter mes bouteilles, voilà, 22 dans les bacs à bouteilles, à côté de la station service. Et je ne sais pas pourquoi, il y a toujours des sorties de messe. Ils parlent toujours –je ne dis pas souvent, je dis toujours – de la prochaine voiture qu’ils sont sur le point d’acheter. » Il existerait un dieu fondateur de la religion jazz, inconnu à ce jour –les textes officiels ne doivent absolument pas en parler – il est quelque part, n’a rien écrit, a été beaucoup écouté. Et si je songe à tous ces gens que Wernher parvenait à arrêter, sur les trottoirs, pour leur parler de Stevenson, de James, de Mallarmé voire de cette fameuse photo de la passerelle du château de Wangenbourg où, n’est ce pas, on ne voit rien… » D’autres, aujourd’hui, soutiennent une version totalement différente de la photo sans rien dessus : – « Mais non, c’était à Wasselonne. Au bord de la route. Il y avait une voiture italienne, rouge. Et puis cette femme, je ne sais plus, était-elle avec lui ? Et les photos, qu’avait-il pris en photo ? N’était-ce pas une station service. Et c’est après, qu’il s’était aperçu qu’elle n’était pas sur la photo. Que sur la photo, il n’y avait rien. »
Il a fait très chaud, lors du mois de Juillet 1976.
Les paysans manquent même de fourrage, il faut en transporter d’une région à l’autre. L’eau d’arrosage est rationnée. En Automne, la pluie est revenue brutalement, elle emporte une odeur très vive, qui semble être restée dans les vins de ce millésime.. Sur les routes, les petites routes, les vicinales, les premières voitures à s’arrêter pour prendre des auto stoppeurs, peuvent encore être des antiquités sans que personne s’en formalise, des bétaillères Citroën gris métallisé en tôle, des 4 L de curé, la camionnette de livraison de l’épicier : un monde qui ne va pas loin, beaucoup plus distrayant que celui des VRP, assommés déjà par le perfectionnement de leurs agendas. Ceux là transportent avec eux quelque chose du domicile où ils auraient dû être, où ils ne dormiront pas ce soir, et où ils se seraient au fond encore plus ennuyés qu’à l’hôtel. Les adultes, au sortir du bac, nous paraissent être tous des enseignants. Jusqu’au stade de découvrir ce que même les gens de l’Education Nationale n’étaient pas, que la profession est une image collée sur les gens, une surimpression qui les fait trébucher, bégayer. Un sabotage de leur essence profonde.
Alors voilà, les professeurs n’ont pas « été » profs, comme ne sont pas profs les agriculteurs qui ouvrent pour la nuit les portes de leurs granges, avec modestie, nous regardant le lendemain matin comme si nous étions savants de leur grange où peut être ils n’auront jamais tant dormi que nous.
S’il y a des tubes Citroën sur les routes, il y a des moissonneuses batteuses sur les champs de Juillet, qui fabriquent de petites bottes, liées de ficelle ordinaire, et dont la capacité n’est pas monumentale ; sans se ruiner, le plus modeste éleveur peut en délier deux ou trois, qui fabriquent alors à la fois le matelas et la couverture.
Il paraîtrait du dernier atroce, en 1975, d’imaginer le remplacement un jour, de ces petites bottes mises à sécher dans leur grenier magique et sous leurs charpentes raffinées, par des rouleaux de foin compressés laissés à sécher sur le champs et emballés dans de douteuses poches en plastique blanc.
Mais les granges, sources de liberté, sont sur le point de tarir, leurs portes vont se clore plus sûrement que les pyramides de Chéops, plus lourdement que la paupière des morts, et sans un chant, sans un cri. Personne, ni au Lycée Kléber, ni à la Faculté, ne parlerait de ça, ce progrès des techniques agricoles s’abattra en même temps que tous les progrès du moment, soulageant ses utilisateurs directs, mais déterminant d’imprévisibles remous au delà.
Les quelques immeubles d’une petite école protestante, au cœur de la vieille ville, nourrissent cependant une infinité de chemins vers la campagne, les granges, la passion bucolique, beaucoup plus que ne le faisait le mastodonte administratif du Lycée Kléber.
C’est la plus vénérée des écoles protestantes françaises : j’ai dû y accoster après avoir fait un peu trop le zèbre au Lycée d’Etat, et je vais y découvrir une des vieilles sociétés fossiles d’Europe, dont les enseignants de « Kléber » me paraissent rétrospectivement n’avoir été avertis que de loin ou par rumeurs.
Là, Amphoux, professeur de français et de lettres classiques, parlera en bon protestant, bien plus d’Agrippa d’Aubigné que de Montaigne, et je découvrirais que c’est un classique, un des mille signes qui témoignent d’un passé remontant, au fond, plus loin que la Réforme et certainement dans le passé médiéval de la Cité lorsque, s’étant débarrassée du pouvoir ecclésiastique, elle s’était donnée un statut de République : Amphoux nous cache son vrai secret : c’est un théologien révolutionnaire, il sait tout de la vraie vie du Christ et nous rappelle la date de sa divinisation sauf que la plupart d’entre nous s’en tamponnent.
Il a le teint un peu jaune, comme un parchemin, les jours où il est fatigué, et pour avoir l’air vieux malgré sa juvénilité, il porte un bouc.
Un vrai bouc de chèvre, peu fourni, quasi-rabbinique dans cette nostalgie bien connue du protestant pour les sources : pour un peu on le verrait en burnous, et avec une grande crosse de bois, marchant à grandes enjambées dans un désert purement intellectuel. La concentration de la pensée a déjà un peu éclairci son crâne.
Il vient probablement de cette branche protestante qu’on appelle ici les cévenols, et que je confonds encore à l’époque avec les purs cathares.
Sa femme est tout le contraire, plus grande que lui, pleine de santé et d’ailleurs, suisse, elle respire l’alpage et les grandes marches d’un abreuvoir à un sommet. Son meilleur ami, qui est barbu aussi, est éducateur spécialisé : ils vont nous organiser un groupe de parole, ou de théâtre, je ne sais plus, qui se conclura par une sortie champêtre.
L’éducateur est barbu, sans que cela ne lui donne l’air plus âgé.
Il est beaucoup question d’Alfred Jarry. Il va ainsi s’instaurer, grâce à leur sortie, une grande familiarité avec les lieux de la ruralité, une familiarité souveraine, le contraire de ce qui pourrait arriver sous la tente ou lors de ces « camps », qui font définitivement croire aux adolescents que la campagne serait une aventure nomade.
-« N’importe quel endroit semble merveilleux lorsqu’on n’y a encore rien vécu de dramatique, qu’on n’y a pas été malade, qu’on n’a pas été obligé d’y travailler avec la migraine. »
Amphoux, qui dit ce genre de phrases, enseigne du Bellay et Raymond Queneau, quelques années, avant de devenir un chercheur distingué du CNRS et de se pencher sur les écrits néo-testamentaires les plus ardus, sur des évangéliaires exhumés des cercueils-reliquaires de l’antiquité. C’est ainsi, certains protestants préfèrent manger ostensiblement le pain rassis avant le pain frais, repas après repas, préfèrent l’ardu au facile sous prétexte que la mort finira toujours par gagner et qu’il vaut mieux, n’est ce pas, travailler sous sa bannière. Amphoux n’est pas tout à fait de ceux là et il réveille les vieux textes plutôt que de les utiliser moisis dans le rabâchage des cancres.
En cette étrange école dont je ne suis pas le moins étrange élève, de nombreux gamins viennent du tissu villageois plus urbains que les plus urbaines des préfectures de la Vieille France, fils de familles rurales attachées à l’histoire protestante donnant à penser jusqu’aux recoins du département ; d’autres y profitent depuis longtemps d’une ou l’autre villégiature de leurs parents et des amis de leurs parents. Alors une infinité de filets ruissellent du centre de la cité vers les villages sublimes, qu’ils soient en plaine ou qu’ils soient vosgiens, les élèves ne peuvent pas éviter de s’accoutumer à prendre les petits trains qui en rapprochent, à mesurer ensuite les kilomètres de chemin de terre pour y aboutir, maisons dont les clefs sont cachées sous une grosse pierre, dans un pot de fleur, sur l’appui d’une fenêtre.
C’est la tranquille tribu des petits et grands propriétaires de maisons de campagne, d’instruments de musique et de bibliothèques.
La communauté protestante strasbourgeoise gère souvent, comme au XVI° siècle, les institutions de la Cité. Conseil Général, Mairie, on ne s’étonne pas de retrouver aux occupants des plus beaux hôtels particuliers dévolus à la République des temps modernes ( la Préfecture, la Mairie, la Banque de France, les Haras, le Siège du Gouverneur militaire) des noms d’anciennes familles patriciennes de la Renaissance.
Ces palais bien évidemment sont beaucoup plus jeunes que les institutions de la république médiévale, le Conseil des Quinze, des Treize, et beaucoup plus jeunes que les familles patriciennes dont on retrouve encore les noms, parmi les professeurs de la vieille école, certains élèves, et même sur les étiquettes de la bière Cronenbourg, l’institution la plus renommée du pays bientôt, dans les eighties, rachetée par les amis de l’époque d’avant Louis XIV, les flamands ! Les hollandais ! Oui, ceux qui avaient vu se développer leur âge d’or quand les artisans de Strasbourg se furent retrouvés dans l’infamie courtisane, privés de toute métaphysique.
On les retrouve, donc, malgré tout encore dans le gigantesque bâtiment du Consistoire Protestant, dont l’énorme façade se reflète aux flots d’une large rivière.
On sent là, à l’ombre d’une grande cathédrale romane, que l’incroyable de cette communauté est qu’elle parvienne à protéger le parfum d’une République dissoute jadis par Louis XIV.
Dans ce groupe ( qui fit un jour l’admiration du Cardinal de Richelieu) on peut, il faut, il n’est absolument pas dangereux de tenir, des propos excentriques au système religieux. C’est même une question de survie communautaire.
« Savoir si l’on affirmerait ou non le caractère divin du Christ, a probablement été débattu à Jérusalem dans les siècles qui ont suivi sa mort. »
C’est en somme très exotique et assez surprenant, pour moi, qui ai pris l’habitude de me gaver d’offices liturgiques chantés par des moines dominicains en bure blanche et sandales nu-pieds( au bout de la rue où vivait Monsieur Wernher ). J’ai même assisté un jour à la colère d’un Père Blanc contre la chute de fragments d’hostie au sol. Personne ne s’était moqué de lui, dans le petit salon où sa rage se donnait en démonstration. Non, chez les protestants, patriciens clandestins d’un autre temps oublié, on peut chanter, donc, pour soi même. Aller dans les Vosges sans vouloir transcendantal mais pour y retrouver les autres musiciens d’un quatuor à cordes. Tout cela en ayant des propos qui tinssent pour peu évidente la nature divine de Dieu et ne provoquent ni exclusion ni froncement de sourcils, ni aigreurs d’estomacs. Je suis certain que tout le monde dans cette petite école possède de façon presque innée dans sa tête une conscience absolue de ce que sont les différents plans des différents types de fermes des pays environnants, malgré leur innombrable multiplicité. Les grosses fermes presque romaines du coin de Bouxwiller, les usines agricoles à labeur du secteur de Benfeld, et, dans les Vosges, ces petits corps de bâtiments modestes où l’on dort déjà presque dans la grange qui fait le plus gros volume de l’ensemble. D’ailleurs le restaurant le plus proche de l’école est, encore en ces temps là, le repère en ville des paysans venus y faire leurs courses. Un restaurant dont la table d’habitués s’appelle « Le cercueil ».
Brutalement, l’été 76 arrive, il fait extrêmement chaud, et c’est tout, le Bac sera derrière, une première année de faculté bourrée d’exercices stériles sera derrière, et Amphoux aura quitté l’Alsace :
-« Il n’y a pas assez de sauvagerie dans les campagnes autour de la ville de Strasbourg. Les abords de Montpellier me plaisent infiniment plus, c’est plus équilibré. »
Comme Monsieur Wernher aurait trouvé énervants les pantalons en jean des cariatides qui accompagnent les sorties scolaires organisées par les enseignants de la petite école… deux années après soixante huit, même les classes de son Lycée Kléber deviendront mixtes, mais, au Gymnase où j’arrive, elles le sont toutes depuis très longtemps, depuis que les pasteurs ont des femmes ou que les pasteures ont des maris… les enseignants sont face à des troupes mêlées de garçons boutonneux et de rutilantes Vénus.
Les sorties scolaires, surtout si elles emportent une nuit, y prennent un certain cachet, qui n’est pas le bucolique attendrissant des maisons de campagne voulues par les maîtres.
Ah il sera temps pour eux, deux semaines après la sortie, d’arborer des mines consternées et responsables, de prendre à part les élèves les plus poilus…
Aucune soustraction n’étant possible après coup sur nos jouissances et lubricités, le panorama reste intact du regard pétillant des filles, du socle que les planchers proposent à nos sacs de couchage.
A qui viendrait nous raconter le Sida, juste à venir, nous lui offririons un entonnoir à poser sur sa tête. Nous détaillerions avec mépris l’infamie de son imagination détraquée.
Les cariatides sont dressées, les statues descendues du portail de la Cathédrale, en chair et en peaux, les pommettes quasi suédoises des filles du Nord de l’Alsace, les yeux bridés des celles qui paraissent déposées par Attila, la forêt de leurs cheveux et la hantise de leurs cuisses avaient irradié tous les cours de l’année, et à présent c’est là, éparpillé au fil des dortoirs de la maison choisie pour la sortie scolaire, dans la nuit silencieuse des campagnes.
B., de très très loin, est la plus belle, presque espagnole et à chaque mouvement elle déplace la puissance banquière de son père bancassureur, le papa de tous les papas, un qui chasse en Afrique – pensez donc – avec l’engin même du Président légitimissime, cauchemar de Bourdieu, Giscârd d’Êstaing – ainsi lorsque sa fille B. bouge son corps innocent et lourdement sensuel, le mufle d’une espèce d’énorme buffle africain a-t-il sa longue moustache juste en dessous de ses fesses cambrées : posé au sol, le massacre regarde poliment au plafond d’une jeune fille déjà un peu pieuse : un tel père ne pouvait que prédisposer. Nous établissons des usages : depuis sa catholique école elle viendra me délivrer de mon Gymnase protestant : parfois même elle me retrouvera dans un cloître roman, voisin, abandonné, qui sent un mélange de fougère et de guano de pigeon. J’en désherbe le pavé dans une sorte de dînette monastique, dans les derniers mois de ma décadence religieuse. Les longs cheveux noirs de B., ses lourdes hanches et ses jolies jambes, vont me précéder durant deux semaines de l’Août d’après le bac, au fil de sentiers jurassiens, et jusqu’à la première de toutes les granges. Chez un boucher, pas loin du Crêt de la Neige. Fini, cette nuit là, les sols plastifiés des tentes : les quatre femmes encore filles pourront s’étendre royalement dans les immenses charpentes.
Antoine mènera le bal.
Il faut dire qu’il a été chasseur alpin juste un an avant, et qu’il réquisitionne les villages comme un vrai prussien.
Dans la troupe qui s’est engagée au fil des sentiers jurassiens, l’accord est loin d’être parfait. Antoine, celui qui sait se faire ouvrir les granges, ne quittera pas de longtemps cette modalité, dans une absence croissante de liens au banal. Les autres, aujourd’hui, courent avec agilité dans l’organigramme de leurs revenus, des caisses d’assurance vieillesse et dans les investissements «pierre », les travaux d’aménagements de leurs résidences , les horaires de scolarisation de leurs enfants.
Il faudra pour un tel résultat quelques simples décennies, à peine de quoi user la surface des pierres de la grange, de quoi atteindre plus cruellement certes les fortes charpentes, et même d’ouvrir quelques yeux dans la toiture des tuiles.
Rien de comparable à la mort qui viendra cueillir dans l’intervalle Monsieur Wernher, et les grands-parents de tous les adolescents en train de courir les chemins.
Pour l’heure la solidité des grands-parents semble attester l’éternité des parents, et le passé paraît d’autant plus inaccessible que ses gardiens sont encore debout. Il est comme un mystère lové à l’envers des maçonneries, sous le sol de terre battue de bâtiments oubliés, à l’envers de la patte des commodes et des secrétaires.
Pour Antoine, cette résurrection du passé est déjà fait et cause, profession, acte unique qui le détournera de toute profession. Il est tissu, mais cela nous échappe, du désir de faire survivre les questionnements de ses aïeux. Leurs questions sourdent déjà à ses oreilles, comme la dette indigeste de générations dont il se sentirait messianique. Se construira des voix intérieures, bâtira des kilos de livre, de journaux intimes, de tableaux figuratifs, symbolistes, géométriques, puis toujours au désert tentera une orientation de plus en plus désastrée – au sens maïeutique de cette expression du dés-astre – par le travers des géométries et par la pulsion d’y repérer les organisations de l’infini. Petit à petit, des figures géométriques en bois multicolores envahiront les pièces où il séjournera, pièces remplies par la tranquillité des morts. A coups de cheminées, de lambris, de miroirs et de toutes les incantations possibles.
Les parents d’Antoine vivent toute l’année strictement en face de Monsieur Wernher dont les sépare l’épaisseur du Jardin Botanique ( le chêne, les roseaux sahariens, les deux séquoias, la haie en bambou de l’étang).
Son père, un disciple et ancien analysant de Lacan, en est-il affecté ?
Un jour, je le croise, il sort de l’église des dominicains. (Je suis encore très assidu de leur splendide scénographie.) Il me dit : -« Vous savez, ce qui compte, c’est qu’un système soit cohérent. »
Ensuite, il me raconte que Lacan l’a ramené d’un de ses séminaires dans sa DS. Et qu’il lui a dit : « Vous n’y avez rien compris, n’est ce pas ? » Il me dit ça, le père d’Antoine, comme une perspective sur d’autres « Monsieur Wernher » et pendant qu’il parle, il a un peu la même démarche que Wernher. D’ailleurs, on marche dans la même rue, sur la même terre battue, sous les mêmes érables.En plus, s’il y a bien quelqu’un qui ressemble à Wernher, c’est Lacan.
Les sourcils, n’est ce pas.
B.et D. vivent sur la même ligne, parmi les nombreux massacres de leur papa, derrière chez Antoine. Elles sont séparées de lui par un très grand sapin bleu.
Leur père une fois, est surgi dans un très beau pyjama, alors que nous bavardions pas bien tard devant le haut parleur des sonnettes. Il fait souvent des citations de marin, il appelle Jules Vernes le cul de plomb. Quand ses invités l’ennuient, il va faire couler son bain. Quand il tire un canard, il envoie sa femme, une fois, le ramasser. Elle est délicieusement soumise. Clotilde habite sur la même ligne wernérienne, une avenue au delà, une avenue très viennoise, un Ring. Sous un clocheton en brique rouge et un pinacle de mansardes gothiques. Ni miracle, ni coïncidence : quelle concentration.
L’image de Wernher n’y existe qu’en tant que motif, non pas comme une obsession.
Il n’est pas nécessaire de penser à lui.
Mais il ressemble, avec son souci d’être heureux, aux préoccupations essentielles qui surgissent lors des débridements de l’adolescence enfin rendue à la liberté de ses promenades et de ses victoires : une rivière très calcaire permettra aux filles, qui sont extrêmement jolies, d’adopter la seule tenue qui leur aille vraiment, il y a de petites baignoires très douce, adaptées à leurs épaules, à leurs seins. Elles ne risquent rien, nous ne sommes pas les boucs qu’il faudrait, il nous faut d’abord voir, peindre, gérer quelques siècles de dettes familiales et d’illégitimités. Des interdits, des maladresses redondantes, une sorte de conversation handicapante avec le sublime hante surtout Antoine.
Du Jardin Botanique il a d’ailleurs représenté une aquarelle japonisante et totalement spiritualiste, cette année-là , les roseaux, un soleil couchant, des grues en un vol migrateur horizontal qui tranche le ciel…
Dans notre première grange il n’y aura ni froid, ni sol caillouteux, contrairement aux nuits précédentes passées sous tentes lourdissimes. C’est déjà pas mal en matière de libération.
B., ses cheveux noirs, ses sourcils fournis, déplace une arrogance gracieuse qui tient notre cohorte . Nous marchons, cet Août là, sans nous dire un mot tout le jour, attentifs au lexique du paysage au point de rebaptiser les gentianes « sentinelles » – les gentianes inquiétantes, dressées seules dans les prairies des sommets, le soir.
La prochaine grange surviendra un été plus tard et, enfin, sera en Auvergne.
« En 39, l’Administration nous a envoyé en Auvergne, avec notre accent alsacien, pour sauver ce patrimoine inestimable qu’était l’accent alsacien on nous a caché en Dordogne et en Auvergne. En Auvergne les universitaires Alsaciens. Limogés, au fond, enfin. Mais j’ai pu avoir un Laisser Passer militaire pour revenir seul à Strasbourg chercher des papiers, et c’est surtout ça qui comptait : la ville déserte, sous ça de neige. La ville silencieuse, en plein jour. Personne, pas un rôdeur. Les soldats en arme, rares, aux points stratégiques. Et ma rue, le long du Jardin Botanique, enneigée comme un chemin de Russie. La serrure, pas même ankylosée. Sur des kilomètres et des kilomètres, le vide. Se dire que tout le monde était en train de découvrir la Dordogne, des maisons sans w-c, certains reviendraient contaminés par le désir de manger les bons fromages d’Auvergne. Et les histoires amoureuses des jeunes filles qui se noueraient comme en vacances. J’ai dû rentrer, moi, ils m’ont fait découvrir le pays de Bade. Beaucoup plus familier, c’est sûr. Assistant de Français, là bas. Ah oui, ils nous ont fait dégorger la Ruhr ! »
La rentrée des classes 75 ? – je n’y suis pas, je n’y suis plus. Je jubile d’en avoir fini avec ces horaires scolaires et l’Ennui : je savoure mon café à une terrasse de Millau, juste devant un Lycée inconnu, où se déroule le sinistre défilé des pauvres élèves dont je ne serai jamais plus. J’ai dormi, je crois, sur le sol de la gare, j’arrive d’Yvetot en stop et ne sais pas encore que je ne rejoindrai pas ce soir à Montpellier, le petit appartement où Amphoux vit avec sa femme et ses deux petites filles. Je ne me rends pas compte qu’en choisissant de lui rendre visite je vais rejoindre un des éléments de la petite école protestante qui m’a permis de déambuler entre granges et sentiers comme un poisson dans l’eau.
Non, la douceur des allées de platanes, bien chauds après la pluie de Normandie que je fuis, ne m’avertit pas du rêve qui m’attend là-haut et va m’ancrer un peu dans la pierre de l’Auvergne, comme si je sentais déjà, avec un an d’avance, cette masse pierreuse du Massif Central.
On dit que l’étymologie de Cantal c’est « pierre » – un épicier ambulant va m’emporter tout là haut, en serpentant la falaise blanche qui écrase Millau et sur quoi commence l’étendue des causses – et après quelques kilomètres d’une petite route nationale entre les perspectives de nuages et de collines desséchées, abasourdi d’arriver sur la lune, le plateau du Larzac, je lui demande de s’arrêter dans un petit village, Le Caylar.
C’est là, sur un plancher vraiment moisi, entre les plâtres vraiment humides d’un petit immeuble abandonné, que je fais un rêve où se mélangent des architectures hébraïques et gréco-romaines : je rêve d’une synagogue qui contiendrait une sorte d’étuve où se meuvent lentement des athlètes dans une grande rumeur d’eaux. Le mur de gauche est, troglodytique, en roc. J’aurai oublié ce rêve demain, me dis-je certainement au réveil.
Mon seul désir est devenu subitement de rejoindre, perpendiculairement à la route nationale, ce plateau inconnu des Causses du Larzac, offerts aux vents comme un labyrinthe de buissons et de chambres pierreuses – oui, il y a un sentier, il y fait très chaud, pourtant il s’abrite sous une galerie d’arbrisseaux.
Je ne pourrai cependant jamais oublier le temple dans le roc de mon rêve nocturne car il va se répéter Dans la réalité du Réel, derrière la masse grise des remparts de la citadelle de la Couvertoirade. Une enveloppe grise qui a surgi dans le lointain sans que je m’attende à son existence, étant parti à l’aventure, quittant la route droite qui m’eût rapproché d’Amphoux à Montpellier – cité templier touristique mais là, heureusement, déserte, pas un touriste pour en obscurcir le déchiffrage, ils sont tous retournés à leurs villes.
Derrière les murailles, les rues en terre battue me portent à l’escalier taillé dans le roc qui monte au petit perron de l’église des templiers. En poussant la porte je vois le mur de gauche, je retrouve mon rêve, le mur troglodytique.
Les battants de bois, se refermant, exclament un chant caverneux – il me semble que j’ai rêvé, peut-être aussi, des croix discoïdales qui protègent l’autel. Longtemps, ce jour de Septembre, je fais résonner mon piccolo en bois sous la goutte romane.
Lorsque j’arrête, Henri Ucheda, un des rarissimes habitants du hameau, est assis au dernier banc, communie mon extase, nous resterons de longues journées, hébergés là. L’étreinte du parfum mêlé de toutes les essences végétales du causse va se resserrer sur nous : nos repas sont toujours d’un fromage de Cantal vieilli, et quand on relève la tête, le vent qu’on respire porte les thyms multiples qui prospèrent là. Si on s’approche des remparts, il faut presque irrésistiblement partir se noyer dans l’étendue désorientée où les chemins vite s’effilochent en plaques de cailloux. En se penchant on voit le lait sourdre des grandes tiges d’euphorbe. Les serpents dorment jusque sous le pied, leur tranquillité ressemble à celle du paysage. On s’enfonce dans un soliloque au moment où la trace s’enfonce dans les gorges qu’y creuse le moindre ruisseau, et à mesure qu’on approfondit ces descentes, la fraîcheur apparaît du lit d’un torrent disparu où pourtant explosent les surprenant feuillages des figuiers et des amandiers. L’Eden, ainsi, est caché de toutes les perspectives évidentes qui rebondissaient à la surface des causses, il propose son souffle frais, presque fleuri, à la parfaite désorientation de qui se laissera happer par la longue descente, sans but sinon la douceur. La solitude des robinsons semble y accroître la résonance du souffle du promeneur solitaire, dans ces limbes fleuries. Au retour vers la protection des grands murs, une cheminée propose que nous y accroissions l’odeur de thym en en jetant de larges brassées pour amorcer le feu. Puisque nous n’avons rien, dans l’eau bouillie nous jetons encore du thym, et cette monotonie s’accommode bien de la lenteur qui nous dévisage à la même vitesse que le vent nous ébouriffe. Comme il n’y a pas de femmes avec nous, nous nous parlons peu, et ce vent, nous l’entendons d’autant mieux qu’il est seul à ne jamais se taire. Un tel paysage sollicite de nouveaux mots, qu’il conviendrait de créer pour l’atteindre : en redescendant vers les fontaines du fond des gorges, seul le mot d’Eden resurgit de ma gorge.
Et le temps s’arrête, ne reprendra plus puisqu’il n’y aura plus de rentrée scolaire, jusqu’à la prochaine grange, que je reviendrai découvrir, aimanté, l’été suivant. J’aurai eu l’année pour méditer la carte et rechercher la vallée auvergnate la plus vide de tout tracé routier. Avec pour souci l’Eden, l’envie de descendre encore dans l’une de ces rivières impossibles.
-« Aujourd’hui, je le sais bien, les contenants, dans les rêves, ce sont des revendications à traîner encore un peu à l’abri des mamans, au tréfonds des infantilismes : et c’est évidemment ça, cette synagogue, c’est un aveuglement de plus comme tous les temples. Quant aux athlètes qui s’y meuvent, allez, jeune héros qui se déploie dans l’espace imaginaire du regard de sa maman… allez, allez, faites le Bien, appliquez, et surtout, ne vous demandez jamais si vous ne pourriez pas vous mettre enfin à jouir à votre propre compte, et plus à celui du lit de vos parents. Allez, allez… »
Les remparts de la Couvertoirade soulignent la gravité du désert qui entoure la vingtaine de petites habitations, immeubles de pierres sèches construits chacun au dessus de sa voûte, vide désormais des moutons qui jadis y tenaient lieu de chauffage. Il se livre dans cette citadelle touristique, depuis vingt ans, le grand combat entre François Montes le dessinateur reconverti en crêpier, et Henri Ucheda, l’ancien guide du château des « Guermantes » devenu potier, mais l’un et l’autre savent que la fonction des remparts n’est pas de faire venir leurs clients. Ils ont mesuré à quel point l’hôte primordial en est le désert même si le plus souvent, les mois d’été, le seul désert qui leur reste après avoir accueilli la horde de badauds en short séculier, c’est le désert d’une tête vidée par la fatigue et la succession de cent cinquante ouvertures du tiroir caisse.
Quand il y a quelques années s’est abattu la nouvelle qu’une autoroute avait cinglé l’étendue des causses, la douleur ressentie a confirmé que la cartographie mystique du Larzac avait supplanté en moi le gril amoureux des petites rues balnéaires autour du maillot de bain d’Aude.
Sous l’autoroute et malgré la bonhomie sadique des touristes il est impossible d’ignorer que le désert exerce une maîtrise caussenarde.
Le chemin contourne la colline où la Couvertoirade s’adosse ; puis il distribue un réseau de champs arides, de prés rocailleux, et une gorge, où il se perd en se confondant au lit de cailloux blancs.
Le plan de ce chemin, qui est le seul qu’on puisse prendre en dehors des routes carrossables, forge un gril, et ce gril s’imprime à la mémoire du compas des jambes de qui aura eu la drôle d’idée d’y marcher ; c’est que la solitude y propose la jouissance d’être unique dans un monde immense.
Seul témoin d’un monde où des milliers de collines confrontent au vent le chant de leurs buissons, les bras tordus de leurs petits chênes, l’exhalaison complexe de leurs aromatiques broussailles.
Le motif du célibataire de la rue de l’Université se mêle à celui de la méditation célibataire des plateaux herbus et du regard presque humain posé sur les étendues caussenardes par les meurtrières et les créneaux de la citadelle. Je me prends à penser que si Monsieur Wernher est resté dans l’appartement parental, c’était pour savourer, alors que les tombaux familiaux se remplissaient, sa transformation progressive en désert, la disparition absolue des rivaux, des autres, de ce concours de propos humains qui gêne la constitution d’une ruine intérieure, d’une parole venteuse, d’une écoute approfondie de la voix, sous la ramée, de la lune blanche dans les gravures anciennes.
Aussi est il resté longtemps là dans l’appartement vide, jusqu’à apprécier ce qui lui avait toujours manqué, la sensation de l’Unique, d’être dans une intense mesure dépositaire d’un regard unique, d’être l’unique objet d’attention des couloirs de l’appartement qu’il m’avait dit être hanté par un Golem. Les sourcils de Wernher supposent l’existence d’une menace – et pourtant, que l’on voit loin depuis les murailles de la Couvertoirade ! – et cependant comme il semblait voir loin, dans les couloirs du Lycée Kléber, dans les articles de la presse locale, dans les péripéties morales de l’annexion nazie – pas un envahisseur perceptible, au long des perspectives, à perte de vue. Devant l’appartement de Wernher, les frondaisons élancées du Jardin Botanique développent leur chant, à commencer par le chêne ( Quercus). Ces fortifications là dictent un silence aux rumeurs automobiles de la ville – c’est pareil à la Commanderie templière : à peine sorti du cloître des remparts on réalise qu’il est digue contre le vent, dont il supprime l’emphase et l’enthousiasme, pour permettre aux gens de se dire :
– « Où est ce qu’on a rangé les nouilles ? »
Le désert venteux au delà n’est pas de ceux où l’on mourrait, toutefois, de faim ou de soif.
-« Un refuge, au contraire, un refuge. Replions nous à Venise à l’abri des roselières et des vases meurtrières. »
Pour envisager l’ordre des perspectives, il convient de pouvoir de temps en temps, depuis la tranquillité des appartements d’Henri Ucheda et après avoir mangé un bon plat de nouilles, de pouvoir se pencher aux toutes petites fenêtres du rempart et de voir s’y découper un fragment rectangulaire de la sauvagerie du Causse. Ce Septembre 1975, le Causse offre un inoubliable talisman qui évitera dorénavant toute soumission aux pédagogies encore à venir.
Dans quelques mois la Faculté de Médecine de Strasbourg, dans des locaux où flotte – ça ne s’invente pas – le souvenir du Professeur Hirth ( Ernest Huber, en vidant la cave de tous les supplices où ce maître occulte de la Faculté Nazie opérait ses dissections de prisonniers, aurait découvert des lettres à Hirth signées « Ton Adolf » ) – la Faculté de Médecine impose aux adolescents, dans sa grande cruauté, de dessiner des cadavres découpés en long et en travers, flottant dans des grands bocaux en verre.
Ce miroir à carabins est éteint par le Causse.
Même la découpe transversale d’un tragique vagin, ses poils follets flottant dans l’alcool de conservation. Ses replis génitaux sont blancs comme une chair de poisson.
A l’opposé, les sentiers pierreux de la Couvertoirade cerclent un silence tombal et m’y tiennent comme une roue bien hermétique. N’allez pas croire que ce deuil là, que ce sacrifice au dieu obscur, soit d’une quelconque tristesse. U. me prêtera son vagin vivant. Conjuration du bocal de l’institut d’anatomie, bal vaudou, fête ! Elle vit avec son amie Barbara. Dans un petit appartement propret. Barbara et elle, durant les cours, tricotent. Elles me parlent de châteaux allemands où l’on arriverait à pied, de collections d’ouvrages illustrés légendaires. U. joue de la flûte traversière, son père est psychiatre à Munich et après un début de croisière dans son lit, sexe ensanglantant mes doigts, je m’enfuis à vélo de chez cette première étrangère, sous la lune, humant les sangs.
Quand un chien goûte au sang, certains chasseurs soutiennent qu’il est bon à abattre.
J’ai peur de ça, sur mon petit vélo pliant, passant devant la statue en forme de casque d’Alcibiade, qui orne la Place de la… Bourse.
-« Ne pas manquer, surtout, ne manquer de rien, s’imaginer détenteur des femmes, les additionner dans l’ombre, collection de piteux clichés valant certificat d’usage, garantie d’avoir cru posséder, c’est la Règle la plus erronée qui soit, mais elle débute ce soir là un long et fidèle mécanisme. » -« Vous verrez. Elles sont terribles. Ne pardonnent rien. N’oublient jamais. Et ne veulent que vous annexer. »
En 1975, à 19 ans, il devient possible de rencontrer réellement Wernher, lors de ses pérégrinations circum botaniques. Je le découvre après une éclipse de cinq ans imposée par mon voyage en école protestante, et il me répond probablement parce que j’ai quitté l’enveloppe enfantine.
Il vit entouré par le bruit des familles voisines et la mauvaise qualité des plafonds et des murs lui en apporte l’exténuant fumet. Les tempêtes quotidiennes de l’insatisfaction et de la rancœur sa sœur. Atténuées à peine par le plafond, les courses d’enfants, ce règne qu’ils acquièrent sur des couples parentaux sans sexualité qui en imposeraient, ce boucan ininterrompu. Pour le plus grand malheur du voisin du dessous, les petits soldats courent et se disputent avec éclat en disant leur absence de considération pour la grande question de l’adulte : vivre enfin ses désirs.
Les battants de la porte des granges sont tenus ouverts avec modestie par les paysans qui les proposent – comme ils ont l’air vieux alors qu’ils se pensent jeunes agriculteurs encore ! – comme ils ont l’air vieux devant nous autres adolescents. Ils nous offrent leur palais de paille et de tuiles de pierre, dans les hameaux perdus de la vallée du Goul, au milieu du Cantal, où le désir a rabattu une promenade discrète de l’automne 76.
B. tient ouvertes les paupières de cette grange-là, à laquelle convoquait la carte de France. En y cherchant les lieux les moins routiers on y devinait la présence de déserts qui ressembleraient à ceux des causses. B. se matérialise, à l’Automne 76, sous le fronton de l’église de Châteauroux. Elle revient de vacances américaines. Le lieu du rendez vous est dicté par le tympan de la cathédrale, qui est dans les guides verts, et par la proximité d’Aurillac, qui est la ville gardienne des déserts. De petites routes déroulent la surprenante partition en montée progressive jusqu’aux encaissements en pâturages qui cernent Aurillac.
Depuis la chambre d’hôtel on voit ces prés dominer, en l’éclairant, la grisaille urbaine, un vert pomme qui fait tout un ourlet, tout autour, par dessus chaque toit, et où se découpent les derniers étages de tous les immeubles.
A l’hôtel, il me paraîtra vivre environné de cloches qui rythment les heures, et les quarts. Nous dormons comme séparés d’une épée, d’une trace de farine niebelungienne, qui surveillerait par sa blancheur l’inaction de nos corps nus, si frais. Mais enfin il nous reste à apprendre que cette chambre d’hôtel n’est qu’une chambre, une petite pièce juste à la taille de l’humain, et de plus louée, objet d’une transaction désaffectée, hors tout sentiment. De l’hôtel à nous il y a la distance du métier de l’hôtelier.
Car la grange du lendemain portera son immensité gratuite au dessus de nos sommeils. Ouverte, un avoir paysan immémorial offre ce rôle secondaire de la grange, d’un matelas métaphysique. Je les revois, le couple des hôtes, ce hameau, et la main de l’homme quand il tient l’énorme portail, comme on tiendrait un éléphant, un léviathan, un cheval.
Leur hameau, que nous avons découvert après avoir marché jusqu’à la fatigue, s’enfonce, se terre, se confond aux flancs de la vallée du Goul que j’avais marqué d’un point sur la carte. Les pentes des toits, dans ce pays tout nouveau à nos yeux, ressemblent à des poissons énormes et gris, car les tuiles de pierre, les lauzes, sont de trente six dimensions, et s’appareillent avec ordre, ici les pierres énormes, là bas les petites écailles. Ces toits descendent presque jusqu’au sol, ménagent un confortable auvent, juponnent les murs de pierre.
Le hameau n’était pas prévu.
Il est coïncidentiel comme, l’année précédente, l’église templière et troglodytique surgie d’un rêve.
Pourtant il n’y a rien de plus banal que de le trouver là, et ses bâtiments sont d’une telle solidité que dans deux siècles, s’il le faut, il suffira de les remonter, une fois assagie notre époque de verres fragiles et de courriers électroniques volatils, puis de réapprendre les gestes qui lui ont permis de résister à des centaines d’années de vent et de pluies. Il sera encore tout à fait banal d’en retrouver les restes là. Le paysan nous y laisse tous deux, expliquant avec une foule de détails quelle place choisir pour bien dormir.
Et les recommandations, pour le feu, évidemment. Le lendemain lui et sa femme nous serviront du lait en nous voyant sortir et nous étirer bien longtemps après eux. Ils nous avoueront qu’en cette même place s’était tenu leur lit nuptial car la grange avait été longtemps leur seul bien. Ces deux qui nous accueillent dans leur temple, ils ont été bannis un jour. Ont vécu cette grange comme une mise à l’index. Et là, voient deux jeunes adolescents fringants prendre leur place autrefois maudite, mais avec gourmandise. Nous en parlent, au matin. Au secret de ce palace, la nuit court comme des nuages sous l’orage, comme du lait versé d’un seau, et pourtant remplie de silhouettes inquiétantes et le plaisir distribué dans la grange est aussi violent que déséquilibré. A la mesure de la vacuité désertique à laquelle on s’affronte dans cette masse de silence, tout en bas de laquelle on ne dort pas, où s’apaisent pourtant même les oiseaux de nuit, nous couchons sous des étages et des étages de grange. Nous couchons sur la plus grande couche qui se puisse imaginer. Et y courons. Dans les mâchoires de la clôture des lauzes.
Nous sommes à peine présents ; le passé auvergnat nous mâche. Nous prend comme, demain, le torrent où nous referons les mêmes gestes mais en plein soleil, où se redéploiera B. dans son appareil formidable de nudité. Deux mille ans de savoir-faire attendaient pour proposer à nos déhanchements la solidité des solives, le silence de la doublure de bois qui soutient les tonnes de lauzes, le bruissement des lisières qui hantent la mi-hauteur de cette vallée, entre Murols et Entraygues. Qui est derrière le mur, surveillant notre héroïque résistance à l’Eros, et multipliant son pouvoir par chacun de nos retraits :
-« Va me chercher de l’eau, je t’en prie. » Et c’est qu’il y a un robinet, derrière la grange, le fermier a dû nous le montrer. Elle s’y rend, c’est le moment où dans les montagnes russes la voiture arrive en haut. Puis elle revient. Est-elle nue, dans la nuit ? Certainement mais je ne me souviens que des deux paysans et de leur petit déjeuner du lendemain matin.
Ensuite après avoir quitté les quelques fermes reliées par un chemin de terre battue, la vallée du Goul ( étymologiquement l’estomac !) nous livrera son torrent. Cette vallée a une double pente, est en deux temps, commence en haut par de très doux replats, sur lesquels se dorent au soleil couchant des fermes qui sont autant de palais. L’eau se trouve, à cette hauteur, derrière de petites portes de bois qui laissent suffisamment filtrer de lumière pour que quelque végétation phosphorescente y attire l’œil. On s’assiérait là simplement pour goûter l’engloutissement du soleil de l‘autre côté du plongeon de la vallée.
Mais si l’on se glisse au fond du jardin de ces maisons d’en haut, des courtils où grimpent les haricots, une forêt difficile surgit dès la palissade, embroussaillée et en très forte pente.
Aux étrangers peu de chemins viennent s’y offrir, ce qui rend à la forêt son épaisseur initiatique, sa dimension de franchissement.
C’est beaucoup plus bas que l’on est surpris, une fois copieusement égratigné, de trouver encore un plat et des prairies, comme si toute la difficulté forestière n’avait été qu’un leurre et que les paysans du haut disposassent d’autres accès à ce paradis caché des fonds heureux, des berges paisibles et secrètes qui exposent leur herbe grasse autour du Goul.
Le Goul, court autant que courent les nuits. Il répond aux fatigues parce qu’exténuées, les jeunes filles vont fatalement s’y dévêtir. Ainsi interrompent-elles la fatigue de leur compagnon. Les couleurs de la lisière, du Goul, des arbres fruitiers qui le bordent, font tableau, fixent solidement cette rencontre et se font un jeu de transformer la Terre en une providence, paume ouverte sur quoi marchent innocemment les enfants, sans s’étonner de trouver au bord du chemin les plus beaux palais et les piscines les plus sophistiquées.
La grange au dessus de nous convoquée, la nuit qui s’enroule tout autour comme une écharpe, tout cela dans une banalité absolue, c’est à dire que les images que nous retrouvons cette année là derrière Aurillac, sont présentes à l’esprit de la totalité des personnes constituant notre petit monde fraîchement débarqué de l’école. C’est même une sorte de fédération.
Avez-vous dormi dans une grange ? – pourrait-être un des codes, très imprécis au plan de l’analyse des symboles qui s’y promènent, mais par contre réaliste. La grange est une réalité. Comme un grand cru. Il faut le boire, et ensuite le plaisir.
Dans la grange en se concentrant très activement je peux percevoir l’empire auvergnat et, à travers l’aspect des architectures, des chemins et des cadastres ruraux, l’affleurement de millions d’histoires jamais écrites et pourtant vécues, ici et dans les communes attenantes. Ces destins évaporés ont laissé probablement bien plus que l’écaille des papillons.
Cette grange ci, de la vallée du Goul, est protégée par un amoncellement de pierres comme, il y a six mille ans, les tumuli pré-celtiques recouvraient de leur colline de pierraille les petites chambres funéraires où l’on trouve encore le crâne fracassé de quelque ancêtre visiblement guerrier.
De ce tas de pierres qui recouvraient un dolmen, jusqu’à l’ajustement méticuleux des lauzes sur les bois de la toiture auvergnate contemporaine : six mille ans.
Quand le temps, cette mécanique irréprochable, a poussé de nouvelles sociétés à envahir les terres où tranquillement les anciens avaient édifié leurs tumuli, alors les sociétés anciennes se sont repliées vers le Cantal, elles se sont élevées loin des plaines soumises à l’empire, élevées, et je ne m’étonne pas de les retrouver, soit là, bien à l’abri des vallées redoutables, soit à Paris, dans le refuge de quelques vieux bistrots auvergnats où l’on conservait, en 76, le dialecte auvergnat presque mieux qu’aux retraits forestiers.
La relation qui s’établit dans la grange du Goul n’est guère sociale, nous ne construirons rien là, serons simplement face au désert, au jouir, à la douleur. Les étoiles sont immédiatement au dessus du toit, et Vénus en dessous, sœur des autres Vénus dont l’éclat n’est pas encore, à cet âge, un moyen de susciter la procréation mais au contraire une fin en soi.
Nous sommes là évadés de notre monde bourgeois, celui qui nous avait rassemblé au fil des soirées mondaines, des stations balnéaires, avec cette jeune fille qui joue déjà au bridge comme une mémé, met les mêmes foulards Hermès, y compris dans les sentiers d’écart, dans l’immense admiration qu’elle porte sans le savoir encore, au règne de Louis XV, à la Cour disparue, aux fastes d’un Paris byzantin où se croisent les familles et leurs possessions, les énarques, les polytechniciens et les normaliens. Tout ça est loin d’être digéré par l’estomac du Goul. Tout ce monde bourgeois va cesser de se reproduire dès les années quatre vingt dix. Va consommer et jouir. Sidération des gens nantis. Un virgule deux enfants par femme.
Dans quarante ans, les rues ne se ressembleront plus, ouvertes aux vents du monde, au village planétaire, aux familles encore nombreuses de Douala et d’Anatolie.
Les rues d’Aurillac ne se reconnaîtront plus.
Et en avion les vacances n’auront plus de raisons d’être dans l’incandescence de la vallée du Goul, mais elles seront le moment du retour vers les lieux lointains, vers les hameaux du Maghreb ou les plages des antilles.
Le Goul sera encore plus désertique, peut être définitivement illisible, comme le latin, le grec, et les mystères d’Eleusis.
Wernher, quant à lui, ne propose aux femmes du quartier aucune aspérité.
-« Avez vous lu : La traversée des Cévennes avec un âne » » ?
Il n’est familier que de la Salle 7 de la BNU, Place de la République.
-« Ca ressemble à la République comme une lune à des fesses. »
La place, circulaire, aligne c’est vrai cinq palais impériaux monumentaux, et depuis les massifs fleuris qui la colorent ( qui pourraient l’enrichir si les jardiniers étaient anglais.) on voit la flèche gothique d’une cathédrale aristotélicienne jaillir du luxueux château préfectoral. Dans ce manège, longé d’un canal en pierre de taille, la Bibliothèque Universitaire suggère aux étudiants toute la sollicitude de la patrie pour les vieux bouquins. Un jour, le président Mitterrand viendra dormir à Strasbourg, on raconte qu’il exigera la présence aux côtés de son lit, de la Bible de Gutenberg, entreposée à la BNU.
La Bibliothèque, donc, agrandit ses portails de grange chrysophorique aux nains universitaires, à quelques dizaines de mètres la préfecture terrorise les demandeurs de papiers, le Théâtre National remplit la même fonction de propagande culturelle française que le Parlement Rhénan qui jadis y tenait une propagande inverse – et comme un grand vautour, la résidence impériale, une fois l’empereur disparu on lui a trouvé un nom plus idolâtrique encore : le « Palais du Rhin ».
-« Oui. Enfin. Vous savez. Prosper Mérimée le disait déjà en 69, la seule chose qui intéresse les alsaciens ce sont les quais de gare et les aiguillages. »
Werner épluche, outre la presse locale, la correspondance de Prosper Mérimée, agent des Monuments Historiques ici, et dont il trouve les volumes à la BNU. Il préfère la salle 7, sous les toits, là où on entend pépier la nichée du faucon crécerelle. C’est là que je le croise, car moi aussi je préfère ces salles littéraires à la Bibliothèque de médecine. Pour lui cette retraite est double, elle associe à l’ancienneté protectrice du bâtiment la possibilité de choisir des textes en dehors de toute influence médiatique. La salle 7 est sous les toits, comme la soupente où j’ai pris mes quartiers.
Ma soupente contrôle du jardin botanique un axe perpendiculaire à celui de Wernher – et lui est en rez-de-Chaussée : quand il reçoit dans l’ombre des arbres le carillon dix-neuvième siècle de l’église de garnison du quartier, j’entends venir par dessus les frondaisons et dans l’immensité du ciel couchant, les lointains échos de la vieille Cathédrale et de ses cloches dix-septième. A nous deux, nous quadrillons, nous entrecroisons notre attention à ce qui est derrière l’air. J’ai dû adopter cette anfractuosité de la mansarde du fait de mes nouvelles activités génitales, si pas sexuelles, si pas amoureuses encore – un repli pour un autre, un retrait pour une vision cavalière, et des femmes, et des paysages.
-« Au moment de mourir Monsieur Wernher n’arrivait plus à s’exprimer, mais il m’a saisie, et il me montrait quelque chose, vers le rideau du box, quelque chose, je ne sais quoi. »
La table de la mansarde commandait donc, du paysage wernhérien : les grands frênes, un massif de bouleaux, des cyprès de Virginie centenaires, l’étang et puis deux séquoias d’où dépasse l’Institut de Physique du Globe et son lanternon Renaissance, tout cela comme dessiné à la plume.
-« On veut toujours avoir l’air correct, n’est ce pas. Le pli du pantalon, le dessin de la Cathédrale, c’est pour satisfaire au regard du Chef. Et s’il s’en foutait, le Chef, du Beau ? Est ce que ce ne sont pas les ravissantes égyptiennes des fresques antiques, qui ont déterminé l’élévation des premiers frontons. L’arrogance du pharaon, beau comme un christ, n’avait elle pas pour objet, malgré l’âge qui avance, de les bouleverser, ces petites égyptiennes qui nagent dans le Nil ?»
Et les chemises de Wernher, et le pli des pantalons, et le chapeau, et l’allure apollinienne de boxeur, et l’élan vers la toute puissance séductrice du Sublime :
-« Et la correspondance de Gide, infini. Trois volumes déjà rendus à la salle 7 . »
Ca ne marchait, je le répète, absolument pas pour la boulangère, qui ne voulait pas non plus entendre parler de Stevenson, encore moins de Henry James ; qu’il me faudra vingt ans avant de lire.
D’ailleurs dans mon anfractuosité de mansarde, j’avais confondu Henry James et Francis Jammes : alors je lisais : « De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir. » , ou bien « La vallée d’Alméria » ( ce poème dont le seul texte est : « La vallée d’Alméria, la vallée d’Alméria etc. ») Francis Jammes me calme convenablement, quelques mois après ma nuit chez Ursula, lorsque le kilt d’Elisabeth se met à subir de trop fréquents croisements et décroisements de jambes, au milieu des discussion littéraires de la petite mansarde
. -« Chantez le plus grave, plus hautain, plus méprisant, La lune blanche, Luit dans les bois. »
C’est vers cette année que Wernher m’accompagne dans l’interprétation de sa chanson « de la Libération ». Je n’y vois encore, et cela durera jusqu’à la découverte des dessins d’Hubert Robert, que des phrases désuètes et des images pitoyables, impuissantes. La lune blanche luit dans les bois me fait plus penser à un kiosque à flonflons et à des corps un peu médiocres qui se rencontreraient en mangeant des frites trop grasses, qu’à la dramaturgie des ruines intellectuelles du Conservateur du Louvre.
-« Dans le masque. Il faut chanter dans le masque – on a mis un temps fou à me le dire. » Le piano droit – en regardant à gauche on voit le chêne – « Ah, Saint Maurice vient de sonner. Voyez, sur le piano, dia da da… un de nous deux est faux. »
Henry James ? Vingt ans plus tard.
Et pourtant le livre « The Aspern Papers » est tout fin, se lirait en deux heures.
J’aurais dû le lire le soir de sa mort, en 94, lorsque Marie Antoinette, quittant le dîner où elle nous avait tout raconté de leur première rencontre quand elle était une enfant et de leurs amours tardives, s’était retourné vers moi pour me dire :
– « Ah j’oubliais. Vous savez, il y a ce livre. Vous vous rappelez, n’est ce pas ? »
Sur le coup je n’osai me rappeler, d’un geste qu’il me paraissait préférable de penser secondaire, vu l’absence de toute rencontre réelle avec Monsieur Wernher depuis dix ans, vu même cette fuite que j’opérais lorsque je l’apercevais… j’aurais dû lire le livre le soir même, cette nuit là de sa mort
-« Le papier du livre avait jauni, comme vous ne trouviez pas le temps de passer le chercher, et il en a racheté un neuf, tenez, Figurez-vous, justement il y a moins d’un mois. »
C’est vrai, chaque fois que je le croisais, et depuis qu’il était dans la compagnie de Marie Antoinette, il me disait :
« Venez à la maison, j’ai un livre pour vous. »
Et moi, je n’y passais pas. Et lui, il savait. Alors il avait racheté un livre quand le premier avait jauni. Et cette fois ci, il n’était plus à la maison, j’allais la raccompagner, elle, dans cet appartement où ils venaient de passer une décennie passionnée.
-« Vous avez connu l’ancien appartement de Monsieur Wernher. Vous savez qu’il ne supportait pas qu’il y ait une décoration murale. Et bien rue Waldteuffel, c’est pareil. Il n’y a qu’une chose, au mur : le livre qui vous attendait. Mais tenez : le voici. »
J’ai pris le livre poliment. En fait s’il ne s’était rien passé à Venise, peut-être l’aurais-je lu tout aussi poliment. A Venise, quelques mois après, j’ai croisé la silhouette dégoûtante de la Mort, dans une pension qui donnait sur un des trop rares jardins de Venise, face à la Giudecca. Le deuxième jour ! Les grimaces vénitiennes de la mort, la chaise à bras portée par deux infirmiers, la vedette ambulance vers l’hôpital derrière la statue du Colleonne, le cimetière et ses cyprès s’encadrant dans la fenêtre arrière du petit bateau.
Juste avant que ce sérieux drame interrompe notre visite, l’île des moines arméniens, dans la lagune, avait livré quelques fragments d’ancienneté absolue.
C’est vrai que l’Arménie a été une province sumérienne deux millénaires avant de prendre pour métropole Byzance, la parente de Venise.
San Lazzaro, l’île dans la lagune, c’est principalement un monastère, un monastère dans l’eau et une bibliothèque dans les millénaires, dans une écriture qui est propre à l’arménie. L’ombre d’un anglais romanesque, Lord Byron, y flotte, entre une momie égyptienne et des fresques signalées. On montre une table, dans la bibliothèque. Lord Byron y aurait transpiré pour apprendre l’alphabet arménien.
L’accélération de la mémoire semble fonctionner dans cette île comme dans toute l’Arménie, jusqu’aux sources de l’écriture, et, par la parenté babylonienne comme par ce singulier alphabet, vers l’idée de Babel et de la cacophonie des langues humaines.
-« On n’aurait jamais dû obliger les alsaciens à parler français. Au piano, cela donne du jazz. – cwoin, cwoin – jamais lu ça nulle part, pas vrai ? »
L’Arménie, province de la Babylonie, de Bab El la porte de Dieu : là, chaque femme mariée doit, une fois l’an, se rendre au temple et attendre qu’un homme vienne l’honorer. Les plus jeunes certes n’y restent que quelques instants. Avec l’âge il faut apporter le mobilier, des réserves de nourritures…
Après le retour de Venise j’ai retrouvé le livre de Monsieur Wernher, « The Aspern papers ».
C’est l’enquête, n’est ce pas, d’un journaliste, spécialiste d’un écrivain célèbre, Aspern, mort depuis longtemps.
Le critique va à Venise pour tenter d’entrer en relation avec une femme qui aurait un peu connu l’auteur qui l’obsède, mais qu’il n’a réussi à entendre que brièvement, au téléphone, quelques mots, évasifs, une fin de non recevoir, un refus de parler à quiconque d’Aspern, et surtout pas un journaliste. Il apprend que cette dame habite à Venise près d’un des trop rares jardins…
Le journaliste est stupéfait, dans le bref coup de fil, car elle parle d’Aspern en disant « Monsieur » Aspern. Et pas « Aspern », tout simplement, comme disent tous ses lecteurs.
Il en déduit qu’elle a été sa maîtresse.( En effet, dit-il, est ce que l’amante de Shakespeare dirait Shakespeare en parlant de lui ? Certainement pas. Elle dirait « Monsieur Shakespeare » ) Il est bouleversé que la Bien Aimée de son auteur d’élection soit encore vivante quand Aspern lui, est mort depuis bien avant sa naissance et, jusqu’à ce jour, lui avait paru appartenir à une autre époque, à un siècle radicalement différent, éteint, tout de papier et d’archives.
Marie Antoinette disait pareillement, avait cette même formulation : « Monsieur » Wernher avait ce livre, pour vous…»
Je ne puis que me demander ce que faisait Lord Byron, dans la salle de la Bibliothèque arménienne, à entreprendre de déchiffrer l’alphabet complexe et ces textes antédiluviens. Quelle retraite cherchait-il, dans une île satellite de l’Ile par excellence, Venise, et dans l’ambiance encore toute imprégnée de sensualité de la Venise du siècle romantique ? Lui qui, au fond pareil à Monsieur Heitz, rêvait de voir flotter à nouveau le drapeau latin grec, dont il avait savouré la texture, non pas au Lycée Kléber mais à Cambridge. Le drapeau latin qu’il voulait pour les révolutionnaires italiens engagés contre les Autrichiens. Le drapeau grec pour ses amis de Missolonghi engagés dans la lutte contre le Pacha turc.
Lui, Byron, dont Goethe disait que s’il avait survécu à sa malaria, il eût écrit « Babel ». Mais sa tragédie s’appela Sardanapale et c’est bien sumérien quand même. Quant à Babel, je me demande pourquoi les descriptions les plus anciennes de la tour remontent à une époque où le bâtiment lui-même, nivelé, avait déjà été rendu aux sables. Pourquoi chaque soir Wernher avec son allure de boxeur – et dieu comme Byron aime se vanter d’avoir su bien boxer !- rendait-il ses écrits à la poussière en chiffonnant la nappe de papier du « Pont des Vosges » ?
L’obscurité engendre parmi mes souvenirs de lieux déterminants celui de la maison d’une grand-mère d’Antoine, je sens réellement l’odeur de cette minuscule habitation pour ouvrier agricole suspendue entre deux sommets paisibles au plus confiant des prés et des sapins.
On retrouverait en interrogeant Antoine quelque temps les moindres détails de cette maison aux murs blanc, ses précisions étonneraient peut-être jusqu’à suggérer une déjà vieille incorporation en Antoine des deux uniques pièces rassemblées au dessus du poêle en faïence. ( A cette altitude les parfums sont presque toujours portés par une brise fraîche. )
Fermant les yeux je revois les trous éclairés des petits volets quand la nuit venue leur dorure de bougie fait vibrer toute la maison – une fois j’étais arrivé par la neige, les petits cuisiniers taillés dans les volets n’étaient pas visibles, se pourrait-il, m’étais-je dit, que je rencontre la maison elle-même, y arrivant seul ?
Mais je me contentai après avoir allumé le feu et préparé un morceau de viande, de guetter une sorte de fantôme, un miroir spectral qui me frôlait autant que les draps un peu rigides, à gros grain. Puis, sortant un peu avant de me coucher, je voyais que la silhouette projetée depuis chaque volet, des deux cuisiniers entoqués, affairés, portant leurs plats, n’atteignait même pas le sol neigeux, se répartissait jusqu’à dissolution entre les flocons ; je regardais un peu ces signes de ma propre présence puis rentrai d’un coup contempler la vieille cuisine parfumée.
Bien avant d’arriver à la maison où Antoine m’avait donné rendez-vous ce Noël là, j’en étais venu à écouter mon propre pas, dans les vignes des premiers remuements de la plaine, par un chemin inutilisé, seul avec la neige.
Paysage aventureux de ce chemin nocturne plus loin engouffré aux sapins et aux gaulis ; le frôlement d’une neige légère se recouvrant elle-même en fusant autour de mes chaussures apportait sa vivacité à la rêverie, son intensité presque silencieuse dont il n’était cependant pas possible d’imaginer l’accroissement ( comme par le son d’un orage lointain qui ténu garde toute sa puissance ). Que retrouvais-je de mon visage en ces neiges parfaites ? Inhalais-je simplement l’oubli clair, créateur, rythmé des traces que je laissais au plus abandonné des chemins.
Il y avait tant de neige qu’en la grattant je ne rejoignais même pas le contact sableux du grès, cela écartait l’idée rouge d’une blessure, d’une souffrance par mise à vif.
Antoine au même instant marchait-il vers la maison, confronté de son côté aux mêmes déroutantes apparitions de l’infini dans la succession noire des voussures chuchotantes de la montagne, avec ces sentiers doux taillés à flanc de nuages, avec la lune, son menton posé, une moue si délicieusement féminine, elle ouvrait un cri voire un chant accompagné de ce regard tendre dont témoignaient comme toujours les quelques pierres erratiques dressées en haut d’une première vallée, pleines d’une lueur dont je sentais la caresse hallucinée au détour du ruisseau qui régulièrement repoussait mon itinéraire. Une fois dans la maison, où je devais finalement ne pas retrouver Antoine, il avait dû oublier notre projet, les bruits que je fis décrurent parce que, pensai-je, la demeure reflétait plus le visage d’Antoine que le mien, diminuait un peu l’attention que j’avais pu porter à travers bois aux manifestations de mon passage.
La porte, d’abord. Basse et ourlée d’un grès, gravé au linteau d’une fleur rayonnante et d’un mot : « DELCA-FLOR » ; tout cela affronté aux étoiles et à la profondeur gigantesque du ciel, ressemblait à un totem efficace ébauché pour signaler à l’univers une conscience maîtresse, une civilité, la connaissance acquise à ces hauteurs des formes météoriques, des saisons agricoles, forestières et animales. A chaque instant en leurs multiples points les ruisseaux remplissent de silence les vallées. Depuis la petite maison il est facile de comprendre la force des vallées, surtout peut être quand on arrive par hasard, sans être prévenu, au dessus des vallées d’écart qui font les Vosges.
Ensuite, revenu à sa maison, Antoine doit probablement se sentir bouleversé d’en être au centre.
A ce linteau gravé Antoine se serait à la longue inscrit également et tout lui en serait resté : plaisir de frôler la pierre avec l’index, couleur rose-sérieux qui répond bien, les matins, au soleil. Le bois qu’on glisse périodiquement dans la porte du poêle est extrêmement évocateur de l’ensemble des forêts environnantes, dégage cependant un parfum antagoniste, protecteur, intérieur.
Je ne tire pas sur les minuscules fenêtres les rideaux à petits carreaux, la lumière éteinte je sors par la pensée depuis le lit, vers les étoiles qui tapent aux vitres, j’écoute mon interlocuteur le feu murmurant par l’énorme poêle encastré. Pour le recharger je saute pieds nus à bas du lit sur le plancher, je passe devant la plaque biblique que le poêle présente à la chambre, j’ouvre la porte de la cuisine, c’est à dire de l’autre moitié de la minuscule maison, je m’agenouille sur les dalles de grès et après avoir ouvert la porte du bas je regarde un peu la bûche sur son tas de braises.
Le bois est dans un panier d’osier ; lorsque le panier lui même sera vidé il faudra sortir, contourner la chaumière et derrière, dans un réduit protégé de claies, attaquer la stère, tout ça en savourant les qualités propres à la nuit en cours.
Malgré l’obscurité je vois parfaitement les silhouettes des sommets tout proches, la dentelure des sapins, je sens les coulées d’air moins froid remontant depuis la petite vallée.
Dans cette maison on peut rester longtemps. C’est une quintessence des granges.
Autour de la table je vois les banquettes de bois, on s’y assied dos au mur et aux fenêtres enfoncées où se reflètent à présent les bougies, reflets lancés dans la nuit. Pour se convaincre du rôle amoureux de la chaumière d’Antoine, en face de la montagne, il suffit , en quittant à nouveau la petite chambre aux lits superposés et à la table d’angle, de rouvrir la porte de la cuisine et de la traverser jusqu’en dessous de la trappe du grenier, se trouvant ainsi en face d’une porte encore plus basse que les autres, si je la pousse elle découvre une dizaine de marches descendant troglodytes sous la voûte de roc taillé au burin, jusqu’à une poche creusée dans cette même pierre, cave presque inutilisée pour les bouteilles tant, peut-être, son rôle réel est d’exister.
Et s’il n’est pas possible d’envisager l’existence en prenant moi-même le pinceau, par une peur de n’y pas réussir, d’en mourir, d’avoir des mains opaques, maladroites, brouillonnes, la crainte de ne pas savoir assez écouter pour vivre d’un travail musicien, non plus ; n’ai-je pas délégué mon regard et l’ouïe aux plus fins ?
Pour perpétuer mes inattentions, en contact avec une sorte d’essentiel artistique loin de toute sensorialité mais rumination touchée seulement par des impressions plusieurs fois transformées, codées et décryptables par ma conscience d’exister la plus profonde.
Et ce mouvement me met si loin au fond de mes intérieurs que les remontées sont devenues délicates, pauvres en informations nouvelles : pour démêler ce que je pourrais aimer, adorer je suis devenu pataud, vie sensible réduite à un fil blanc, journées muettes à s’interroger sans cesse sur une place sociale, une vaisselle à faire, des démarches à exécuter : ma vie, étranglée, soudain s’étonne au soleil des interrogations artistiques musicales ou picturales qui pourraient s’exprimer, s’étonne d’avoir pu oublier l’ampleur des questions les plus simples de l’amour, du regard.
Aussi l’habitant usuel de cette chaumière, Antoine, lorsqu’il était à Mittenwald pour étudier la lutherie, me faisait me sentir vaguement désorienté, dans mes propres lieux dont pourtant je reconnaissais le dessin des rues, le style des façades, la place des arbres.
Il y avait même une chorale où j’allais chanter, croyant y retrouver aussi cette ampleur de questionnement qui me faisait défaut, malgré la médiocrité de nos travaux.
Jusqu’au jour où, me rendant précisément à une répétition, je fus bouleversé sur mon chemin par l’apparition, au loin sur les trottoirs d’un quai ombragé de marronniers énormes, de sa silhouette marchant vite, qui portait sur son dos une sorte de sac oblong, gigantesque, dépassant largement sa tête. De plus près je vis que c’était un violoncelle et en dessous, Antoine, qui venait de la gare et allait à grands pas vers sa dame de cœur.
Je crois m’être arrêté un moment, lui dire quelques mots, de ma répétition de chorale, et ces quelques mots, lorsque j’étais reparti sur mon vélo, m’avaient vidé de l’intérêt que je portais à mes tentatives de chant dont je savais parfaitement qu’elles étaient exaltées mais sans motif sérieux, que les choristes partageaient avant tout des vies difficiles, urbaines et improductives, et que la magie ne viendrait pas dans cette salle de sous sol moderne et plate, coupée d’un rideau accordéon en plastique.
Par contre j’emportais des images de la démarche rythmée, écrite en portées sur une partition, la démarche amoureuse, les coloris des marronniers, le balancer du manche de violoncelle et cette figure d’Antoine visiblement très modifiée par ses mois dans les alpes bavaroises.
J’avais cependant le sentiment de ne pouvoir faire autre chose que de rester dans ma ville, d’y passivement suivre des stages inutiles, érosion pourrissante dont je percevais les progrès à l’exagération de ma tension face aux plus menus évènements du quotidien.
Cependant je ne puis vivre qu’au présent, dont je n’ai pas encore rêvé, qui se déroule sous mes yeux défensifs, méfiants, et se dérobe, distrait sa saveur violente que perçois pourtant mais impliqué, circonspect, actif : Antoine est à un mètre vingt de moi, assis sur une chaise miniature à dossier de bois cambré, il me tourne le dos dans la lumière dorée de sa propre chambre, deux années après son retour de Mittenwald, avec les chants sacrés d’un magnificat, avec les murs cachés de toile, dans la cheminée il y a le feu, un feu de planches pour une cheminée basse de marbre brun ciselé, les bougies font vibrer les huiles bleues, framboise, myrtille, volutes célestes et abstraites, en tout, ce soir, dix toiles, la dernière en date étant la Femme au tambour, un mètre vingt sur un mètre, assise dans le rouge et vibrant dans un vert d’aiguilles de pin, les rideaux blancs sont tirés , derrière eux le bois poncé et rechampi des embrasures.
Le lit est une alcôve de lambris en sapin clair, enfoncée à côté du feu dans le mur, avec un ciel de même lambris soutenu pas deux colonnes chantournées, large, posé sur deux tiroirs très hauts et très profonds dont les poignées sont chaque fois deux anses de corde ; les deux parois pleines du lit sont tapissées à minuscules reflets sur fond blanc, et Antoine dessine le corps de Clémence allongée nue dans la lumière dorée et les craquements du feu. …
Doucement, car je n’y suis pas.
C’est difficile, depuis ma propre paresse, d’imaginer ce qu’est le Travail, simples tableaux naïfs.
Je n’ai pas cette capacité, tout au plus le désir d’un tel Effort.
Sans mentir, Antoine me paraissait en mesure de travailler les sons à peu près huit heures par jour avec l’attention permanente qu’il portait aux géographies des partitions étudiées. Richesse des spectres subtils agitant le vide lorsque entre les lambris amoureusement poncés, l’incompréhensible mouvement des violonistes étaye des éternités musiciennes.
Antoine – un matin – sommeil végétal tendu vers les sources du travail – déjà, du soleil sur le mur : quand il voit les flaques de lumière, il éclate de rire ( augure d’une préhension) et regarde , mais immédiatement après son réveil, sur le pupitre, au milieu de la chambre, regarde ses partitions.
Images d’Epinal, je quête un usage à mes symboles musicaux, à mes archétypes : son travail, je ne le connais pas. Peut-être aussi ai-je définitivement perdu le moyen. Dans une silencieuse chambre je vois les heures succéder aux heures, je reste, incertain et sans forme, je suis exilé d’une vie que j’oubliai de définir.
Pour lui, la chambre calme, les heures successives : orée d’un monde grouillant de mythes. L’importance des granges n’a pas diminué chez lui avec la maturité et l’âge puisque aujourd’hui encore il rêve d’acquérir une des plus belles granges de la région.
Les granges ne me laissent pas en paix non plus : à l’envers des villes je les devine chargées de brins que l’aube par les fentes du mur, du toit et des portes, arrose de dorures. Dans la paille des femmes extraordinairement belles peuvent s’avancer nues et puissantes comme si les charpentes de bois et les divers niveaux de planchers leur étaient un habit magnifique. A l’intérieur de la respiration chaude des granges leurs pieds s’enfoncent, pour dormir elles se recouvriront de paille et oublieront le froid. Sous les bottes déliées ma pensée chemine en laissant une sorte de terrier.
Autant les chambres d’hôtel peuvent inciter parfois, lorsqu’on y est seul, à sortir, pour boire un café, autant jamais je ne me suis senti solitaire dans les granges. Non que la grange soit d’un confort névrotique, utérus de toutes les régressions, piège à romantisme, mais le pailler s’avère crucial pour bien sentir quel type d’âme je peux bien développer en lui. Antoine ne voyage-t-il pas toujours par les granges ? le contraire m’étonnerait un peu, il a cette orientation : arriver au village ou vers un hameau, et le soir chercher la grange.
Les maçons ont cousu autour du foin des architectures multiples qui perdent un peu de leur importance au moment de s’endormir, quand il ne reste plus que la douceur et le froissement des herbes. Réveillé tôt je rampe jusqu’à une fenêtre percée au levant.
Depuis mon rêve de paille je vois l’aurore comme une sœur. (Journées bien fabriquées, vous débuterez entre le cadre de pierre des fenêtres dégorgeuses de foins où par ma seule volonté j’ai pu me hisser, dormir, la carte d’état-major dépliée sous les brins je pense à ces trop rares journées enfantines où j’avais, citadin de Casablanca, eu droit estival de moisson savoyarde, tout en haut du chariot, le bambin assis c’était moi, interdiction de toucher les fourches mais le gros tambour du frein sur le cerclage des roues je pouvais le manger des yeux, et le levier de bois, et ensuite tous les mouvements balancés à bout de dorure, dans les prés de montagne, Madame Bublex et ses tabliers bleus, au retour la fontaine infiniment magique ou trépillante, l’eau des sources.
Vous verrez certainement, donc, ces corps nus, cet homme, cette femme ; un parfum s’échappe des pailles qui les invoque. Lui, faune priapique profitant des poutres pour la regarder de plus haut, elle inquiète et ravie de la multiplicité des lucarnes, jours et meurtrières dans les murailles, quand bien même tout le village, ameuté par les rires, serait autour en yeux tremblants à chaque ouverture, les deux n’en seraient que plus forts.
Un matin je dormais encore quand le fermier – le maire- m’avait porté de l’étable un bol de lait chaud, je lui en avais parlé la veille comme d’un premier cru – ainsi les deux nus, étonnés, verraient-ils apparaître un petit personnage au rire éclatant, fortement parfumé de sapins, qui leur amènerait au milieu de leur jeu fessu et ininterrompu quelques grappes de raisin juste dérobées aux vignes rhénanes.
Le livre colle mais les heures calmes m’y attirent, je voudrais redire comment j’en ai ouvert les feuilles, ainsi le soir fait quitter l’intensité du pré pour celle de la maison avec un moment d’accroissement lors du seuil, que l’on regarde dehors les plans successifs de la grande table de bois reposant sous les tilleuls et du pré qui s’arrête à une lisière résineuse puis au delà l’infinité des barres bleues plus ou moins estompées des montagnes, ou que l’on choisisse de rentrer sans hésiter, la chaleur d’un soleil rouge au cou, dans l’encadrement de pierre rose, avant la fraîcheur de l’étroit couloir aux larges dalles souvent lavées à grande eau, par le seau qui est toujours, toujours, posé à côté de la vieille fontaine.
La fontaine, elle, produit l’essence de cette intensité où je puise l’écriture à coups de sons délicieux, répétés et pérennes, ou en y buvant à ras bouche s’inonder les joues, se noyer de soif apaisée.
Vers certains livres je vais comme au lavoir, la maison construite légèrement en contrebas d’une source il faut quinze mètres de conduite, adduction d’un jet assez généreux.
Plus d’une fois c’est par Antoine que j’ai découvert de telles maisons, leur formes générales, le dessin de leur fenêtres et portails lui était devenu lisible plus qu’une page. Par la finesse qu’elles avaient mise en répondant à des paysages étranges, montagnes, prés et forêts, sapins et distances.
Les lèvres du chemin sont mangées tout de suite de fleurs composées, de centaurées, de scabieuses, aux ruisselets d’eau qui parfois dégouttent d’un talus sableux et rouge lui aussi, s’accrochent de petites fougères et des renoncules aux pétales gluants, quand l’eau engorge la terre elle lève des tiges immenses à petites fleurs mauves au parfum musqué de julienne, des feuilles énormes où, à plaisir, on sent craquer les grosses pneumatiques barbues au dessus d’un tapis mou de minuscules fleurs serrées les unes aux autres…
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