Les plans incroyablement mystiques de la ville de Strasbourg que ses urbanistes feront sortir, même pas soixante ans plus tard, gardent-ils une trace du passage effrayant de Napoléon dans le salon de la mère du petit prince de Berlin, trop fier et déjà en uniforme, protégé par des gendarmes français mais alsaciens, et donc parlant couramment sa langue sans se douter qu’un jour il se saisira de leur ville, de l’Alsace et d’la Lorraine, sans sabots, et les recouvrira d’énigmes architecturales qui ne seront très vite plus habitées que par des français incapables d’y strictement rien piger ?

Les femmes fondent cette métaphysique spinozienne, goethéenne, du Désir souverain — et d’abord la mère, jolie, du futur empereur allemand, tellement belle que des légendes courent encore sur le rempart que ses charmes opposèrent — ou pas — au nabot corse, surgi à Berlin en Octobre 1806, dans une tempête faite de cadavres et tout rugissant et blême des humiliations infligées par son augustienne outrecuidance aux vieilles couronnes de l’Europe, qu’il offrait déjà à sa Tribu. Ah le cuistre !

Plus tard, le petit prince de Prusse se prit à aimer.

À aimer une femme ravissante et pleine de génie.

Elisa bon Radziwill. Pour rien, hélas. Pire que pour rien: ce rien de rien des obligations sociales qui contraignirent ce moustachu à rouflaquettes à se chercher une fille de roi, quoi de plus cucul, pas moyen de trouver la moindre royauté à Elisa, quel manque d’imagination, quoi — Le même drame qui les empêchera, en 1870, de rencontrer Rimbaud et son amant dans la Commune assiégée par leurs troupes victorieuses…

Aimer… Avant d’être marié, par force sociale, comme un cheval qu’on mène au haras, marié à une héritière de la couronne d’Angleterre, bien consciente quant à elle, qu’elle l’arrachait à la bien-aimée…

Le premier amour de Wilhelm, le seul, la princesse Radziwill, la géniale, la marrante, la dessinatrice, l’amie de Liszt, il s´est caché dans le labyrinthe urbain de Strasbourg, capitale morte-née de la Rhénanie.

Où ???

.Comme la rumeur de cet amour a survécu aux longues années maritales des devoirs de l’empereur Wilhelm, et de soumission rigoureuse au culte protestant du manque-à-jouir, et aux années de gloire et de guerre, comme la rumeur des amours de Wilhelm et d’Elisa a survécu à l’incroyable aventure militaire et diplomatique de Bismarck, le ministre qui allait offrir au petit prince de devenir empereur, d’être couronné à Versailles, en pleine galerie des glaces, dans le symptôme même de la maladie guerrière du voisin français, le château de Versailles que tous les princes allemands avaient imité chacun dans son coin, bref, comme la fraîcheur de leurs amours adolescentes a survécu à toutes ces convulsions et flonflons, alors, presqu’à la mort de l’empereur et alors qu’Elisa la belle, la drôle, la passionnante, avait disparu depuis longtemps, une société savante berlinoise a offert à la ville de Strasbourg un monument de pure mémoire de ces amours — mais quelle société, qui pourrait encore le savoir aujourd’hui ?

Strasbourg, Place de la République (quand cessera t on d’avoir peur et la renommera-t-on place du furtif empereur aux amours perdues ?) en chantier.

Il faut regarder les avenues de Strasbourg, leur odyssée, voler avec le faucon crécerelle qu’on y entend souvent, (y a un faucon en haut du clocher de Saint Moritz, et un autre en haut de la Tour de Chimie sur le campus universitaire, et il y en eut un sur les toits de la Humboldtienne bibliothèque universitaire) et s’élever, oui il faut s’élever joyeusement derrière le Palais impérial (ou bien découvrir toute cette perspective en sortant de Tristan et Yseult, bouleversé d’amour comme tous les papis et les mamies complètement radadas, dans les lumières de Mars): alors, surtout si le crépuscule en perce la verrière (dessinée comme le casque que le vieil empereur voulait présenter après sa mort aux «habitants libres d’une ville libre «), alors, comme dans le vœu des amis de l’empereur qui lui en présentèrent le plan, les rayons du Couchant, gardiens et garants de l’empire des morts, humbles serviteurs de la frustration sexuelle protestante, éclairent ultimement les bâtiments. Regardez-les, cher faucon, de vos yeux aigus, ces palais formidables, en vis-à-vis du Palais impérial, ils figurent les maîtres, les grands-maîtres que Wilhelm proposait à son idéal: le Savoir.

Ce savoir, qui serait le Maître spinozien de la ville, il est accumulé d’abord, tout près du palais impérial, sur la place impériale elle-même, dans la très-riche bibliothèque (où ses savants vont cacher sans le savoir un riche manuscrit des textes d’Empédocle, ô, Empedocles, entre ici. savant des savants, destructeur d’idoles !), et puis encore le savoir, posé à l’autre extrémité de l’avenue impériale, au levant, à l’extrémité aurorale de l’avenue, sous les formes hellénistiques du Palais universitaire — mais il faut le dire quand même, aux nostalgiques de la grandeur de notre bled, les rayons du couchant éclairaient aussi, sur la place impériale, le Parlement du Rhin, signe non négligeable de la liberté des peuples, mais aussi d’une région que Strasbourg eût, prussienne, scrupuleusement géré: la région qui va et qui vient entre le Rhin. (Ce programme politico princier est aujourd’hui surveillé de près par le musée où Tomi Ungerer cache ses éclats de rire sur toute ces sempiternelles histoires qu’il connaît si bien.)

Cinq à sept secondes d’images volées par le faucon crécerelle aboutiraient, vers le Palais Universitaire, au témoin des amours du Kayser.: Goethe, représenté deux fois de part et d’autre du Palais des savoirs. Goethe, Secrétaire du Savoir. Le Savoir, Maître de la Ville. Le casque de l’empereur, là-bas: comme un humble portier vers la sortie du soleil, vers le soir.

” Donc, (puisque j’ai pu réaliser un monde libre pour des hommes libres) les traces de ma vie sur terre ne disparaîtront pas dans les Éons ! «(dernières paroles de Faust).

Goethe, que le prince Radziwill, le frère de la seule et spirituelle aimée du futur empereur a mis en musique, pour une première représentation de son Faust, à Berlin, au château de Monbijou.

Faust.? La question qui devrait nous terrifier, vite, vite avant le déclenchement de la catastrophe prochaine, imminente. Il ne s’agit pas d’histoire ni d’anecdotes dans le Faust, mais d’actualité. De terreur.

Le Savoir, c’est Faust. De quelque manière qu’on le prenne, Faust est devenu une sorte de blason de cette pyramide de savoir qui tourne sur le nez des dramatiques maîtres du jeu humain. Rois mages ou clowns, les pharaons qui jouent avec le fond de leurs poches gonflées par le pognon de leurs entreprises, mais le cerveau plus vide qu’un château en Espagne, les puissants pharaons au crâne vide comme un ballon.

Notre apocalypse, c’est ce qui surgit aujourd’hui des dévastations du monde par l’homme.: c’est LA question du Faust.(sonnez missiles nucléaires et résonnez centrales explosives)

Et elle est amoureuse, cette question.

Comment, éclairé par l’amour sublime, l’homme (Faust, symbole de l’Homme) devenu le plus savant des êtres, se laisse-t-il abuser par le Mal au point épouvantable où nous en sommes? Au point d’avoir préparé la seule arme qui pourra détruire jusqu’au secrets ovaires des princesses de demain, l’ordre pharamineux des chromosomes, dans ce désordre impitoyable d’Hiroshima mon amour…

La réponse à la stupéfiante énigme est inscrite, désespérée, au pied du buste d’après le vivant de Goethe qui, dans le jardin des sciences, contemple pourtant l’aurore, vertu des femmes, porteuses de futur.

La force de mort imprime en chaque sujet une conviction quant à la vanité de ses enthousiasmes. C’est LA phrase de Méphistophélès, dans le Faust.

Mais pourtant, c’est la violence de la passion amoureuse qui permet à l’homme, heureux en amour ou pas, d’être sûr d’un triomphe moins ambigu, qui transpose à l’humanité voire au monde l’éblouissement amoureux, le triomphe de la politique en tant qu’accès au Bien, sur la romance individuelle en tant que jouissance insatisfaite.

Pinacothèque, Munich, Guillaume premier sur son lit de mort (un portrait d’Elisa dans la main)
Elisa von Radziwill

Ce que contiennent et le second Faust et son quasi contemporain Hyperion de Büchner.