Introduction
(21/5/98) l’autre avertissement, corniche d’Aïn-Diab à Casablanca. Petit, les barrières blanches me dépassent, en surplomb de plage, de l’Océan, absorbé par le plaisir radieux d’entendre vrombir le vent océanique à mes oreilles.
(La « gastricité » travestit la haine du désir, tente de naufrager toute bacchante en repas, toute académie en restaurant, tout plaisir en besoin assouvi.)
« Puisque les hommes ne dansent pas avant d’avoir payé tribut au ventre » ( Artémidore, La clé des songes, 3° Siècle, Ed. Arlea, 1998, p 89. ) (25/5/98) A quoi bon prétendre à un « au delà le supplice » ? Et alors : arrêt de la pensée sur ça, c’est savoir l’étendue de supplice, la vraie conscience du réel. (10/3/99)
Une lumière bleue s’étend, s’étend démesurément bleue et formidablement claire, écrase le monde, poigne le ciel : c’est Casablanca qui tournoie autour de la chambre blanche des enfants.
Le temps est immobile.
L’après- midi éternelle. La sieste est statufiée.
Depuis le lit rien ne peut avoir plus de dimension que le moment, qui ne passe pas, que la douceur avec laquelle les rideaux tamisent le jour des volets, et une douceur qui ne cessera pas plus que le doux remuement du tissu imprimé – au dessus de la maison je sais qu’il y a un immense ciel muet.
Les anges à Casablanca sont ma seule aventure : je les vois atterrir aux rares îlots de souvenir qui me restent et resplendissent de façon tout à fait incroyable en ce jour si gris et froid d’un mois de Mars du Nord pluvieux – les anges descendent sur les illuminations de ma mémoire et isolent des scènes en leur donnant la parole, une parole, dont j’écoute religieusement le mystère.
Si je m’approchais de la fenêtre ?
Collant mon front à la vitre, par les petits interstices du volet reverrais-je du bleu, et du bleu, et du bleu ?
La sieste à Casablanca, je suis très proche de ce lieu, avec l’inquiétude de voir se développer son horreur d’infini, et pas seulement la satisfaction, fermant les yeux, de pouvoir convoquer en moi un fragment de ça, de cette océanité du bleu qui écrase les cubes de la maison blanche assez puissamment pour que je sente du bleu jusque dans ma bouche.
Qu’est-ce qui brûle si fort dans le midi de Casa et par les parfums transportés luxueusement d’une maison à l’autre ?
Une fontaine m’ancre dans la médina ; des carreaux bleus, une géométrie raffinée accentuant la nature fraîche de ce souvenir inondé de soleil au milieu des galeries marchandes couvertes où l’on peut voir, entassés jusqu’aux plafonds, des plateaux en cuivre ciselés et larges comme des tables.
Dans quelques années, la ville aura enflé de cinq millions d’habitants, il n’y en a encore que le dixième. Plus personne bientôt ne saura rien de la ville des années cinquante où je me suis empli d’informations, de repères et d’amers dont secrètement le temps me soufflait l’absence de pérennité.
Et aussi n’y ai-je rien appris du plan, de l’organisation de rues bientôt bouleversées par la mue de ma petite ville débonnaire en mégapole. Les palmiers, avenue Liautey, seront probablement coupés, afin d’ouvrir, au trafic multiplié des voitures, le lieu de l’énigmatique fontaine bleutée, proche, peut-être, de la pâtisserie de mes croissants préférés. Les choses immédiates qui constituaient pour ainsi dire, le papier peint des siestes, sont par exemple les pains au chocolat de « La petite Friande », les parfums du marché aux cuivres, le revêtement brûlant du fauteuil des voitures ensoleillées, les pylônes électriques en ciment quadrillé, le gris des sols en ciment pointillé des cours où j’aimais jouer en profitant du silence.
Dans la pièce voisine de mes siestes on entend la guitare d’un espagnol . Il jouait, sur un petit tournedisque-valise gris, de la marque oubliée « Teppaz ».
Les yoghourts, dans du verre épais.
C’est juste avant les supermarchés, il faut des épiceries, des crémeries…
Ah oui, c’est vrai, l’épicerie doit être au bout de la rue, derrière l’homme accroupi qui mendie, je vois sa silhouette, j’entends sa voix tremblante. On dit que c’est le père de l’épicier, peut-être pour justifier une absence permanente d’aumône européenne. Ces souvenirs très assourdis constituent mon archéologie intime, en cunéiformes illisibles. La lumière s’y arrête, doucement, comme dans un marbre translucide et massif.
Chapitre Un.
Allée des Pléiades, deux gendarmes avancent au milieu de la chaussée spacieuse. Ils brandissent plusieurs bouteilles de cognac et encadrent un homme moustachu, d’une quarantaine d’années, menotté . Mais tout près d’eux, et leur faisant un pendant moral, un mouton résiste pitoyablement à deux hommes dont les djellabas remontent aux genoux à force de le pousser et de le tirer en vociférant . Leurs mollets sont poilus. Ils l’amènent vers la porte de leur jardin, le jardin du voisin, où précisément l’enfant avait repéré, depuis sa fenêtre, des boyaux mis à sécher aux cordes à linge. Une minuscule voiture blanche apparaît alors en pétaradant. Elle ressemble à un scarabée. Elle se gare devant la maison de la sieste. Un prêtre en costume noir sort avec souplesse de l’auto. Sa main droite a caressé, une fois le moteur arrêté, une statuette de Saint Christophe collée au tableau de bord en métal noir grainé.
Il ajuste un chapeau à bord roulé « Eden » qui, rétrécissant son visage, le vieillit encore .
Après avoir regardé les gendarmes et leur prisonnier disparaître sous les arbres taillés du commissariat en face, il sort un guide vert de sa poche, jette un œil au plan de ville, s’approche de la villa de la sieste, « Dar Leonard ». Il fait retentir une petite clochette dissimulée dans la haie .
– « Bonjour, Vénérand, !»
Vénérand s’introduit dans le jardin, s’arrête près d’un jeune citronnier. C’est un jardin et une maison neuve. Il y a deux transats jaunes où le feuillage d’un mimosa berce quelques taches de soleil. Un marocain en costume traditionnel s’en relève :
-« Après toutes ces conversations téléphoniques, je suis bien content de voir votre visage. Alors, Votre Eminence, qu’avez vous retenu de cette première traversée de Casa ? »
– « Bonjour, Pacha ! C’est également ma première traversée de la Méditerranée, et donc le premier retour, pour un curé, au continent des Pères de l’Eglise, puisque Saint Antoine en Egypte, Saint Augustin à Tunis… »
-« Ah ?… Je ne connais pas bien vos saints, pardonnez moi… Boiriez vous un thé, un sirop, ou plutôt souhaiteriez vous vous installer un instant…la Supérieure est déjà là, elle veut parler avec vous de ce qui la terrorise. L’évacuation de ses sœurs contemplatives, des carmélites, depuis toujours enserrées dans les murs les plus secrets de Casablanca… »
-« Vous pensez que j’ai tort d’avoir cru qu’il était temps, à la veille du départ des français, d’envisager leur transfert ? »
-« Non. Vous êtes un djinn ! Ca fait un moment que je me fais du mauvais sang pour elles. C’est une intuition incroyable que vous avez eue, là haut, si loin, à Paris. »
-« A croire que leur silence emmuré a secoué ma torpeur plus efficacement que les actualités et les journaux.. »
-« Buvons du thé. Ahmed ! Du thé ! »
Un homme se tient, silencieusement, auprès du mur, et s’éclipse à l’angle de la maison, sous des buissons croulants de fleurs
. -« Vous savez qu’on m’avait annoncé un prêtre cacochyme ? On vous avait dit plus que centenaire. Et là, quand je vous vois arriver au volant de la petite quatre chevaux !… »
-« Oui, à l’Episcopat ils y a dix ans qu’on m’enterre. J’ai compris pourquoi, enfin je crois : j’ai quatre vingt dix huit ans, je suis né le même jour que Sigmund Freud, ça gêne !»
-« Freud ! On ne peut que les comprendre, surtout si de vous même vous vous référez à lui, à ce fossoyeur de toutes les religions ? »
-« De toutes les superstitions, vous voulez dire. »
-« Vous avez raison. Soyons mystiques et laissons ça au bas clergé ! »
-« Est ce que… est ce que ce jardin sent toujours aussi incroyablement bon ? »
-« Je ne sais pas encore. Je n’y suis que depuis un mois… Le propriétaire précédent, Fayette, le disait. » -« Fayette ? Cette maison appartenait à des Fayette ? »
-« Quel programme, n’est ce pas ? Des Fayette de la Vieille France au Pacha du nouveau Casa! »
Les deux hommes s’asseyent dans des transat, en même temps, Vénérand enlève son chapeau.
– « Mais quels Fayette… Les Luc, les Gilles ? »
– « Ah ! Troisième surprise : le Quai d’Orsay m’annonce un alsacien hors d’âge et je vous entends parler le parisien le plus typique et le plus mondain. Vous dites : « Les Luc ? Les Gilles ? », et dans cette langue qui me paraissait saugrenue au début de mes études, à Paris, dans les amphithéâtres, mais dont j’ai mesuré la puissance plus tard, car elle ne se parle, ici, que dans les soirées officielles du ToutCasa… où l’on me reçoit… Ah oui, je suis de tous les cocktails. Robes longues, redingotes, chapeaux, décolletés, musiques américaines, petits fours et zakouski… »
-«Et du Coca-Cola et des cigarettes à flots pendant qu’en Europe on grignote encore du rutabaga et qu’on reprise des socquettes dépareillées ! »
– « Le Gouverneur m’avait raconté Vénérand, bien au contraire, que l’évêque d’Autun vous avait gardé durant l’Occupation à l’abri dans son palais en haut de la colline… »
– « Rien du tout… Alors vraiment, honte à moi si j’avais succombé à pareilles bassesses ! Pour la troisième guerre de mon existence, je suis allé directement dans la gueule du loup. Je suis allé porter en Allemagne la sédition, la résistance, le réconfort dans les caves de Dresde et de Leipzig. »
– « Les nazis vous ont accepté sur leur sol ? »
– « C’était un retour, un peu comme la fluctuation des morales et des mondes. En 1870 , j’avais été, déjà, prisonnier de guerre chez eux, jeune aumônier des gardes mobiles, et je m’étais aussi retrouvé à Dresde… au camp d’Uebingen plus précisément. Cinquième Compagnie, vingt-cinquième baraque, de Décembre à Février, après avoir quitté nos petits phalanstères alsaciens de Brisach d’où l’ennemi nous avait facilement fait déguerpir nos officiers de vieille France… savez vous que j’ai toujours vécu en société, moi… pour dormir il m’a toujours fallu supporter le bruit du ronflement des autres. Imaginez vous, maintenant, l’atmosphère en 1870 dans nos baraques humides et glacées. Aux mains des ennemis de l’idéal républicain qui avait enflammé nos grands-parents. Nous, nés dans le souvenir de l’empereur Napoléon et de ses prodiges, nous ne recevions au courrier que des cartes endeuillées à liseré noir. Elles retraçaient les incendies des bibliothèques, le pilonnage des cloîtres romans par les obus teutoniques, la victoire claironnante, arrogante, sans aucun complexe, de l’énorme Teuton sur le petit Français. Dès notre retour de geôle, nous avons vu des troupes disciplinées d’architectes et d’urbanistes prussiens occupant les grandes villes de la région. Avec plus d’efficacité que les adjudants, elles s’obstinaient à une transfiguration prosélyte de nos rues, de nos monuments. Leurs rituels éteignaient le souffle libéral allumé jadis en nos cœurs par les beaux uniformes des grognards dont nous n’osions même plus dorloter encore la vieillesse. Mais vous savez, ce n’est pas la vaine gloire des batailles, où ils s’étaient blessés, qui avait fait de la France « la Grande Nation ». C’est la noblesse des sentiments, le désintéressement, la générosité, toutes ces qualités antipathiques à l’esprit prussien. J’avais dix sept ans, la bestialité humaine s’affichait autour de moi, jamais je n’aurais pu, soixante dix ans plus tard, accepter les dorures du Palais d’Autun au travers d’une guerre hitlérienne, dont je savais mieux que personne l’ignominie. »
Le Pacha se relève, fait quelques pas autour du jardinet, caresse le tronc du mimosa :
-« Noblesse des sentiments, désintéressement, générosité… vous parlez de la civilisation islamique, je suppose, parce que je ne sais pas si vous imaginez ce que moi, j’endure ici de l’esprit français ? De négociants d’huile, d’accapareurs de minerai, d’analphabètes titrés qui ne lisent ni le Coran ni Bernanos… »
Le cuisinier apporte à ce moment un plateau de verres enluminés, il passe sous la pergola blanche.
-« Mais… Que sent-on ? »
-« La Mer. Le vent de l’Océan. Au bout de l’allée, le bleu étincelle, les vagues nous entourent. »
Le Pacha poursuit :
-« Ecoutez : un galop. Le Cercle Hippique n’est pas si loin. Ils sont là, ces aristocrates français qui conquirent votre rhénanie il y a deux siècles, affairés, là-bas. Les élégantes marquises prêtes à tout sans rien perdre, leurs officiers chéris qui viennent de terminer une guerre à boire du whisky noyé en risquant leur peau dans les avions, mais surtout les pelouses tondues qui embaument sous la patte des chaises blanches, sous l’éventail des parasols. Quelques grosses voitures américaines sont posées près des arbres en fleurs et près des cuisses que les robes découvrent totalement… Chaque soir je me rends à leurs invitations, le premier mot que mon fils a su dire ç’a été : “cocktail ”… Nous allons aux plages, nous allons aux piscines, et puis nous travaillons, au fond énormément, dans les grandes tours qu’on vient de terminer, dans des bureaux, au dixième étage, au dix septième étage. Entre la partie américaine, celle des buildings et des villas, et la ville arabe, il y a une entêtante odeur de pompes à essence qui flotte avec bonne humeur. »
-« Et le Carmel ? »
-« Vos contemporains s’y ressaisissent. Tous les dimanche, à la Messe comme quand ils étaient petits. Derrière les grilles qui tendent le fond de l’église, un secret fait profondeur. Dans les jardins du Carmel on sent les mêmes parfums qu’en la ville arabe, sans que cela inquiète les bretonnes, les normandes et les parisiennes. Elles me disent qu’au fond Jésus était africain, circulait parmi les palmiers.»
-«Les carmélites ?»
-« Oui… Enfin, à part moi, personne ne les voit. A la messe on m’a raconté qu’elles sont cachées derrière le voile blanc où elles ont brodé une colombe, et qui recouvre le grillage de la clôture. »
-« Pourtant il y a une école ? »
-« Ce ne sont pas les cloîtrées qui la tiennent, bien entendu. En devinant le plan de leurs logement je pense souvent aux concubines de l’Empereur de Chine, au plan labyrinthique de la Cité Interdite.»
-«Et vous n’avez jamais voulu y rentrer ? »
-« Je ne suis pas Casanova… Le ressort libertin s’est rouillé sur nos plages. Elles débordent de corps presque nus, ils font perdre beaucoup d’attraits aux aventures sous cloche, à la concupiscence ecclésiastique, aux fantasmes de confessionnaux… »
-« Ah oui, évidemment… Vos femmes se rendent aussi aux plages ? »
-« Pour être honnête non, rarement, ou alors celles qui n’ont ni patrimoine, ni troupeau de moutons à protéger de l’émiettement, celles qui ne sont pas obligées de se cacher que l’amour est… enfant de Bohème… »
-« Contaminé par le vaudeville ! »
-« Et vous ? »
-« Mon regard sur la Femme…j’ai un grand père, il était cuirassier, peintre et bonapartiste. Dans les greniers il y a ses tableaux et j’y retrouve comme dans ce qu’il nous racontait, tout l’éblouissement des toilettes du Directoire, la vanité blanche, alanguie, les grandes beautés en faïence de l’Empire… l’effort révolutionnaire, nous disait-il, se trouve dans la transparence de mes décolletés. »
-« Votre grand-père sous Napoléon ! Le mien vient de partir pour aller au marché ! »
-« Je vois votre menton bien rasé, vous bougez athlétiquement, jeune père saturé du regard des filles dans la rue, grisé du parfum des fleurs qui emplit cette ville… »
-« Vous savez, il y a des impressions que j’adore. Par exemple, tenez, l’ascenseur ultra moderne qu’on vient d’installer à mes bureaux, et, lorsque j’en sors, dans l’œil de mes secrétaires je vois le reflet d’un Veau d’Or… ça me change, croyez-moi, de ce que je dois endurer à la maison ! … la double porte de l’ascenseur fait un petit bruit hydraulique, les tailleurs se côtoient, il y a des gloussements qu’on étouffe… Oui, le veau d’or ou alors, mettons, un bon coq ! »
-« … Je n’entends pas vos enfants ? »
-« C’est l’heure de la sieste. »
-« Quel est leur spectacle préféré, dans cette ville dont je ne sais rien ? »
-« je pense le cri du muezzin, Vénérand, le cri du muezzin du haut du minaret et la réaction de la foule, la prosternation de tous les adultes sur le macadam des rues vers la Pierre Noire, celle qui renforce les faibles, et assagit les puissants… »
-« Et vous, hormis le bruit de l’ascenseur ? »
-« Moi, les jardins du Luxembourg à Paris, le Guignol, les magasins d’habits chics pour enfants riches à Passy, à Londres, à New York… loin du bled et des moutons qu’on égorge… ou alors, rencontrer de vrais mollahs, à la barbe soignée, pour parler d’Aristote… »
-« Tiens ? Dite moi, à l’évêché, ici, personne ne parle d’Aristote ? »
-« En tous cas, ils ne le lisent pas en Arabe dans le texte d’Averroès ! Ce sont souvent des illettrés, vos compatriotes ! lisez vous l’arabe ? »
Chapitre Deux.
Le Pacha se tourne vers son cuisinier :
-« Ahmed ! Apporte les trois feuillets d’Averroès, dans le cadre doré ! »
-« Qu’est ce que vous dites? »
-« Trois feuilles du VII° siècle. »
-« Ah oui je veux les voir, dans ce siège de jardin, éloigné au possible des basiliques bibliothécaires ! Dans cette lumière joyeuse, dans le parfum du mimosa. Dans ce siège , à mon âge… »
Ahmed revient en poussant une table roulante et le trésor encadré.
Venerand , s’approche du document, articule lentement :
-« Un papier plus solide que moi… »
Il se renfonce dans le transat, puis, avec véhémence :
– « Mon grand père nous bassinait déjà avec la précarité essentielle du monde. Il avait trouvé décadente la façon dont les petits bourgeois et les banquiers décuplaient au milieu du siècle la superficie des villes européennes avec l’argent des colonies. Il disait qu’un des signes de cette ignominie morale était le caractère de pastiche des styles roman, gothique, classique qui se juxtaposaient absurdement dans les immenses chantiers. De 1860 à 1920, nous, européens, n’avons fait que traverser des avenues en édification. Ensuite, nous n’avons d’ailleurs plus cessé d’arpenter ces collections d’une vénéneuse nostalgie. D’après lui, ces architectures ne faisaient qu’étouffer la gloire du passé, comme les albums de photos, au fond, ternissent la vibration du souvenir. Et, soumis à ses imprécations, j’ai trouvé trop éloignées de toute grâce les mille avenues qui rutilaient d’Erevan à Edimburgh. Alors que vous, Pacha, dans ces quartiers du dix-neuvième Siècle, vous me dites avoir été goûter le chocolat des magasins de luxe… C’est en se nourrissant de vos bleds que le Baron Haussmann traçait de sanglantes perspectives aux calèches du futur. »
-« Sénèque vous inspire ces périodes enflammées ? »
-« Ha !… Vingt ans après, quand ces villes en carton pâte étaient encore pleines d’échafaudage, j’y ai vu grouiller la science. Des savants, bien chauffés par leurs radiateurs en fonte, défiaient la gravitation en rentrant simplement chez eux le soir et en savourant intimement, comme vous, la fermeture des tout premiers ascenseurs. C’étaient des objets plus arrondis que dans vos nouveaux bureaux, des grilles de bois, des plaques d’acajou, de seyants miroirs biseautés, mais le même bruit de vis hydraulique les déposait au palier où ils allaient accroître leur famille… Ensuite, quelques instants plus tard presque, j’ai bien dû voir leurs nombreux enfants s’engouffrer dans les bottes de 14-18. Là, mon père n’a pas supporté les pyramides de cadavres. Il avait déjà vu passer toutes les charrettes mortuaires du siège de 1870, sous les fenêtres de la pharmacie ‘A l’Ange’, le long de l’église gothique et puis, dans le bruit des roues cerclées de fer, sous le Jardin Botanique où l’on enfouissait à toute allure. Après 18, il a cessé de parler, malgré la réhabilitation officielle de sa langue natale. Les architectes, les immeubles, d’ailleurs, ont eu un peu moins d’assurance, et moins de hauteur sous plafond. . Averroès, Aristote et aussi Saint Thomas d’Aquin auraient été attentifs à cela, que les voitures se multipliaient. Il était de plus en plus question de s’envoler « à l’aviation », d’attraper des chemins de fer à la gare… Puis, autre envol d’entre les deux guerres, je me souviens du premier concert de Jazz américain, je l’avais organisé moi-même pour l’institut d’anglais, dans l’aula néo-renaissance du Palais Universitaire. Peu après 18, le regard des soldats allemands cessa de s’attacher aux filles. Les play-boys alsaciens s’en apercevaient parfaitement, quand, Outre-Rhin, ils roulaient en voiture décapotable derrière leurs camions militaires flambant neufs, leurs tanks sur la toute première autoroute, rectiligne depuis Hambourg jusqu’à Bâle. Rectiligne ? A Vienne, à Stuttgart, j’avais vu arriver depuis un moment le cubisme, c’était devenu une opposition à la propagande passéiste et folklorique des nazis mais ça rejaillissait de leurs actes, d’abord à travers les lignes épurées des hangars industriels, puis par la menace des bunkers. Le cubisme, c’était une question d’époque, pas de penchant individuel. D’ailleurs, depuis la fin de la guerre, une seconde ceinture de logements en béton redouble, en les vieillissant, tous les immeubles en pierre de taille qui avaient tant déçu mon grand-père. Ils sont en un tournemain devenu portiques de l’Age d’Or. »
Par moments, sa voix s’étrangle en d’imprévisibles sanglots.
Le Pacha, son cuisinier, ne paraissent pas s’en étonner, immobiles, souriants, encouragent de leur sympathie la vieille bouche et ses joues ridées :
-« Nous en sommes là, Pacha. Etouffées les guinguettes ! Assommées d’immeubles en pierre de taille les glycines, et puis les berges et leurs roseaux, assommés de vieilles huiles de vidange. Et, depuis qu’on passe le nœud coulant des banlieues de la reconstruction aux champs, aux vergers, aux ruisseaux qui transcendaient le centre des plus grandes capitales, il n’y a plus qu’à fuir. Et développer successivement les deux moyens de fuite que vous découvriez dans les journaux d’information et dans les magazines de mode, d’art ou de technologie : le transport et l’abstraction. »
-« Quel pessimisme ! »
-« Mais vous savez d’où je reviens. Pour la première fois depuis 1870, en traversant votre ville, j’ai senti ce qu’est la vraie insouciance. Votre continent est innocent des histoires du mien, et il le savoure ! »
-« Evidemment ! Vos actualités nous sont complètement étrangères, même si nous y avons des camions de cadavres à nous. A peine achevées, ces trois guerres nous paraissent vieilles, mais vieilles, très très vieilles !…Ahmed et moi nous avons la paix des innocents, toute neuve, toute moderne, les mains dans les poches, le nez au vent… Vous parliez de mon goût pour les boulevards Haussmanniens. Vous savez, j’en vois bien l’affairisme originel. Mais je songe aux jolies bornes à eau en fonte, au reflet joyeux des ruisseaux d’eau, qui en débordent vers les trottoirs pleins d’arbres, cette émeraude luxueuse qui ourle vos rues comme elle souligne nos oasis. Je n’ai jamais fait que me rafraîchir, à Londres ou à Vienne. Ensuite je revenais ici aux rues éclaboussées de lumière, vers la légèreté, le silence, la lenteur… Avant hier, dans un village de l’Atlas, je me suis endormi sur un vieux fauteuil de l’école coranique, en plein midi, en face du directeur qui ne s’en est pas formalisé. Je pense qu’il a dû quitter la pièce sur la pointe de ses babouches… »
-« Dans l’Atlas ? »
-« Vénérand, nous avons de bonnes routes. Je rejoins les montagnes de mes aïeux en un tournemain. »
-« Et vous êtes si athlétique… »
-« La natation. Chaque jour pratiquement je vais me battre avec les vagues, là-bas. Derrière le « Sun-Beach ». Je franchis les barrières blanches, je saute sur le sable brûlant. Je cours jusqu’aux vagues et je nage contre elles. Un jour les lames de fond m’ont presque noyé. »
– « C’est cela, vos épaules carrées ? »
– « Nous sommes nombreux à avoir dû apprendre, ici, l’équitation, le fleuret, pour croiser le regard des héros… »
Chapitre Trois.
– « Tout ça, mes carmélites ne pourront s’en rappeler, puisqu’elles n’ont rien vu… »
– « Depuis le jardin du couvent elles ont senti l’appel du parfum des fleurs. Vous le verrez, on est, au Carmel, dans la rumeur des vagues. Et puis, la saveur des aliments que leur passent les tourières : les poissons, les langoustes et les épices du marché… »
– « Le marché ! J’aimerais que nous allions voir un de vos marchés ! »
– « Cinq minutes à pied. Ici tout est proche En quelques pas vous allez entendre sa rumeur. Chaque matin, j’y vais. Il y a le tumulte, un musée de visages, un concert de petites fumées et d’encens, le croisement des montagnes, des plaines et du désert… »
Le Pacha pousse le portillon de bois blanc, en prenant une petite rue bordée par les haies de multiples villas, ils arrivent à une épicerie toute blanche , ceinte d’un muret, au pied duquel un vieillard accroupi mendie en promettant la reconnaissance d’Allah. Ils tournent le coin que marque la boutique, vers une avenue d’entrepôts, de garages, de magasins vidés par la sieste. Le ruban de bitume est frangé de grands trottoirs en terre battue. Pas une voiture mais déjà le bruit d’une foule et, au prochain croisement, la ruche du marché, surprenante dans le silence ambiant.
-« Vous n’êtes pas le premier français à imaginer le départ… Tenez, c’est mon poissonnier ! »
Le marchand roule des yeux, fait glisser et jaillir des poissons brillants entre les lames de ses ciseaux, pour leur donner l’apparence du vivant, d’un saut hors l’écume.
-« Le Carmel. Le désert monastique là, de ces femmes, il va vous fuir, vous regretterez cette ouverture vers l’Insu.»
-« Vous ne pensez pas qu’elles seraient soulagées d’en être enfin débarrassées, par un accident, par inadvertance, un trou dans le mur, sans culpabilité…C’est comme si je les voyais, les petites sœurs enfin rendues à l’innocence de s’égailler comme des étourneaux, au travers des rues emplies de regards concupiscents et d’étalages débordant de choses sainement enviables … »
-« Je pense que leur résignation est à l’opposé de ce qui nous soumet au ventre.»
-« Regardez, Votre Eminence. Les épices. »
Cinquante casiers de bois font l’étal, chacun débordant de couleurs contrastées et aussi de parfums qui enveloppent le marché
. -« Et la résignation ? », demande le Pacha.
– « Imaginez les cent années de mon constat que tous les mouvements d’une même personne, desseins plus variables que le temps qu’il fait… »
– « C’est logique, la cause du mouvement est le mouvement du désir. »
– « Je suis relativement las de mes appétits idiots. J’ai été successivement plusieurs personnages différents, qui ont expérimenté de l’intérieur plusieurs désirs radicalement contradictoires. »
– « Le fermier désire la fermière, la fermière veut le bébé, le bébé veut un chien, le chien veut son os… »
– « Je suis un vieil os : sec et minéral, décharné. Et je m’émerveille des tentatives de retrait des carmélites. »
– « Un retrait vers l’époux.»
– « Le discours intérieur, c’est la seule union qui me reste, ma maison de campagne, mon “ eden”. La pensée, écho du langage, ce langage, signe de la rencontre des êtres. L’époux, ce verbe trompe moins qu’un empereur de chine, lui visiterait chaque épouse une fois par mois. Qu’un roi Pausole avec 365 femmes plus une pour les années bissextiles. »
Le Pacha de Casablanca rit, son rire se perd dans la frondaison des grands arbres ombrageant la petite rue, qu’un vent frais remue doucement.
-« Vous, un homme de croyances ? »
-« De croyances sibyllines. »
-« Et pourquoi compliquer ? »
-« Ecoutez ! »
D’une haie remarquablement bien entretenue s’échappent deux voix de femmes.
Obéissant au geste de Vénérand, le Pacha, comme effrayé d’avouer ainsi sa propre curiosité, s’approche et colle l’oreille aux rameaux parfumés. :
-« En Juillet, Elisabeth, je rentre à Morey. »
Un long silence suit.
-« J’aime bien les hibiscus. »
Vénérand et le Pacha se pressent encore plus à la haie.
-« Et toi, en Juillet ? »
-« Je n’ose absolument plus faire de projets : un des enfants va forcément tomber malade le jour du départ. »
-« Fais comme Maddy, elle les envoie en avant, chacun séparément. »
-« Mais toi, tu as Morey, alors que moi, tu penses, avec la baraque de Jean dans les Pyrénées. »
-« Allez, tu exagères, Maman me disait toujours que vous aviez la cuisine la mieux tenue du Pays Basque. »
-« Ca c’était du temps de Mademoiselle Weith, la cuisinière de Grandpère, mais c’est fini : quand j’arrive, je dois ouvrir les volets moi-même. »
-« Et Jean ? »
– « Jean il ne pense qu’à son boulot. En vacances il ne pense qu’aux leçons des deux grandes : l’an passé elles pleuraient déjà sur le bateau avant Gibraltar… »
– « Qu’est ce que tu mets demain chez les Brantes ? »
Un autre silence. Les deux hommes sont déjà un peu plus loin.
-« Qu’est-ce que vous trouvez à tout ça, Pacha ? »
-« Moi, mais j’allais vous le demander ! »
-« Spécialement la deuxième. Quand elle en est arrivée à se plaindre, d’avoir à pousser elle même les volets de sa propriété. »
-« Au ton qu’elle a , c’est un manoir.»
-« C’est bien par manque de domesticité ? »
-« Comme chez tous les français. »
-« Il y a quarante ans, je n’avais que cinquante ans. Dans combien de maisons françaises trouvait-on au moins trois domestiques ? Elle se plaint d’une évolution cosmique, pas de sa ruine à elle. »
-« Ici, au Maroc, j’entends presque tous vos compatriotes se réjouir de pouvoir garder à peu de frais un cuisinier, une fathma … »
-« Oui. Vous êtes d’accord ? Elle ne se plaignait pas vraiment de sa condition à elle, mais de celle de toute une époque ? »
-«Quel genre de sens y cherchez vous ? »
-« Qu’elles ont leur permis de conduire. « Ca roule » Il y a cinquante ans, cette discussion aurait été invraisemblable. Est ce que ça pourrait avoir une signification morale, que les jeunes femmes ne soient plus entourées de tous ces labeurs qui nécessitaient sans arrêt de gros bras costauds ? »
-«Quoi, par exemple ? »
-«Harnacher les carrioles, monter les seaux de charbon… Revenez, réécoutons… »
Ils reviennent sur leurs pas, toujours en marchant sur les ombres mouvantes de mimosas et d’eucalyptus, tendent l’oreille à nouveau :
-« Qui fait la tournée des enfants pour l’école mercredi, ça n’est pas Ellie ? »
Le bruit de glaçons dans un verre.
-« Ah c’est vraiment bien. Tu viens avec moi à la piscine demain matin ? »
-« Et demain soir, après les Brantes, l’Amiral organise un raout sur le pont du sous-marin : j’ai peur d’abîmer ma robe en taffetas de soie d’Abraham. »
-« Tu sais, avec Alec, depuis que son école est Charles de Foucaud… »
-« Il paraît qu’il a su écrire en un mois. »
-« Je n’en reviens pas.»
Vénérand chuchote au Pacha :
-« Ca, elle l’aurait dit en 1870 déjà. »
-« S’émerveiller ne demande pas le permis de conduire.»
Ils reprennent leur marche juste interrompue par ce retour en arrière chorégraphique, Vénérand poursuit :
– « Mais le permis garantit un je ne sais quoi d’aisance supérieure. La fréquentation de la puissance du moteur. Les longues heures passées à dominer la vitesse et le défilement du monde. Cela touche de plus en plus de gens. Franchement, les hommes ont acquis avec le volant un sérieux moins vulgaire que la morgue des cavaliers d’hier, de mon bel âge. Et peut être quand même plus de facilité à s’émerveiller. »
– « Si vous pouviez me voir franchir les vallées de l’Atlas, toutes les vitres de ma grosse Ford noire baissées. Le pompiste paraît toujours m’avoir attendu des mois quand, là-bas, je lui tends en souriant les clefs du réservoir dans sa minuscule station qui sent le gazoual et l’amande. »
– « C’est bien ça l’histoire », reprend Vénérand, « notre esprit, notre âme donc, met notre vie en mouvement.
Le moteur n’est qu’un outil au service du mouvement des voitures, au service des sentiments quand c’est de l’âme qu’on parle. Quel type de voitures choisissent mes religieuses catholiques, celles qui doivent parfois s’éloigner du couvent pour rendre des visites, travailler, faire le marché ! Ecoutez-moi, Pacha : elles choisiront les voitures qui mettront le plus en évidence la fragilité du « vouloirconduire ». Des voitures qui ressembleront à des paniers, dans quoi elles auront l’attitude d’être transportées. Au contraire le discours des deux marquises françaises que nous venons d’entendre ne témoigne pour moi que de la légère fierté du pilote, accoutumé à des centaines d’heures du vrombissement performant de son habitacle. Témoigne de l’impact que cette fierté aura sur sa morale, sur la représentation du Mieux, du Pire, du libre et du contraint, sur l’idée d’un projet de vie. Elles y croient, elles y croient alors que ça n’est encore qu’une fumée matérialiste, une malheureuse petite fumerolle pétée par le siècle ! »
-« Votre Eminence, du calme ! »
Vénérand a pris une badine de coudrier et fouette les tapis de pétales jonchant le trottoir sous les branches lourdes des haies jardinières :
-« Cette ignoble façon dont les artifices humains tendent des miroirs entre le ciel et nous ! Déjà la prétention des cathédrales gothiques, maintenant les cylindrées ! »
-« Mais alors ? »
-« Du Temps perdu. Il ne faudrait pas s’imaginer, à force, que nous aurions appris à conduire nos sentiments. »
-« Est ce que vous me permettrez de m’opposer, Votre Eminence, de ne pas suivre du tout votre fleuve de colère, où la lassitude introduit un biais ? »
Vénérand hausse les épaules : ils sont revenus à l’avenue des Pléïades et le Pacha passe le petit portillon de bois blanc de sa villa « Dar Leonard ». 15
Chapitre Quatre.
Dans le jardin, assise radieuse à une table ronde et blanche, Sœur Marie Désirée contemple un verre de sirop d’orgeat jaune fluorescent. Elle n’a pas entendu Vénérand et le Pacha entrer. Son costume est blanc et brun, ses sandales africaines. Elle a de grands yeux verts, une bouche très charnue, un sourire désabusé. Sa tenue la travestit. En les voyant :
-« Vous voyez, monseigneur, cette lumière dorée, ineffable, que mes sœurs carmélites vont devoir quitter. Ces jardins bleus qu’entourent les mimosas … et la narine de Notre Seigneur a dû bien souvent s’en réjouir. Le jasmin traverse les rues comme le rêve d’un enfant joyeux, et le bois des eucalyptus chauffés, la puissance du soleil qui s’amuse de nous voir si détendus. Où apprendrions nous à jouer aussi simplement qu’ici ? Parfois au delà les murs j’entends les recluses rire et courir à l’heure de leur promenade. Je suis vraiment désolée, pardonnez-moi, Pacha, je ne peux imaginer ce qu’elles vont devenir loin de votre pays… »
Puis elle rit, fermant les yeux, et reprend :
-« Quelle tête aurait fait le Christ si on l’avait amené à l’automne faire ses courses, par une pluie battante, aux boulevards parisiens ? »
-« Chère Sœur », lui répond le Pacha, « Votre Jésus n’avait pas à se préoccuper du devenir de toute une église. »
-« … Je vous vois venir, Pacha : et puis, s’il savait marcher sur l’eau, il aurait pu marcher aussi sous la pluie ? »
-« Mais je ne voulais absolument pas me moquer de… »
-«N’empêche que, pluie et vie urbaine me font penser au fardeau administratif des organisations ecclésiastiques! »
-« Chère Marie Désirée », intervient le vieux supérieur, «c’est moi qui suis de l’autre siècle et c’est à moi de trouver que vous datez un peu. »
-« Comment ça ? »
-« Je disais tout à l’heure au Pacha avoir vu pousser les boulevards du luxe urbain, où j’ai appris à me faufiler aux heures de pointe, sur les trottoirs saturés de gens pressés de rentrer, de manger. Leur indifférence n’est pas neuve, ne tient pas au fait urbain. N’oubliez pas que, des décennies plus tôt, sous des pluies semblables et avant l’exode rural, j’ai connu la même négligence extrême que les gens se manifestent, dans les foules contemporaines, les uns aux autres. Seulement, alors qu’il s’agissait de leurs grands-parents paysans, cette indifférence tenait à l’existence villageoise, au bornage des terres, à la situation d’un hameau. »
-« Mais alors, mon père, en toute poésie ? »
-« Vous savez bien que non ! pourquoi les champs seraient ils plus poétiques que la Seine ? au contraire. Le problème, c’est que les foules européennes ne sont pas celles de Dehli . Elles ne sont pas assez anciennes pour avoir l’habitude d’être urbaines, il faut un millénaire pour ça. J’y reconnais les braves péquenots transbahutés de frais, les mots de la ferme plein la bouche, qui croient encore qu’au paradis il y a des pommes et des girafes. »
-« Mais alors ? », risque la sœur tourière.
-« Et bien alors, ce que vos protégées vont rejoindre ne sera pas si loin des conditions premières, campagnardes et saintes que vous le craignez. »
-« Et leur vœu de ne jamais quitter le couvent ? »
-«Même Monique, la mère de Saint Augustin, avait affirmé l’indifférence du lieu de sépulture, le Carmel, c’est bien une sépulture ? »
-« Enfin, » intervient le Pacha, « l’inhumation est réservée aux morts ! »
-« Au monastère on fait le deuil du caractère versatile des désirs : une femme, peu importe si elle est belle selon vos canons ou les miens, jeune pour ses illusions. Le ciment de la tombe carmélite l’unit à l’au- delà, en deçà de la société désirante. »
-« Pour moi », reprend le Pacha, « l’imposture est de tourner le dos aux amitiés du monde tout simplement par peur du flux des désirs et des morts. »
-« Mais, Pacha, » dit la bonne sœur aux lèvres royales, « ce n’est pas abandonner la société humaine, que d’établir des liens forts dans le cloître, au travers de la relation verticale au Père. »
-« Et nos femmes, emmurées au harem, ne sont elles pas dans une relation verticale à leurs enfants ? Tournant le dos aux désirs antérieurs et enivrées de leur amour… vertical ? »
-« Le Pacha veut dire, chère Sœur Marie Désirée, que la nostalgie de l’enfance pourrait largement expliquer la construction carmélitique d’une nurserie pour adultes enfantins, où sans même têter, le lait de l’Epoux tomberait dans le gosier, ainsi que l’écrivait Sainte Thérèse. »
-« Mon Père, quel est votre mobile ? Venez vous évacuer des femmes que vous pensez perverses ? »
-« Non, j’aurais parlé dans ce cas d’une nurserie pour adultes infantiles. »
La jeune femme éclate de rire :
-« A la maison j’avais un père Général. Il était aussi abominablement ironique que vous. »
-« Seulement laissez moi préciser. L’infantile nie les autres pour ne pas avoir à les envisager. La jalousie la plus meurtrière est le fond de commerce de cette négation des rivaux. Cette jalousie est la trace des frères, des sœurs, qui furent sous le regard du même père, de la même mère que lui. L’infantile détruit quotidiennement tout ce qui lui parle de mûrir, pour ne jamais quitter les langes. »
-« Et », reprend la sœur, «vous imaginez que les carmélites »…
-« Non, puisque justement elles tendent à s’éloigner des sentiments de haine par mille mortifications. »
-« Mais vous savez que c’est pour s’exagérer le lien qui les unit au Père. »
-« Ah, parce que vous pensez qu’on puisse se l’exagérer, ce lien qui nous relie au Père ? »
-« Oui, dans la mesure où l’on se réjouirait de se croire plus parfaite que la voisine de cellule, que les rivales du monastère… »
C’est au tour du Pacha d’éclater de rire. Il propose à ses deux invités de l’accompagner à l’Océan :
-« Il y a une digue, qui surplombe les vagues ; venez avec moi. Allons écouter le chant des vagues. Celui qu’entendent de façon assourdie vos pucelles cloîtrées. Vos vierges fidèles entendent ce murmure. Qu’en font elles ? »
Les trois se retrouvent, pilotés dans la Ford par Ahmed, sur une avenue qui les mène vers le fracas, l’éclaboussure bleue.
C’est encore la sieste de midi.
Ils descendent de voiture lorsqu’en s’estompant, les haies des villas laissent place à plusieurs entrepôts et à de vastes terrains vagues où paissent des animaux.
Il y a, sous un oranger chétif, un homme en djellaba bleue allongé parmi trois dromadaires.
Le vent est plus fort qu’entre les villas, il porte même un peu de sable.
Traversant le bitume chaud et collant d’une dernière route, ils rejoignent un trottoir spacieux constitué par le béton brut d’une digue – et alors tous les trois s’arrêtent.
Côte à côte ils observent les flots, un lointain qui coupe rapidement la vue, et quelques cargos minuscules de distance, comme posés sur un mur d’Océan dont seule la puissance du vent suggèrerait la réelle profondeur. La silhouette métallique des cargos est périodiquement occultée par l’oscillation de cet horizon maritime.
Ils peinent à se rapprocher de la terre, où l’on voit s’aligner de considérables bassins portuaires, au nord de la digue.
Vénérand essaie de parler aux autres puis s’interrompt car ils les voit sourire, assourdis, leurs oreilles pleines du même chuchotis qui s’engouffre directement dans ses oreilles.
Le pacha de Casablanca reprend , sans réaliser que ses deux compagnons n’entendent rien :
-« Je suis debout et tout petit. Mes bras, regardez, sont ballants, désœuvrés. Je regarde l’Océan. Suis-je debout, couché, au sol ou en apesanteur ? Est-ce l’odeur des jasmins qui se mêle aux embruns ? Je suis ivre sans rien boire d’autre que la caresse du vent. Là-bas, au bout de la digue, avant les chenaux portuaires, j’enregistre le mouvement de trois palmiers que le ciel ébouriffe. Et même si je ferme les yeux dans la tiédeur de ce vent doux et le fracas des vagues qui va et vient, une parole encore plus puissante me caresse les cheveux et soutient le sens du paysage. Un souffle, amoureux c’est sûr, m’enveloppe si précautionneusement qu’il arrive à toucher ensemble mes deux oreilles. Cette présence d’âme est tellement forte qu’elle me confisque , au moment où je les profère, mes propres mots. L’animation du ciel… »
Il observe ses deux voisins .
L’un et l’autre articulent des mots, en souriant, dans un discours interdit par le vent.
Il se tait devant leurs visages et en détaillant leur béatitude comprend la sienne.
Il réalise que très longtemps, jusqu’à cet instant précis, il a laissé à d’autres les chagrins et les inutiles soucis de la théologie, pour une raison pitoyable. Parce qu’à chaque brise il s’est toujours laissé aller comme aux mains d’une puissance tutélaire, il a pu, pendant plus de quarante ans, se moquer, voire détester la soif cléricale des foules soumises à d’affectives métaphysiques. Animiste à son insu, il ferme les yeux, se laisse à nouveau transporter de bien-être en imaginant une positivité du vent. Il comprend mieux, subitement, entre les deux religieux, pourquoi il lui arrive si souvent de dire qu’il adore le vent. Il s’est senti aux mains de la Mère Nourricière à chaque rencontre d’un peuplier tordu et bruissant, d’une lisière d’amandiers chuchotants, de palmiers agités sur les grandes avenues portuaires. Ainsi a-t-il pu rester baigné de l’irresponsabilité enfantine. Et aujourd’hui il craindrait d’abandonner ces impressions météoriques. C’est par souci, se rassure-t-il, d’une perte d’énergie, qu’il refuse le sevrage des jeux inutiles, désormais, de son enfance.
Il prend Vénérand par l’épaule de sa chemise :
-« Si je puis être un peu lourd, Vénérand, il me faudrait vous dire quelque chose quant au silence de dieu, que les cathédrales gothiques ont tenté de faire oublier, dites vous, et dont la conduite automobile détourne les foules fortunées… »
-« Moi aussi, je suis un peu dur de la feuille », lui renvoie Vénérand, « je ne suis pas bien intéressant, vous savez… j’ai même assisté un jour à la première représentation de la plus belle symphonie de Gustav Mahler et, comme j’avais mal au dos, mais un petit peu, je n’ai sur le coup ressenti aucune émotion… »
-« Et pour ce vent qui nous court dessus en sautant les vagues », dit la religieuse, « il n’y a aucune honte à se laisser transporter par lui comme des gamins. Pacha, nos parents n’ont été là que pour nous ouvrir un chemin tendre, au travers d’un foutu réel qui nous dissout heure après heure. Le vent m’a rappelé, comme à vous j’en suis sûre, la caresse qui se glisse parfois entre la mécanique insensible du monde et moi. Cela ressemble tellement au rôle qu’ont joué nos parents, nous aurions mauvaise grâce en ne sentant pas le parallèle. »
La Ford noire, avec ses ailes et ses phares chromés, les rejoint :
-« Ahmed va vous conduire au Carmel . Savez vous ce que veut dire Eden en Sumérien, ma sœur ? Villégiature ! L’image du paradis terrestre soufflée aux pauvres nomades nos ancêtres par le spectacle des villas tropéziennes de potentats mésopotamiens dont les villes étaient déjà aussi pléthoriques que celle ci. Mais à quoi pouvait bien ressembler l’image du paradis pour les propriétaires, justement, de ces maisons de campagne palatines… »
Les deux religieux montent en voiture et le Pacha reste à les saluer de la main, entouré du frissonnement des petites fleurs mauves et sèches que le vent secoue.
Sur l’eau, les risées font de grandes épées violettes au travers du bleu.
Chapitre Cinq.
Le marocain secoue la tête. En voyant s’éloigner ces deux purs, il est contraint de les ajouter à la galerie des français dont ils sont le ferment, de revoir le visages de cuistres joyeux, des obtus histrions, des industriels, héritiers des plus grandes entreprises familiales, concessionnaires ou administrateurs, et les fameux cousins officiers -juste innocentés par une juste guerre contre l’empire du mal nazi. Même ceux qui ont fait le coup de feu contre les Alliés, lors de leur débarquement au Maroc.
Tout le monde est du bon côté maintenant, il n’y a plus que des américains. L’entente est joyeuse, lissée par le soleil des plages, par la blancheur des cabines balnéaires, par la modestie des planches que l’on repeint chaque année, en face de l’Atlantique, des rambardes et des tuyaux toujours blancs, si blancs qu’on dirait un armorial sur champ de ciel bleu. Juste un flou, dans le regard des acteurs d’hier, quand ils s’entrecroisent, en maillot de bain ou en smoking.
Ils savent mais que savent-ils de gesticulations dissoutes, absoutes.
Et en tous cas ils ne diront rien de précis.
On leur a demandé d’oublier.
A l’hôtel d’Anfa, en haut de la colline de Casa, Churchill et De Gaulle sont venus en conférence. Leurs effigies morales, camées léonins transportant la pompe d’une Rome républicaine, ont distribué l’absoute et les fontaines, danvant l’hôtel paraissent avoir craché du Coca-Cola à bulles blondes, un futur virginal.
Le Bien, un bien anglo-saxon, un parfum de plum-pudding et de jardins pleins de pivoines, a renouvelé le Bien des catéchismes. On repeint sans oublier les apparentes haines nationalistes, religieuses, raciales, et sous ce pompeux appareil d’idées en papier calque, bien entendu, il faut lire les concupiscences ordinaires et l’accumulation des vols, des voisins dénoncés aux nazis. Ici même, des listes de juifs avaient déjà été préparées, comme en France, juifs qu’on aurait livré de bon cœur, de bonne conscience, la conscience d’avant, celle qui fait les regards flous.
L’ivresse d’une jalousie immémoriale s’était sanctifiée, châteaux contre bohémiens, châtelains contre banquiers et commerçants.
Sous le manteau de cette béatitude que plus personne ne claironne, c’était, on s’en rend bien compte, les voisins envieux, les concurrents sans scrupule, et puis les fous dont la logique suit toujours de si près la logique des foules et des familles. Avant hier, la Légion, les goumiers, les tirailleurs, sont intervenu pour protéger les juifs de la Kasbah de Fes, leurs rues isolées par un cordon. Aloyse, l’ancien de la Wehrmacht, réintégré au quatrième R.I., a reçu sous le casque les cailloux jetés par les marocains, dans la médina, a juste eu le temps de courir au camp pour crier l’alerte…
Parfois, il est arrivé au Pacha de ralentir sa voiture aux parvis des églises du dimanche, pour surprendre les bribes de propos qui s’y échangeaient.
Il n’y a pas trouvé trace d’élévation.
Avec une grande constance au contraire, il y a surpris des étalages pittoresques de vanités mondaines, de comparaisons, jalouses mais toujours proférées à fleuret moucheté. Une cour d’école où des gamins compareraient le volume de leur casse-croûte.
« Tu as ta nouvelle Buick ? ».
« Tu as récupéré l’immeuble des Champs-Élysées ? »
Pendant qu’il se tient ces réflexions, les deux religieux ont repris leur échange, à l’arrière de la Ford noire :
-«Puis-je vous confesser, Monseigneur, avoir trouvé étrange tout à l’heure vos propos sur l’infantilisme des religieuses? »
-« Ah ! Sœur Marie Désirée ! Si j’avais vingt ans de moins, vous verriez ! » il lui caresse avec brusquerie le crâne, à travers la coiffe.
Elle se raidit, muette en sentant cette main décharnée, incompréhensible
. -« Je suis du dix neuvième siècle, mais jeune, on me croyait du siècle précédent. »
La voiture longe le port.
-« Je fais un détour pour tout vous montrer », s’excuse le chauffeur.
Un cargo passe les bouées pour prendre vers le large
. -« … Sœur Marie Désirable », poursuit le vieillard.
Elle entend la franchise de son rire, se sent ridicule.
-« Vous vous moquez des sœurs exactement comme mon père le Général. »
-« Et vous, vous êtes une animiste comme le Pacha. Je vous ai vue, ça ne m’étonne pas que vous soyez une sœur tourière. Préposée à l’adoration des autres, les vraies carmélites que vous ne voyez jamais et que vous gardez. Vous les nourrissez comme on nourrit un grand rêve. Vous vous débrouillez pour leur déposer dans le guichet tournant tous les objets de leurs besoins, et elles sont devenues pour vous comme le feu, le vent, l’eau. Elles sont votre idole, voilà ce qu’elles sont… Franchement, Désirée, était ce en totale ignorance du désir corrupteur que vous aviez choisi ce nom ? »
Et elle :
-« Quelle idée avez vous derrière la tête ? »
-« Cent ans d’idées. Quelle naïve croyance nous, chrétiens, transportons nous, d’un avilissement possible de l’esprit par la matière, d’un ennoblissement de dieu par son incarnation ! »
-« Ca, c’est du bla-bla de bas clergé ! »
-« Vous êtes si angéliquement sublime que ce tric-trac de la matière, cet aller retour entre le Mystère, le Monde, la Nature, l’humain et l’inhumain, l’incarné et l’invisible, me devient essentiel. C’est à force de vous regarder… »
-« Alors, vous aussi, vous êtes animiste ? »
-« … »
-« Vous prendriez mon sourire pour une incarnation de la grâce, comme le pacha voulait que le vent soit un Souffle Métaphysique ? Moi aussi, j’ai voulu suivre ce que me disait dans les miroirs ce beau visage qui vous fait tenir des paroles cavalières. En fuyant le pays, ma famille, ses titres et ses terres. Le sourire et le rire que j’avais, je n’ai pas voulu confier les lèvres framboises qui les encadraient au cadavre de mes aïeux. Ni à l’héritage de leurs batailles, elles m’ont toujours parues crétines, ni à la transmission notariale de leurs propriétés. Le poids étouffant des sommes déposées dans les banques nous transformaient tous, à la maison, en marionnettes. En marionnettes de la matière. En spectres. En revenants dont aucun geste ne peut déplacer même la poussière des crédences, des cartels, des miroirs, des commodes, des bergères… »
Ils se taisent alors tous les deux, pendant que la voiture les promène à travers les différents quartiers de la ville.
Ils voient les grands magasins et aussi, de loin, derrière une mare, un quartier de cabanes agglomérées, Bidonville.
Ils croisent les marchands d’eaux qui transportent, sans effort apparent, d’énormes panses gonflées auxquelles sont suspendus des gobelets brillants.
On dirait des personnages allégoriques, puis on se rassure, en voyant de vrais clients se succéder et les marchands frotter les timbales avant de les remplir.
Il y a un contraste entre l’organicité des outres et le métal de la vaisselle.
L’estomac trahit l’imperfection du vivant, la nécessité de se nourrir, de détruire.
Les gnostiques, les sumériens avant eux, avaient l’intuition que le monde entier pouvait être un Avorton, un mal-créé, un ratage. Ca en expliquait l’horreur. La structure du vivant, prise en cliché, dans un instant donné, en oubliant sa tension vers autre chose, vers demain, où sa tension depuis autre chose, depuis hier, la structure invalide tout héroïsme. Les héros, grand mangeurs, grands porteurs de sac à merde. Le héros, un zéro, surtout quelques années après les armées rutilantes de l’héroïsme nazi, fanfaron et sadiquement grotesque. Il est désagréable de constater, en face des panses médiocres, des ventres despotiques, la perfection en métal affûté du Réel. Vénérand secoue la tête et chasse de lui ces pensées automatiques, incohérentes.
Ils ne parlent plus, même lorsqu’ils rejoignent l’avenue du Carmel Saint Joseph, et se garent au pied de grands murs recouverts d’un crépi marron, dans une contre allée plantée d’eucalyptus.
Le Pacha, en décapotable, pile à leur hauteur, extrêmement souriant. Il a dû sourire si souvent que les rides s’en sont imprimées autour de ses yeux et de sa bouche. Une apologie du sourire s’est rédigée d’elle même sur ce visage sportif. Il a troqué sa djellaba pour une tenue assez stricte, un costume bleu, une cravate étroite à rayures.
-« J’ai beaucoup pensé à vous, Monseigneur… Si je vous montrais le Sud marocain ? », demande-t-il à brûle-pourpoint.
-« Si bref que soit votre séjour, il ne saurait vous permettre de mépriser ce que j’ai mis une vie à découvrir ici, et je ne me pardonnerais pas de ne pas vous ouvrir à cette absence d’exotisme que vous découvrirez en rencontrant le quotidien de mes amis. Je vous emmènerai, et je convie Sœur Marie Désirée à nous suivre, si tant est qu’elle ne craigne pas d’y perdre son latin… »
-« Alors autant vous suivre sur le champ. »
-« Mais mon père, » tente-t-elle, « vous êtes épuisé… »
-« Quand le destin frappe, quand quelque chose de signifiant fait du bruit, il ne me coûte aucun effort d’y prêter attention ; au contraire, c’est l’incohérence qui m’épuiserait. Et je ne pense pas que vous soyez extérieure au propos du Pacha, chère fille de Général et de princes. Je ne suis pas sûr du tout qu’il vous offre gratuitement cette vérification du pays affectif. Allez chercher nos affaires de travail, les organigrammes nécessaires, et nous trouverons partout ce qu’il nous faudra pour planifier le transfert du Désert… Nous vous attendons ici, le Pacha et moi.»
Elle s’éloigne sans un regard . Ainsi, devant le long mur du Carmel, se passe cette scène tangente, tranchante, comme le couvercle à demi détaché d’une banale boîte de conserve.
-« Je n’ai pas imaginé une seconde que Sœur Marie Désirée suivrait votre promptitude. Votre enthousiasme doit sentir l’enfer, pour elle ! »
-« Elle a moins de raisons de le craindre que moi, cher Pacha… »
-« Pensez vous qu’on puisse avoir des raisons de le désirer ? »
-« Ah ! Les enfants aiment le loup ; ils désirent qu’on leur en raconte l’histoire. Mais c’est parce qu’ils savent, eux, son existence. Pour nous, la vision de l’enfer est précise comme le souvenir d’un lieu que nous aurions traversé en réalité. »
-« Mais pourquoi ne vous en débarrassez vous pas aussi facilement que du Père Noël ? Lui aussi, vous en avez le souvenir ? »
-« Et j’ai aussi le souvenir d’en avoir été détrompé, comme de tous les travestissements qui réjouissent l’enfance. »
-« Mais ni des châtiments, ni des supplices ? »
-« Ni de leur caractère éternel. « Pour toujours ! Pour toujours ! », disait Sainte Thérèse encore enfant. C’était un de ses premiers jeux, inspiré par les sermons et les catéchismes. C’est vrai qu’enfants, nous avons vécu dans la connaissance des punitions. Et qu’elles étaient étroitement connectées au courroux du père. Voire à la revendication du fils que nous étions, de se comporter en Epoux et en Maître. Pas un mot de la catholicité n’a été jeté aux orties par Freud, de tout notre vocabulaire, qui est si affectif, qui transforme le monde en une famille tellement humaine. »
-« Ah bon ? Et le « pour toujours, pour toujours », du paradis et de l’enfer ? »
-« L’idée du châtiment éternel a la même consistance, ce me semble, que le temps durable et statique de l’enfance – ne trouvez vous pas que vos premières années ont été extraordinairement longues, comme une antiquité antédiluvienne, comme une préhistoire infinie ? L’idée de l’éternité, que proposent aussi bien les pharaons que les bouddhistes, est pour moi beaucoup plus une empreinte enfantine qu’une idée. D’ailleurs, dès que j’entends « foi », je me dis « il était une fois ».
-« Vous seriez un mystique sans foi ? »
-« Disons qu’à chacun sa préoccupation. Pour les carmélites, celle d’être épouses et fidèles au Père. Quels kilos de nourritures terrestres à vomir, pour retrouver la pureté des boyaux, pour retrouver, d’un coup de virginité viscérale, le règne de papa ! »
-« Et votre préoccupation à vous ? »
-« Aménager ma névrose, tenir registre de mes pensées automatiques, coup de lampe à mes tréfonds structurels. Ma préoccupation à moi, mon cher Pacha, c’est la science, qui est à l’âme comme la santé est au corps. C’est Saint Thomas qui le disait. Un corps en bonne santé, il a la forme. Pour qu’une âme soit en forme, il lui faut la science. Et tant pis pour les carnages. »
-« L’inquisition n’étant plus là, qu’est ce que vous risquez, à part une petite excommunication, qui, j’en suis sûr, ne vous aliènerait même pas votre retraite ! »
-« C’est le contraire. C’est ma mort, c’est ma mort imminente qui va excommunier bientôt le monde. Les mondes, le sensible et l’intelligible ; à la vitesse à laquelle ils vont disparaître ! J’aurais vécu des milliers d’années encore. L’espèce le fera pour moi. Moi qui, dans bien peu de jours, prononcerai l’excommunication du monde, du créé, du créant. Je le bannirai de mon imaginaire et, par définition, je n’en ressentirai rien. »
-« Alors vous ne croyez pas non plus à la vie éternelle ? »
-« Non, je suis un Sadducéen, et comme les sadducéens, je ne crois pas à un au delà pour l’individu. Ce sont les pharaons qui réclament pour leur imperfection une garantie d’éternité, des indulgences pour un tribunal d’outre tombe, de cauchemar. Les divinités à tête de chien, de chacal et de scarabée, me plaisent beaucoup, vraiment beaucoup. Je les regrette. Esthétiquement. Mais c’est tout, juste pour leur charme. Et puis il y a le fameux problème : laquelle de mes identités successives ferait-on ressusciter : en cent ans je me rappelle avoir été une foultitude de personnages différents. »
-« Vous diriez cela devant Sœur Marie Désirée ? »
-« Elle l’entendrait sans difficultés. Les oreilles bouchées, on peut tout entendre. Si vous étiez dans un cloître, vous sauriez que c’est fermé. Pour que tout glisse dessus. L’idée n’y est pas précisément de se laisser séduire par n’importe quel verbiage. Le mien, par exemple, vous seriez tout à fait chrétien si, en l’écoutant, vous vous appliquiez à plaindre ma démence… »
La Sœur réapparaît, comme si elle s’était ravisée.
-« Pacha, est ce que nous ne vous bousculons pas un peu, en sautant sur votre offre ? Ne pourrions nous pas attendre quelques heures, faire ce tour demain ? »
-« Après ce que je viens d’entendre, Marie, je me fais une obligation de ne pas laisser Vénérand entrer en votre saint lieu ! », répond-il, pince sans rire.
-« Mais je suis sûre », prononce-t-elle alors, en fixant le musulman, « qu’en traversant au moins notre chapelle, en voyant la lumière qui doucement y chatoie dans les carreaux de verre coloré, Monseigneur se souviendra de cette caractéristique absolument individuante qui s’impose, lors du trépas, et ne sera reprise par personne d’autre ni ne sera portée par l’espèce ! »
-« Ma Sœur », dit Vénérand, un peu ennuyé, « je vois que vous nous avez écoutés. »
-« Et c’est quoi ? », demande le Pacha.
-« Et bien, la somme de vos fautes . »
Chapitre Six.
La religieuse, reprend alors :
-« Monseigneur Lacaud est un homme dont les doubles feintes sont si célèbres qu’elles l’ont même précédé dans notre petit couvent. Son rêve serait de découvrir derrière nos murs une puissance de solitude inébranlable, et les paroles d’allure blessantes qu’il profère visent à vérifier le silence de l’écho que répercutent nos tranquilles cellules. »
-« Est-ce vrai ? »
-« Je me suis dit qu’un monde, qui touche à sa fin comme cette colonie française du Maroc, ressemble au pire des supplices qu’on puisse infliger à la croyance. Et je me doutais que, peut-être, il y aurait dans ce Carmel si récent pourtant, malgré l’évanouissement de la société française, une quintessence de la volonté contemplative. Dans ce tohu-bohu, les cellules des nonnes auront trouvé, espérai-je, le temps d’un lancinant appel à l’éternité et au silence qui s’y tient énigmatiquement. Mais, Pacha, que vouliez vous nous faire rencontrer, vous ? »
-«Après l’aveu de Monseigneur Lacaud , laissez moi vous dire à mon tour l’objet de mon adoration , dans ce pays offert aux truands, aux troufions et aux fils de familles ! Près de l’eau chuchotante de mon oasis, j’ai tracé un long sentier blanc, rectiligne, en gravier. Chaque matin, quand la lumière du bleu crie au dehors, je rejoins en djellaba blanche et des sandales au pied, ce long sentier immaculé. La palmeraie commence à ma droite. A gauche du sentier, j’ai fait planter une haie minuscule. Même en fermant les yeux, je sens les grandes palmes filtrer le soleil. Je marche lentement vers les bâtiments antiques, à l’autre extrémité de l’oasis, aussi lentement et minutieusement que possible. J’essaie malgré la marche, de rester absolument vertical et raide. Dans les bâtiments de pisé, il y a mon cheval, sur les mosaïques romaines de ses stalles. Bien sûr, après avoir rejoint l’extrémité du sentier, ma journée de chasse va commencer. Mais lorsque je repense au moment matinal où je suis encore un petit piéton, j’ai l’impression que c’est réellement de moi qu’il s’agit. Après, c’est le transport, c’est l’extase, le ravissement, l’union mystique aux confins sablonneux que hantent la panthère et le galop. Or précisément, je me demande dans quelle image je peux bien me retrouver, pourquoi a-t-il fallu qu’au bout du monde je me retrouve dans cette atmosphère de fraîcheur là, dans la réincarnation de romans que j’ai dû lire un jour, vieilles jaquettes roussies de soleil aux mansardes vieillottes des propriétés de famille. On y voyait défiler la vie des puissants d’un journalisme suranné, les maharadjahs, les pharaons, tous nimbés d’une pureté papetière qui entourait le bahut refermé.
– « Allons, Pacha » dit la religieuse, « n’en parlons plus. » et elle poursuit :
-« Venez, vous avez tous deux besoin d’entrer, je crois. »
Vénérand la coupe :
– « Ah non, le Pacha ni moi n’avons besoin. Mais quel secours croyez vous nous offrir et quelle détresse serait la nôtre si elle pouvait s’apaiser, simplement par ce que vous croyez être un refuge contre le Mal ? »
– « Vénérand », dit Le Pacha, « ne vous rendez pas plus virulent que vous n’êtes. Ca vous pose un problème qu’on vous parle du besoin parce que les seuls besoins que vous arriviez à visualiser sont les besoins viscéraux : dois-je les prononcer ici ? »
– « Justement pas devant notre sœur! C’est vrai, j’ai toujours pris soin de gourmer mes envies… »
– « Et allez donc ! Sœur Marie Désirée, je rafle la mise et je vous le donne… »
Il attrape les valises du Jésuite et les emmène vers le grand portail du couvent :
– « Et quel besoin ont sans relâche les clercs de punir leurs envies ? »
Ensemble ils pénètrent tout d’abord un grand parc, aux extrémités invisibles et suivent une allée de terre battue.
Ils laissent à leur droite plusieurs rangées d’arbres fruitiers, bien entretenues, où personne n’apparaît.
Un parfum exquis s’échappe d’un tas d’herbes posé sur un feu, qui témoigne pourtant d’un travail en cours.
Ils passent à côté d’un appentis en planches abritant une machine agricole, sans un point de rouille quoiqu’ancienne, et où l’on distingue une sorte de rouleau, un foyer de chaudière, plusieurs cheminées en ferraille et quelques leviers.
Le chemin qu’ils ont pris n’est probablement pas le plus court, le Pacha transpire.
A gauche, et au delà d’une haie miniature, s’étendent les planches d’un potager, jusqu’à une lisière de cèdres. Là non plus, personne.
Puis l’allée se resserre en sentier. Des arbustes ruissellent encore d’un arrosage et succèdent aux buis. Le Pacha dépose les valises pour s’essuyer furtivement. Il aperçoit de grands murs blancs et, sous les ferronneries élégantes de larges balcons, une véranda dont le quadrillage métallique est vert pâle.
Un mobilier décontracté s’y trouve ; rotin, fauteuils en imprimé où dominent les motifs de fougères et de pivoines, repose-pied, poufs en cuir et deux vitrines, l’une alignant des pots de confiture, l’autre des liqueurs colorées. La porte de la véranda est mi ouverte.
Au pied de la façade, des herbes folles et des orties prolifèrent savamment, elles constituent une frise parsemée de fleurs violettes, jaunes et bleues.
Parvenus à l’intérieur, ils s’arrêtent.
La Supérieure regarde une large ouverture qui, vers la profondeur de la maison, donne sans aucune porte sur un hall monumental, dont l’autre extrémité doit être éclairée par l’entrée principale.
Huit tableaux suspendus dans le hall, représentent des chevaux. Ils trouvent leur place entre des meubles espagnols en bois sombre, dont la sévérité se renforce des croix noires et sommaires qui sont accrochées dans les seize intervalles de mur.
Un double escalier s’en échappe, qui permettrait aux chevaux de sortir des tableaux et de grimper à l’étage.
Un parfum de feux d’herbe arrive jusque dans la véranda.
Le Pacha s’est laissé tomber dans un fauteuil, au moment où Vénérand rejoignait le hall ; il détaille les portraits équins, le regard grave des animaux.
Il ne dit rien, n’émet aucune boutade, puis suit des yeux la femme d’âge mûr, souriante, qui apparaît, salue chacun, puis s’empare des valises pour les emmener à l’étage.
A mi hauteur des escaliers, elle fredonne un rythme de twist, qui plus loin s’amplifie de l’écho d’un corridor probablement voûté. Soudain éteint par la porte d’une chambre, son chant revient, paraît décroître définitivement mais avec une sorte de divagation, comme au gré d’une porte battante.
Il y a trois verres sur la table de la véranda. Le Pacha, songeur, remue le sien puis:
– « Des truands. Des soudards. Des mangeurs d’enfants… »
Puis il se lève et sort, d’un pas hésitant, vers la grande lumière du jardin.
– « Appelez moi lorsque vous aurez établi l’avenir de la congrégation, et je vous rejoindrai, il fait meilleur ici que dans ma tête. »
Le vent fait flotter ses pantalons, sa veste. Il regarde de part et d’autre, caresse quelques fleurs, se retourne pour observer le dessin subtil des fers forgés, puis il s’éloigne à nouveau, retrouve, par un chemin différent de celui qui l’avait amené, la lisière des cèdres. Son costume bleu un instant éclairé par le soleil tranche sur la pénombre du sous-bois, puis s’y absorbe.
Derrière Vénérand et la religieuse, passe une procession de robes brunes, visages baissés, cachés par leurs voilettes noires. Le défilé prend les escaliers, disparaît.
-« Qu’est ce qui a bien pu vous pousser ici ? »
Il s’installe dans un fauteuil en rotin. Son visage, maintenant, est cerné, blafard.
-« Et vous ?»
-« Moi je n’ai rien à fuir. Je ne suis de votre pays monarchiste que depuis la Révolution. Elle nous a fait d’allemands français, excités à l’idée d’un renouvellement des héroïsmes. Nous, empoussiérés par l’histoire mélodique et bourgeoise de nos aïeux. J’ai sur le matérialisme un regard adouci par plusieurs générations allemandes d’ancêtres romantiques. Nous avons toujours, chez nous, dessiné, ou fait de la musique. »
-« Une famille d’athées ? »
-« De protestants. Ma mère dérogeait, m’emmenait à travers la plaine jusqu’au village voisin, d’où les anges baroques d’une collégiale jésuite dominaient toute la rigueur du chemin. Pour aller à la messe catholique, nous tournions le dos à la colline païenne du Bastberg où s’adossait ma ville, nous rejoignions par l’arrière les réjouissants vergers de la Compagnie. Moi, ça me plaisait beaucoup, d’échapper aux rhétoriques interminables des amis de mon père, presque toujours des pasteurs qui se trouvaient beaux et rigoureux, pour rejoindre les jeux et les blagues des jésuites. Les pères m’ont envoyé à Darmstadt, quelques années allemandes et, de là , Paris, les soi-disant grandes familles du Faubourg Saint Honoré. Tiens ! Chez votre grand-oncle, par exemple ! »
-« A cette époque tout devait encore être très beau ? »
-« Quelle illusion ! La guerre de 70, pour vous, la préhistoire, m’a renvoyé sur le Rhin juste après avoir eu le temps d’embrasser du regard les futaies des grandes propriétés de Chevreuse et de Fontainebleau, les étangs qui reflétaient des châteaux tranquilles, le regard noctambule des marquis et des cavaliers de l’empire finissant. J’avais dormi dans les mansardes de fastueuses seigneuries, dans les reliques des jardins à la française de la puissance orléaniste, j’avais recueilli des paroles certainement inchangées depuis l’Ancien Régime, en quelques mois je pouvais contrefaire le plus outrecuidant conservateur. »
La jeune femme l’écoute distraitement :
-« Vous me parliez de la chapelle ? »
Ils traversent le grand hall et une cour sévère qui lui fait suite, pénètrent l’église, moderne, muette. Les carreaux reflètent simplement une dizaine de cierges allumés. Une sœur est allongée face contre terre devant l’autel. Le prie-Dieu où s’agenouille la religieuse et le banc où s’assied confortablement le vieux Jésuite craquent en même temps. Il murmure :
-« Job, tu désespérais de voir jamais la fin de Ninive… »
Dans les dorures de l’autel luisent sept bougies.
Un carreau, ouvert sur la nuit humide, laisse entrer alors, très distinctement, un gémissement de femme.
Le prélat reconnaît une agonie dès le second cri. Les deux sœurs ne bougent pas, et la plainte se répète, durant une longue demi-heure. C’est un râle d’étouffement, c’est une noyade, dans une purulence infecte, distincte malgré la distance .
-« La souffrance serait un bienfait. La prendre comme un geste du Père permet de se libérer de toute question quant à l’anonymat du monde, du vieillissement, des agonies… »
Il hausse les épaules.
« Le Monde serait ignoble simplement au travers de cette souffrance, qui serait un message, un appel dépêché vers l’homme pour l’inciter à vouloir plus, à exiger l’immortalité… et la souffrance serait le seul refuge où l’on pourrait se persuader à tout coup que le père nous chérit… »
Il se lève et quitte la chapelle, rejoint au dehors une brume chaude.
Deux chevaux paissent à quelques pas de lui.
-« Incorrigibles carmélites, depuis Sainte Thérèse elles s’humilient, elles disent d’ici bas que c’est plus bas que terre, et elles s’entourent d’aristocrates ! Philippe II d’Espagne félicitait d’une longue lettre les auteurs de la Saint Barthélémy, et Thérèse, mûre et âgée, parlait de cet homme là en disant mi amigo el Rey ! … bien sûr je vais devoir entendre leur sœur agoniser sans protester, c’est leur règle… Comme cette agonie déchire le silence ! Quelqu’un se noie, toute la chapelle en résonne… et il n’est question que de détachement, alors que ces grands chevaux noirs trahissent la passion aristocratique la plus basse et la plus matérialiste ! »
-« Mon père… »
La supérieure se tient à ses côtés.
-« Mon père, » poursuit-elle, « les carmélites demandent avec insistance votre passage à l’intérieur de leurs murs pour confesser celle des leurs que vous entendiez agoniser… »
Il se tait alors.
Part en suivant la supérieure des tourières, vers l’autre extrémité des jardins, vers un autre grand mur blanc, élevé et sans ouverture qu’un portail noir . En marchant il se retourne vers la tourière :
-« Et je ne suis pas votre père… Quel opiniâtre aveuglement que de vouloir retrouver son père partout… papa ! Le seul mot qui se prononce de la même manière sur toute la planète. Et vous voudriez en plus que notre premier mot domine le monde, que Dieu soit père ! Et que ce soie de l’humilité ! »
Il hausse les épaules et marmonne encore :
– « Un si grand roi, dites-vous aussi parfois… mais fermer les yeux et oublier le monde c’est justement ce que vous ne voulez faire à aucun prix. Ce à quoi vous tenez par dessus tout c’est à cet ordre humain, où vous vous prenez les pieds. »
Le portail s’ouvre et il continue de murmurer sans prêter la moindre attention au couloir étriqué qu’il emprunte seul. Après quelques pas et derrière une autre porte il trouve, lui tournant le dos, encapuchonnée, la forme d’une petite femme. Les murs blancs sans décoration distribuent de minuscules portes noires, toutes semblables. Il entend croître les plaintes agoniques, s’arrête devant la cellule où une chaise a été disposée. Puis il entend, de l’intérieur de la pièce, que l’on tire une planche contre la porte, où s’ouvre un minuscule judas dont s’échappe une bouffée d’odeurs excrémentielles. Il entend :
– « Ma compréhension… se déplace dans l’inintelligible… Mon souffle dans le minéral… »
Un halètement, le bruit d’un vomissement, et la voix reprend :
-« Ma vie, dans l’éternité qui la coince de bout en bout… ma vie coincée de bout en bout par l’étouffante éternité, c’est cela, permet à mon intelligence de se déplacer, d’effectuer ses bonds, au milieu de l’incompréhensible… »
Vénérand, qui a jeté un coup d’œil à l’intérieur, demande en chuchotant à Sœur Marie Désirée :
-« s’asseoir par terre, contre cette planche dressée ? »
-« Taisez vous. C’est son lit. » Et la mourante, qui les a entendu :
-« Je dresse mon lit – l’agonie que j’attends, les délices de l’imitation du Guide, la rencontre – quoique imparfaite – avec son supplice ! Je ne vois là aucune raison de se mettre au lit. Je vis le moment crucial : c’est un acte. »
Son corps est pris de convulsions qui le secouent entièrement, Vénérand voit ses yeux se révulser, son cou se tord en lui arrachant des cris suraigus, désarticulés. Elle montre l’autre moitié de son visage, qui n’existe plus, cancérisée et saignotante. Aucun soin n’y a été apporté : l’œil roule exorbité et ballottant au bout du cordon ophtalmique. Vénérand se retourne vers Sœur Marie Désirée :
-« Personne n’a vu tous les camps de concentration et ne pourra embrasser d’une seule pensée l’étendue précise de l’accumulation des agonies ; le vœu industriel d’éteindre et de torturer, d’asservir. Comme au temps jadis les rois babyloniens mais avec l’utilisation des progrès – le progrès au centre de l’écrasement, d’un écrasement des hommes qui a eu lieu. On n’y peut plus rien. Ça a eu lieu. Ils ont été torturés par millions, comme les victimes de l’empire romain mais en plus nombreux. Comme les victimes de l’Inquisition, et ça continue, et ça continuera. En dessous du sourire joyeux des satrapes avides, des réjouis du massacre et captateurs d’héritage, les poches bien pleines des joyaux et des boyaux de leurs prisonniers, de leurs victimes… société monstrueuse et anthropophage qui remonte en nous depuis la nuit des temps et qui coule toujours à larges bouillons comme un fleuve en putréfaction. Le massacre est un article qui marche bien, une infusion qui dégage de tous engagements d’humanité. »
-« De quoi parlez vous ? Je vois bien, vous ne pouvez plus comprendre quoi que ce soit, vous n’avez plus aucun accès au Sens, si le Supplice ne vous suffit pas. Est-ce qu’il n’est pas éloquent, le Supplice ? Est-ce que vous ne saviez pas depuis longtemps ? Vous qui vous gargarisez des trois guerres, et rien ? La beauté ineffable de l’Homme supplicié ne vous touche pas ?»
-« Mon amour a été trahi par le départ incessant des morts. Mes mains, qui ont trop agrippé d’avant bras de cadavres.»
-« Vous vous imaginiez donc capable de renverser le monde infini par votre vouloir exigu… »
-« Et vous ? Vous avez littéralement cru au conte de fées de la Résurrection ? Vous avez voulu en réveiller aussi, de vos sœurs mortes… »
-« Pas une : les priver de cette route ? Atténuer leur triomphe ? »
-« J’aimerais que vous entendiez, comme je les ai entendus dans les camps de concentration, les rescapés de votre triomphe, ceux qui peuvent encore aller s’acheter une cigarette, prendre un pain-beurre au comptoir du café. »
Dans la cellule, la carmélite n’est plus en convulsion et elle a repris une position assise, Vénérand remarque un sourire sur la demi-lèvre qui lui reste.
-« Elle a ce sourire, exactement celui-là, depuis le jour où elle a su qu’elle était atteinte d’un cancer généralisé. Il y a quatre ans. Depuis quatre ans elle se sait condamnée, depuis quatre ans elle a mal, de plus en plus mal, et elle sourit. »
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