Un système de pensée n’a qu’un intérêt limité en cas de bonheur c’est plutôt la couleur du maillot de bain ou la qualité des musiciens de l’orchestre.
En cas de malheur le thermomètre du tragique et l’échelle pour s’en sortir ne sauraient servir de système de pensée quant à la compréhension de l’être en soi voire du cosmos et du Grand Toutim. On ne confierait quand même pas le soin de comprendre le monde a des naufragés.
Aussi, ai-je mis du temps à rejoindre, en écrivant pendant des années La Soublime Enquête, les cellules secrètes du premier des temples de la psychanalyse, ces ruines du temple de Télesphore à Pergame, quelle longue randonnée intérieure dans ma tête, et après combien de temps juvénile strictement dédié au bonheur ! Prisonnier ensuite, les années d’études et de paix achevées, de la tour des années soixante-dix où, chaque soir, venaient me raconter leurs rêves les patients qui pensaient y trouver quelque soulagement à leurs maux, ai-je seulement senti se fomenter en moi cette immense promenade qui me séparait de l’Anatolie, des penseurs de l’antiquité? L’intérieure randonnée effectuée étape par étape, m’a rapproché insensiblement du temple de Télésphore, de ce bâtiment formidable et circulaire, dont le caractère de ruine s’opposait de plus en plus à l’activité qui a régné au travers de mes consultations tellement psychanalytiques et vivantes. J’ai senti le contraire de la poussière des ruines que traversent les touristes à Pergame, j’ai senti ressusciter le désir qui y palpitait deux mille ans plus tôt.
Et la présence, au dernier étage de ma tour, d’un des patrons de la faculté de philosophie, le professeur Reboul, a-t-elle joué un rôle dans cette marche à étapes forcées vers la spirale étonnante de tous les rêves, conjugués dans ma mémoire aujourd’hui, des interlocuteurs que j’ai entendus depuis 1989? Car j’ai passé trop de soirées à me faire le valet de leurs inconscients. Et c’est sans pouvoir faire halte dans les granges remplies du foin luxueux, dont les adolescents vagabonds faisaient jadis la magique étude, que j’ai scruté, dans leurs rêves, les tapisseries d’inconscients arc-boutés contre le Réel. L’apréhension formidable du monde que les sujets, leurs familles, leurs langues et leurs dettes familiales opposent, au travers d’une mémoire énigmatiquement cryptée, à la vie qui surgit.
Sans jamais que je puisse m’assoupir au moelleux génie de leurs songes. Et mon oreille anéantie a fini par percevoir de façon ininterrompue, comme si ça sonnait dans le silence, le torrent d’instants fracassant l’espèce humaine.
Et la constitution progressive, par l’apprentissage humain des dangers de cette poêlée funeste, (les générations se représentant les unes aux autres ainsi qu’une fricassée de martyrs), d’un grand cri humain, guerrier, ferme et tonitruant, celui que la tapisserie des songes oppose à la continuation du supposé martyre ?
Á l’envers de la tour des années soixante-dix (où le nouveau Concierge a décidé d’organiser de formidables fêtes d’immeuble), les gens de la ville ont creusé un escalier intérieur, chaque fois plus surprenant, aux dimensions toujours justes de l’immensité de chacun de leurs inconscients.
Pas un rêveur qui ressemble à l’autre.
Comment puis je avoir des amis sans faire avec eux mon travail de compréhension du rêve, ce qui revient, au fond, à ne strictement rien savoir de leur immensité ?
Il est vrai que ce serait fastidieux de se sentir comme un Robinson Crusoë tombé dans l’île de Pâques et entouré des Sphynx surdimensionés d’êtres aux tailles de cathédrale. Une suffit, au milieu de la ville, à évoquer cette dimension héroïque de l’existence.
Et ainsi s’évite-t-on également le cri strident des roues pressant le moyeu (dans le fameux poème du Parmenide), de la tragédie des générations précédentes, cette prophétie inconsciente hurlant dans les rêves et les cauchemars de tous les humains peuplant le huit milliards d’aujourd’hui, ce cri qui sonne dorénavant dans ma pauvre tête de cloche !
Les adolescents le savent à Strasbourg: ils se cuitent le soir et divaguent cependant que sonne le tintamarre des carillons suspendus aux ciels des églises.
Ils ont senti, en croisant la taille des clochers, une forme de stature invincible, d’effigie d’un rival qui amoindrirait leurs seules chances d’atteindre un jour à leurs destinées inespérées.
Adolescents, les destinées leur paraissent de toute façon enfouies, dans un lointain improbable, et désirées pourtant. Mais ils ont senti plutôt une vraie sagesse dans leurs dérives ivrognes, à gros bouillons, à sanglots d’azur. Ils ont senti, dans le désespoir de leurs peines d’amour perdues, qu’il leur faudrait en buvant éviter de trop voir ce que sont nos solitudes de Robinson, cet isolement du grand clocher de la Cathédrale, cet inconscient sublissime qui a enfermé loin de toute jouissance les gérontes traînant la patte aux salons du succès et noyés dans l’incompréhensible concours de mâles et de femelles, de quéquettes et de futurs.
Car à défigurer l’instant présent d’un babil futuriste, les mamelles des brassins dégurgitent aux angoisses adolescentes la suspension, dans les bocks, d’une futurition foutraque qui à tendance à se moquer de leurs si royales énamorations, de leur noblesse, et ce vomi biéreux les rapproche peut-être, paradoxe des fêtes et raison de l’ivresse, des formes à respecter pour s’écrire des destins couronnés de bonheur.
Leurs corps majestueux font bien s’ils savent douter d’un enfoutrage, si millimétriquement aux ordres de la biologie, d’enthousiasmes amoureux — aux ordres des cataclysmes. Car comment les passions juvéniles ne seraient-t-elles pas prisonnières de ce crabe, aux pinces monstrueuses, que sont les constellations ?
Les adolescents qui entendent malgré leur ivresse sonner la cloche du soir, savent la voie lactée et l’énorme rire à dents de lumière au milieu de quoi la terre nous propulse d’une sidérante immobilité.
Ils sont en croix, soutenus par des clous fichus dans tous les jouirs que leur conseille le carrefour des beaux yeux et de l’appât des corps trop sensuels, du flageolement énervant des attributs si délicieusement sexuels qui ne dépendent de rien d’autre que d’une envie antique de science- fiction, de ce miroir tendu par l’hier du big bang au petit feu d’une bière dévastée ce soir.