La grande ville thésaurise. En finançant des musées pour ceux qui, distraction de visiteurs en quête d’identités, y consommeraient des objets en complète contradiction avec l’inattention dont témoignent leurs quotidiens et leurs logis — mais dont l’accumulation en des lieux adaptés feraient… quoi…, hein, quoi de plus au fond que le prolongement, idéal ô combien mais à quel titre et en quel sens, les musées feraient prolongement des propositions alléchantes que les agences de voyage organisent?
Voilà: quelle obscure non-pulsion fait le désintérêt de tant de voyageurs, quand ils sont chez eux, pour les musées de chez eux, pour les œuvres de leur voisine, pour le génie créatif des gens qui les ennuient par leurs préoccupations bizarres, qui les assomment en voulant sans arrêt leur montrer leur dernier dessin, et qu’ils fuient, avouons-le, au quotidien?
On peut même dire: en quel sens les musées ne seraient qu’un des faux cris de libération articulés pour les agences de voyage, une catharsis strictement temporaire et réversible sans la moindre séquelle, pendant que les gérants d’hôtels, (plus ou moins délicats et raffinés les hôtels), réchauffent des petits déjeuners (aussi proches que possible du typique local). Par quel paradoxe le monde clos du Musée peut il drainer les foules, sinon un contre sens absolu implicite au mot même de la vacance?
Qu’il y ait triomphe subit de l’oisiveté pour ceux à qui elle est habituellement interdite, n’implique en rien le moindre relâchement des non-questions pragmatiques que la non problématique action du quotidien véhicule sous la forme rituelle de la distraction.
Loin de moi l’idée grotesque que serait une condamnation de la pragmatique me permettant de resservir régulièrement à mon estomac ses attentes, et de me réjouir que les hordes sauvages ne viennent pas sans relâche me piquer ladite assiette ! Mais la question du pragmatique une fois réglée, rien n’est réglé me semble t il des questionnements permettant de manger sans se suicider et ce sont les questions du Désir, celles qui seules permettent de dire (paradoxalement je l’confesse) qu’on n’est pas un•e patachon•ne oisif•ve qui ne se préoccuperait que de la non-question d’un remplissage de l’estomac (qui ne fait pas question, alors que le labyrinthe du désir et des inhibitions !)
Il ne faudrait pas que cesse l’obsession unique d’un remplissage des assiettes — même si soudain le touriste suffoque d’angoisse en croyant découvrir au Metropolitan Muséum de New York l’Assiette-en-soi, inversée en une représentation cosmique de la Création?
Alors que, dès le petit déjeuner, dans l’hôtel de l’agence de voyage qui sournoisement continue de remplir au vrai uniquement les comptes en banque de ses gérants, le touriste avait mastiqué de quoi s’apaiser après, au confort de l’oreiller puis de la télé retrouvée, avoir flairé combien, dans le lit King Size immortalisé par l’immortel Marthaler, combien il était délicieusement loin de l’immarcescible rêve d’Art auquel — tout à l’heure mais juste pour un instant, hein, promis? – il feindrait de s’amarrer.
D’ailleurs dans les musées voyez: le mobilier d’un quotidien, supposé -ou pas — transcendental, s’y propose parfois. L’Ennui du conservateur rentre en conflit avec celui du Visiteur — sous la forme d’une sorte de réfrigération de l’idéal, puisque les émotions, périssables comme la viande, transportent nos pauvres vies tant qu’à la fin elle se glace, épinglée, muséifiée, cendrée malgré et par toutes les Antigone soucieuses d’honorer leurs frères outragés…
Qu’aux musées l’exposition du frigidaire idéal, accentuerait les risques d’une conversion du touriste rétif, ce serait un peu trop facile. Qu’est ce qui m’a un jour fait tomber les écailles des yeux, depuis quel jour vénitien ai-je senti enfin et peut-être trop, quels mystères tatouaient d’un désir d’œuvrer ces emmerdeurs, mes voisines et mes voisins créatifs?
Le touriste, au quotidien de son retour, recommence systématiquement à fuir ses voisins créatifs, à craindre leur anonymat, à vouloir les expulser de sa cuisine et de son train train.
Plus lui plaît un bon petit polar pour se sentir Ulysse, que la communication extatique d’incompréhensibles questionnements.
D’ailleurs on voit bien, depuis qu’il n’y a plus eu de touristes, pendant quatre mois déjà d’épidémie du virus couronné, devant la cathédrale de Strasbourg, qui est l’Oeuvre centrale de cette bourgade, on comprend bien qu’au fond l’action réelle des foules touristiques grouillant à ses pieds aura été, pas du tout de s’en agrandir, mais d’y tenter des selfies, d’en refuser absolument les solutions multiples qu’elle propose, comme toute œuvre d’art le fait. Comme toute voisine un peu créatrice le fait.
La disparition des touristes pose un problème: comment rêver qu’après la fin de l’épidémie couronnée et donc après leur réapparition, on puisse continuer de lire l’œuvre sans leur bousculade si contradictoire de toute émotion? A part l’autoportrait de Van Gogh, quelle œuvre au monde résiste à l’absence de considération des foules pour autre chose que l’envie d’être ailleurs et de se fuir?
Ah ! Le mouvement qui nous pousse depuis le salon de l’hôtel et ses buffets vers les caisses accueillantes du grand musée n’a peut-être pour but que de permettre aux murs des musées de nous regarder secrètement ?
Nos estomacs feraient ils vaciller la grandeur généreuse de l’Oeuvre? On serait que gourmands des œuvres, rien que pour s’en foutre plein la panse mentale?
Que non? Mais… quoique… Or la question de savoir si le regard sur les œuvres libère le sujet des limites de son corps par le partage et la culture, ou si le regard, prédateur, désire entasser au coffre fort ses objets — c’est la question invraisemblable de l’emploi du sublime.
Je vais vers le sublime, vers une bananeraie secrète des oasis qui faisait déjà rêver pharaon, et je me retrouve à manger des Picasso comme si c’étaient des glaces. Oasis muséale et boulimie.
Mais ces trésors culturels qui font s’allonger aux portes de leur exposition des queues impatientes (pas de mauvais esprit), seraient plus cruels à subir qu’une bosse de bossu si ils étaient dans mon salon et que je dusse leur prêter à moi tout seul l’attention, à tous les sens du terme, que leur portent historiens de l’art et ventes aux enchères.
La générosité fondatrice du regard porté à l’artiste se retournerait en une lourde avidité, paradoxalement proche peut être de l’égoïsme créatif — car quoi de plus égoïste que les auteurs d’œuvres, statistiquement si souvent que c’en est peut-être même structurellement un signe de la créativité ?
Alors bouffer ou visiter, des œuvres égoïstes ou pas, to be or not to be ? Être généreux ou être un solitaire contemplateur d’œuvres de solitaires méditateurs? Le musée fait il la tribu ou le sujet… le banquet ou la gloutonnerie ?
Langue, race et sang concourent, ça c’est sûr, font se voisiner sous le regard des touristes plus ou moins émerveillés oeuvres de l’art cosmopolite et petits conforts gastriques dans le même temps, dans la même pensée, dans la même panse. Le sang qui gicle, les races qui s’autorisent de leurs cultures pour haïr tout ce qui les éloignerait de la guerre, les tribus qui ne disent plus leurs noms, conquises par l’ethnologie. On ne sait plus si par hasard on n’y serait pas, dans ce moment de course au trésor artistique, tous ensemble et tous solitaires, à la fois tous touchés et tous impassibles, tous partagés et homogènes — et pourtant, tous sous le regard du claudo qui fait la manche à l’entrée du Louvre ou du musée des beaux-arts de Budapest: une drôle de tribu, qu’il se dit en nous toisant !
Sauf qu’il y a dans toute société les maîtres – et le regard de la misère, s’il nous rappelle que les munitions providentielles du musée ne nous empêchent pas, si nous sommes affamés, de nous savoir démunis, le regard des misérables ignore que c’est le regard des Invisibles fortunés, si avides d’œuvres en général, qui joue bien le rôle de gouvernail de nos sociétés en guerre et du prix des nouilles !
Et l’ancrage de ceux-là, des fortunés dont l’indifférence à nos existences les dirige, il se fait dans une société donnée, celle dont se fonde leur empire, celle surtout qui a permis leur rapport aux guerres les ayant enrichis, eux qui brutalement peuvent interdire de partage tous les peuples en les précipitant les uns contre les autres, cultivés ou pas, aux conflits interminables de leurs prédations !
NOTES À BENÊTS:
-1.) La tension valorisante des œuvres qu’on va voir dans les musées, se partage donc entre le plébiscite de ses spectateurs gratuits et l’acquisition onéreuse par des mécènes obnubilés par la prépondérance qu’ils ressentent impérieusement, du chiffrage monétaire de chaque désir.
-2.). Si je suis empathiquement bouleversé de sentiments en observant l’œuvre, songeant à l’auteur, l’acquéreur richissime aux ventes est certain, au contraire, de la réversibilité de tout sentiment au regard d’une somme.
-3.) Il désire donc il paie, habeo ergo sum, j’ai donc je suis — et j’ai trop donc on m’hait.
NOTES À BENÊTS.(Suite)
4.). Ceux qui croient aimer se mettent le portefeuille dans l’œil. S’ils aimaient les œuvres comme les aime Fortuné, ils se seraient comme lui préoccupés de longue date d’accumuler les biens qui seuls permettent de faire du bien — et si on reproche à l’insensible milliardaire la platitude de ses propos bancaires, si on lui fait remarquer que dans l’accumulation du capital l’héritage n’est jamais absent, le pognoneux rationnel se drapera dans l’histoire des races, des tribus et du sang, dont il fera remarquer qu’il y a ceux qui et ceux qui pas, que c’est une logique transmissible de l’histoire de la pensée qui a débouché sur l’histoire de son fric et patati et c’est la longue mélodie des effrontés qui savent bien combien ils doivent leur fortune à l’acceptation soumise des foules.
5). Et les foules c’est moi. Et je sais que le prix des nouilles est fonction du prix des Picasso : j’ai besoin de nouilles mais celui sur qui pleut la fortune parce qu’il détient la fabricanouille ou la ventanouille et la corneguinouille, il a de quoi se poser du désir la constante étude.
8). Avec d’autant plus de certitude que la valeur des objets est pour pharaon la seule certitude valable au monde puisqu’il a dû jeter au fossé tout partage joyeux de sa propre joie, l’empathie lui étant nécessairement en horreur?
9). Car voilà, étonnamment, la paralysie amoureuse est corollaire de cette certitude des comptables qu’il y aurait réversibilité du désir en argent.
10.). (tout lasse). Et leur refus de toute valeur de l’amour en soi est en même temps, en fait, malheureusement, une critique pas facile à rejeter d’un haussement d’épaules.
-11. (Toux polie) Le désespoir est plus coriace que l’optimisme. Comment croire en l’empathie quand on voit comme les meilleurs amis disent du mal les uns des autres dès qu’ils se séparent?
CONCLUONS DES NOTA.
Résumons opiniâtrement: si j’ai fait de l’argent la magique étude, je peux.
a). Les autres, qui sont la matière première de tout sentiment, ont été depuis quelques milliers d’années la matière première aussi de l’édification de ma somme, de mon éventuel million, de moi-banque: c’est en observant leur désir que je peux en fabriquer l’objet à leur vendre et, comme il sont multiples, je ne peux prétendre à les aimer — tout comme un croque-mort ne peut que feindre poliment la compassion devant tous les deuils qu’il escorte.
A la fin du renvoi je…) Je vais vendre aux autres tout ce qu’ils pensent vouloir… tiens? Pourquoi pas des tickets de musées? Et des petits-déjeuners et des nuitées d’hôtel dans des lits king size et tout ce qu’ils voudront, sans avoir pour eux autre chose qu’une extrême attention à ce qui les moyenne, sans m’intéresser (perte de temps) à ce qui les pourrait différencier, exalter leur identité, raréfier leur forme. Les reconnaître serait le contraire de la recherche de ce qu’ils achèteront massivement. Ne plus voir en eux que mes billets de banque: et il ne verront plus en moi que le plus fortuné donc celui qui détient toutes les clefs de tous leurs rêves. Ils me parleront avec un respect grotesque qui me les rendra haïssables car j’y lirais, en vrai, leur désir de m’éliminer pour me piquer les clefs de leur bonheur.
S’impose alors l’inutilité pour pharaon, de toute reconnaissance.
— b) car un certain nombre des pires monstres pharaoniques, souvent, malgré leur absence totale de compassion, mettent en scène pour le public l’ «amour» dans lequel ils se tiennent pour leur maman, en tant que personnage à eux totalement dévolu, en tant que modèle de ce que le monde entier devrait être à leur égard.
La reconnaissance ne peut être chez pharaon que d’une dette pas d’un être. Je vous dois tant et tant parce que vous êtes Picasso ou parce que je suis pique-assiette. Si vous avez de la reconnaissance pour ce que vous pensez que je vous ai donné j’y verrai l’occasion de vous faire payer un petit plus. En réalité vous devriez tout me devoir. Comme maman.
Le sentiment de reconnaissance encombre le financier, sauf quand il s’en sert pour augmenter son gain.
Je vous reconnais. Je vous suis reconnaissant.
Et à l’opposé de la reconnaissance: la confusion. La possession n’a pas toujours été symbolisée par l’argent, je possédais quand j’étais l’humain préhistorique, avant que surgisse l’urbanisation, je possédais le point d’eau, alors tout le monde ne venait à moi que pour boire. Avais-je la clef de la source, je devinais quel besoin forcerait chacun à ne regarder vers moi que pour la clef -et j’en viendrais à douter de l’eau.
Comme, détenant l’argent, j’en viendrais à douter du désir des autres pour moi.
Érodé par toute cette science des regards du besoin, je n’aurais plus d’yeux que pour mes semblables les sans-besoins, les propriétaires de l’oasis voisine, me posant la question du mystère absolu de nos concurrences jusqu’à la guerre. Sans me poser plus jamais la question de quoi désirer dans l’amour.
Plats.
Car si le dix-huitième siècle a rajouté à la tripartition «soldat -prêtre-paysan» que Dumézil soupçonnait à toute l’aire indo européenne, les catégories surprenantes «industriel et parlementaire», on retrouve en nous même la persistance des trois fonctions: suis-je plutôt paysan ou soldat quand je vote pour l’ultra libéralisme impitoyable de la plupart des industriels, suis-je plutôt curé quand je m’attendris des propositions généreuses de la gauche… Les maîtres, systématiquement guerriers…
Quelques années après l’apparition révolutionnaire de ces parlementaires et du parlement en France, on vit un peintre de science-fiction, Hubert Robert redevenir conservateur d’un musée dont il avait adoré déjà le représenter en ruines — et il se chargea d’ouvrir radicalement au public les collections nationales. Est-ce un détail, s’il fut hanté par le futur de ruine du palais qu’il administra peu après sa sortie des prisons de la jeune république, allégorisant colonnades et pyramides comme les vanités d’un tour nouveau?
La préfiguration d’un Metropolitan Museum où viendraient paître les troupeaux de bergères d’un antique futur, par l’employé de la Muse Démocratique que serait un Hubert Robert contemporain, ferait un hommage plein d’espoir aux éternelles traces du génie, mais trahirait aussi une jubilation ethnologique, remployant ce qui fut, en faisant son sel, son piment et son pigment.
Rome, reviens, que je démaquille les orgueils de l’aujourd’hui. Moi, petit peintre, je vous dis vos ruines mais c’est en affirmant l’éternité de ceux que vous employez, les créatifs aujourd’hui asservis par les outils numériques et donc bancaires dont aucune ruine ne laissera paître aucun troupeau de vache ni vibrer le corps transcendantal d’aucune bergère du futur…
Mais qu’est ce qui en nous, du soldat, du paysan ou du prêtre (je devrais dire de la guerrière, de la paysanne ou de la prêtresse) se réveille pourtant, se réveille malgré tout quand il y a traversée du musée, de l’Oeuvre, de la métamorphose intérieure provoquée par un partage du génie?
Les maîtres de la langue, de la race et du sang, circulent bien entendu dans leurs capitales et, avec plus ou moins de plaisir selon que ça leur rapporte ou pas, considèrent les bus ou les limousines en train de transporter vers les musées (qu’ils considèrent à juste titre comme points précis de leur propre territoire de domination), les désœuvrés temporaires de la vacance. Ils toisent – avec l’orgue, et le sens de ce mot est également double – notre incapacité à acquérir les œuvres dont sans cesse pourtant c’est une concurrence entre leur mécénat et nos plébiscites qui établit la Valeur. A la morgue de paris on morguait les cadavres – comme depuis son guichet le gardien de la prison avait morgués ses criminels supposés – morguer, c’est donc reconnaître mais dans le premier sens d’un surplomb – tu es criminel et je t’identifie – en second sens : vous êtes cadavres et nous venons vous reconnaître, d’une reconnaissance post-mortem, après votre évasion, si l’on veut, de notre communauté incapable de retenir personne, incapable d’éternité, inquiète de ça, se rassurant de la permanence des menhirs, de Dieu, des valeurs de l’art.
Ils détiennent les îles fortunées, ils possèdent mieux que leurs voisins ou sujets, l’héritage du pays que les voyageurs visitent et de la ville — que toutes les autres classes sociales revendiquent comme un chez-soi pourtant, au moins lorsqu’elles en sont bannies, ce qui arrive !
Car les pauvres (qui ne sont pas les maîtres), combien l’évoquent-ils, leur ville abandonnée où ils avaient été tellement pauvres qu’ils avaient dû la quitter, ils l’évoquent, une fois émigrés, et avec un regret terrible du goût qu’elle avait.
Les soumis de la langue, par leur classe ou leur sang, ne savaient parfois même pas l’existence des musées chez eux, y auraient vu d’abord comme obscénité le reflet de la double usure – au double sens du terme, puisqu’au sure, comme morgue, possède son double sens – terme dont leur fuite éventuelle aura été un des paramètres supplémentaires. Fuyards usés abusés.
Usés, par le souvenir de l’indifférence de la ville abandonnique qu’ils abandonnèrent, et ruinés assez pour avoir dû s’enfuir.
Ce qui fait sens pour leur maître :le prix — pharamineux ! Dix mille ans de salaire !- des rouleaux de peinture chinoise ou du Picasso suspendu en haut de l’escalier, leur ferait mal au cul, et ils verraient usure, vol, escroquerie, là où leur ministre de la culture sait cependant avec raison, à juste titre, avoir fait un bon calcul quant au rapport entre le capital de l’Etat et la dette qui s’en fiche, et là précisément où, quand j’arrive au musée, mon émotion soudain maximale me fait basculer dans l’autre monde par le génie d’un artiste qui trahissait, en devenant une icône planétaire, sa langue, sa race et son sang — je m’en fous, je bascule dans l’aveuglement, l’éblouissement et la révélation d’un moi-même qui devient dans cette catharsis enfin moi et croit se contreficher des maîtres, de l’histoire de la civilisation, de la tribu qui m’héberge sans dire son nom de tribu…
Et me rejoint cette joie tribale, d’un uppercut au creux de l’amour qui nous agglutine, enfarinés d’émerveillement, dans les salles bondées du musée…
Plus les villes sont orgueilleuses et plus leurs faubourgs sont pleins des clandestins qui les rejoignent sans songer, une seconde dans leur vie le plus souvent, à leurs musées, (les tibétaines mendiant à Shangaï et les prolétaires de la couronne gigantesque autour de New York où pullulent les précarités, celles qui ont permis à quelques cinéastes, d’ailleurs, en la re-présentant, d’en faire quelques miracles).
Je les connais. Ils savaent encore quelle céleste envie avait été l’envie qui les avait fait partir de chez eux, depuis Lagos ou depuis Bangalore pour la petite annonce d’un jour moins obscur.
C’est arrivé qu’à leur premier jour d’hébergement chez nous, ou presque, je rencontre avec eux leur enfant, celui qui les a entendu longtemps parler une langue que ses nouveaux enseignants ne comprendront pas vraiment, à l’école où il ira … Lalangue, dans ma pensée, carillonne comme le signal de la profondeur historique colossale de toute histoire familiale transmise, lorsqu’elle a pu l’être, lorsqu’il n’y a pas eu perte.
Les professeurs dans leurs voyages l’été ont rarement encore la force de se rendre (ça arrive c’est exceptionnel, hein) aux lieux inquiétants qu’ont fui les prolétariats, mais sans en avoir trahi ni la langue pourtant, ni la race ni le sang. En apprenant quelques mots des langues en voyage il serait surprenant que je désire autre chose que raccrocher l’enfant, pour le légitimer dans son être au monde, à mes propres icônes à moi, mes Mozart, mes George de la Tour, Venise, la flèche de la cathédrale : tenter de dire bonjour en peulh, en tchétchène et en bassa, en ourdou et en syrien, en Wolof en chinois et en espagnol, pour raccrocher la puissance de mes nouveaux voisins, fraîchement arrivés, à celle des trésors des musées qui bien entendu les intéressent moins, au fond, que les résultats de leur équipe de foot favorite. En retour ils me renvoient l’haleine de ceux que la mort fréquente et qui savent profondément que seul le temps nous héberge, et en aucun cas ne se laissent rassurer comme les habitants des villes industrieuses, par la clandestinité de la Mort que permettent les murs de l’hôpital et la disparition des deuils.
Lalangue, structure qui porte en elle cependant tous les ancêtres et donc toute la force de disparition qui s’oppose à toute tranquillité – les enfants regardent la réalité qui les héberge comme si elle devait être éternelle. J’observe qu’ils se réjouissent de me voir feindre de tenter d’apprendre toute langue qui surgirait du propos de leurs parents, comme si je partageais alors avec admiration ce qu’ils savent de la légitimité. Un peu comme si je tentais de faire surgir à côté de moi une icône célèbre, un champion, un roi, mais que le fasse en rattachant la gloire à l’ancienneté de toute langue, de toute lalangue. Le génie qui peut s’y loger, celui qui ferait partage, celui qui fonderait une œuvre, l’enjeu de la légitimation consiste à un contresens, celui qui rend valeur au sens (des mots, de la langue de l’œuvre) plus qu’à sa contremarque du compte en banque (du champion de foot, de l’oncle riche, et, au delà, des créateurs). Croiser la célébrité n’est possible qu’à s’en vouloir sentir parent : la célébrité est comme une foudre vers quoi converge les rêves du groupe humain, comme un axe dont on peut se revendiquer, si c’est le jouer de foot, en allant courir sur un terrain, mais si c’est un créateur au sens de l’entité culturelle dont on vient de fuir le continent, il y a fort à parier qu’on n’aura jamais eu l’occasion de s’en sentir proche. Quant aux inconnus qui habitaient peut être la même ville, on s’étonnera de les découvrir célèbres chanteurs un beau jour, ou acteurs d’une série débordante d’inventivité. Car à moins de croiser quelqu’un dont seul nous fait frétiller le talent, si on l’avait un jour vu s’envoler vers les phares du Concept, quand il était encore inconnu, est-ce que ses préoccupations ne nous auront pas alors agacé pour la façon dont toute créativité trahit la langue, la race et le sang sans que nous y comprenions rien ?
Qu’est ce qui, dans l’innovation créatrice, peut parler vivement à l’enfant et au supposé innocent sinon un compte en banque de héros, que nous imaginerons à la taille du trou qui nous sert de désir. (Le trou-matisme qui fait les bons fantasmes en jeu de mot lacanien)
Ce qu’on appelle aussi un trou c’est ce lieu qu’on a quitté, l’endroit où on n’allait pas au musée, d’où l’on est parvenu à s’enfuir vers une métropole, vers le lieu frétillant, tout rempli d’artistes, de galeries et de musées.
Qu’on soit en vacances ou qu’on ait émigré, voilà ce lieu métropolitain où les carrières font se précipiter tous les vertiges d’amours passionnées pour les grands fauves alanguis du succès imaginaire, ceux qui ont réussi à l’école, ceux dont l’entreprise à pulvérisé la Bourse, ceux dont les jambes musclées ont fait hurler les foules au stade, ou bien ceux qui sont simplement venus fêter là leur santé insolente dans les bras éphémères des tables branchées où les gros salaires se métamorphosent en vieux vins et en tournedos Rossini.
Là les peuples se transportent, visiteurs ou émigrés.
Ils testent aux villes du succès leur capacité à se plier aux modernités successives.
Les touristes seraient la pointe d’une métamorphose des peuples ? Ils observent le temps d’une visite à quelle ficelle, à quel truc de prestidigitateur artiste, agités soudain comme des pantins au flux de la foule qui balaie les couloirs du Grand Musée, ils doivent résister en opposant leur inattention et la digestion béate de leur petit déjeuner. Combien de fois le génie pourra-t-il leur faire tirer avant qu’ils rentrent chez eux, une révérence devant les nouveaux maîtres qu’incarnent d’autres sacrés cachés dans toute œuvre, d’autres syncrétismes religieux qui s’y proclament vérités neuves? Sentent-ils quel sacrifice chaque génération d’artiste promet à la suivante sans promesse aucune quant à la langue, à la race et au sang encore moins, pour ne pas trop parler du sperme…
Pour ce qui est de ceux qui sont arrivés dans la métropole en y émigrant et pas pour un week-end, discrets quant aux désirs, suspendus peut-être pour longtemps dans la dimension du besoin, il leur faut pour survivre sans agence de voyage, au minimum de s’imposer d’être discrets dans les rues. Discrets quant à leur désir qui survit caché par l’urgence. La discrétion surtout quant au désir étant habituelle tant que, sans-papier, on ne s’est pas encore habitué à attraper au manège le pompon de la légitimité. Et le pompons de la légitimité n’est pas l’argent du logis ou du manger. C’est, par exemple, ce qui se délivre par les œuvres d’art cachées dans une langue, quand dans les musées une tranquille déambulation se révèlerait possible.
Si je devais fuir un jour prochain ma ville, aurai-je encore autre chose que de l’amertume en passant devant les murs des musées – celui, Brice Bauer heureusement j’ai su ton nom avant ta mort – celui qui donnait légitimité au centre somptueux, chez moi, comment oserais je m’en revendiquer, je veux dire le méprisé, celui qui devant la cathédrale pendant le couvre-feu en 2020, se donnait pour travail de poser chaque jour son violoncelle démantibulé pour redire l’actualité renouvelée de sa longue sonnerie, mélopée, plainte et chanson joyeuse mêlées, inconnu mort inconnu, et dont la fugitive musique n’a été l’objet d’aucun enregistrement ?
je rejoindrais la troupe des maudits qui n’ont plus que des besoins et doivent cacher leurs désirs pour ne pas faire blêmir ceux qui les accueillent. Et peut être grossirais je la troupe de tous ceux qui pensent à l’inutilité lorsqu’ils contemplent d’incompréhensibles triomphes artistiques.
L’ABBÉ DE SAINT NON.
S’ils savaient ! Qu’un jour il y eut un abbé dont le nom était Saint-Non.
Qui fut si ébloui par des artistes encore sans renom, quand voyageant avec eux il les vit au quotidien dessiner l’Italie, qu’il décida de publier leurs dessins et qu’il en fut ruiné. Nom de non. Fragonard et Hubert Robert voyageaient avec Saint-Non, qui d’un seul livre se ruina sans y gagner aucun renom… Pour sûr l’ivrognesse et le poivrot, entendant l’histoire de l’Abbé de Saint-Non et de sa ruine, ils s’en foutraient et se demanderaient juste au nom de quoi l’amour d’un tableau pourrait faire perdre un seul picaillon avec lequel ils préfèreraient continuer de perdre la tête en achetant du picrate, du bourre-pif, du jaja et du tord-boyau.
Un grand avocat de la grande ville me disait dans mon rêve cette nuit, et j’étais drôlement jaloux de l’étendue de ses connaissances, que le droit d’asile posait par sa réception parmi certains grands peuples de l’Afrique, un problème majeur.
Pourquoi immédiatement après avais-je l’image d’un musée dispendieux que la grande ville commençait d’installer sur de vastes ponts en face de ses palais, sous la forme d’abord de voies ferrées brillantes où couraient de dispendieux châssis pour Bugattis ferroviaires, puis de petites salles où sur des cintres des machines testaient l’élasticité de différentes pièces textiles en annonçant leur coefficient de répliques du repliage après une traction unique de la ficelle qui en pendait???
Et pourquoi la construction du rêve faisait elle de moi un autochtone du trou provincial, Strasbourg, cependant que l’amie de l’avocat métropolite parisien m’avouait qu’elle n’avait pas franchement de temps à m’accorder, qu’elle était tributaire d’un lien autrement plus fort, avec l’amant qui l’attendait a l’hôtel, qu’il fallait quand même que je prenne conscience de la nature facultative pour elle de sa rencontre, furtive et dédaigneuse, avec moi, l’autochtone du trou?
Avec elle mon rêve avait exploré la question qu’elle me posait, sur un créatif autochtone, Antoine Walter, dont je me dis souvent combien le cadavre seul sera milliardaire tant il fait d’efforts de discrétion… (Voir son site incroyable sous delcaflor)
Elle en parlait avec une distance méprisante, comme si son sens de l’amitié vraie était fatigué de ces anonymités anciennes, de quand elle habitait dans le même trou que moi, des fausses amitiés autochtones qu’elle avait fuies jadis en quittant les petits strasbourgeois pour les décideurs métropolites.
Or je suis le premier à reconnaître que l’idéal créatif, devenir une icône pour atteindre à l’immortalité, c’est le fruit tardif de la pression et de la dette qui oppressaient au quotidien l’enfant devenu parfois génie partageable, maintenant voyez, ses œuvres partout ! Une icône immortelle, suspendue dans les musées dispendieux, à l’insu de ceux qui crèvent la bouche ouverte, dans l’usure du capital de l’Etat, pour le jouir des braves gens comme moi qui arrivent à s’angoisser un instant pour contempler à travers toute œuvre le temps qui ne les héberge plus vraiment.
Ainsi : L’enfant plein de mémoire comme un musée.(Avant sa gloire l’enfant créatif comme un futur Dumézil, un futur Hubert Robert, un futur Saint-Non) – je l’ai vu œuvrant à mes côtés sans disposer de l’état de contemplation qui m’aurait permis de devenir de son travail conservateur.
C’était ainsi, un enfant qui a joué si tôt avec le jouir supposé des représentations qu’internet proposait, celles de chansons dont la mode relevait à la génération de ses grands parents plus que de ses parents, dans une forme de music-hall virtuel – j’étais en train de dîner à côté, à ses muses, je n’y prêtais pas suffisamment attention, n’étant pas assez détendu pour utiliser à mes fins propres la mémoire déjà colossale de l’enfant.
L’enfant se souvenait de toutes les chansons qu’il voulait.
Les textes des chanteurs, il les fait virer comme dans un combat d’avions à réaction, et je l’ai observé se filmant en train de les chanter puis les rechanter en mettant deux textes en rapport et en visitant ce rapport d’une manière qui aujourd’hui encore ne m’a pas encore ouvert les portes de sa résonance (comme Dumézil, qui lisait l’Ennéade dans le texte à neuf ans et ne m’aurait certainement pas laissé le temps de quitter mon quotidien pour comprendre ce qui s’y trafiquait).
Dans la mémoire de l’enfant une œuvre s’entrechoque, loin du Musée qui me permettrait d’avancer tranquillement, voire d’un music hall qui drainerait les foules de touristes admiratifs et pourquoi pas – les contes de fées se réalisent parfois – et pourquoi pas aussi les grands maîtres de la métropole, soucieux de goûter à la pointe extrême du jouir, et puis enfin pourquoi pas moi, dans l’hypothèse hasardeuse où quelqu’un m’aurait dit d’y aller voir parce qu’il y aurait là de l’Art, du sublime, du philosophique.
Et lui l’enfant qui subsume, n’ayant pas encore quatorze ans, toute la pointe d’une dette de la langue, de la race et du sang, il se rêve d’ailleurs star, c’est un vrai gosse, quand même, il se prépare des pochettes de disques où sa photo remplace celle de Bobby Lapointe.
D’un coup de reins sur le plancher à côté de notre table, il quitte pourtant l’usure des grandes tribus. Et aucun musée ne concertera dans le fantasme d’aucun conservateur l’usure d’un État soucieux d’accumuler le capital des petits génies comme lui pour faire travailler les hôteliers de la grande ville aux fourneaux des petits déjeuners préparés par les venus d’ailleurs dans la misère crasse de leur besoin interdit de désir. Mais ce qui se passe dans cette pièce est tellement évanescent, était tellement furtif, s’est passé il y a quatre ou cinq ans, l’enfant devenu adulte s’en souvient il seulement, et pourtant j’savais le sentiment que se passait quelque chose dans cette pièce, quelque chose qui était détaché de tout échange, quelque chose qui se suspendait comme aux murs d’un musée imaginaire, sérieusement, mais sans que j’aie le temps seulement de me poser la question de ce que ces deux chansons pouvaient bien avoir à faire l’une en face de l’autre :
D’un coup de reins l’enfant éclate de rire sur le plancher en faisant donner «le papa du papa du piou piou» (Bobby Lapointe) contre «à la mi-août». (Henri Salvador)
Moi il faudra que j’aille surfer sur Wikipedia pour noter les deux chefs d’œuvre affrontés dans sa mémoire d’enfant effronté, et que je n’arriverai jamais à apprendre par cœur, mais pour clore mon texte en vous laissant de l’Oeuvre légitimante, on ne sait jamais, peut être un jour connaîtra-t-on tous le nom de l’auteur inconnu de ces associations d’un soir – mais cette célébrité, vanité des vanités, est évidemment le moins important de l’affaire.
Le papa du papa du papa de mon papa
Etait un petit pioupiou
La maman du papa du papa de mon papa,
Ell´, ell´ était nounou
Lui son nom, c´était Aimé Dépèch´
Et elle s´appelait Amélie Vite
Et attendez, attendez vous allez voir la suite…
Le papa du papa du papa de mon papa
S´affolait pour les mollets
D´la maman du papa du papa de mon papa,
Qui rêvait de convoler
Quand Aimé lutinait les jolis
Mollets moulés de la molle Amélie
Ell´ frétillait, tortillait comm´ l´anguille alanguie
Et de fil en aiguill´ il est arrivé ce que vous pensez
Aimé a pris d´assaut les faveurs qu´Amélie voulait
lui refuser
Mais l´papa du papa du papa de mon papa
A dit: «J´suis pas un pourceau
J´voudrais pas qu´à cause d´un faux pas un´ fill´
tombat
Dans l´opprob´ du ruisseau
J´vas d´ce pas demander à son papa
La main de la belle Amélie Vite
Qui de ce fait va devenir Amélie Dépêche
Et leur fils, le papa du papa de mon papa
Qu´on nomma: Yvan Dépêche
Eut pour fils mon grand´papa Guilo qui était
un saint
C´était Saint Guilo Dépêch´
Qui en bégayant eut trois jumeaux:
Mon papa, mon tonton Dédé Dépêche
Et ma tata qui s´appell´ Dépêch Al-Aline
Et puis donc :
Si jamais une coquette
Vous demande un jour
Quelle saison est la plus chouette
Pour rêver d’amour
Ne dites pas que la meilleure date
C’est mars ou fin septembre
L’époque la plus adéquate
C’est celle que chantent les chattes
A la mi-août
C’est tellement plus romantique
A la mi-août
On fera les quatre cent coups
A la mi-août
Tous les coeurs sont en pique-nique
A la mi-août
Les filles n’ont pas peur du loup
Et si la belle vous dit soudain
J’adore les fourrures
Quand donc aurais-je mon ragondin?
Chantez d’un air badin
A la mi-août
C’est bien plus économique voyons
A la mi-août
Y’a de la joie pour les matous
Je me souviens lorsque naguère
J’ai passé mon bac
Comme j’étais pas une lumière
J’avais plutôt le trac
Le prof d’histoire me demanda
Quand donc est né le chat de perse
Dés l’instant qu’on parlait du chat
J’ai dit: eh bien, voilà!
A la mi-août
C’est tellement plus romantique
A la mi-août
Y’a de la joie pour les matous
A la mi-août
On se sent plus dynamique
A la mi-août
On s’amuse comme des fous
Je connais une auvergnate
Qui aime un bougnat
Quand elle dit:
A bas les pattes
Il s’écrie: fouchtra
Ton chef me dit que tu me donnera
Tout ce que tu possède
Pour l’instant répond-elle au gars
Il est pas question de cha’
De chat… et alors?
De Chat, miaou… Aaah!
A la mi-août
Che chera plus romantique
A la mi-août
On fera les quat’chent coups
Petite danse Auvergnate
En Anglais: little Bourrée
Oubap boutchou boutchou boubou
Oubap lalialapta
Mi-a-oût, mi-a-oût, mi-a-oût
MIAOU!
Interprète
Henri Salvador