D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Amel (Amélie ? Tout le monde l’appelle Amel) a toujours aimé d’un amour d’amoureuse les marais de Saint Gond, leur allure sauvage et grise, la monotonie résignée de leurs dangereuses vasières, fondrières, tourbières, et les surprises encore, que son cerveau précocement attentif, collectionnait déjà trop tôt. Mais elle penche son torse gracieux comme un roseau pour cueillir chaque fleur nouvelle et la mettre à l’abri sous ses yeux verts, au détour de sentiers tracés tout au plus par des animaux d’autant plus sauvages qu’ils pullulent au secret des ajoncs.
Ça l’a même étonnée, à l’adolescence, que sa mère Liliane ne soit pas plus surprise que ça de la voir accepter, chaque samedi, de sauter dans la voiture pour la suivre, depuis la grosse maison confortable et joyeuse de Nancy, la ville où sont pourtant tous ses copains, jusqu’à ce trou de Coizard.
Au contraire Amel’ savourait que, sans même s’arrêter au bourg (que son abandon total rend encore plus désirable, les vieilles enseignes parlant encore d’usages incompréhensibles depuis la disparition des cochers, des perruques, des fenaisons et des moissons à la faux), la voiture continuât vers les hectares des marais, isolés encore plus par la vase de leurs tourbières que par l’absolu silence de trou rural et de portes closes qui règne à Joches et à Coizard. Spectre sublime et que le temps ne fait qu’approfondir, dans tous les dédales de la France, plus profonde que jamais en sa sensualité de belle au bois dormant, métaphore laïque du Désert monastique, épiceries mortes, cafés clos, portes scellées des églises où règne la fraîcheur la plus métaphysique sous la peinture écaillée de voûtes qu’elle connaît par cœur.
Amel n’a jamais dit un mot de ses amours paysagières à son plus ancien camarade d’école, Attila. Qui aurait été le seul pourtant, à pouvoir se douter des plaisirs de retrait et de solitude s’opposant en elle à la douleur de ne rien comprendre «aux gens».
Elle préfère pour l’instant rire avec lui de leur enthousiasme partagé pour les petits pots de glace du crémier nancéïen dont la vieille boutique survit au rez de chaussée de la tour Saint Jean.
Au beau milieu du vignoble champenois, durant les milliers d’années qui précédèrent la venue d’Amélie, une grande étendue d’étangs a protégé des buissons, en touffes énormes, se dressant parmi le chuchotement et les froissements des troupes de roseaux en troupes, les fleurs violettes de salicaire ourlant sentinelles les canaux rectilignes, et les compagnies de sangliers – ils s’y gorgent d’eaux noires et de racines.
Aucune curiosité du voisinage, qui risquerait de rester scandaleusement superficielle aux bonheurs discrets de la vraie nature (comme le sont les indiscrétions infâmes car infâmes sont ceux qui n’écoutent pas la dictée du Monde, se disait Amel) — aucune curiosité ne s’est donc jamais approchée de la “grande allée”, dont les chênes et les peupliers centenaires et éloquents démarrent à côté des trois seuls bâtiments d’habitation, et s’envole vers les étendues du marais, parfumées par l’âcreté des eaux immobiles.
Les gens, pas nombreux donc, et qui ayant la clef d’une des trois maisons de la Verrerie, ont pu ou su garder intacte une intime stupéfaction devant la beauté monotone des dizaines de tourbières encloses de buissons faisant de ces hectares une forteresse, n’en dirent jamais mot.
La plus grande des trois demeures est pourtant un peu amarrée au ciel, surtout dans l’allée, par les peupliers trembles, mâts inversés, voie initiatique qui emmène le piéton vers la pullulation des secrètes existences d’animaux et de fleurs, là-bas, vers les boqueteaux et les vasières, ce chemin décidant à chaque fois pour qui l’emprunterait d’une enquête aux inscriptions tellement aventurières de l’Encyclopédie de la nature.
Le bruissement océanique de ces arbres accompagné de ce fait, pour qui veut croire qu’on puisse y lire, un frisson d’odyssée. Mais y lire serait perdre la boule se dit Amel qui depuis trop longtemps a dû subir les égarements de sa mère vers les marais où elle disparaissait bien souvent plutôt même que de l’allaiter. Il semble à Amélie sentir encore dans sa gorge le cri de ses attentes sans réponses et, manière de boutade, Attila prétend qu’elle préfère Amel à Amélie pour la rime des mamelles.
Amel prend soin de se freiner, elle ne traverse l’ensemble des mondes de Saint Fond qu’en y déchiffrant, par exemple, quelles histoires naturelles seraient cachées mais aisément dévoilables sous la bruissante geste des roseaux. Elle scrute sa petite planète d’étangs inaccessibles, encore plus attentivement qu’elle ne lira ses livres, lorsqu’elle reviendra à Nancy où les horaires de son école freinent sagement l’inimaginable de ses intuitions d’enfant vertigineusement assoiffée du savoir …
L’odyssée criminelle d’Attila, par exemple, et celle de ses dix mille cavaliers Huns, à travers les cités lorraines terrorisées du cinquième siècle, voilà précisément une des raisons abracadabrantes qui attachent Amel aux chemins et aux étendues venteuses cachées entre Joches et Coizard. Ça va me concerner, ça va me concerner, se murmure -t-elle en secouant ses longs cheveux noirs.
Elle l’a su grâce à Anatole, l’ancien garde-chasse de son oncle. L’Attila historique a perdu son casque d’or au cours d’une ultime bataille, dans un des mille trous d’eau qu’elle aime regarder miroiter cependant que chuchotent les hautes herbes. Le casque d’or d’Attila, dans les marais de Saint Gond. Elle le devine serti de pierres précieuses.
Elle a une telle confiance en Anatole, que jamais elle n’a cherché à vérifier l’information, même lorsque sa mère lui a dit que les champs catalauniques de l’ultime défaite d’Attila se trouvent à plus de cinquante kilomètres des étangs… Elle aime les révélations d’Anatole sur les tourbières comme elle chérit les écorces des arbres, et comme ce qui est rugueux, chez lui, n’est pas son menton -il ne l’embrasse pas, garde distance – mais son appartenance au même monde attentif qu’elle, Amélie lui sait gré de n’intéresser personne. Puisqu’elle souffre aussi quand elle réalise qu’elle emmerde un peu tout le monde du fait de questions qu’elle se représente innocemment comme étant partagées par tous. C’est Attila lui a très délicatement fait comprendre que on la prend pour pour un cabot frimeur et qu’elle est principalement le type même de la bonne élève casse pieds que seule ses parents et les profs applaudissent.
Anatole s’est réjoui de trouver en elle quelqu’un à qui présenter sa connaissance des rongeurs et des mustélidés. Il lui a enseigné un mot, l’herminette.
Elle se souvient que la voyant surprise — quand il lui a raconté l’histoire du terrible Attila perdant son casque à Saint Gond précisément, sous les coups d’une furieuse attaque des ancêtres champenois, il lui a dit:
-” Et ben ma fille, t’es donc pas sortie de ton nid — à Nancy y vous apprennent rien? Y t’reste encore du ch’min à faire, avant qu’t’ayes vu l’loup péter sur la pierre de bois ! “
L’OGRIÉTÉ DES GOINFRES.
Si elle n’en a jamais parlé encore à son voisin et copain de classe nancéïen, dont personne ne semble savoir pourquoi il s’appelle lui aussi Attila, ça n’est pas du tout parce qu’elle considérerait le casque d’or introuvé comme son trésor privé, mais parce que lorsqu’il elle lui a demandé s’il s’intéressait aux origines de son prénom, pour voir.
-” Amel’, moi, Attila, j’m’en fous et toi, toi t’as déjà tout lu sur mon prénom… Pourquoi tu passes ton temps à apprendre toutes les conneries qui traînent tu sais très bien qu’c’est juste pour faire la mariolle avec… moi j’suis pas une marionnette moi j’suis libre Amel ! “
Alors elle a caché les larmes qui lui sont venues brutalement, et elle ne parle plus de ça au blond Attila, dont les yeux bleu-glacier, légèrement bridés, font se retourner toutes les nouvelles à l’école, elle se retient sans arrêt de lui révéler que le fabuleux casque d’or d’Attila doit être d’une beauté pas possible.(elle a tout appris des orfèvres de l’époque et passe des heures à se demander à quel modèle connu le casque d’Attila pourrait bien ressembler, c’est comme ça qu’elle en est venue à connaître les collections de casques et de masques antiques des musées chinois, puis aux généalogies des empires dont elles se racontent que ce sont eux qui précipitèrent un jour les Huns vers l’Europe).
Attila son voisin, n’a aucun effort à faire pour se la représenter innocente des propriétés de sa famille. Il sait quelles souffrances bizarroïdes sa goinfrerie de savoir lui fait expérimenter chaque jour, et n’ose lui dire l’admiration qu’il a pour cette douleur, plus que pour les listes qu’elle se récite d’ailleurs — mais Amel se sent atrocement coupable, et pour commencer déjà du luxe et de la tranquillité presque scandaleuse de l’hôtel particulier nancéien qui fait tâche au milieu de la sévère rue de la Commanderie, sous les fenêtres tellement humbles au contraire de l’immeuble hébergeant, depuis avant la dernière guerre, la famille d’Attila.
-« Je suis surpris de voir à quelle point ta beauté est politique, Amel, lui a dit avant hier Attila. « Mais je dois être taré : très souvent, quand l’apparence d’une femme m’émeut, dans un lieu public où n’importe, c’est qu’elle me semble afficher un projet, et presqu’un un projet héroïque. Une promesse de changement des mondes, un truc aussi… beau que tes Toc quand tout d’un coup tu veux tout savoir d’un sujet et qu’on a l’impression que c’est pour le sauver de la mort »
Depuis quelque mois, un secret encore, de nature plus politique que le casque d’or des marais de Saint Gond, attache Amel au désir que quelqu’un retrouve, et le plus tôt possible, l’inimaginable orfèvrerie, le casque guerrier d’un des premiers ogres de pouvoir que l’Histoire ait gardé en sa collective souvenance.
Chaque fois qu’elle sort prendre son Attila à elle, en face, pour qu’ils se tiennent compagnie en marchant jusqu’à l’école, elle tente de ne pas évacuer de ses pensées quelles accumulations bourgeoises dynastiques, quel crime bourgeois au fond, devraient les séparer tous deux. Lui le prolétaire qui porte de façon incompréhensible le prénom d’un modèle de prédateur – Attila, sa mère et sa grand mère, habitent juste en face de la maison du maître-brasseur jadis si habilement ravisseur des sous et des santés perdus jadis – jour damné d’ouvrier après jour damné, au zinc de bars oubliés. Et lui Attila, le descendant des piétinés, il voit aujourd’hui le ciel bleu jouer, entre la toiture d’ardoise de ce véritable petit palais qu’occupe Amel – et le marronnier ombrageant une cour où manœuvrèrent entre les hortensias tant de spectaculaires carrosseries, dans les années vingt.
Des années dont parle leur prof, presqu’en s’évanouissant d’émotion, dans son cours sur Marcel Proust.
Attila observe ce luxe sédimenté avec l’humilité puissante, tranquille et amusée qu’Amel lui connaît et admire.
Car Amel respecte depuis ses six ans, depuis qu’elle a, avec son invraisemblable précocité, non seulement lu mais appris par cœur Karl Marx, vu danser au cinéma Pina Bausch et désiré son décharnement et ses expressions — elle respecte, ce qui faisait le désespoir de son père avant qu’il parte, l’élégance de cette simplicité du short populaire et du T-shirt informe, la force universelle de la misère des habitants du bus qui ne tendent le poing que pour s’accrocher à la main courante, l’éternelle majesté des malheurs et des superstitions puisqu’elle finit toujours par prendre leur revanche historique sur le dédain des bien nippés…
La plupart des habitants de la rue de la Commanderie jalousent naïvement qu’il soit possible de savourer, dans une vie d’humain, une chance aussi évidente que celle d’habiter quasiment un château en pleine ville.
Dont quelques artistes, demeurés aussi inconnus que l’orfèvre du casque d’Attila le Hun, n’ont pas manqué d’orner le confort excessif — ferronneries aux fenêtres, plafonds à la française des salons et faux marbres des escaliers et du hall d’entrée. Tout ça pour quoi…
Certainement pour souligner par la grâce morale du Bien Artistique (qui se cache en toute esthétique même artisanale, même ferronnière, même charpentière, même marbrière), la grâce confortable des biens et de leur pesante conservation…
«-Des fois, Attila, j’ai l’impression que l’humanité entière hurle cette bêtise…»
-«Quoi, Amel, quelle bêtise? »
-«Qu’une femme ou un homme de bien, ça peut-être que des gens qui ont du bien. »
Encore que les voisins de la rue ne puissent même pas deviner le parc – oui, le parc !- caché derrière la maison de maître. Ni la seconde maison, un brin vénitienne, nettement plus poétique donnant — tout en haut de la petite déclivité du parc — au dessus des pelouses où des vieux transats jouent encore avec les noisetiers.
L’immeuble du restaurant «Au petit tonneau», celui d’Attila, de sa mère et même de sa vieillissime arrière grand mère, est au contraire le lieu d’un partage pas toujours agréable : les odeurs des plats du jour du restaurant n’étant supportables qu’à la condition d’une faim extrême.
Attila sait en plus qu’Amel déteste les partages alimentaires. On lui reproche d’expédier les repas trop vite. Ses parents ne se sont pas aperçus qu’elle prend leur absence de discussion, à table, sur les problèmes moraux, poétiques, artistiques et politiques – dont elle voudrait les entendre débattre – pour un cauchemar qu’on lui infligerait exprès. Alors Attila tremble chaque fois qu’elle rejoint joyeuse les escaliers de chez lui, gorgés d’une odeur de ragoûts, il sait qu’ils lui font penser au mutisme politique de gosiers s’enfilant le faux remède de la gourmandise des gourmets et de l’ogriété des goinfres pour pallier le crime taiseux et inéluctable des estomacs, toujours vainqueurs des cerveaux et des amours.
Dans une modestie pareille à celle de l’immeuble au dessus du restaurant «Au Petit Tonneau », dans une telle odeur de sauces brunes et de fritures, Amel devine que personne ne risquerait de croire sérieusement à la sensation de sécurité qu’elle doit cependant, elle, à la paix, à l’harmonie, aux parfums de fleurs et aux rideaux joyeux qu’elle a, toute petite, vécus dans la maison de maître dont elle palpait en plus les multiples faux-marbres des escaliers, la boule de rampe dorée, les boutons en cuivre de sonnettes qui témoignaient qu’un jour on appelait quand on voulait un personnel certainement en uniforme…
Quand elle a quitté l’éternité de la prime enfance, elle a saisi à quel point tout ça était trompeur, elle avait pile six ans et toute béatitude placide a pris fin pendant la nuit d’agonie de son grand père, le papli, l’ancien brasseur. Elle entendait ses râles jusque dans sa chambre, deux étages plus bas. Lui dont elle comprenait déjà quelle naïveté il avait quand il marmonnait une phrase qui l’exaspère encore aujourd’hui, elle: un homme de bien, c’est un homme qui a du bien.
-” Oui, mais, Amel, ça n’est du luxe pour personne, une sensation de sécurité. «
-« Oui j’avoue, Attila, Surtout si le temps vacille lorsqu’un doute s’installe, quant à l’âge qu’on a.»
-« Et il faut reconnaître que ça commence très tôt, l’âge qu’on a, hein, Amel?»
Même si Amel se récite, d’un trait, des livres épais en langues étrangères, même si Amel se filme en train de les réciter, même si Amel se filme en train de se filmer en train de se regarder les récitant: aucun abime d’aucun miroir ne fabriquera un plaisir assez vif pour permettre à Amel de se sentir aussi tranquille que l’était son grand père quand il avait fini de manger du poulet et rejoignait à Saint Epvre un banc d’église où un cartouche en cuivre vissé marquait sa place.
-«Qu’on se réjouisse de la providence d’un paysage, de la Nature, de la Terre, qui a su faire surgir, il y a trois mille millions de petites années, nos existences — comme le ventre d’une mère continue d’accueillir les futurs : parfait ! Mais nom de dieu comment oserais-je me féliciter de la jouissance que m’a donné le luxe du patriarche, sans me prévenir, quand je n’en mesurais pas l’égoïsme plus isolant qu’une cellule de nonne ? Et que dire de l’accord perfide entre son luxe et la Nature? Mais quoi penser, de l’accord entre son petit château, le goût parfait du gâteau Saint-Epvre qu’il achetait à la pâtisserie en sortant de l’église, et la beauté providentielle du monde, hein ? Cette foutue adéquation, malgré tout sublime, d’un château où je vivais !»
La jalousie des citoyens d’en face pourrait bien suivre, une fois pour toutes, Amel et sa maman lorsqu’elles partent en week-end à Coizard, dans leurs centaines d’hectares de marais interdits. Régler le compte une fois pour toutes à l’insolence de leur bonheur. Le casser, ce bonheur jalousé, regarder Amel et sa mère souffrir atrocement, longtemps, et partir de grands éclats de rire en voyant leurs jolies robes s’ensanglanter et le modelé tendre de leurs épaules, de leurs longues jambes, fracturé en bouts de viande informes.
Amélie et son inquiète maman ne le savent pas, mais au début de l’été 1936 c’est à la grande cheminée en brique de la brasserie, juste derrière l’hôtel particulier, que le papli a failli être pendu par tous ces damnés sans le sou et leurs camarades ouvriers.
Ils voulaient, oui, y pendre le petit moustachu, l’heureux légataire de la brasserie et des énormes brassins en cuivre, des sources et de la Sainte Bière vendue par hectolitres aux guinguettes du pays lorrain. Çà, il ne l’a pas trop raconté à ses gamines, le patriarche.
Et qui l’a sauvé ? Oui, qui l’a sauvé …
Si Amel se rappelle pourtant vaguement l’histoire d’un portrait scandaleux, une femme, une cuisinière et sa grosse casserole de cuivre, découvert sous le lit à la mort de l’arriere-grand-père – elle est encore loin de se douter que la modèle est encore vivante.
Parce qu’on avait tiré le lit au milieu de la pièce, et le tableau était apparu !
Et au fond pourquoi donc ce lit, avec le cadavre, avait-il été tiré au milieu de la pièce ? Quelle drôle d’idée.
Amel se souvient que ses parents avaient protesté de l’exceptionnelle qualité du portrait, en refusant que la toile soit immédiatement jetée à la poubelle par la grand-mère furibarde.
-« La pute à Boches de ton grand-père !»
L’un ou l’autre des habitants de l’immeuble d’en face eût été là (de l’immeuble d’Attila l’innocent), il aurait probablement dit:
-” Vous voulez mettre à la poubelle celle qui a sauvé votre crevard d’être pendu, hein? Sa concierge communiste? Toute seule contre l’émeute ouvrière, elle, vous la foutriez à la poubelle, hein, notre pauvre Marguerite à nous ? “
Mais on dirait que la paix règne depuis cent ans, aucun des voisins ne se formaliserait plus en apprenant qu’une vieille soi-disant héroïne communiste de la rue se serait fait tirer le portrait par le propre papa de leur grand-père, bouleversé pourquoi pas qu’une gauchiste eût sauvé son fils d’une émeute dont aucun journal ne parle, mais pas bouleversé au point de changer un milligramme à ses certitudes. Le joyeux sourire de la Marguerite du tableau, au dessus d’un puissant décolleté montre un peu les dents. Les nichons d’ogresse d’une domestique pleine d’appétits pour le Bien de ses maîtres? Ou pire, l’innocence des gens sans rien qui se permettent de vouloir allaiter le futur et opposer à leur infortune les dents d’un sourire éclatant ? Ce genre de demi-opinion a dû traîner entre des gens aujourd’hui muets, qui nouèrent chaque matin depuis 1900, 1920, 1940, leur cravate – ou qui allèrent chaque soir à des cocktails en robes aussi convenues que leurs propos. Heureusement rien de tout ça n’a jamais effleuré les oreilles d’Amel.
Au pied de la maison des brasseurs, côté jardin, il y a les restes de l’atelier de peinture où probablement elle posa, Marguerite.
Un architecte, attentif aux signes essentiels de l’espace et de la lumière, a su récemment conserver le vieux châssis de la verrière, son vitrage flou, la vue sur les buissons, les bassins décoratifs en ciment carié qui descendent au milieu du parc et, là-haut, la maison un peu vénitienne, loin au dessus des pelouses.
Ce portrait d’une femme du peuple en poitrine viendrait il de là? Alors il pourrait très bien être en effet l’œuvre du vieux patriarche sans enfants qui a adopté l’arrière grand-père d’Amel.
Sans l’intervention de cette rousse Marguerite à la blanche peau, lors des émeutes communistes d’avant-guerre, le squelette du papli se balancerait encore comme une drôle d’enseigne, à la cheminée…
Sa postérité officielle — puisque les enfants ne vinrent au papli qu’après les soulèvements syndicaux — ne descendrait pas aujourd’hui les escaliers du noble perron, froufroutant de la jupe sous le regard un peu fâché des voisins.
Attila n’aurait pas une voisine aussi jolie pour l’accompagner tous les jours de ses obsessions renouvelées jusqu’à l’école.
Alors voilà, en matière d’obsessions, en ce moment, Amel apprend par coeur les généalogies des dynasties chinoises. Elle n’a évidemment pas dit à Atilla que c’était ses yeux bleus bridés qui l’avaient mis sur cet immense chemin.
-«Bientôt, tu sais, comme les Chinois nous dirigeront… Si on n’a pas réussi à leur parler avant, le massacre dû à leur célèbre haine de l’étranger sera pire que tout ce que l’Histoire a déjà passé comme plats.»
-«Mais à quoi ça peut bien te servir de lire et de répéter tes encyclopédies, si c’est pour servir des conneries pareilles? Tu crois tout ce que tu lis?»
En outre, depuis qu’Amel a appris que les hongrois célèbrent un oiseau géant, un peu parallèlement à leur ancêtre mythique Attila, elle consulte aussi les images des nombreuses statues de l’animal gigantesque qu’ils appellent, là-bas, vers Budapest, un Turul.
Grand comme une maison, beau comme un enthousiasme.
Tout en suivant cette marotte, elle continue de se réciter les dynasties chinoises, pendant qu’elle marche seule dans la rue par exemple. Et elle relie ses deux compulsions, la Chinoise et la magyare : une chance qu’elle n’ait pas encore pris connaissance du poète de la mélancolie d’avant la mort qu’était le communiste freudien et hongrois Attila Joszef. Ça viendra.
LE MUSICIEN DE LA MORT.
-«Les Huns n’ont rien à voir avec les Hans, sauf que cette proximité des deux noms me turlupine… ” Au moment où elle se chuchote ça, sur le chemin, elle voit surgir le sempiternel chanteur des rues et son accordéon.
Elle retient son souffle. Il est tout près d’elle. Va-t-il lui redemander quelque chose d’incroyable ? Parce que, comme tout le monde dans le quartier, Amélie a remarqué depuis longtemps le vieillard musicien aux yeux encore plus bridés que ceux d’Attila – il ne joue pas de la vielle comme le musicien des tableaux de Georges de La Tour où comme l’inquiétant vieillard de la chanson célèbre de Schubert, le “Leiermann”, et il passe au moins une ou deux fois par semaine tendre sa casquette en chantant des airs anciens dans la rue.
Sauf qu’elle ne s’était pas attendu – mais alors pas du tout !- à ce que le fait de réciter les généalogies chinoises (qui lui semblaient depuis un mois ou deux d’une importance fondamentale) en marchant sur le chemin de l’école, allait le faire trotter derrière elle et lui poser une question dont au vrai elle rêvait que quelqu’un la formule sans la laisser dans l’extrême solitude de sa préoccupation :
–Eh ! Pssstt ! Mademoiselle ! Vous parlez des Han orientaux ou des Jin orientaux? Pourquoi cette période? “
Elle avait bredouillé :
-” Mais euh parce que c’est euh c’est la période d’Attila qui me enfin qui me plait aussi mais il y aussi les casques de Sanxingdui qui ont peut-être inspiré ceux des Huns enfin je me dis ça vous savez et, et…et euh il y a enfin… “
Comme il l’avait scrutée !
Elle avait continué de marcher à côté de lui. Et en évoquant pêle-mêle Attila, l’esthétique inconnue de son casque d’or et celle, connue, des découvertes archéologiques chinoises, et puis, sautant du coq à l’âne, elle s’était mise à parler, sans savoir ce qui lui prenait, de l’impossibilité immémoriale de toute justice. Et puis, comme le musicien n’avait pas l’air surpris par ses marottes, sans savoir pourquoi, elle a évoqué Spinoza, sa tentative de définir quelle morale s’imposerait, géométriquement, à l’esprit même de l’humanité.
A sa stupéfaction ravie, le tas de chiffon pouilleux avait immédiatement réagi à ses bredouillements d’adolescente spinoziste en demandant :
-« Spinoza ? Vous croyez comme moi à son esthétique ? Malgré les quolibets si magistraux de Hegel quant à toute histoire qui se voudrait morale? Ça me console, si vous saviez comme ça me console de tellement de doutes qui me hantent… »
Ils se sont revus, sur le trajet de son école, plusieurs fois, elle la petite gamine et lui le vieux claudo chanteur.
Ça lui faisait sentir son âme se réchauffer comme auprès d’un vrai feu paternel. Elle s’était dit que voilà, elle avait peut-être trouvé son Anatole urbain, aussi rugueux que celui de Coizard, mais trois fois plus vieux. Toutankhamon. Plus fragile, plus petit. Acceptant en souriant qu’elle soit un rat de bibliothèque. Ne fumant pas les cigarettes qui jaunissent les doigts d’Anatole, mais affichant une semblable passion pour l’Encyclopédie, pas celle des animaux et des herbes des marais, mais cette autre végétation de la pensée. Elle en avait parlé à son copain Attila, qui s’en était réjoui pour elle :Tu vois qu’t’es pas toute seule !
On pourrait en effet observer le panorama des penseurs, des interrogations philosophiques comme autant de bosquets dans la longue plaine des roseaux, bruissants de l’indifférence de trou rural qui fonde la déliquescence des splendeurs villageoises abandonnées à leur propre ruine… La plaine des quotidiens fatigués qui éteignent la curiosité historique. L’ennui, l’attente, faisant un marécage d’oubli aux yeux éteints de ceux des adultes qui la grondent encore quand elle se passionne trop pour les écarts qu’ils trouvent insensés.
Lui aussi, donc, le mendiant des rues, il connaissait Spinoza par cœur et son cœur à elle battait de croiser enfin un adulte à la hauteur de ses terreurs d’enfant bizarre. Et de Hegel que disait-il?
-« Oh tu sais, ma petite, il y a des gens qui veulent tout changer, mais Hegel…tu connais le mot psychanalyse ?… Longtemps j’ai cru que c’était une connerie…Mais je suis sûr maintenant que Hegel, il aurait retrouvé un peu de quant à soi s’il en avait faite une…Toi tu es folle de savoir mais c’est tout l’intérêt… connaître, éclairer la violence destructrice qui ordonne les malheurs … moi je commence à savoir comment on pourrait les changer, ces malheurs incessants, seulement… Tu as remarqué que Spinoza était obligé de se balader avec un couteau, que Giordano Bruno à été brûlé…»
Voilà qu’il se tient, à côté d’elle, face à l’enjeu si démoralisant de l’inhumanité des humains, dont elle se pensait un peu seule à mesurer le paradoxe. La psychanalyse ? Elle n’y avait jamais encore pensé, mais ça l’étonne toujours, le mot, parce que sa mère en dit du mal à peu près une fois par jour. Tout à l’heure elle passera au centre de documentation du collège.
Elle a adoré que le chanteur des rues ne soit pas étonné par elle.
Et elle, par contre, elle est encore stupéfaite qu’un homme, si vieux, se permette de vivre dans la rue en chantant, prenne chaque journée absolument sans se soucier de l’imminence de sa propre mort. Alors que depuis des années qu’elle l’observe et adore l’entendre, la boiterie de l’accordéoniste la fait un peu souffrir en partage, la raucité de sa respiration lorsqu’on doit le frôler sur les trottoirs lui parle d’une fragilité, la mélancolie de ses chansons enfin, la poursuit jusqu’à l’école comme une menace d’un partage de la précarité. Aussi, qu’il n’ait marqué aucune surprise à la découvrir si massivement studieuse, qu’au contraire il ait paru immédiatement confiant et même familier de ses recherches, tout cela l’enchante.
Comme si elle lui paraissait de ce fait le maillon d’une armée secrète dont il serait sûr de l’extrême validité ! Parce que trois mois après leur première rencontre, il lui a remis un papier froissé, recouvert d’un texte qu’elle aurait dit fraîchement imprimé. Il lui a dit:
-«Au nom du bonheur, je te demande de prendre très discrètement ce papier et de le déposer sans que personne te voie dans le premier arbre à droite de l’ancien enclos des ours aux jardins de la Pépinière…»
Puis, à trois reprises, il a réïtéré cette demande de déposer une feuille de papier froissée dans des cachettes urbaines.
Elle ne lui avait posé aucune question. Mais lui, spontanément, en souriant de voir ses yeux arrondis d’une muette surprise :
-«Un jour je te dirai qui nous sommes. Et puisque tu aimes l’idée absurde du Bien, sois-en déjà sûre : on brûle, nous tous — on est plus nombreux que les gouttes de la pluie — nous avons tâché de nous multiplier depuis les choses atroces, atroces, atroces, qui se sont passées de notre vivant – nous brûlons tous comme toi, n’est-ce-pas ? Nous nous indignons des mêmes colères que toi, non ? Et on se réjouit au même feu. Voilà, Amel, je t’ai démasquée : toi et nous, rions de la même bonté, de la même générosité, nous rêvons de la même impossible sagesse, et tous nous tentons de gravir sans nous casser la gueule, les mêmes escaliers difficiles du vrai… Pour l’instant j’ai besoin de toi parce que tu es un peu plus discrète que moi ! Pendant les jours cruciaux qui approchent, il vaudrait mieux que je soie totalement invisible… Parle moi encore d’Attila le Hun parce que sans le savoir tu nous a donné la passerelle qui nous manquait dans la résolution finale de notre… comment appeler ça sans te faire rire… de notre boulot.
Peut-être est-ce cet oiseau, le Turul, qui s’envolerait des étangs noirs de Saint Gond, si un jour Amélie en arrachait le casque d’or, perdu jadis par l’Attila historique avant qu’il soit, lui et ses dizaines de milliers de cavaliers cyniques, moustachus, aux visages tailladés de cicatrices rituelles, renvoyé loin des foules de champenois et de lorrains qu’il avait terrorisées.
Aujourd’hui, certainement, plus aucun habitant de Coizard ne se souvient de la légende du casque perdu d’Attila. Amel disait au vieillard musicien qu’elle le trouvait exagérément intéressé par ce casque qui n’avait rien à voir avec lui et dont il ignorait certainement l’existe ce avant qu’elle lui en ait parlé :
«Je n’ai aucun mérite vous savez. C’est que je viens un peu d’Asie, comme Attila. Les hommes sont ainsi : quand ils découvrent quelque chose d’inconnu, ils veulent mettre un drapeau dessus. Un drapeau sur la lune, un drapeau sur tout ce qui leur est le plus parfaitement inconnu. Je me demande si Attila n’est pas comme moi, un peu à mi-chemin entre la Chine et l’Europe…»
Tout ça il le lui disait avec un accent allemand comme on n’en fait plus. Elle en riait tellement c’était drôle, elle le soupçonnait d’en rajouter parce qu’il se mettait à rire avec elle, et elle attendait patiemment qu’il lui en révèle un peu plus.
ON PART À SAINT-GOND.
Quand les voisins, au dessus du «Petit Tonneau», aperçoivent Amel et sa mère en train de descendre le perron de l’hôtel particulier, leur regard, pas forcément toujours perspicace, attribue peut être encore une sorte de royauté aux deux femmes, malgré la ruine déjà tellement ancienne de la brasserie qui ne fait plus de bière depuis les années cinquante. Cette illusion ne peut-être qu’à cause du bleu du ciel, tellement plus bleu entre les feuilles du marronnier de la cour bourgeoise et les hauts murs qui séparent le petit univers riche de la pauvre rue. Et des trop élégantes croisées où se reflète ce bleu du ciel. Ou alors à cause du sadisme affiché pendant les successives générations des gamins fortunés, pétris d’un orgueil indécrottable, depuis un siècle, depuis en fait que ces hauts murs surplombent le trottoir. Gamins de l’imposture appostée d’en-haut.
Elles montent dans leur bagnole — elles vont sortir de la cour.
La petite fille de Marguerite, Jeanne – la petite-fille de la dame dont le portrait traînait sous un lit chez les riches, c’est précisément la mère d’Attila-Joszef.
Et oui elle ignore évidemment qu’un portrait de la Marguerite a été sauvé par la dame d’en face, Liliane, celle qui monte en voiture.
Quand Marguerite avait encore un reste de mémoire, elle a raconté à sa petite-fille comme elle avait évité le lynchage du fils de son patron. Refaisant le bruit et les cris des foules tumultueuses et folles de la rage des années trente, excédées par tout le poids de tous les seaux du charbon montés depuis cent ans et à bout de pauvres bras endoloris, de la cave. Elle lui a décrit minutieusement les gerçures aux mains des ouvrières de la brasserie, et la corde déjà accrochée à l’immense cheminée de brique, pour y pendre le patron, un jour d’explosion.
Alors si Jeanne toise depuis la fenêtre, ce matin, les deux voisines, Liliane et Amel, elle est choquée paradoxalement de leur découvrir des tenues made in China. Qui l’empêcheraient presque dès les haïr canoniquement. Du Dior, merde, de l’Hermès, du qui pue la Porsche, l’ostentation et l’absence d’originalité, qu’on puisse râler, quoi.
Sans rien deviner de leur ultime privilège, celui d’aller dormir quelques nuits près d’un casque d’or enfoui, qui enserra pendant une bataille au moins les tempes d’Attila, et donc ses rêves, et donc l’image du Turul… Mais qu’est ce qu’elle en aurait à foutre, Jeanne, d’une anecdote archéologique sise dans la cambrousse française? Dans cette campagne encore plus anéantie d’inaction que Nancy.
Amel sort des restes du majestueux hôtel particulier.
Elle est si passionnée d’Histoire qu’elle sent la Brasserie voisine dégueulant encore les hordes de miséreux ouvriers, du labeur maudit aux siècles noirs quand Marx, pas loin, observait le système de l’oppression avant qu’il s’éloignât vers les fumées de Londres. Quand Louise Michel, la future veuve rouge de la Commune, naissait à quelques dizaines de kilomètres à peine, à Vroncourt… Louise Michel, son amour, dont elle ignore encore qu’elle est presque payse de feu le papli, celui qu’elle aurait maudit, parce qu’il disait « la racaille » en parlant des lecteurs de « L’Humanité » qui le terrorisaient, sans dire qu’il garderait sous son lit de mort le visage de Marguerite. Papli était né dans la Meuse aussi, à Abainville. Amel aurait pu ne jamais apprendre ça. Ni son adoption.
Amel appartient à la troupe de ceux qui, trop éveillés et trop tôt peut être, ont appris à lire tout seul. Pour s’en consoler il ne reste plus qu’à essayer de déchiffrer les verticales des roseaux et leurs reflets dans la tourbière.
-” Quand je parle des choses qui m’intéressent, (en ce moment c’est le nombre de psychanalystes qui s’installent en Chine), les gens se bouchent les oreilles. Ils se disent entre eux, fort, exprès j’en suis sûre, pour que je les entende: «Mais de quoi nous parle-t-elle ?» Quand ils parlent à leur tour, je suis sûre alors qu’ils font semblant de parler sans avoir réfléchi -parce qu’on ne peut pas proférer de contre-vérités aussi flagrantes quand on a déjà autant vécu qu’eux, n’est-ce-pas, sinon avec le dessein de me faire entendre quelque paradoxe inouï. Le savoir coule tellement librement et à flot de par le monde, que forcément les gens font semblant de ne rien savoir. Mais ils sont tellement plus grands et mûrs que moi que, j’en suis sûre également, il y a là un plan réfléchi de leur part…”
LE DÉSESPOIR ET LE GHETTO DE VARSOVIE
OUI, LE DÉSESPOIR ET LE GHETTO DE VARSOVIE.
-” Ma petite, lui révéla un jour le vieil accordéoniste ambulant, l’inhibition de ces gens à qui tu accordes tant de crédit, c’est sur çà que tu devrais bouquiner maintenant, cette inhibition qui paralyse nos mots à nous autres gens simples et pas comme toi, nos mots, tu sais, et même nos pensées sont inhibés — ne nous en veux pas, tu ignoreras toujours ce frein, si fondamental pour nous et toutes les erreurs qu’on fait… Quand tu sauras quelles erreurs je me suis appliqué à faire déjà, parfois même j’étais prêt à mourir pour ces erreurs… Nous autres, tu sais, on est les marionnettes de l’angoisse, les enfants soumis. Tu la ramènerais moins avec Karl Marx si tu savais toutes les conneries que la foi en lui m’a fait avaler quand je croyais, j’ose à peine te le dire, quand je croyais en Staline. Et je n’ose pas te dire à qui et à quoi j’ai cru aussi ! Tu crois qu’on simule tous la soumission, l’aveuglement, et ben tu dois savoir dorénavant: on fait pas exprès. On fait pas ça pour que tu restes seule, avec tes préoccupations. On est des nains égoïstes…»
Amel revoit encore clairement ses parents croire qu’ils lui apprenaient une langue alors qu’elle les comprenait déjà à un an. Elle se rappelle quels bruits sortirent de sa gorge avant qu’elle ne parvienne à former les premiers mots. Et ensuite, quand, dès quatre ans, elle s’est fabriqué avec les grands textes qu’elle découvrait, des dieux, ses dieures, elle se souvient de quels grands auteurs elle se nourrissait la cervelle à toute allure pour ne pas se sentir trop seule.
Car, apprenant tous les dires des dieux de la culture des adultes, elle appela ça, toute seule dans son coin, les dieures. Par cœur. Mozart, La Fontaine, Sénèque. Par cœur les noces de Figaro, on aurait dit dès le début qu’elle était entourée par les mots, les récitant à n’en plus finir, et que ces mots, pendant la brève période où ils lui plaisaient, la regardaient, la berçaient, la chérissaient.
Sa mère, et aussi la voisine, la blonde toujours tirée à quatre épingles et pas qu’un peu jalouse, Jeanne qui surveille d’en face, le marronnier, la cour et l’hôtel particulier, elles peuvent bien vouloir croire ,en apercevant des écouteurs sur ses oreilles, qu’elle écouterait de la musique. En fait pas du tout.
Cette voisine d’ailleurs, qui a été la première agitatrice et propagandiste politique d’Amel, en les voyant descendre l’impérial perron, a, comme presque chaque fois, eu envie de leur hurler qu’elle en a marre d’être enfermée dans son petit appartement miteux, avec une grand mère démente, et avec son fils qui lui rebat en plus les oreilles tous les jours: et Amel ci et Amel ça… amoureux de la conne de fille de la pétasse d’en face et quoi encore?
Elle pourrait, tiens, par exemple, pourquoi pas, les moucher en beuglant enfin:
-” Ma grand-mère Marguerite, en tant que communiste militante, elle a risqué sa peau pour empêcher votre bâtard moustachu de papli d’être pendu à la cheminée de sa brasserie ! Tout le monde à la brasserie voulait sa peau de petit péteux ! Ma grand-mère a été bien conne ! Et si elle a perdu la boule, ensuite, hein, moi je peux vous retrouver, une après l’autre chaque injustice qui l’a démantibulée. Et chaque fois, derrière chaque horreur, y a quoi, hein, y a eu qui comme industriels, derrière cette guerre qui l’a piétinée, derrière ceux qui ont applaudi au succès d’Hitler sur les masses, derrière les gouvernements qui se sont écrasés devant la folie de Staline, hein, derrière toute cette dégueulasserie sanglante qui a fait perdre la boule à ma grand-mère, y a eu qui? Tous ceux qui vous ressemblent ils apprennent depuis le berceau à vivre avec et à s’en servir, pas vrai? A nous faire marcher au pas, hein? Si elle a perdu la boule, c’est parce que tous ceux qui vous ressemblent l’ont désespérée ! Tous ! La méchanceté des hommes, votre méchanceté, l’égoïsme des gens ! De tous les gens, évidemment, parce que la saloperie d’en-haut c’est contagieux. Vous êtes la tête du poisson, et voilà, c’est toujours par la tête que le poisson pourrit ! Vous y pensez, vous, quand vous faites le plein d’essence, aux gens qui crèvent à cause de vous? Et ben elle, oui, elle y pensait quand elle pensait encore !”
Mais la Jeanne se retient, malgré les cinquante piaules vides en face, où la vieille dame démente pourrait si confortablement taper sur sa machine à écrire, sans lui casser les oreilles — et elle fait bien de se retenir mais elle ignore pourquoi.
Car si elle osait un jour un tel éclat, Liliane, la mère d’Amel, lui répondrait, bien entendu avec une distinction hors d’âge de parent d’élève consterné d’apprendre à quelles bassesses sont contraints d’autres parents d’élèves qui pourtant vont encore une ou deux fois par an comme elle à la messe :
-” Ah tiens? Et votre Marguerite, c’est en tant que communiste militante qu’elle s’est faite empapaouter par l’officier SS en charge des wagons-lits pendant toute l’Occupation ?”
Et les bras de Jeanne, la mère d’Attila, lui tomberaient le long du corps et puis elle pleurerait, car ça, et bien ça, elle ne le sait absolument pas. Et ça serait tellement incompréhensible que ça la dévasterait de ne plus pouvoir aller interroger l’aïeule totalement démente et accrochée toute la journée à cette vieille machine à écrire Underwood où se répètent sans cesse les mêmes lettres sans syllabes.
Amélie réaliserait en même temps que la vieille aïeule démente de son ami, celle qui lui fait tant de grimaces chaque fois qu’elle apparaît dans leur minuscule cuisine, fut un jour la jeune rousse aux enviables seins laiteux, observée sur un portrait suspendu par ses parents dans la salle à manger, depuis son sauvetage de dessous le lit d’une agonie. Enviable, se dit Amel qui se trouve parfois un peu plate. Ou pas, se dit elle autrement en se réjouissant de ne pas susciter ce grotesque regard d’appétit des masculi. Et l’inhibition dont lui a parlé Wang, elle a déjà lu depuis tout à l’heure deux mille pages dessus.
Amel, avec sa mémoire tellement hyperbolique, comprendrait-elle du coup, subitement et enfin, que les gens de sa rue oublient absolument tout ce qu’ils veulent. C’est vertigineux, cet oubli.
Car que dire du fait que, de l’époque des nazis, les gens de la rue aient seulement retenu que Marguerite se soit sauté un boche ?
LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.
Oui, un beau jour d’élections l’Allemagne avait voté Ogre. Et les nancéiens riches ne lui avaient pas tous fait mauvais accueil. Certains brasseurs , même. A la libération, heureusement, l’arrière-arrière grand père d’Amel, qui avait commis un seul livre dans sa vie, tout plein de conservatisme et d’une haine absolue de toute modernité, était déjà mort, sinon on l’aurait probablement tondu, mais ceux qui l’auraient tondu n’avaient pas spécialement brillé par leur indignation au fil de l’occupation. Complices du criminel qui avait bien besoin de les entraîner dans son miteux projet. Et quant à la modernité, si le patriarche avait su ce qu’elle ferait de son parc adoré de Villers, il n’aurait pu que la haïr plus encore.
Tout le reste s’en était ensuivi, et puis oui, dans les années après, quand grandit dans les consciences la notion du crime que tout cela avait constitué, Marguerite s’était débrouillée pour se faire aussi grise que la fumée du charbon, cette fameuse couleur de Nancy et de toutes les villes dans les années cinquante – les raisons qu’elle avait à vouloir disparaître n’étaient pourtant de loin pas celles que la rue leur publique de la rue et de la brasserie en avaient fait, mais les nuances ne sont pas précisément ce qui reste dans les clichés.
La désespérée Marguerite en fut toute ratatinée, que les gens lui aient reproché – à elle précisément !- une abomination qu’elle avait été la première de la rue à voir de ses yeux, quand ils s’en contrefoutaient tous et qu’ils l’auraient dénoncée immédiatement a l’occupant allemand s’ils n’avaient pas eu peur de l’uniforme de son chéri.
Parce qu’il s’était passé cela d’éclairant, et justement grâce à son amant allemand, il lui était arrivé la révélation et la révélation lui fut un week end de permission à Varsovie rendue possible justement par la liaison qu’elle aurait dû garder secrète, avec l’officier allemand idéaliste !
Ah, ce qu’elle put décrire ensuite avec minutie, c’est à dire les détails de la jouissance que déclencha l’agonie du ghetto de Varsovie parmi les officiers allemands qu’elle avait observés là-bas, tout cela se noya dans ses larmes. Les voisins, la famille, la rue : personne l’écoutait.
Et quand elle avait entrepris d’en tenter le tableau auprès des gens elle s’était fait traiter de folle dangereuse — mais trente ans après la guerre, elle avait eu l’air de quoi, elle, sinon de la reine des salopes, qui avait passé un week end amoureux à Varsovie pendant la liquidation du ghetto? De la reine des salopes elle avait eu l’air. Faut dire qu’en 46 c’était encore un sacré canon de beauté joyeuse. Et toutes les jalousies confluaient pour qu’elle la ferme.
C’est ce processus qui avait fait que Marguerite cessa de parler. Maintenant et depuis cinquante ans, tout le monde, même ceux de sa génération, voit au coin de la cuisine une démente hébétée et bredouillante qui s’accroche à l’ancienne machine à écrire du secrétariat de la brasserie.
Certes il advint qu’elle éclata de rire, le jour où sa petite fille Jeanne, au moment de mettre au monde un garçon, décida qu’elle lui donnerait quelque chose du renom d’un poète hongrois communiste, Attila József — et ce furent les deux prénoms du nouveau-né.
Marguerite en avait ri, très fort. Elle avait ri — comme une folle- s’appliquant à exagérer les aigus de ses hoquets. Ri au point qu’on avait appelé les urgences et hospitalisée, des mois.
Pour éclater en sanglots elle avait attendu d’être seule dans son lit d’hôpital et de pouvoir déchiffrer les taches d’humidité au plafond.
Il faut dire que la silencieuse Jeanne connaissait par la bibliothèque de sa grand mère démente les poèmes d’Attila Josef, gravés avec leur justice sans mesure. Il faut dire que dans la solitude de la chambre d’hôpital put se déployer un des secrets de l’immense puissance de Marguerite: se réciter les paroles d’un désespéré. Elle le faisait, seule à l’hôpital, afin que personne ne réalise que, loin d’avoir perdu une once de sa mémoire ni de sa colère, elle continuait d’ourdir en secret la revanche de l’espoir sur l’injustice, et dans une dimension comparable à l’horreur démentielle qui avait accablé le monde sous ses yeux :
Ô lasse intelligence, la planète aussi tournoie,
Satellite d’un seul problème, immense question
Ainsi que le détenu furieux croit, dans sa cellule
Repousser les murs lorsque sa tête s’y fracasse…
Si elle pouvait, la planète, s’exorbiter aux confins du cosmos,
Vers un soleil plus beau, meilleur, dont les rayons généreux
Nous réchaufferaient d’une compassion,
Nous adresse une lueur d’amitié !
Mais le malheur est sur nous et jamais, aujourd’hui ni demain,
Nous n’aurons de guide vers des voies plus limpides,
Comme aux soirées impitoyables de l’hiver notre soleil est glacé,
Chaud, l’a-t-il jamais été? Ah seule la puissance de mon amour
Saurait ranimer un astre aussi lamentable,
Qui refroidit au crépuscule et disparaît les nuits.
Reste que Jeanne aimerait bien qu’on rappelât au contraire l’exploit de Marguerite, cette bravoure culottée, lorsque la plantureuse rouquine avait courageusement sauvé le corniaud rachitique moustachu et play boy de patron de sa pendaison au moment précisément où tous les bons copains communistes voulaient, oui tous, et tout de suite — le pendre et même en le tirant par les pieds une fois pendu, le rependre immédiatement avec sa cravate dernier cri, et en chantant de joie à la grande cheminée de la brasserie qui les payait si mal, leur patron dont ils avaient observé la coûteuse élégance des petites filles se promener dans le grand parc entre les topiaires, les noisetiers et les grands arbres, ils les scrutaient depuis leur naissance, à travers les barreaux des soupiraux de l’embouteillage pendant qu’ils s’y pinçaient leurs doigts restants aux rails de roulage. Même la secrète naissance prolétarienne du brasseur, qu’il avait tenté de cacher à tout le monde, et que Marguerite leur a révélé ce jour là, pour freiner leur fureur sacrée, ça n’est pas resté dans les consciences plus d’une heure.
Car non, qu’il fut fiston d’un des bourreliers de l’usine, qu’il ne reste plus de sa mère qu’une tombe infortunée, ces détails tellement touchants, ils n’en avaient pas plus à secouer que la fille de Vroncourt, Louise Michel, n’en aurait eu à fiche de la pendaison de n’importe quel patron au monde. Amel ne verrait jamais une seule photographie du bourrelier, ni des chevaux énormes dont il réparait la sellerie.
Les deux pécores donc, sous le regard furibard de Jeanne la blonde, elles descendent, là, aussi bourgeoisement mélancoliques que les aïeules jadis, du temps de l’institutrice lucide de Vroncourt, elles descendent en laissant flotter dans le soleil leurs robes bon marché et made in China (mais si magnifiquement choisies!), elles descendent les marches en pierre éblouissante du perron de l’hôtel particulier de la rue de la Commanderie…
On dirait en effet qu’Amel a de la musique dans ses écouteurs. Le visage radieux.
Liliane le croit aussi, mais ne lui demande pas, par exemple, ce qu’elle écoute.
(Elles sont fâchées musicalement. Elles ne savourent jamais, vraiment jamais, le même genre de musique. Elles sont fâchées musicalement.
Mais fâchées à fond, au point d’être capables de ne plus se regarder pendant des heures.
Amel connaît par cœur, comme par hasard, tous les chants de la révolte ouvrière — quel gag, n’est-ce pas?)
Vroncourt avait de rouges roses
Au cœur plein de poussière d’or
En été par milliers écloses
Ô roses je vous vois encore.
Et pourtant en ce moment précis Amel n’écoute rien. Elle fait semblant, à une seule fin, qui est de pouvoir se réciter interminablement ce qu’elle a lu cette semaine et qui lui tient compagnie. L’humanité est lancée dans l’infini avec sept milliards d’inconscients en train de la modeler pour répondre à tous les manques de la génération d’avant elle. Wang et ses amis ont trouvé moyen d’agir là dessus. Il y aura bientôt des millions de psychanalystes en chine. Ils seront si brillants qu’ils sauront comment faire évoluer cette recherche. Wang lui demande de moins lire et de commencer à vivre.
TROTZ ALLERDEM
L’accordéoniste de rue prétend être né il y a cent ans !
De lui, Amel apprécie tant qu’il connaisse certains passages, (un peu brefs à ses yeux d’ogresse mentale, il est vrai) de l’Ethique de Spinoza, un de ses dieures.
-«Un de mes dieux du Dire», dit Amélie.
-«Une de tes fixettes.», réplique Liliane. Elle lui en énumère l’interminable théorie.
-« Ce qui t’a passionnée des mois, au point que tu ne parles plus de rien d’autre, tu t’en désintéresses absolument après !»
-« Maman, que vous êtes absents de toute urgence, vous, adultes qui lisez peu ! On dirait pourtant quand tu fais ton plein d’essence, que ton sourire insouciant se moque qu’il y ait, au même moment, et à cause de tous nos pleins d’essence, des conflits armés vomisseurs de deuils par centaines de milliers, dont atteste justement le prix même de ton plein d’essence. Alors ne m’en veux pas si moi, du coup, je n’aime rien tant que d’additionner ces textes que tu me vois enregistrer: ils sont les vraies tables de la loi. J’aimerais pouvoir un jour m’en servir, de cette loi de mes dieures, pour atténuer l’horreur du décompte exact des abîmes infernaux qui ne sidèrent personne…»
-« Mais si, Amel, tu finiras par rencontrer les quelques enseignants chevronnés en sociologie qui partageront avec toi leur indignation d’érudits, et qui seront ravis de te découvrir comme leur nouveau Moïse, allez ! Vous ferez du vélo ensemble et vous jetterez les pneus puisqu’ils sont aussi le fruit de l’industrie pétrolière vomisseuse de deuils. Pourvu seulement que tu ne tombes pas amoureuse d’un prof plus vieux que moi et …»
– «L’université? Je n’atteindrai jamais l’âge de la rejoindre. J’ai quinze ans … Mourir, vite !»
Son cher nouvel ami, l’accordéoniste, ne la rassure pas quant au devenir des abîmes infernaux de l’infamie des humains dont elle tient en pleurant la liste à jour:
— «Les conditions du Grand Soir ne sont pas précisément réunies, aha, mais malgré tout votre casque d’Attila tombe plus providentiellement que vous ne l’imaginez, ma petite, et il pourrait être le grain de sable que nous cherchions pour parfaire notre route du Soi…»
-«Qui ça, vous?»
Et, le mendiant se taisant obstinément, Amélie reprend:
-«M’sieur l’accordéon, j’ai rien lu sur des révolutions qui tueraient moins que les dictateurs qu’elles ont renversé. Elles en ont systématiquement mis des pires à la place, c’est cela? Il doit bien y avoir un jour à la fin quelques géantes providentielles que ma liste des abîmes infernaux apitoiera aussi et qui se pencheront sur tout ce malheur atroce qu’on voit partout. Enfin ! Il ne peut pas y avoir que des bontés de pacotille… Une géante ou même quelques géants, non? Bien sûr, je sais, on ne remarque jamais à ceux du pouvoir qu’ils aient de la compassion, j’ai même lu que lorsque par accident l’un ou l’autre est de nature à s’apitoyer, ça se passe mal pour lui… mais vous, m’sieur le musicien des rues, c’est un peu ça qu’vous êtes, le mendiant qui a lu Spinoza ! — roi de ma rue… Providentiel, «trotz Allerdem»…»
-«Ah petite, tu cries la devise de Liebknecht le révolutionnaire … »
-« Lui aussi, comme les autres: assassiné… »
-«Le jour de ma naissance… Ma mère, la munichoise, elle m’a tout raconté. Elle répétait qu’il est des défaites qui sont des victoires. Tous les allemands croyaient ça… Et toi ?»
-«Trotz Allerdem, m‘sieur. Votre musique c’est de la graine de raison.»
Mais là, maintenant, c’est l’instant où Jeanne hoche la tête en regardant les deux femmes qui se préparent à échapper à la ville polluée pour leur fin de semaine de riches. Elle grommelle:
— « Réunies et collectionnées en nombre, les anecdotes familiales font le monde.»
Amel a compris que l’accordéoniste philosophe est né en 1919, que Wang n’est rien d’autre que l’amant de Marguerite dont on lui parlait souvent, et donc l’arrière grand père d’Attila , à qui personne n’en a jamais dit un mot.
Jeanne a bien entendu préféré flouter pour Attila, en quelque sorte, le comment du monde — comment sa future arrière-grand-mère, elle, juvénile concierge communiste de la brasserie, a jadis plongé ses patrons, les sans-besoin, dans l’enfer — le vrai. Mais Jeanne sait elle que le musiciens des rues est son grand père ?
-«Le vrai enfer? , a demandé Amélie,qui lit l’hiéroglyphe couramment, à Wang.
-«De quel enfer veux-tu que je te parle ? De la belle scénographie inventée par les scribes osiriaques? De ces représentations charmeuses, destinées à contenter quand même les angoisses du pharaon? De ces joliesses peintes aux couloirs des pyramides? Ou de la terrible organisation à l’allemande? Son paroxysme noir et rouge, forgé pour trente mille ans? Parce que vois-tu, l’enfer nazi à eu sur l’enfer égyptien cette supériorité d’exister. L’enfer nazi. Ses défilés en noir et en bottes… Ses opérations militaires d’anéantissement continental… Tout le contraire des fabuleuses inventions sur l’au-delà tissées au fil du Nil. Évidemment celles là elles ont vraiment duré des milliers d’années, mais c’est plus facile, hein, quand c’est des fables, non?»
(Et puis finalement, se dit Amélie, les secrets des prêtres d’Osiris, ils ont été décryptés et démasqués par les archéologues que j’ai lu. Ah ça, de toutes façons elle n’en menait plus large, au début du siècle dernier, la jubilatoire et clandestine contemplation égypto-chrétienne. Nos ermites de nos déserts dans les monastères, puisque les pères du vrai désert égyptiens, je l’ai lu aussi, se sont perpétués dans la civilisation romaine puis mondiale. Moi ça m’a plu que nos cervelles se soient nourries de leurs trucs avec un effarement formidable. Ah, les brillantes inventions quant à l’au-delà suggérées quatre mille ans plus tôt par ciels nocturnes du désert cernant les crues du Nil ! Bravo les loulous ! Et donc c’est à ce moment d’épuisement des vieilles certitudes osiriaques, que les aciers des tanks et des avions sont sortis détruire l’être, rugissants et jaillissants des usines du Reich dans ce monde déjà bien défiguré par l’industrie. Dans ce monde illisible, pas comme celui de mes marais à Joches et à Coizard… )
Si elle savait avec quel style Marguerite a régné comme une terreur, au moment de l’enfer de la guerre industrielle des allemands, quand elle froufroutait du balconnet en faisant s’évanouir les gars tout autour des brassins !
Et, bien que depuis plus de quarante ans maintenant Marguerite se contente officiellement d’emmerder l’immeuble entier en tapant toute la journée sur une machine à écrire hors d’âge, ce n’est pas du tout le souvenir de ses pouvoirs charmants qui autorise la centenaire à quitter son mutisme, lorsqu’elle exige, en balbutiant d’atroces syllabes, la réparation méticuleuse et le renouvellement d’un introuvable ruban encreur bicolore rouge et noir. En balbutiant si atrocement qu’à la fin quelqu’un finit encore maintenant par trouver un de ces introuvables rouleaux encreurs. Ce n’est pas une vieille hystérie d’ancienne belle qui la pousse à être d’une telle opiniâtreté.
C’est le secret.
Non pas le secret qui fait que Jeanne et Attila ignorent ce qu’elle avait osé d’arrogance, après les accords entre Hitler et Staline, car la rumeur de ses outrances a été oubliée rapidement lorsque le communisme avait repris des couleurs morales à la fin de la guerre.
Que feraient ils alors, Attila et sa mère, du pire Crime nazi irréfutable des Crimes nazis irréfutables du quartier, (que leur aïeule ait couché avec un nazi) à part bénir l’invraisemblable amnésie de tout un chacun ? Mais ce n’est pas ce secret qui motive la simulation d’une démence derrière quoi se cache l’aventure de Marguerite.
On imagine bien pourtant avec quel ton d’ironie lorraine les témoins de l’affaire en ont certainement parlé:
-” Elle offre ses fesses au responsable SS des wagons-lits allemands, quelques mois après l’installation nancéienne de l’état major ! »
«Marguerite, elle, si ça avait valu le coup de tenter la moindre réfutation, en ces temps oubliés, elle aurait proclamé autre chose :
-«Moi, Marguerite, après avoir été embauchée par le patron que j’avais sauvée, après m’être retrouvée, non plus concierge de la brasserie mais femme de ménage de l’hôtel particulier et m’étant, derrière les frondaisons du beau marronnier, rapprochée des images du bonheur, entre les meubles hors de prix et les cheminées de marbre du grand hôtel particulier de mes maîtres, c’est l’amour que j’ai offert, à un personnage totalement atypique, un officier allemand, oui, l’allemand invraisemblablement métissé de Chine, que dis-je, de Tibet, par les méandres de la première guerre mondiale, mon héros, qui cachait sa naïveté généreuse sous l’uniforme noir. Moi, la courageuse concierge communiste de la brasserie j’étais devenue en effet cuisinière et lingère de la maison du maître que j’avais sauvé de la pendaison. En bas, derrière le garage surveillé par le chauffeur des deux voitures, j’allais sans cesse depuis l’étrange lessiveuse en zinc montée sur un socle de ciment, jusqu’aux fils tendus dans la pièce à côté de la buanderie. Moi, au début de l’occupation de la France par l’Allemagne bottée et triomphante, j’ai sidéré mes amis par l’effroi que mes amours merveilleuses inspiraient au patron et à sa famille, j’ai réduit au silence le plus noir tous ces naireux. Je leur ai appris à distinguer, et rapidement croyez-moi, l’écho de nos jouissances, amplifié par leurs couloirs, leurs escaliers en marbre, leurs salons et leurs plafonds secoués par mon grand rire de gorge et mes cris de joie ! “
Si Amel tombait sur ce petit fragment d’histoire inédite, elle réaliserait rapidement qu’aucun juge de l’outre-tombe égyptienne qui la fascine autant que les généalogies chinoises, qu’aucun scénographe des animaux affreux qui tapissaient les sous-sols alexandrins, jacassant les sons oubliés de tous leurs hiéroglyphes, n’oseraient tenir compte du pacte qui expliquait la naïveté de Marguerite et de son jeune demi-dieu.
En 1940, deux mille deux cent ans après le dernier des pharaons Nectanébo, Hitler a tendu subitement la main aux juifs et aux communistes russes.
Le pacte germano-soviétique pouvait avoir paru sanctionner eschatologiquement, dans une forme de jugement dernier, rue de la Commanderie la foi de Marguerite et de son noir gardien des wagons-lits, en l’idéal marxiste. Amel soupçonnerait immédiatement l’origine des yeux bridés d’Attila. Elle s’évanouirait. Elle le blottirait ainsi qu’il n’ose pas même rêver.
-” Oui, dirait elle avec ironie et en rigolant, oui, 1940 fut un des nombreux débuts de ce monde d’erreurs qui sourcille comme une source grotesque de bière absurde et aux mousses monstrueuses, et en particulier là, rue de la Commanderie, qui tire son du nom de la Commanderie de Saint Jean, et donc du fameux Saint Jean de l’Apocalypse.”
Et si des spectres revenaient, survivants de ce monde sans dieu qui git entre leurs mains désabusées, ils profèreraient peut être sentencieusement que:
-” L’âme de Marguerite, de la rue et du quartier, sombra sous l’entente de Staline et de Ribbentrop.
Aux balances de Mâât, la déesse nilotique du jugement, ne serait pas apparue pire supercherie ni plus fabuleuse super-chérie, ni pire pacte diplomatique, aussi arnaqueur — que celui que nous la vîmes contracter, avec son joyeux déhanchement, jusque dans le lit de ses riches patrons les brasseurs. Ah, l’accord entre la super chérie rouquine à la peau blanche et le bonheur fou d’un officier allemand secrètement socialiste … “
Il en faudrait, des survivants omniscients de ce monde sans âme, pour surgir à côté du lit d’Amel et lui réciter d’une voix enveloppante et définitivement feutrée:
— ” L’arrière-grand mère de ton camarade Attila, Marguerite, elle put tout oser contre ses patrons: ils étaient tellement écrasés par l’absoluité du triomphe de la terreur instaurée par Hitler et Staline depuis Berlin et Moscou. Si elle décidait par exemple, de faire bondir ses formes, de faire rebondir en plus celles de l’officier allemand, sur chacun des matelas des quarante chambres, pas un seul, à la brasserie, ne prenait jamais le risque de leur suggérer, serait-ce que de tirer les draps au sortir de leurs étreintes.
Conscients bien au contraire de contempler une mise en acte amoureux du pacte Ribbentropp—Molotov-Staline-Wang-Marguerite du 23 Août 1939, ils auraient tout au plus chevroté, comme le célèbre Otto Katz :
-«Quel à propos !»…
Les bourgeois de 1939, ô Amel, souriaient parce qu’ils pouvaient continuer d’aller, malgré l’Occupation, chasser le sanglier, le chevreuil, le faisan, des animaux tellement beaux qu’ils ressemblent, tiens, ça va peut-être te plaire, aux galeries des dieux du ciel d’Horus… On oublie tout, quand on marche longuement dans les champs et les pâtures, en attendant le surgissement des plumes éblouissantes du faisan ou de la course rusée et grognarde des sangliers.
Serraient-ils seulement les poings dans le dos, les gens bien habillés et comme-il-faut, lorsque Marguerite passait, en fredonnant l’Internationale en allemand? Si ça se trouve, il y en aurait eu l’un ou l’autre, parmi les gens confortables de la Brasserie, pour les border dans leur lit en les félicitant des saines initiatives du Reich à l’égard de Staline. Leur sens de l’orientation fait qu’aujourd’hui encore ils chassent le faisan, se font emplumer des coqs de bruyère et des martins-pêcheurs, se contrefoutent de l’apocalypse et continuent de se construisent des asiles douillets…”
Mais aucun spectre ne revint bien entendu de cette époque terrible en détailler chaque nuance pour Amel. Commencerait-elle a imaginer que le musicien des rues, le mendiant de la mort, était l’amoureux de Marguerite … et donc l’arrière grand père d’Attila-Joszef ?
Aucun spectre ne revint non plus pour se faire le récitant d’un savoir impossible, ni pour décrire comment les habitants de l’hôtel particulier furent ceux là-mêmes qui allèrent immédiatement dénoncer le communisme de Marguerite à des allemands un peu plus comme-il- faut qu’elle Wang, quand commença l’opération Barbarossa, en 1941.
Les spectres ne naîtraient que sous la forme de voix étouffées, dans la mémoire inquiète des survivants, principalement les vieux objets, les buis enlierrés du parc, comme l’ombre des crimes inévitables tapisse tout ce qui, inanimé, sans souffle, est sans âme apparente.
Seuls les fous entendent les choses rire, pourtant, et se raconter quelques bonnes nouvelles qui auraient surnagé dans leur souvenir de l’atrocité qui les a fait tous disparaître:
-” Marguerite et son Wang — l’étrange nom de l’officier bavarois — auraient au fond quand même eu le temps d’apprendre, pendant un an et dix mois, le bonheur de s’endormir dans les lits si douillets de l’hôtel particulier, après leurs considérables efforts, leurs ahans érotiques, leurs cris de trolls heureux quand tout brûle. Ça n’est pas si mal, non? “
Dans le reste de la rue, les futurs survivants du désespoir avaient observé, depuis un an et dix mois, qu’elle couchait avec l’officier allemand en charge des wagons-lits — (un bridé donc forcément encore plus cruel que tous les autres, les blonds bottés de cuir qui sonorisaient les rues avec leurs défilés aryens à vous glacer le sang).
Mais peut-être, sans qu’aucun spectre puisse le raconter réellement à Amel et à Attila, les murs de leurs deux maisons transpiraient-ils cette histoire, derrière une sorte de bâillon, de bride, cette inhibition que le chanteur des rues centenaires suggérait qu’Amel étudiât plutôt que la ressemblance entre les casque hunniques et ceux de la région de Chengdu, d’où surgit un jour le malheureux papa, le gars du chinese corps de la première guerre mondiale :
-« Avant que tous ces mois de 1940 se soient écoulés, pendant lesquels Marguerite avait représenté aux yeux des brasseurs, en quelque sorte, un émissaire personnel et socialiste du Führer nationaliste, émissaire d’autant plus effronté avec ses maîtres qu’elle savait le brasseur fils biologique d’un bourrelier de brasserie, elle dut très brutalement en venir à accepter, oh ce fut un jour fatidique à Varsovie ! ( et elle détruite vraiment, désespérée), que les choses il faut bien le dire trop insouciantes de sa vie, surtout dans le cataclysme des guerres qui font tournoyer un cyclone de cadavres et de douleurs gelées, que son insouciance d’amoureuse soit purifiée par le spectacle de la plus immonde et de la plus éclairante des tragédies. Et elle avait vu de beaucoup trop près – et j’ai vu de beaucoup trop près en même temps qu’elle, ce qui nous aurait fait préférer mille fois à tous d’avoir plutôt les yeux crevés et de ne jamais rien en savoir.»
Ou alors peut-être est-ce en frôlant le lierre qui envahit le bas du jardin : Amel entendrait les paroles de l’envers des feuilles luisantes de ces araliacées qui murmurent la prosopopée de toutes les morts:
-«Avant qu’elle perde sa belle insouciance, il y a eu encore un jour humiliant pour les brasseurs et leurs gens: elle marchait, Marguerite la jolie, elle marchait dans la cour de l’Hôtel Particulier elle trottinait derrière son costaud bridé en uniforme. Wang, botté d’un cuir impeccable et noir.
Regarde : Wang scrute, et c’est sous le regard affolé du patron, les étoiles symboliques qui ornent, en fer forgé, la brasserie — ces étoiles qui sont le symbole même de toute brasserie, il se met à vociférer qu’elles pourraient bien être le signe d’un pacte entre les brasseurs et les hébreux !»
Ça résonne dans toute la cour, les ouvriers de la brasserie entendent certainement, de l’autre côté du mur. Ça pue la peur, partout.
Marguerite voit son patron transpirer de terreur pendant qu’elle sait que son amant, un soldat pacifiste, avec son «Klages», et des livres de philosophie cachés dans son sac, se moque de lui. Le brasseur tente d’enseigner une histoire de la Brasserie au responsable des wagons-lits. Le regard de Wang fixe les garde-corps des fenêtres en forme d’étoile de David, ses mâchoires se crispent pour jouer au parfait nazi devant le bourgeois effondré.
Voilà : ni les feuilles du lierre ni leur ombre ne racontent jamais d’histoire. Sinon quelle serait la surprise d’Amélie, si elle reconnaissait soudain dans la voix de l’allemand celle du vieux chanteur des rues :
— «C’est là quand même un grand crime, cher monsieur, que l’étoile de David soit également le symbole de l’acte de brasser. Est-ce une raison suffisante pour que les balustrades en fer forgé de toutes les fenêtres de votre maison, soient ornées en leur centre de ces grandes étoiles de David? Est-ce qu’on se préoccupe du ciel étoilé, quand seule compte la lutte à mort? N’avez-vous donc aucun honneur ?»
Un jour peut-être, si le hasard savait redonner la parole à Marguerite, elle chanterait d’un trait, se faisant le propre chœur de sa propre tragédie:
-«Et cet officier qui avait eu le temps de s’éprendre de moi, de mon corps, de mes longues jambes, et moi, qui ai pris le temps de le recevoir, quand ça nous reprenait, entre mes deux jambes précisément, grandes ouvertes comme des bras — on a juste eu le temps de rire un peu innocemment. Ça a été avant de mesurer l’étendue de l’abomination atroce du monde, parce qu’on s’est retrouvé, Amélie, à Varsovie juste devant les limites du ghetto… Avant,(je ne sais plus si c’est bien qu’on ait eu le temps), avant d’utiliser tous les lieux possibles et imaginables pour s’aimer: l’embouteillage, la salle vitrée des brassins, le garage des deux voitures particulières du brasseur (wir haben Die papier für die zwei Wagen a-t-il appris à toute sa famille en longues répétitions afin que leur convoi de deux tractions pusse impunément franchir toutes les barrières.)
Ah ça je n’aurais pas dû les faire trembler, les riches, avec mon teutonique bridé des wagons-lits, mais peut-être que je voulais inconsciemment les pousser à écouter Radio-Londres? Foutaises: avec des liasses de papiers d’Etat-Civil attestant qu’il n’y avait aucun juif dans leurs familles, ils sont tous revenus vers Wang. Pendant que je me faisais exquisément lutiner par mon géant, derrière le mur de la cave ou du grenier j’ai deviné que grésillait la BBC de plus en plus souvent sur la vieille radio à lampe verte que tu as encore vue, en bas, dans la grande chambre avec la cheminée immense.
— «Les français parlent aux français…»
Ou alors faudrait il se pencher sur l’invraisemblable source d’eau claire qui trépille son chant persistant, la fontaine juste au pied du grand marronnier protégeant un peu la cour quand il pleut trop — qu’en s’approchant Amel et Attila entendraient stupéfaits la voix d’une histoire tellement abracadabrante et tellement monstrueuse et qui ne leur parlerait que d’eux mêmes et d’aujourd’hui:
-«Les deux mots allemands qui vous font encore rêver, chère Amel, depuis que vous avez lu les circonstances de la mort de Karl Liebknecht le jour de ma naissance, trotz allerdem, sont ceux là précisément qui ont failli faire envoyer Marguerite en camp et envoyer son Wang au-peloton d’exécution. Dès Juin 1941, dès la fin du faux pacte germano soviétique, dès qu’Hitler a lancé ses petits soldats, pour leur perte, contre la Russie, une intense jouissance de délation à secoué l’hôtel particulier et envahi les bureaux administratifs de la brasserie.»
-” Vous êtes devenu fou, Wang?», ont prononcé sans sourire ses collègues allemands alertés par les bons bourgeois français, «Du spinnst, lieber Wang?», en réveillant le petit couple amoureux sans tambour sans trompette, en embarquant Wang sous le regard affolé de Marguerite qu’ils frappaient, certainement informés aussi par la famille quant aux sympathies bolcheviques de la belle rousse. Imperméables de cuir, chapeaux : des faux civils diligentaient l’opération punitive et elle les a entendu informer Wang du choix que la Gestapo lui offrait: rejoindre le hachoir russe, ou devenir un des gardiens des camps de concentration…
Oui, Les deux mots, trotz allerdem, qui vous font pleurer, naïve Amel d’aujourd’hui, Wang et Marguerite avaient fait l’erreur de les chuchoter trop fort à chaque occasion, et trop souvent. Depuis qu’ils avaient vu les allemands au ghetto de Varsovie, ils comprenaient la réalité apocalyptique et ces deux mots ne se seraient pas révélés à eux sans cette expérience-là.
Depuis l’apocalyptique dimanche de permission à Varsovie devant le ghetto, ne sont-ils pas dépossédés d’eux-mêmes, de toute la faiblesse des discours qu’ils connaissaient auparavant, de leur impuissance à parler de ce réel-là ?
Dépossédés vous le seriez, Amel, si vous nous entendiez pour de bon au lieu de vous enivrer d’impératifs catégoriques. Nos voix dans le jet d’eau de la source qui jaillit à côté de la voiture que vous allez prendre pour rejoindre Saint Gond, nos voix sont réservées à qui se purifie dans les eaux souterraines.
Et la réalité sinistre culbute sans voix et sans imaginaire pour dire son horreur des symboles qui semblaient parfois vaguement capable de la frôler, et se déguise après coup en marionnettes farceuses à peine distinguables qui se succéderaient dans la pureté drue des eaux inépuisables et indifférentes au passage atroce des ogres dans le vrai monde de l’histoire.
LE TEMPLE DE L’AMITIÉ, LE SANG DU CIEL.
Mais Amel, sans avoir à tendre l’oreille aux chuchotis si peu articulés des fontaines, a été initiée aux incroyables désespérances que transportaient dans Europe les deux survivants centenaires.
Car Wang lui-même, Wang l’accordéoniste au passé jamais prononçable, Wang s’est ouvert à elle, comme la porte sanglante d’un temple.
Il faut dire qu’elle l’avait interpelé: il oscillait, dans la rue, comme s’il allait tomber, épuisé par d’inimaginables périples nocturnes :
-” Tu joues juste ! Mais pourquoi je pleure, quand tu fais marcher ton accordéon? “
En trois phrases courtes, elle avait cru devoir lui parler encore une fois du casque en or d’Attila, des ogres qu’elle pressent comme les maîtres de la destinée humaine.
Et Wang s’était relevé, lui avait immédiatement répété d’une voix fatiguée, qu’il partageait son intérêt pour le casque d’Attila mais qu’elle ferait mieux de continuer d’approfondir ses fraîches connaissances concernant les mécanismes de l’inhibition psychologique. Puis chuchotant presque, l’avait prévenue: les recherches archéologiques n’ont plus jamais lieu qu’au motif d’irrémédiables destructions — autoroutes, trains, câbles souterrains, pipe-lines. Trouver le casque nécessiterait… nécessitera (avait il ajouté en chuchotant) la destruction d’une des dernières images du paradis. Et son petit doigt lui dit que c’est en route, en même temps qu’un triomphe de la pensée, en même temps que cette œuvre a quoi il a bien fallu qu’ils s’attellent, Marguerite et lui, devant l’interminable atrocité du sourire qu’arbore l’ange sans cesse nouveau de l’histoire. Qui se tient pensif, selon lui, à Chengdu, où tant de casques anciens brillent au cœur de personnages à qui il faudra bien (il chuchote là encore quelques mots qu’elle ne comprend pas) présenter celui d’Attila. A qui ? Il bredouille angelus novus.
Amel n’aurait pu deviner, sous l’allure tellement fragile du musicien des rues, avec quel sérieux il l’avertissait du tragique recouvrement de ses étangs.
Elle pensait qu’il faisait allusion à ce qui est en marche, la douloureuse vitrification industrielle – et quand il évoquait la Chine, qu’il parlait de l’esthétique urbaine qui a déjà anéanti pendant des décennies là-bas comme ici jusqu’à l’empathie avec les astres, manifestée depuis leur établissement géologique par les paysages les plus sauvages — insouciante, par contre, elle lui demandait:
-«De qui viennent ces feuilles roulées en boules froissées que vous me demandez de déposer dans des endroits secrets?»
-«La dernière venait géographiquement de Chine. De Chengdu voyez-vous. Toutes reviennent structurellement de mon passé. La camaraderie contre la veulerie. Avec mon passé j’essaie de restaurer… Et voyez-vous, Amel, le casque d’or d’Attila reviendra aussi de loin certainement. Imaginez-vous comme il a dû être surpris, Attila, par les mondes multiples que parcoururent ses chevaux. L’Odyssée. Au beau milieu de la dernière guerre, j’ai moi-même souvent regardé les paysages du continent, vers l’Est, mon trajet allait à l’envers d’Attila. Les grands panneaux vitrés des trains enrichissent le voyageur trompeusement, mais si gentiment, par la sensation des variations rapides que donne la vitesse à travers forêts et prairies — todom, todom. Amel, todom todom, Harmonika Zug, des poèmes martelaient aux rails ma traversée infinie des fleuves ensanglantés, Amel, et filaient la chanson éphémères de mes vingt et un ans. Les roues percutaient les soudures métalliques, n’est-ce-pas, en un jazz libérateur, todom, todom. Sais-tu, Amel que le jazz, musique de liberté, fut interdit quand j’ai eu seize ans ? Les nazis s’y connaissaient en matière d’interdits et c’est dans cette ambiance spéciale que, sans le savoir j’ai refait pendant la guerre, à l’envers et en train, les cavalcades d’Attila, faussement rassuré par ma foi clandestine en Staline.»
-«Pendant la guerre… Wang, vous aviez le droit de voyager en train pendant la guerre?»
-«Comme j’avais naïvement cru au pacte d’Hitler avec Staline, je…»
-« Quoi?»
-«J’étais arrivé à Nancy pour m’occuper des wagons lits allemands…»
-«Wang, vous, vous avez travaillé pour les hitlériens? »
-« Et oui… Amoureux d’une communiste que j’emmenais à chacune de mes permissions loin de ce qu’elle connaissait, elle, du prolétariat nancéien. Dans mes wagons-lits luxueux… Je n’avais avoué qu’à elle que j’étais communard. À la vue de mes bouquins de philo, elle m’avait même pardonné l’uniforme. La seule innocence que je lui aie fait perdre, c’est à cause de son émerveillement, quand je lui ai fait voir les cités encore intactes de l’Europe centrale ! Elle qui, comme tous les nancéiens, pensait savoir qu’à l’Est les Vosges interrompent le monde civilisé ! Quant à cet harmonika-Zug, Amel, ce que personne ne peut plus imaginer, c’est le contraste, entre le train sifflant et tapant du jazz, et le gonflement inexorable du processus suicidaire qui puait à chaque arrêt, à chaque gare … Le continent s’est longuement suicidé par hémorragies des wagons de la déportation, et pendant ces temps de dévoilement de son cadavre, encore agité de secousses morbides, mon incroyable et belle communiste faisait valser ses cheveux, Amel. Moi je lui disais que le cadre de ses épaules était sublime. Elle, elle était la fille la plus souveraine des nostalgies de la Commune, des réseaux innocents qui permettraient, on voulait s’en convaincre, aux ouvriers de continuer de faire quelque chose de leur camaraderie ! Deux barbares totalement idiots, on était.»
-«Mais… vous, alors que tous les opposants allemands avaient déjà été liquidés, vous croyiez encore à Hitler?»
-«Je sais, c’est moche d’être si con, j’aurais mieux fait de me contenter de jouer de l’accordéon. Et ensuite, moque-toi de moi, ensuite… j’ai longtemps cru que Staline voulait tendre un piège au fascisme ! Et aujourd’hui certainement je continue de croire à des choses absolument fausses et ineptes. Mais au moins on était amoureux. Attend, tu verras…»
-«Aucune envie de voir ça. Dégueulasse. Préfère crever avant.»
-«Amel, à Munich il y a eu une foire, je riais sur la grande roue du Prater, première permission. En Italie, je ne m’en suis pas encore remis, il a fallu rebrousser chemin avant d’atteindre Venise. Tu verras ça un jour, toi, ce seul endroit où l’Europe n’ait pas encore été sacrifiée à l’ignominie du bruit des moteurs et du reflet des goudrons. Et là où mon accordéon a appris le Nord, cette permission vers la Finlande, avec des gens tristes à se tordre de rire… Et puis il y a eu… Il y a eu… Comment t’avouer… Est-ce que tu saurais déjà, toi, ce que c’est que le désespoir radical, Amel?»
-« Je suis en train de l’expérimenter. Je suis désespérée d’apprendre votre radicale surdité à la réalité politique allemande des années trente.»
-«Ah bon? Et bien tu as drôlement raison… Mon désespoir radical, poursuit Wang, il est venu faire ses convulsions ensuite, à Varsovie. Il a eu des yeux rouge-sang, comme un ange nouveau et apocalyptique, il a déployé des ailes noires de chauve-souris, plus grandes que le soleil. À Varsovie, le soir, cinq officiers supérieurs, grassouillets et mélomanes, sont allés sous nos yeux tirer au fusil, après avoir partagé un excellent dîner, tirer sur les gamins affamés du ghetto. Tu as entendu parler du ghetto?»
-«Évidemment.»
-«Pendant tout le dîner ces officiers d’Etat-Major avaient protesté de la supériorité de notre culture. De notre culture allemande, infiniment supérieure à celle des polonais. De Hegel, de Bach… Ça avait rappelé à ma prolétarienne, figure-toi, les airs cultivés de la supériorité bourgeoise, à Nancy.»
-« Je vois, Monsieur…»
-«Et bien continue de voir maintenant, Amel… Ils nous emmènent tous les deux en promenade après dîner… leur pousse-café…Parce qu’à Varsovie ces officiers nazis grassouillets pétent et rotent un peu encore le dîner pendant qu’ils ajustent le tir sur les enfants les plus beaux et les plus maigres que j’aie jamais vus. La bien-aimée et moi on se dit immédiatement qu’ils nous montrent ça pour nous faire réagir et nous tirer aussi dessus dès qu’on protestera. On transpire. On se ratatine totalement. Si au contraire on se jetait sous leurs balles à ce moment-là, on mourrait mais du coup on existerait encore, ça nous éviterait …»
-«Quoi?»
-«De juste survivre. Les gosses aux grands beaux yeux, qu’ils ont abattus pendant une heure, c’est le pousse-café de ces bons pères de famille farcis de musique romantique et de génétique transcendantale. Les enfants les plus courageux du ghetto de Varsovie tentent pour toujours de partir à la recherche de nourriture pour leur famille en s’extirpant des soupiraux de ma tête — et les balles de nos hôtes distingués reviennent les disloquer tous les jours, Amel je les vois, leurs sublimités qui se disloquent. Et il faut que tu imagines bien que le rire des officiers se mélange aux interminables hurlements agoniques. D’enfants. Il faudrait avoir lu Kaputt, de Malaparte, Amel, et Walter Benjamin sur l’ange de l’Histoire…»
-« Je les lirai», souffle Amel
-«Ma communiste, tu sais, elle est tellement écrasée par ce qu’on voit qu’il n’y a évidemment plus eu une seule permission en train — pour me pardonner elle se raccroche de plus en plus au fait que mon père soit venu du Tibet. De toutes façons mes collègues, eux, m’expédient rapidement vers la Russie. Elle me croit mort. Après la guerre notre enfant ne saura jamais qui est son père. On ne dira jamais rien, et, à chaque nouvelle horreur, les beaux uniformes noirs…»
-«Quoi?»
-«Quoi: quoi?»
-«Qui avait un uniforme noir?»
-«Ben… mes collègues…»
-« Vos collègues ? Donc… Et… et… Et vous?»
-«Ah c’est ça. tu vois… je… avant que je parte en Russie ils m’insultaient tous parce que je leur ai dit qu’on faisait couler le sang du ciel ! Le sang du ciel, Amel, il faudrait aussi que tu lises «le sang du ciel», l’autobiographie de Piotr Rawicz.»
-« SS…»
Amel part en courant.
-«Ah maintenant qu’elle a appris que j’ai été SS…»
Wang aurait voulu lui représenter avant qu’elle s’enfuie, combien l’emploi du thème de la mélancolie d’avant la mort l’avait préoccupé pendant sa détention en Russie, au travers de l’œuvre des trois poètes communistes désespérés, Frantisek Halas, Attila József et Cesare Vallejo.
La tête de Wang tombe encore un peu plus au moment de réaliser que même Amel l’omnisciente n’a pu supporter la complexité de son existence.
Qui tolérerait l’intensité innocente du bonheur qu’il voudrait conspirer aujourd’hui, lui? Puisqu’il est balafré, à jamais, par le sang du ciel.
ATTILA-JOSZEF, MELANCOLIA.
Mais le contraire se produit après quelques jours.
Amel entend le tibétain en train de chanter, en face du Petit Tonneau.
-«J’ai reconnu ce que tu chantes aujourd’hui, c’est un poème d’Attila József?»
Lui, tout sourire. Et elle reprend:
-«Ton père, en fait, j’ai réfléchi. Ça ne pouvait être qu’un de ces porteurs des chinese corps de la première guerre mondiale, c’est ça? Il est mort où?»
-«De la grippe, entre les bras d’Ulla l’infirmière allemande d’un train-hôpital, enceinte de lui et si tendre que je pense encore à elle chaque jour… Tu ne m’as reparles ?»
-«Alors tu ne l’as jamais vu, ton père…»
-«Mais dans les papiers d’Ulla, j’ai découvert les traductions de tous les poèmes qu’avait griffonnés avant de mourir mon papa, tu sais. Elle m’a dit qu’il avait beau être brûlant de fièvre et d’émotion, il retrouvait aux tréfonds de sa mémoire d’exilé, la splendeur du chant qui lui permettait de pardonner tout à Li-Bei, Tu-Fu et Bai-Juyi, même d’être des chinois !»
Et dans la rue de la Commanderie, Amel est bien la seule à savoir que ce que chante soudain Wang, c’est un poème de Bai-Juyi:
«Le vieux charbonnier,
Dans la montagne au sud
Il scie son bois il le charbonne
Alors son visage charbonne, feu et fumée le colorent
Cette nuit il y a eu de la neige à l’entour de la ville, beaucoup
A l’aube il a dû rompre les ornières gelées avec les roues de sa charrette
Le soleil est au midi, il a faim, ses bœufs sont épuisés.
Mais là-bas, sous le marché qui sont ces deux cavaliers qui s’arrêtent, oh, un instant à peine?
Deux officiels, un homme tout de jaune éclatant, un adolescent à la tenue immaculée,
Ils tiennent à la main l’édit impérial et ils le proclament. “
Puis Wang se redresse et chuchote à Amel:
-«Tu sais, moi, mon préféré, ça reste Attila József, son souci de solidarité humaine, une attention respectueuse et intense à la libido, qui seule aurait pu éviter les atroces dérives dictatoriales des…»
-«Trotz Allerdem, un rêve dansant fait les yeux ouverts. Un rêve dansant… Comme le titre du film «rêves dansants» sur Pina Bausch que j’ai vu la semaine dernière pour la dixième fois. Pina, cette danseuse… sa maigreur m’apparaît, non pas comme l’égoïsme des anorexiques, mais non ! C’est évidemment un partage avec les corps efflanqués des victimes des camps dont la visite ne me laisse plus de vrai sommeil. Pina Bausch pour moi, danse trotz alllerdem. Elle danse, c’est tout. Au moins elle risque pas de nous tromper. Wang et ta chérie, vous vous êtes toujours trompé. Maintenant vous vous imaginez avoir un monde d’amis grâce à ce qui est certainement encore une erreur. Et moi je suis déjà une survivante. Malgré l’impossibilité de continuer de vivre après tout crime. Et vous deux, Marguerite et toi, c’est cela, hein, c’est Marguerite ton aimée pendant la guerre… Marguerite et toi vous vous êtes toujours trompés. Vous vous trompez encore forcément, comment vous voulez que quelque chose marche ? La psychanalyse ? Il n’y a rien à faire. Quoiqu’on fasse, soit on est détruit par la monstruosité , soit on devient monstre ? Malgré la noyade du corps de Rosa dans un canal de Berlin, et ses poésies, Wang, je ne peux pas m’empêcher de songer à une victoire des gentils pendant que je regarde les films où danse Pina Bausch.
Wang sourit.
Amel voudrait comprendre comment lui viennent subitement d’atroces peurs qui la font alors s’approcher de la fenêtre au troisième étage de l’hôtel particulier si rassurant.
Certainement en se jetant sur le ciment tout en bas ça s’arrêterait l’indicible douleur au ventre.
Les voisins auraient du spectacle.
Son corps écrasé comme un cauchemar, dans la cour qui les fait rêver. Entre les fruitiers en espaliers que cachent les hauts murs à tout le monde sauf aux gens de l’immeuble, en face donc, l’immeuble du Petit tonneau, en plein Nancy. Ils apprendraient peut-être qu’elle est morte par amour pour une danseuse défunte qui s’appelle Pina Bausch. L’accordéoniste sifflerait un air et lui, il l’aurait comprise.
Amel n’écoute pas de musique, au moment de sortir avec sa mère pour aller à Saint Gond, elle songe en fronçant les sourcils.
PINA BAUSCH.
Elle pense à quelque chose qui danse, à Saint-Gond, un feu qui danse la nuit aux marécages achetés naguère par des oncles, ou des grands-oncles, ou des arrières grand oncles, on sait plus, ceux de la grande brasserie de Champigneulles — des gens si raffinés qu’ils n’auraient même pas songé, depuis leurs deux châteaux — celui du bas, celui du haut — adresser la parole au petit brasseur de la rue de la Commanderie, derrière la gare, un homme de peu, qui n’a pas été pendu par les siens comme il aurait dû, en 34 à la cheminée de sa dérisoire petite fabrique à binouze, ça aurait évité qu’il ferme ses brassins avant de leur vendre sa pépite…
Lui ont-ils seulement adressé plus que quelques monosyllabes lorsqu’un de leurs héritiers à eux a cru pouvoir s’enticher d’une des trois gourgandines du bâtard, du pseudo-brasseur, du moustachu quasi-boche à la plouc? Quoi, parler mais de quoi donc, au vulgaire blaireau dont on savait bien qu’une chienne de concierge communiste, une pétroleuse, une bolchevique, lui avait sauvé la vie en hurlant à la meute rassemblée des humbles: le pendez pas c’est juste un con il sait pas qui est son vrai père moi je sais qui c’est son père son père c’est le Croisier c’est notre copain le bourrelier, celui qui répare les selles des chevaux les chevaux qui tirent les chariots, les chariots à fûts, la bière qu’on fait c’est juste un con. (Personne heureusement n’avait entendu le Gaston chuchoter «Racaille!» mais ils avaient vu qu’il s’était souillé de peur ensuite il se dirait toute sa vie ce mot racaille. Mais… Racaille son vrai père le bourrelier qui faisait toute la sellerie de chevaux sachant par cœur le chemin béni de chaque bistrot lorrain? Racaille l’ouvrier veuf, dont il a gardé précieusement la boîte à outils, les alènes, les burins, les biseaux? Et chaque jour, en tenue de patron tiré à quatre épingles, ouvrir la porte du premier étage de l’hôtel particulier pour aller à la brasserie goûter le malt, être sur le palier, descendre quelques marches entre les panneaux de marbre, en regardant le parc derrière la maison, les noisetiers, les bassins en ciment, la villa un peu vénitienne tout en haut et… à droite, n’ayant encore descendu qu’une demi volée de marches, le surgissement spectral de la grande cheminée industrielle en brique, vertigineusement haute, se dire, chaque jour pendant cinquante ans, qu’ils avaient failli le pendre là. Racaille.)
Amel a retrouvé un jour la sacoche du bourrelier, le veuf qui avait confié son fils au propriétaire. Elle a manipulé avec douceur les beaux outils perceurs de cuirs. Elle s’était répété une phrase de l’Ethique « C’est quand chaque homme recherche au plus haut point ce qui lui est utile que les hommes sont le plus utiles les uns aux autres, Cúm maximè unuquisque homo suum sibi utile quaerit…
Elle se dit, et c’est presqu’une chanson:
-«Mais-moi c’est au secret d’une terre éteinte et sans les lampions de la fausse animation des villes que je veux rejoindre le savoir colporté par les fleuves d’étoiles, et dès cette nuit. Loin des brailleries répétées des Nombreux. Je nomme nombreux tous ceux dans les villes qui n’ont rien lu et croient savoir parfaitement ce qui précisément les torture. Il ne rajoutent rien à leur douleur en lisant. Il y a dans ces terres éteintes des marais, une illisible conjuration des eaux noires dont j’enregistre les menées. Et toute seule chaque semaine je retourne à Saint Gond. Le monde et ses marées de promotion immobilière veut-il me punir en rendant les paysages urbains incompréhensibles sous des milliers de barres d’immeubles, des millions comme dans la Chine anéantie, alors que chaque arbre imite un caractère d’imprimerie … Mais non ! Tous ces trous d’eaux noires à Saint Gond, disséminés entre les aulnes en touffes et la foule démocrate des roseaux, ils sont des yeux, ils sont mes yeux. Ils ne maudissent jamais les étoiles comme le font les atroces immmeubles de l’empilement humain. Les trous d’eau noire ne maudissent pas non plus les grandes fleurs des salicaires violets qui y scintillent.
L’eau noire ne maudit pas l’œil des sangliers qui s’y barbouillent sans savoir lire mais tellement ivres d’une vie qu’ils en grognent et je les entends depuis mon lit, dans la grande tourbière, celle qui est juste derrière la Verrerie.
Combien d’années puis-je encore espérer savourer l’intacte surface du miroir des eaux qui tranche la terre d’un ciel. Ô, étangs de ce qui m’est devenu suc encyclopédique de l’être.
Oh non je n’ai pas besoin d’être humaine, l’homme est trop destructeur de toutes splendeurs… Les hommes passent leur temps à piétiner le manuscrit du monde sans le lire.
Sanglier, chevreuil, héron me suffit, ou martre ou fouine ou belette, plutôt !
Refuge de la persistance de la toute-puissance des étoiles ! Ô, vous, roseaux chéris, en palissades labyrinthiques qui cachez le triomphe de ma solitude sur le mensonge des empathies humaines. Étoiles à toujours suivre !
Là où je sais, oui je sais mes propres nuits vont se refléter un jour malgré mes seins qui poussent et les font rire d’appétit — hommes qui ne prennent pas le temps de lire les futurs de leur femme… Tu me manques, maigrissime Pina Bausch ! Le claquement de tes genoux de quasi-déportée me hante, momie millénaire du dessèchement — j’ai lu, Pina, les cris laissés après leur emprisonnement même pas bestial, dans les écrits de Charlotte Delbo et Schlomo Venezia, j’ai lu aussi les désespoirs des hommes maltraités depuis Ur et depuis le Nil — et alors bien entendu je les rêve tes maigreurs desséchées, Pina, jusqu’à obéir à leur vrai but qui je le sais, je le sais, qui était d’instantaner nos durées Quoi? Qu’est ce que je viens de dire? Instantaner nos durées. Et oui le contraire de «éterniser nos instants.»
«Pina, reine de Sollingen, si tu savais ce que mes étangs possèdent. Malgré tous les mépris de l’humain pour l’être qui cependant, trotz allerdem, ne demande qu’un instant d’inattention pour persister, pour exister. Reflet du regard d’un sanglier dans les trous d’eaux noires des tourbières qui toisent les étoiles sans commentaire. Alors qu’au contraire, cette haine que fomentent la cité humaine contre presque toute beauté ! Les idées nomades des étoiles se reflètent dans les flaques, orients. Le Bien immobilier, les cadastres des sédentaires bouffent le sens libre des arbres, des buissons, des eaux, des ciels. Le surgissement de l’éclair bleu bleuissant aux ailes vibrionnantes des martin-pêcheurs fait un bras d’honneur constant à la continuité épouvantable des odyssées guerrières, menées dorénavant tout près de leur plus monstrueuse inutilité…
Quelles conclusions aurais-je pu tirer déjà de ce qui s’est déroulé sous l’épée des Huns?
Et dans les camps de concentration allemands, les camps de concentration (elle secoue la tête et le redit dix fois, jusqu’à sangloter intérieurement, invisiblement, elle redit ce mot qui la torture depuis le jour déjà lointain où une enseignante leur en avait parlé en classe)
Oh ! Le faux rassurement de la station immobile des gens qui ne dansent pas comme toi, Pina, en faisant claquer leurs genoux pour instantaner l’emmerdante éternité …
De cette école de mes marécages nul public ne s’approche, tant l’ennui y fait brume révulsive et inquiétante. Les hérons ne dansent pas beaucoup, raides comme des experts-comptables guettant la, première erreur d’un poisson.
Le secret du casque d’or est inséré parmi la grammaire de la géographie. Parmi le vocabulaire des historiens. Parmi aussi le chant des mythologues !»
Les deux derniers mots elle les a prononcés à haute voix et sa mère, qui approche maintenant la voiture des deux battants encore fermés de l’énorme porche métallique et noir donnant dans la rue de la Commanderie, les deux derniers mots, Liliane les a entendus et ouvre des yeux immenses.(Le chant des mythologues… Putain… Qu’est ce qu’elle écoute comme connerie ?)
Amel reprend son monologue intérieur:
– « … si seulement ils se doutaient qu’en vrai, ce qu’ils prennent pour un mot historique — Attila ! — pour un mythe musical poussiéreux — les Niebelungen ! — et pour une conjugaison de l’exode rural champenois, c’est là pour moi. Et comme à chaque fois, sans que ma mère ose en savourer l’importance. S’ils savaient l’influence terrible qui, tranquillement, organise les paysages. C’est le casque d’or d’Attila le tueur, modèle de tous les tueurs. De tous ceux qui, invariablement, mènent le bal. C’est le patrimoine artistique. Pendant que les os des genoux de Pina Bausch, sont le modèle de toutes celles qui, en disant non à l’appétit des ogres en ne bouffant rien et en devenant aussi décharnées que Sainte Thérèse, disent quel principe inutile se cache à l’envers des princes et quel appareil de décoration à l’abri de leur élégance d’apparat.
Les propriétés terriennes de ma mère, qui sont le soubassement de la mémoire et des jours de toutes les damnées, de tous les damnés, elles ont reçu la première mitraille industrielle pendant la première guerre. Et moi j’ai retrouvé une très précise description de l’atmosphère des marais – sauf que ce que j’ai lui s’est passé pendant la deuxième guerre, je m’y suis presque crue en lisant la trace de ses amies qu’à inscrit Charlotte Delbo, la trace faite par ses camarades qui y crevaient, dans les marais du Camp de Birkenau. Alors : dans les marais de Saint Gond Attila le nomadissime perd son casque d’or. Il devient, et pour longtemps, le modèle des nomades que se doivent de haïr les nations agricoles. Et son rêve a servi longtemps de cauchemar absolu pour le paysan qui en entendait la légende. Et puis les deux dernières guerres ont pris le relais. Quand j’y réfléchis, je me sens aussi ivre qu’un galop, qu’une des plus effroyables chorégraphies de Pina Bausch.»
OÙ LA MÈRE D’AMEL A UN AMANT QUI N’EST PAS SPINOZA.
Un jour longtemps avant sa naissance, un arrière-grand oncle colérique, celui de la brasserie de Champigneulles, (celui dont le fils embaucherait un jour Anatole l’aimé) avait fait remarquer de façon un peu grinçante, comme s’il regrettait des époques bénies, la fin de tout rapport financier de ses terres agricoles. Puis, assez poétiquement, il s’était repris, en fin de dîner, et il avait surpris la mère d’Amel, pour préciser que sa réflexion ne concernait pas seulement les marais de Saint Gond, forcément improductifs sauf à considérer les poissons des étangs dont quelques poissonniers attendaient régulièrement la vidange, mais toutes les autres terres dont il avait fait l’acquisition patiemment et en cinquante ans, depuis son bureau, dans les brasseries là-haut, à Champigneulles.
Son arrière-grand oncle connaissait les noms des étangs de l’Est de la France par cœur et la mère d’Amel se souvenait l’avoir entendu parfois en chanter les noms dans son enfance – sous la douche:
-«Ces biens ne représentent plus le centième de la valeur qui enrichissait leurs propriétaires sous l’ Ancien régime et du temps des princes. Plus le millième.»
Et Amel se continue en secret et poétiquement ce qu’il aurait pensé, ce bonhomme qui pétait dans la soie, s’il était encore vivant et s’il venait marcher entre elle et Anatole le long de la grande allée :
-«Ça n’enrichissait plus et grâce à ça, ça s’est mis à dresser un couvert de fête. Et c’était de beaux couverts, de l’or en rayons de soleil, de l’argent en écorces d’arbres et en feuillages, du cristal de pluies, sur la table agricole des chemins fleuris, des murets moussus, sur la nappe des étables odorantes, des hameaux enfumés, sous le chandelier des clochers en fanfare de carillons.»
Liliane s’est mise au volant. Elle pianote nerveusement, regarde Amel ouvrir en grand les deux battants du portail de la cour pour laisser sortir la voiture — et surgir, juste en face de l’enseigne clignotant jour et nuit du «Petit Tonneau». La complexité envahissante des rêveries de sa fille, reprise du style lyrique du grand-oncle, l’ennuie comme un obstacle à sa propre pensée. Liliane préférerait de la naïveté. Aller acheter des robes ensemble ça lui irait. Et la poésie l’a toujours emmerdée.
Les mots puissants dont use Amel, au tout début, ont quand même un peu, malgré l’inquiétude, fait la vanité de sa mère. L’emploi de la phrase de Wittgenstein, le philosophe viennois: «Toute esthétique est une éthique», à peu près quand elle avait six ans, n’avait inquiété que l’institutrice — à qui Liliane n’aurait jamais osé avouer que, sa fille savait en plus déjà la version allemande du Tractatus de Wittgenstein par cœur. Elle s’est honteusement réjouie des colères que son mari piquait de plus en plus fréquemment à mesure qu’Amel s’était mise à déclamer, comme pour dénoncer les approximations de leurs rapports conjugaux, l’Éthique de Spinoza. A dix ans, et alors que leur séparation venait d’avoir lieu, elle ne s’étonnait plus du tout qu’Amel entreprenne de déclamer le même texte mais cette fois en latin, debout sur sa balançoire:
-«Per causam sui, intelligo id…»
-«Pourquoi en latin?»
-« Je me dis que si papa ne comprend plus ce que je dis il sera peut-être moins en colère tout le temps… »
Mais c’est juste lorsqu’elle a un peu bu que Liliane sent, tout simplement, sourdre du gosier de l’enfant le monde vrai qui toujours lui échappe. Alors, pompette, les mots récités par Amel tissent, pour la Nature, pour le monde, pour la réalité, un écho aussi enveloppant qu’une écharpe de soie.
Comme font les jolies robes, celles pour quoi Amel ne daigne pas faire les courses avec elle. Avec ? Être avec ?
Seulement voilà, Amel n’est pratiquement jamais avec. Amel est insulaire, et dans une île du lointain, par delà son océan de houles mentales, Amel est,invariablement, sans. Faire les courses avec Amel? Fiction ! (Toute esthétique est une éthique…comment choisir une robe, à partir de ça ? Elle resterait perplexe, elle écrirait des schémas sans arriver seulement à franchir l’entrée des magasins).
Les démonstrations spinoziennes ayant un peu écœuré son père, Amel s’était avisée du rôle parricide de sa lubie, de la passion fugitive qu’elle avait eue alors pour l’apprentissage du texte Spinoza, et puis elle était passée à l’apprentissage exhaustif de tout ce que l’époque a accumulé en matière de crime et ça avait été pour elle la litanie des camps de concentration ou d’extermination. Derrière ce qu’elle pressentait d’un crime paternel, l’essence du crime gagnerait d’être explorée jusqu’à ses tréfonds historiques. Le nom des camps, leur localisation, les détails de leur fonctionnement, la nature des régimes politiques et économiques les ayant organisés.
Quand le vieil accordéoniste avait réalisé, la première fois qu’ils s’étaient croisés par hasard dans la rue, que cette gamine se souvenait encore de l’Ethique, et qu’elle l’avait d’abord appris sans rien y comprendre, si prématurément, il avait ri en prononçant ce qui l’avait transportée de joie aussi:
-«Oui ma chère, Spinoza atténue au le sentiment que le crime soit la conséquence d’une insuffisance des représentations humaines. Les naïvetés pieuses, comme elles existaient en Europe se trouvaient comme les ferments innocents de toutes les guerres et de toutes les haines avant d’être dénoncées par les génies géométriques d’un Bach, d’un Spinoza…»
A l’époque, Amel s’était très douloureusement dit que le cerveau de son père n’était qu’une sorte de glande, soumise à son tube digestif. Voire une tache de graisse (il était adipeux) qu’elle se représentait, furieuse, surnageant péniblement entre des protestations immorales. Il aimait à s’écrier, sur les injustices des nouvelles qu’il écoutait à la radio. Elle avait très tôt suspecté qu’il considérait l’écoute des nouvelles à la radio comme étant de sa part un très important engagement politique mais suffisant. La profession de son père — des consultations médicales qui l’engloutissaient dans un local exigu toute la journée — était d’un tel confort qu’Amel aurait trouvé moins inélégant qu’il s’interdise de se plaindre de l’état du monde radiophonique, le seul qu’il connût.
-” T’es un vrai chômeur !”, avait elle tenté, sincère, de balancer un jour à cet ennemi de toute indemnisation du chômage. «Tu attends ta rente et que l’état t’entretienne ! Tu t’assieds et tu attends que tes malades viennent, c’est tout ! “
Cruelle, elle connaissait l’impératif (le spectre de la Misère) ayant sculpté catégoriquement dans la famille de son père la totalité des comportements, des amours et des interactions sociales. C’était si impérieux, ce devoir absolu, que ça en avait même pris une tête de destin.
L’injonction, comminatoire, de savoir secouer l’arbre à pognon par n’importe quel moyen. Être auto suffisant, que ce soit par une rumination méthodique du Calcul Financier ou par diarrhée organique d’un ruissellement du revenu, cela seulement ferait applaudir toute la famille. Quittant cette auréole dorée on savait parfaitement ce qu’on devenait: une merde. Un savoir parfait.
Ainsi avaient-ils tous l’air de criminels bien élevés. La légitimité même de fleuves ou de petites rivières d’or ruisselaient sur eux, sans efforts vulgaires et donc apparents. Et que ces ruisseaux jaillissent de la plaie béante d’une humanité empoisonnée par ses pompages de pétrole et ses vomissures de plastiques leur étaient délicieusement indifférent,
Je gagne donc je suis. : le cerveau du père d’Amel avait structurellement mission de rester imperméable totalement aux erreurs que répertorie le spinozisme.…
-«Tu nous manques ou tu nous rates?»- lui avait-elle demandé.
A peine présent aux autres, sans cesse distrait intérieurement par la conscience de son étincelant compte en banque il n’avait ni réfléchi ni cherché à entendre.
Convaincu à jamais de l’absurdité de tout propos qui ne serait pas de nature à permettre le «ein plus machen» du compte en banque.
Lui aussi, au fond comme Amel mais par d’autres chemins, noyé. Elle, noyée par l’univers des représentations du monde, lui dans son intention d’en jouir avec urgence. Elle dans les significations, lui dans l’insignifiance des êtres et l’ultra-signifiante des objets de valeur. D’ailleurs Amel se dit que c’est le mépris de son père pour les êtres, ce néant implicite à tous les désirs de jouissance immédiate de son père, cette absence en un mot de toute signification de l’être, qui a suscité la fontaine intarissable des mots rejaillissant autour d’elle et la transformant une véritable lance à incendie. Amel, pompier de l’absurde.
Sidérée et ivre de joie à chaque fois qu’elle a découvert du sens.
-«Du sens pour de bon, et bien que tout brûle.»
En lâchant le volant de la voiture une seconde, Liliane palpe, pour la première fois depuis tant d’années qu’est parti le père d’Amel, elle palpe dans sa poche un petit mot griffonné pour le surprenant et tout nouveau propriétaire de presque tous ses pensers. Son nouveau désir, cette passion imprévue et concentrée en un parfum de ce qui serait, pour elle, inimaginablement, l’autre et le soi, mais simultanément la joie.
Amant. Pas du tout élu incarnation du Bien par Liliane, car enfin, le contenu du billet doux à l’encre bleue, écrit par Liliane et découvert par Amel qui l’avait trouvé très bien et avait regardé sa mère avec surprise:
-«Tu par les esclaves, su par les maîtres, chanté par les courtisans: le désir. Le désir a fait prospérer aussi bien que nous le règne animal. Alors?»
On ne peut pas s’empêcher de constater (honteusement parce que même chez les végétaux c’est aussi un mode d’accès à la reproduction, et donc à la pérennité et donc presque l’Eternité) que ça nous fait ressembler jusqu’en nos étreintes et libidos, à d’aveugles légumineuses.
Pour ne pas parler du microscopique et obscène frétillement des cellules elles-mêmes. Ni, autre miroir de notre désir, de la valse silencieuse, morne et gigantesque des étoiles et des galaxies. “
Ce papier, elle l’avait corrigé trois fois, juste avant de chercher Amel qui se jouait «Mère Courage et ses enfants» au grenier et de lui dire:
-«Tu as tes affaires «de Saint-Gond »? «- et puis elle avait laissé tomber le papier par terre, et Amel avait ouvert des yeux admiratifs, le lisant à haute voix après s’en être emparée.:
-« Tu te mets enfin à parler comme moi ? T’es sûre que tu as envie qu’il comprenne pas ce que tu dis, ton bel ami ?»
(Chaque fois qu’on va à Saint Gond, ne pas oublier les pantalons qui reviendront aussi boueux que des sangliers.)
Alors Liliane s’était éloignée pour relire l’autre billet, celui de l’amant – à aucun moment sa vie ne lui avait laissé qualifier ainsi quelqu’un.
En s’approchant du papier, elle a retrouvé son parfum — trois jours, trois nuits qu’ils viennent d’exister ensemble. Elle en pleure. En-semble:
— «Lil’, on a eu le temps de courir vers un plaisir aveuglant. Le temps ressuscité. Comme un pharaon de mort morte. Maintenant les dates seront hébergeuses du sentiment aveuglant de la mort morte aveuglée…»
Pas un de ses mots ne la ferait éclater de rire comme a ri Amel, joyeusement, innocemment, en lisant le sien.
Fini le ridicule.
Tout le reste de ce qu’elle a vécu n’était que grimaces, toutes les vies dont les acteurs se moqueraient de ça, qu’elle vient de trouver.
Ce seraient des vies inconscientes. Comme la sienne jusque-là. Des vies qui auraient raté la révélation. Des vies qui n’ont pas atteint à leur propre redéfinition. Des vies à l’ombre. Sans le feu. Sans le soleil… Elle déchire aussi le papier, par peur de l’ironie qui saisirait n’importe quel tiers. Puis garde les morceaux. Pourvu qu’elle ne se mette pas à l’aimer, ce serait vraiment moins bon, si un attachement se manifestait, moins juste que l’extase exorbitante.
Il a posé la question au dernier instant, quand il partait, qu’elle était, debout, à la porte.
L’aimer d’attachement? Quelle catastrophe ça serait, s’est-elle dit silencieusement.
Amel avait patiemment trouvé moyen de recomposer le petit mot après l’avoir dérobé, puis rendu à sa mère. Le petit mot sur papier bleu froissé et déchiré, écrit à l’encre rose ne la faisait pas rire:
— «Le goût délicieux du cacao n’est-il pas la preuve que la nature nous attendait depuis toujours? Ton nouvel ami, il croit au paradis ? … «J’ai eu les yeux crevés par la perception de l’insaisissable… mais bon, j’avoue, il est moins déprimant que le paternel… Il est banquier ?»
-«Ouvre le portail et fais pas chier ma fille… tu ne sais pas de quoi tu parles.»
Amel se tait de nouveau. Se répète silencieusement son raisonnement sur les esprits annexés, sur cette inhibition dont après l’injonction de Wang elle a tenté d’approcher par quelques milliers de pages ce que ça pourrait bien recouvrir. Elle comprend que ce qu’elle a longtemps observé chez sa mère était une tristesse forgée par la soumission d’une pensée à la pensée de quelqu’un d’autre :
-«Tout le monde peut pas être créateur. Ceux qui ne sont pas créateurs, il leur reste juste à courir vers les religions. Auteurs ou autorités. Et s’annexer aux visions des autres. D’où l’enfer, qui est leur. Puisque créer, c’est être au paradis.»
-«Mais qu’est ce qui te fait rire toute seule? Referme bien le portail et dépêche-toi.»
-«Créer, c’est être au paradis. Et ne pas oser établir son propre imaginaire c’est se condamner à être soumis comme des esclaves à celui que nous communiquent les autres, ceux qui nous dominent.»
Amel, dans sa tête: «À seize ans, un amoureux et puis mourir. Pas franchir ça. Pas dépasser seize ans. Ensuite c’est la corruption de l’être. Tous les hommes nous prennent pour du cacao. Cacaogres.»
Le portail se ferme uniquement de l’intérieur. Dans les hauts murs, à droite du porche à double battant, une petite porte, noire aussi.
A côté de la porte, la borne qui fournit sans cesse l’eau de la source qui fit la gloire de la bière des arrière grands parents, bière des Parques. L’eau qui sait tout, les océans, les nuages, les fleuves, et qui reflète aux étangs la gueule à Narcisse, les secrets de l’Histoire, sans jamais être atteinte par toutes ces embrouilles qu’elle miroite.
La discrète voiture de sa mère l’attend à présent au dehors de la cour. Au passage de la petite porte noire Amel remarque, dans la boîte aux lettres une enveloppe à son adresse, dactylographiée à l’ancienne. Puis son regard croise celui d’Attila József, ses yeux lapis-lazuli en amande, il sort au même moment de l’immeuble du Petit Tonneau.
-«Attila, tu viens avec? On part trois jours à la campagne !»
-«Attendez moi, je vais vite prévenir et j’arrive dans deux secondes, je suis sûr que maman sera d’accord !»
Mais la mère d’Amel ignore l’histoire de la cheminée de la brasserie, la mère d’Attila-József, elle, l’a trop souvent entendue. Le brasseur presque pendu, sauvé par sa grand mère l’héroïne, et pas la salope qu’on a dit.
Sa grand-mère qui couche avec l’officier nazi, entendu, elle n’en sait rien et encore moins que ce soit la seule chose qui soit restée approximativement dans la mémoire de la mère d’Amel: au dernier étage au dessus du petit tonneau papli a dit que c’était des collabos. Dans la bouche de celui dont l’entreprise n’avait pas fermé pendant la guerre c’était peu informatif.
Attila-Jószef, prénom hongrois. Attila l’a même dit récemment lui-même à Amel, que c’est en hommage au poète communiste disparu – Amel, qui a déjà appris une cinquantaine de ses poèmes, en a profité pour sonder son voisin : c’était qui le mari de ton arrière grand mère ?
József à l’école, demande qu’on n’emploie pas son premier prénom. préfère József.
-” Elle veut pas que j’aille en week-end avec vous ! “, (crié d’en-haut par la voix encore flûtée de József.) ” … elle dit que je dois faire mes devoirs et aider papa à réparer sa Zündapp et … “
La voiture démarre pendant qu’Amel envoie des bisous — en retenant un sanglot subit, elle a le temps de sentir toute la même douleur que son Attila. L’autre jour en lui serrant la main elle a bien aimé que tout un monde lointain et masculin chavire d’un coup, plus près d’elle encore qu’elle-même. Et lui, là-haut, elle sait qu’il saigne de voir partir, pour trois jours, celle qu’il a appelée en chuchotant mon autre moi.
Tac tac tac tac tac tac. Le bruit de la machine à écrire de Marguerite, et József la croit encore démente. Wang lui a défendu de dire quoi que ce soit.Que si elle arrivait à se taire elle aurait le droit de découvrir l’immensité des amis avec qui Marguerite et lui même s’apprêtent à détruire définitivement le désespoir qui les ronge. Elle lui a ri au nez en lui disant que, si ils comptait sur les trente deux millions de futurs psychanalystes chinois, ils feraient mieux de jouer au loto. C’est là que Wang lui a dit : Proposition 36, le souverain bien de ceux qui suivent la vertu…un bien qui est commun à tous les humains et que tous les humains, en tant qu’ils sont de même nature, peuvent posséder également.
Les devoirs de József sont faits depuis longtemps, rien ne l’aurait empêché de partir dans la voiture de sa voisine vers des marais dont il ne soupçonne pas encore la splendeur — c’est subitement son arrière grand-mère qui a d’un cri strident interdit tout week-end avec les connasses de bourges d’en-bas.
-«Pourquoi on doit obéir à ta grand-mère, alors qu’elle est gaga, putain, c’est la première fois qu’elle parle depuis trois ans et elle a jamais été si grossière et toi tu lui obéis…»
-«Chut József ! La pauvre ! Tu veux me torturer c’est ça? Pour une fois qu’elle parle !»
-«Sur sa machine à écrire pourrie elle tape et retape la même lettre à un stalinien qui est mort pendu par Staline. Qui n’existe plus. Tu as vu cette lettre, hein, c’est toujours la même, au même gars mort, Otto Katz, qu’elle re écrit et…»
-« Quoi? Mais tu as pas d’âme? Tu fouilles ses affaires?»
-«Je suis pas venu au monde pour entendre le bruit de cette machine à écrire sans me poser la moindre question.»
Il change de pièce, retourne dans son petit cagibi au fond d’un étroit couloir, sans claquer de porte.
Attila, pendant qu’il regarde avec une vertigineuse douleur la voiture d’Amel disparaître au coin de la rue, n’entend que l’horripilant tactactac. Même s’il était derrière l’épaule de son aïeule, comment pourrait-il lire quel ultime petit rouage de quel gigantesque mécanisme vengeur, optimiste et merveilleux elle complète, pièce après pièce !
— «Moi, tu sais Amel», disait-il, la veille encore, à son amie passionnée de vertu politique et de morale absolue, «je vois le passé comme une cave qui pue la mort, y paraît que c’est ça qui a accéléré la démence de mon arrière grand mère, et je vais te dire, ce qu’ils ont vécu de moche, les guerres à la con, j’ai vraiment rien envie d’en savoir. Que les gens sont pires que les chiens, ça va, et puis alors on en fait quoi, hein? — j’m’en tape et c’est mieux, non ?»
CRÉER C’EST ÊTRE AU PARADIS.
Il ne pourrait pas, du coup, tirer un grand plaisir s’il découvrait l’efficacité et la cohérence politiques dont son arrière-grand-mère est devenue un des maître-orfèvres secrets.
S’il l’avait entendue murmurer le maître-mot, Big Data et mélanger a un mot désuet, psychanalyse, celui d’intelligence artificielle, après celui d’algorithme, il lui demanderait, incrédule, de répéter. Ou plutôt penserait avoir mal entendu.
Et il appellerait les pompiers au secours si quelqu’un devant lui soutenait que les préoccupations d’Attila-Joszef le poète, quant à la rencontre du communisme et de la connaissance de l’Inconscient, de WallStreet et de l’impératif catégorique, sont sur le point de faire de la centenaire, son aïeule, le maillon inoxydable d’une guerre impitoyable contre l’ignominie. Et quand Amel lui révélera que le claudo dans la rue est son arrière grand père !
Marguerite a mis un soin douloureux à s’envelopper d’un secret d’une aussi totale opacité que celle protégeant les monstruosités étatiques dont sa minutieuse stratégie prépare la traque définitive.
La menace serpente autour de la rue paisible, de la ville insouciante, des humains amnésiques, par toute la planète. Marguerite en fermant les yeux voit le ghetto de Varsovie. Depuis ce jour les souvenirs ne lui paraissent plus être des souvenirs. Le passé plus jamais du passé. Les crimes abominables, la seule loi, une loi d’airain celle de l’ange de l’Histoire.
Amel commence à comprendre le rôle prépondérant que Marguerite et Wang accorde à ce qu’elle a commencé d’étudier, les règles de l’inhibition, de la desinhibition, une contagion qu’ils s’imaginent bienfaisante, de la pensée freudienne. Amel a un peu de pitié pour ces deux errants. Elle rit même, en découvrant au fil de ses lectures toutes les mésaventures de la psychanalyse, en imaginant la vieille barbue prête à lutter contre l’éternité d’une horreur qu’elle devrait commencer à dévisager comme celle de l’humanité même.
Quand, tout petit, l’arrière-petit-fils hurlait de terreur en croyant entendre des ogres dans le noir, Marguerite surgissait sans pouvoir tarir ses hurlements et elle était désemparée.
-«Mais je suis pas un ogre !», grommelait-elle pendant que Jeanne un peu fâchée le lui reprenait des bras.
Elle se demandait avec rage si les vrais ogres, ceux qui martyrisaient le ghetto de Varsovie, lui avaient imprimé leur spectrale ignominie.
Amel, quand Wang lui avait raconté cette anecdote, lui avait demandé si franchement il ne se rendait pas compte que les monstres se tiennent à jamais immenses, en pleine lumière comme si jamais le temps n’avait éteint les éclats hélas séduisants de leurs crocs.
-«On vote pour eux, en effet», avait grincé Wang. «Leurs gestes me rôtissent vivant. J’entends trop bien les cris poussés aux confins du monde… Pas vous, Amel? Non? Écoutez ! Crapaud ! Crapaud ! Le monde est crapaud et je pleure. Je pleure parce que j’entends tout, j’entends affreusement trop bien, ce que je perçois me déchiquètera, j’entends même tomber la neige en Sibérie depuis les trottoirs ici, et chaque flocon fait un bruit crapaud qui me couvre les oreilles de pustules et de cloques …»
Même s’il a grandi, Attila n’aurait pas plus compris les mêmes phrases, marmonnées par Marguerite au moment de regarder par la fenêtre s’éloigner la voiture d’Amel et de sa mère:
— «Dès qu’y a un pouvoir à assumer, il faut, bien évidemment, être le crapaud qui va jouir de l’atrocité. Celui là seul, il a le sourire, oh oui ! — celui qui sait où il va, plus radieux que le soleil. Et la seule question qui compte, pour lui, qui sourit dans ces conditions-là…«comment jouir des dix, des dix mille qu’il faut que j’envoie crever?» Mais aujourd’hui le crapaud c’est moi. Et je vais lancer le bal ! Et si c’est un algorithme qui mène le cours des banques, l’algorithme qu’avec Wang on a fini par faire mettre au point ne fera pas, comme les précédentes tentatives philanthropiques de l’Histoire, cent mille morts par accident. Les grandes âmes, depuis toujours, ça termine comment, ça se tire une balle dans la tête parce que ça vous avait cru faire le Bien de l’humanité et ça constate avec horreur n’avoir fait qu’aggraver le marasme, voilà. On trouve leur cervelle, qui a pensé tant de belles choses, dispersée au plafond et à côté de leur cadavre déchiqueté, quelques poèmes que tout le monde jugera particulièrement inappropriés, cent ans après.»
Attila réaliserait-il l’insoutenable violence qui colle la langue de la gentille dame, à chaque fois qu’il entrait dans son bureau — qu’elle se tait en faisant tactactac presqu’un bruit de mitraille.
À propos, que marmonne-t-elle, encore, en observant soudain… mais qui?
Voyez, par la fenêtre, qui? — remontant la rue de la Commanderie, moustachu, qui? L’accordéon en bretelle, poussant une rengaine malgré ses moustaches gitanes beuglant un air allemand, Lili Marlène?
Marguerite maugrée: «S’il jouait le Temps des Cerises, on se ferait repérer… quelle époque !»
Attila József n’a rien remarqué. Il est descendu rejoindre son père qui l’attend sur une petite moto de marque Zündapp, en bas, et ils n’entendent ni l’un ni l’autre la musique: ils voient juste cette image de leur quotidien: les casques sur la tête, le moteur de la Zündapp pétarade pendant qu’ils frôlent l’accordéoniste, Attila József a juste le temps de se dire: tiens? C’est la première fois que je lui trouve un air de moine tibétain, au vieux gitan à la tignasse blanche qui mendie, tous les jours, dans la rue avec son accordéon.
Liliane, elle, juste au moment de rouler dans la rue de la Commanderie, a remarqué aussi pour la première fois un tour monastique pris par l’accordéoniste, elle pense du coup au personnage improbable du vielleux dessiné par Georges de La Tour et chanté par Schubert, la Mort.
L’accordéoniste est, Liliane devrait en convenir si quelqu’un l’interrogeait, une image qui a toujours enchanté son quotidien – enfants, elle et ses sœurs l’appelaient Trompette.
Et puis pfouit. Sitôt vu sitôt oublié.
Le quotidien on s’en fout ce qui compte c’est que les comptes en banque soient replets, c’est la moindre des choses, Amel en est tatouée de ce turbo-accélérateur dont elle sent déjà parfaitement depuis ses six ans à quel point sa puissance abstrait toute la rue de la Commanderie – et rapproche sa mère Liliane de la seule vraie Internationale qui vaille, selon la totalité des siens, l’Internationale du virement bancaire. Ô pluie d’or. Ô, château des seuls vagabonds fortunés et protégés, sollicitude de l’ or du Rhin et maternité des banques, allaitement des lingots suisses, parrainage de Wall Street, feuille de route aux nouveaux mondes, matelas d’or qui fait de chaque cité, de chaque état, un futur possible et accueillant. Amel a conscience que sa mère Liliane aime le monde et la vie d’un amour souriant que rafraîchissent sans cesse les découvertes de nouveaux conforts, de nouvelles occasions de se détendre, et de bons hôtels, partout.
Liliane observe Amélie. Va t elle lui annoncer ce week-end qu’un énorme chantier va les priver des étangs, pour la pose d’un câble informatique déclaré d’intérêt public ?
Pour quitter Nancy elle traverse toujours Villers. C’est à l’âge qu’à Amélie, au fond, qu’elle en a été chassée.
Ça n’est pas pour l’argent, cette expropriation, c’est par l’Etat pour une ligne de communications stratégiques, cinquante mètres de largeur d’un tracé rectiligne où des milliards de milliards de données circuleront à la vitesse d’une apocalypse dans de la fibre optique pour accélérer encore l’affadissement de l’être… Et les fouilles de prévention archéologique avant !
Traversant en voiture (Amel muette assise avec les écouteurs sur ses oreilles), les deux femmes observent ce qu’est devenue la colline de Villers, termitière entasseuse de petits logements carrés, devant quoi Liliane chaque fois se sent revivre la même incrédulité, l’atroce anéantissement qu’elle a elle-même dû subir, là, à Villers, pour ses seize ans.
Chassée d’un vrai donjon, exactement comme Amel va devoir dès demain se préparer, imaginer s’évanouir le secret écart de leur tanière aux marais. Liliane, son donjon où elle avait une chambrette circulaire, en haut de la colline de Villers. Et du coup elle se jouissait princesse — une tour, des mâchicoulis, des remparts éboulés. En dessous du donjon, descendant en pente abrupte jusqu’à l’église, les grands arbres bruissant d’abord, puis des vergers, des champs avec toutes leurs fleurs palpitantes, un petit bois, ses frémissements, un enclos de murs recouverts d’escaliers, les fraises des bois, les reine-claudes, les mirabelles. Comme elle était reine, ces fruits étaient ses premiers sujets. Mon peuple ! Amel n’a que trop souvent enregistré ce délire infantile, qui peut être à précipité son désir d’en savoir plus, d’engouffrer convulsivement les savoirs que lui indiquait son apparente fantaisie.
Des gens très doux, surtout les mirabelles. Un peuple obéissant et rond en bouche, ne disant pas un mot quant aux abominations des trois guerres qui avaient anéanti les optimismes d’auparavant… Amel en sait tant, et elle ne tremble plus que du désir de montrer pourtant un casque englouti, légendaire, à son voisin et camarade de classe, pour des coïncidences de prénom sans grand intérêt sinon de la faire rougir.
L’arrière grand-père s’était servi jadis de ce donjon pour y régaler, à bonne distance de sa maison nancéienne, ses collègues les brasseurs alsaciens, des protestants qui appelaient, avec un accent hilarant et des manières prussiennes en petit, la bière «eau de Luther», Lutherwasser. Il se tapait sur les cuisses de rire quand ils étaient partis. Mais il avait dû s’avouer que, du coup, le lieu pour les impressionner en les accueillant, pouvait être d’un romantisme caricaturalement germanique, celui-là précisément que l’Henry hébergeait en craignant d’être excessif. En parcourant les feuillets qu’il laissa derrière lui, Amel avait même compris qu’Henry, méprisant l’accent alsacien
des brasseurs ne manifestait par là rien d’autre que son inculture franchouillarde et vaniteuse. Elle sait en outre que ce qui força l’aïeul, dans ce pseudo château où elle a grandi, à trouver dérisoire et médiéval le romantisme qu’il hébergeait pourtant dans ses poèmes fleuris, c’est la jalousie d’une chevalerie teutonique qu’il admirait à contrecœur. Amel voyait au travers de la lecture des brèves qu’il commettait pour un journal lorrain, quel libérateur mysticisme il leur pressentait. Il était, lui, terrassé par le souci quasi liturgique qui lui fit désirer à tout prix de s’annoncer d’une particule, de ne plus être Greff mais de la Hubaudière. Amel a compris que c’est cela qui lui jouerait des tours – au point qu’avant de mourir il aurait le temps de rajouter à toutes ses négligences celle de croire s’enthousiasmer pour la propagande d’Hitler…
Amel a également décrypté quel immoralité paradoxale a détruit les jardins, clos de murs, qui donnèrent depuis Villers à sa mère la certitude pomme d’être une vraie princesse. Marqué par son père adoptif, dix ans après sa mort, une horde d’immeubles affreusement banals a fini par venir se blottir en lieu et place de l’innocence d’un peuple de mirabelle, de reines-claudes – et du parc pentu en dessous des vergers rigoureux, des petits bois ensauvagés. Si l’aïeul avait été moins conventionnellement anti américain, son rejeton n’aurait pas refusé l’offre des gens de chez Coca Cola. La bière serait redevenue de l’or. Il n’y aurait plus eu nulle obligation d’offrir le parc à l’affairisme immobilier.
Amel sait qu’il y avait là, certes, une bulle de mythologie fortifiée mais aussi prise de parole du sublime dans un gosier des vergers.
Elle observe que le petit chemin des conformismes, un certain manque de savoir, de savoir-vivre, de savoir-être-à-l’autre plus qu’à l’être-au-coffre-fort, a saccagé les envols d’étourneaux, une forme d’inhibition a suicidé « la tour » de l’aïeul.
Les retournements subits que le vent offrait au feuillage des vergers, cette mimique du monde naturel, des entrepreneurs affairés leur ont substitué l’immobilité d’un enfermement rigoureux dans des parodies de bunkers.
Amel a souvent essayé de convaincre sa mère qu’elle aurait pu se consoler de la disparition des étourneaux et des arbres de son enfance en scrutant à leur place désertée, les êtres humains, lorsqu’ils sortent en foule des quartiers modernes de Villers, de ces banlieues où toute joie naïve a été coulée dans d’humbles bétons mais à présent bondées de silhouettes aux joies aussi naïves que celles des fraises des bois, de fronts pensifs comme du chèvrefeuille, de chevelures séduisantes comme l’aubépine, de savoirs cognassiers.
Liliane préfère fuir sans répondre, l’emmener quelques centaines de kilomètres plus loin dans les marais de Saint Gond encore intacts. Si elle se douter que l’immense machinerie connectique qui doit impérativement y passer va être utilisée par Marguerite et Wang mais aussi la mythologie du casque d’Attila, si elle savait ! Liliane s’endolorit de savoir que, comme elle a Villers jadis, sa fille n’y retrouvera plus que pour quelques jours le langage du miroitement des lumières sur les ailes des martin-pêcheurs, le bavardage incessant que bruissent les ajoncs, la paix absolue des peupliers trembles dont la ramure montait jadis pareillement à Villers, elle les revoit, tout droits et tout près des rideaux imprimés de sa chambrette – dans la fausse échauguette du faux château.
La voiture d’Amel et de Liliane a disparu depuis un quart d’heure de la cour de la rue de la Commanderie.
Attila-Jószef est devant une feuille de papier où il tente d’écrire un poème dédié au vertige d’aimer.
Il entend la machine à écrire Underwood faire son petit bruit irrégulier de créçelle, sans en vouloir à son aïeule survivante. Au contraire, la douleur déchirante de sentir l’absentement d’une Marguerite passée que lui décrit avec vivacité Amel depuis quelques temps – mais d’où tire-t-elle toutes ses informations ? approfondit encore son sentiment.
Il la croit encore démente ! Elle, mémoire aiguë de tous malheurs, de tous bonheurs arrachés à ce monde dans lequel il vit sans apercevoir les enchantements et les spectres.
La violence, accumulée par tous les étages des sociétés humaines depuis cent ans, oblige l’aïeule à commencer par un poème chacun des messages secrets, qu’elle prépare pour l’un ou l’autre membre de ce réseau qu’elle pense sincèrement constitué, et cela malgré son immensité, d’amis vrais. Oui, par un poème. Attila comprendra-t-il les raisons et les difficultés de leur clandestinité ?
-” Tac tac tac. Emberek, nem vadak — elmék vagyunk ! Szivünk, mig vágyat érlél, nem kartoték — adat. Jöjj el, szabadság ! (En hongrois, et pas du tout la lettre à un ministre soviétique disparu que la famille croit qu’elle réitère invariablement, mais un poème d’Attila-Joszef, le hongrois auquel le gamin doit son nom, l’ultime trophée des enthousiasmes de la centenaire dans l’immédiat après guerre): «Nous sommes des hommes, pas des êtres sauvages — nous sommes des raisons ! Notre cœur, tant qu’il mûrit un désir n’est pas la donnée d’un fichier. Viens, liberté !) »
Tac tac tactactac …
Puis, après le poème, après un œil jeté vers la porte pour s’assurer qu’elle ne court aucun risque, la vieille dame invisible écrit:
«Réunion du mois courant. Convocation à Chengdu, ordre du jour, à transmettre à Wang, à porter à Chengdu, à transmettre à Zhuo Wenjun la lettrée, pour action avec Qifu-le-puissant… Un: Thyeste dévore ses propres enfants sans le savoir. Deux: le casque d’or d’Attila, servira-t-il de miroir aux antiques masques d’or de Sanxingdui à Chengdu pour fasciner qui vous savez ? Trois: place du non-Chinois dans un monde chinois ? Quatre : installation des algorithmes de dépistage dans le super câble optique à Coizard…»
Quant au regard extrêmement mélancolique que la centenaire porte sur les bévues bégayées depuis bien avant Sénèque par le politique, privant progressivement mais radicalement les humains des droits qu’il ont pu parfois penser avoir acquis entre chacune des apocalypses despotiques, bégayéesau fil des temps – ne s’allègerait-il pas, si, passant derrière l’épaule d’Attila-József elle découvrait simplement la lettre d’amours politiques qu’il rédige en frissonnant – pour la petite fille du presque pendu qu’elle sauva. Elle se détournerait aussitôt, s’interdirait d’en lire plus d’un mot, rejoindrait sa chambre comme agrandie.
Marguerite conserve au dessus de son bureau un portrait du poète hongrois à qui il doit ses étranges prénoms. Elle termine son propre texte:
– «Cinq: les poèmes d’Attila József ont tenté de conjuguer jadis des ingrédients que l’ange de l’Histoire a sacrément séparés — le vœu d’un Bien politique — mais aussi la prise en compte, méfiante et scrupuleuse, du jouir qui mène chacune et chacun des acteurs de ce soi-disant Bien Politique (plaisir -désir -libido-argent). Tentative, (hélas, menée en pleine dépression par Attila József), d’unir frères ennemis Karl Marx et Sigmund Freud. Toute mise en place d’un programme continuant d’éluder le point libidinal sera un quitus donné au diable. »
-” Notre cœur, tant qu’il mûrit un désir, n’est pas une donnée du Big Data des mouchards…», parodie-t-elle en tirant la feuille du rouleau de la machine, dont Attila-Jószef entend à travers deux portes le bruit de toupie.
Personne n’a jamais pu dire à Attila de quoi son prénom lavait la famille. Marguerite parce qu’elle n’a jamais osé, les opinions d’après guerre se faisant en amnésie complète des éléments constitutifs des terreurs d’une ville soumise à l’ordre militaire, et Jeanne sa petite fille parce qu’elle n’avait pas appris le quart du dizième.
Dans la voiture, qui traverse déjà l’immense forêt d’Argonne, Amel entend encore la voix du vieillard aux yeux bridé résonner dans sa tête:
-« Amel, toi, tu auras un jour à dire à ton ami Attila, qu’il descend de moi, l’accordéoniste…si d’ici là tu veux bien croire que moi aussi, malgré tout, trotz Allerdem , je suis noyé dans le fleuve innocent des damnés de la terre…»
Comme à chaque fois, Marguerite jette, insoupçonnée, le papier froissé contenant ses instructions, par la fenêtre.
Au moment précis où l’accordéoniste prononce «Laterne ».
Elle voit son Wang, en bas.
Leurs regards aimants et confiants se croisent. Personne ne peut imaginer leur action ni surtout comment a pu monter le soufflé des amis. Elle se souvient du bistrot « Au Canon » où se réunissaient en cachette, pendant l’Occupation, quelques communistes. Elle repasse dans sa tête le sourire de tous ceux qu’ils l’ont aidée depuis à fuir la puanteur du crime incessant et de l’ignominie. La maigreur squelettique des rares amis qui revenaient des Camps, et puis ceux du Cambodge, et la houle incessante ensuite des monstruosités, partout. Elle revoit le jour ancien où, horrifiés enfin par les procès staliniens, ils ont pleuré, Wang et elle, puis ont caché tous leurs livres communistes derrière la bibliothèque, dans une forme d’enfer.
Elle se ressouvient aussi du psychanalyste totalement cinglé qui les a aidés tous les deux à ne pas s’effondrer, à l’époque où c’était pour eux un pur délire, la pensée freudienne, oui, ça lui revient aussi, et comment petit à petit leurs nouveaux amis se sont pris à croire qu’il y aurait là, comme dans le surréalisme qu’ils avaient cru anti révolutionnaire, des chemins qui ramèneraient à soi. La naissance, comme un bébé , d’une clairière d’amis, sa croissance silencieuse et prudente, puis asymptotique, son âge d’adulte assagi, et maintenant, ce sentiment d’être tout, loin des inhibitions qui les avaient toujours tenus, en haut d’une de ces montagnes dont le peintre Caspar Friedrich dit si bien dans quel rapport elles peuvent être avec l’aventure et les amitiés
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Mais elle marmonne: «Aucun espoir. Ça sert à rien, l’espoir.»
Elle dit n’avoir aucun espoir.
Par prudence. Méfiance d’acier.Le soir vient et une vaste pénombre neutralise tout, la rue de la Commanderie, Nancy, les mémoires humaines.
Leurs deux regards se croisent, celui de l’aimé, au plus profond clandestin musical d’un accordéon dont il joue aussi bien que si c’était les orgues d’Eisenach — et elle, maquilleuse de sa trop vive pensée, trotz allerdem – malgré tout son désespoir elle sait parfaitement avoir enclenché, par les chemins secrets des mille directives secrètes fourrées dans la poche de Wang depuis quatre vingt années interminables, de quoi sauver d’une perpétuelle horreur un nombre incalculables de gens aussi aimables que les gens du ghetto de Varsovie, le sang du ciel.
Wang, dans quelques heures, suivra à l’envers le tracé des routes de la soie pour retrouver l’envers de tous sens commun. Le trajet que son père avait dû faire à l’envers pour la première guerre. Retour à Chengdu. Et chez lui, dans la ferme intacte de son poète préféré, là-bas, à Chengdu, ils seront trois sages, qui l’attendent déjà. La route du Soi , disent ils tous deux, Marguerite et lui. A Chengdu.
Eux là-bas, qui savent encore attendre une parole issue du neutre désespoir de Marguerite et de Wang, ils développeront le seul filet, le seul piège possible, patiemment tricoté en face de tous les affreux des pouvoirs futurs. Le visage aussi limpide que la surface d’un lac.
-«Ils étaient trois petits garçons qui s’en allaient flâner aux champs…», chantonne Wang sur l’air d’une comptine lorraine, en s’approchant des soubassements de la vénérable tour Saint-Jean…
Dans une poche, la manœuvre experte et fulgurante, nourrie de leur savoir kafkaïen à tous deux des algorithmes du crime.
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-” Ils étaient trois petits garçons qui s’en allaient flâner aux champs… » répète Wang à présent devant la crémerie occupant les soubassements de la vénérable tour Saint-Jean… Et comme à chaque nouveau départ l’angoisse vertigineuse.