Se mettre en scène en écrivant des romans ou en filmant des fictions … ou bien faire des docus ? (. Comme on passe en été le torrent sans danger, Qui soulait en hiver être roi de la plaine, Et ravir par les champs d’une fuite hautaine L’espoir du laboureur et l’espoir du berger. …. Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse,Du triomphe romain la gloire accompagner, Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace, Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner )(Joaquim Du Bellay)
Toiser, mesurer le monde par l’effort documentaire, sans oublier que c’est par nos intérieures fictions qu’on le métamorphose, qu’on le métamorphosera, qu’on sera animé par le désir de tenter de le métamorphoser, miette à miette, pas à pas, sujet après sujet, un huit milliardième de l’humanité après l’autre.
En allemand on ne dit pas observatoire mais Sternwart, observation des étoiles, on précise « les étoiles». Ça met l’accent sur le détail observé plus que sur le geste de l’acteur observant, l’astronome.
Observer avec précision la réalité, sans vouloir la précéder de notre imaginaire si structurellement narcissique, c’est à dire sans mettre au premier plan ce qu’on voudrait faire de cette réalité, sans oublier de détailler les étoiles du ciel.
Moi qui aurais tendance à être dans la lune, ça me frappe au moment de revenir vers l’Observatoire de Strasbourg, ici, après quelques jours et quelques nuits dans une petite maison. (là-bas, ailleurs, en Charente maritime et ça n’y parle pas allemand comme ici) Là-bas j’ai eu le sentiment un peu exaltant d’être plus proche des étoiles que jamais. Et je crois que c’était simplement parce que les murs des pièces de cette maison en étaient restés intouchés, depuis les années voisinant celle de ma naissance.
Je ne veux pas dire qu’ils étaient plus anciens que ceux des maisons voisines dans ce hameau minuscule et silencieux, mais leur surface continuait de laisser s’y marquer crânement l’usure. La patine des vieux revêtements, jamais rafraîchis, jamais repeints, y trône de ses mille variations.
La mode qu’on avait, dans les années cinquante, d’employer dans les demeures agricoles (là, charentaise) des peintures un peu luisantes, laquées, apparaît du coup aujourd’hui dans une splendeur comparable à celle d’un texte japonais célèbre, qui exalte la beauté de l’Ombre ( Éloge de l’Ombre, de Junichiro Tanizaki)
Et les circuits électriques tout simples, la présence de pierres à eau plutôt que d’éviers en inox, de bûches à mettre dans les foyers pour chauffer seulement autour de l’âtre, les lits bien froids où rentrer avec une bouillotte, me parlent a l’âme comme sa douce langue natale.
Sans parler des tinettes extérieures, celles-là exactement dont tous les alsaciens réfugiés en 1940 dans le Sud Ouest de la France me rapportaient l’inconfort qu’ils y avaient enduré, quand quarante ans plus tard, dans les années quatre vingt, je commençais à être en état de les interroger sur leurs souvenirs de la guerre. Quarante ans plus quarante ans font aujourd’hui. Un calendrier qui me dépasse largement, au moment où je rejoins l’écurie.
comme si quelqu’un aujourd’hui me demandait ce que ça me fait de retrouver, sur la porte de la grange de cette maison, ma date de naissance et l’année de mes huit ans (alors que chaque été j’allais voir les nombreux paysans encore nécessaires aux champs en Savoie) notées à côté de « moissons »
En les murs reliquaires ce ne sont pas os que j’observais, mais proximité des étoiles, et la perception, comme un grand muscle respiratoire en mouvement tout autour de nous, de cette expansion de l’univers depuis quatorze milliards d’années (un peu moins) et depuis que tous les protons de notre matière tenaient dans un dé à coudre si j’ai bien compris.
Se réveiller parfois au milieu de la nuit et sortir en oubliant les chaussures dans la nuit noire en entendant les bruits lointains des bêtes, c’était une façon de songer encore à ceux qui organisèrent cette maison, de mesurer la réponse perpétuelle que demandait leur environnement : des bras, tout un monde capable de panser les bœufs et les chevaux, faucher, battre et faner, charruer : je soulève une vieille toile et dessous : le soc.
Avant de repartir de l’Ouest français, j’ai bien détaillé, dans la banlieue de Bordeaux, dans les énormes lieux de vente de produits domestiques Ikea, les origines des draps vietnamiens, des rideaux de bains pakistanais, des cotonnades Chinoises. Puis, avant d’aller au lit, après avoir traversé la France en avion, j’ai regardé un bref documentaire sur l’hyper-consommation de tomates élevées sous serres, hors-sol, par les européens d’aujourd’hui. La convocation pour ces cultures, de travailleurs sous-payés, sans papiers. L’emploi, pour leur transport vers nos non gourmandises pour ces non tomates sans goût, de chauffeurs routiers exploités et convoqués depuis les franges sans salaires minimaux, de l’Europe.
Ça a précisé le malaise ressenti le matin quand j’imaginais dans la banlieue nord de Bordeaux les modes de fabrication et de transport des tissus Ikea par l’hyperorganisation à main des hyperavides. L’avion m’a moins rapproché des étoiles que la maison du hameau, moins que le docu sur les tomates et les esclaves dont elles convoquent les camions pour livrer les tomates à ceux qui, comme moi, adorent en rajouter dans le frigidaire même l’hiver. Le docu s’est avéré aussi vrai que la vieille maison dans le hameau.
Devant l’origine des textiles dans les grands entrepôts du magasin scandinave je tentais de me représenter l’envers de ce presse-orange et que j’étais moi l’orange. Mais c’est en voyant, une fois rentré à Strasbourg, ce docu de cinq minutes sur les tomates dont notre fille proposait que nous en prenions connaissance immédiatement – que je comprenais clairement le lien des tomates cultivées hors sol, avec les circulations du pouvoir. Élire les tomates, conclusion du documentaire.
Et aussitôt la question de la circulation du pouvoir, toujours la même depuis que les fermes ont été vidées de leurs occupants par l’invention des machines et que les paysans soudain inutiles avaient du aller grossir d’abord les rangs d’ouvriers sous payés, puis ceux de la précarité urbaine, en venant de pays de plus en plus lointain grossir la grisaille sans étoile du panorama des lieux du ban.
Médée, le savoir qui rattrape le corps (Créon) du père de la brillante (Glaucè) quand l’homme-explorant (Jason) s’imagine pouvoir encore s’en retourner vers la beauté alors qu’il s’était tout d’abord soumis, pendant sa recherche de la Toison d’or, lui le chercheur, aux découvertes de l’inventive (Médée la méditante médiqueuse.)… mais non, le monde brûle.
La clarté du documentaire sur le drame de la production hors-sol des tomates, aussi bref qu’un repas de tomates cerises me fait l’effet d’un prêche virtuose dans un temple dont soudain j’accèderais aux bonheurs qu’il distribue à toute une fraction d’humanité, rangée sous la dénonciation par un nouvel Erasme des folies d’argent, rebelle soudain aux sourires gras et à l’aristocratie du clergé agro-industriel d’aujourd’hui. Je pense à Luther et aux révoltés du début du seizième siècle, au bonheur d’avoir raison qui saisit les protagonistes d’une disputation, au fait que le rapport à la toute-puissance donne le frisson à ceux qui la détiennent comme à ceux qu’elle écrase en leur offrant par les temples qu’elle leur construit, de quoi l’invoquer.
Mais puis je invoquer les tomates ? Est ce que je dispose de plus de pouvoirs pour changer les flux d’argent qui trônent en amont des lois et des armées, que celui qui était entre les mains des paroissiens protestants se détournant soudain de Rome pour aller vers Luther, Calvin, et aussi vers les guerres qui s’ensuivirent sans démasquer aux yeux de leurs victimes que leurs convictions tombaient à pic pour leurs nouveaux maîtres ? Ai-je plus de pouvoir, à moins de le prendre et de devenir instantanément un rouage dominant de plus, dans notre espèce si profondément hiérarchisée ?
Je me souviens de la ruée des berlinois de l’Est, quand ils ont pu détruire le mur qui les séparait de Berlin Ouest, vers les oranges des supermarchés bien achalandés, je me souviens de la pitié que je ressentais a 33 ans pour ces foules qui, plutôt que de sauter de joie a l’idée d’une liberté que je pensais consommable, couraient à ce qui avait le plus défiguré ma ville, l’esthétique du supermarché. Seuls certains, dans les théâtres de l’Est, restèrent à leur travail, mais ceux-là peut-être avaient des oranges et des frigos ?
De quoi me libérerais-je aujourd’hui…
comme je ne suis en prison que de ma structure névrotique, je ne sais pas trop quel vote me donnerait le privilège d’en goûter une libération, sans être privé du goût des fruits de mon organisation personnelle des plaisirs.
J’aimerais des prêches qui réuniraient les foules en joie, mais les temples semblent tous toujours affectés au conflit voire aux guerres, et quant aux cinémas, temples pacifiques, ils mettent en vis à vis un public silencieux de plus en plus rare, et des films qu’on peut regarder, et qu’on regarde d’ailleurs de plus en plus seuls, ou alors à quelques uns dans de courageux cinémas, ou alors sur des écrans de plus en plus petits qui seront peut être bientôt greffables dans le cerveau des enfants à naître, tomates ou pas, et pas pour en faire des hommes libres…
Par quel miracle savoir lequel ce sera, dans un délai aussi raisonnable que vingt ans, aussi fou qu’un siècle, aussi photonique qu’une dizaine de milliards d’années ? Mais : « Au regard de la pensée logique, le miracle serait une tragédie »(citation approximative de La Symphonie tombée du Ciel d’Emmanuel Achache)
Au moment où Madame Sandrine Helwig m’annonce qu’elle adore peindre, il me revient en mémoire, comme un immense bruit de silence gourmand, ces heures de celles et de ceux qui préparent la fortune future des réjouis de la crèche muséale et, des avertis. Quel prix fou vaudront un jour les travaux d’eux tous•tes ?
Déjà les musées en ont consacré un sacré lot, de Tomi Ungerer à Sophie Taeuber-Arp, et faut dire qu’y a une belle équipe de pécheurs-cueilleurs aux balcons banquiers rhénans… Ça date pas d’hier…
C’est comme si l’Rhin voulait jouer dans la grande cour picturale des Flandres. Les flamands , ces fous de peinture. Y a des gloires ici aussi, quoi, plus que ne le voudrait une statistique mondiale égalitaire. Du concentré :
Et des gloires rhénanes, même en BD (Blutch, rien qu’ça : les sujets belges ont qu’à bien se tenir !)
Et puis évidemment Tomi Ungerer :
Été 2015.
En passant, tout près de la cathédrale, devant l’ancienne vitrine de je ne sais plus quoi de ce qui fut un jour on ne sait vraiment plus quel magasin – et qui pourtant avait été luxueusement décoré d’un trompe-l’œil…
Le souvenir d’un peintre, qui peut-être en aurait fait les décors, me revient comme une ombre. Si c’est bien lui. Auteur de cent tableaux rigolards, je me souviens qu’il gagnait sa croûte en animant pour le Docteur Bréjeon, l’atelier d’ergothérapie d’un service psy. Il est mort discrètement, il y a un ou deux ans. Aussi différent que possible de tous les autres peintres. Était-ce bien lui ? Il faudrait que je m’approche de cette déco pour en être sûr.
J’aimerais, tant celui qui a disparu était modeste, que les traces laissées par son travail puisse faire oracle d’un triomphe futur, de la gloire en-soi. Le sien, son triomphe enfin, d’artiste jamais décrypté. Il resurgirait un beau jour du fleuve des temps comme un trésor, et son souvenir au moins savourerait les triomphes que savourent de leur vivant ceux qui font la joie des galeristes, des grands musées, des banques. Mais qui croit encore aux divinités aimables de la Fortune ?
Qui soupçonnerait, en l’oublié de l’échoppe palimpseste, un futur lauréat, véritablement olympien. Comment me souviendrais- je de l’aspect qu’eût la boutique au début ? Mais qui, bon dieu de la mémoire, l’avait décorée, cette boutique, il y a quelques dizaines d’années à peine, rue des sœurs, face à une placette créée par un bombardement, la place Matthias Mérian ?
Or voici : si le souvenir précisément en est incroyablement effacé de ma propre mémoire, il ne reste quasiment rien des décors initiaux.
Il y a trois ans j’avais déjà pris en passant une photo de cette devanture de l’énigme abandonnée de bon gré par des ans l’outrage. Mais voilà : si l’auteur en est bien celui auquel je pense, il a dû se régaler en la voyant se métamorphoser sans cesse. Il adorait l’usure des murs recouverts d’affiche qu’il allait reluquer en Inde.
La vitrine décatie est un travail des moires. Aussi, ignorante comme moi des enjeux qui travestissent le quotidien en comédie de boulevard ou en tragédie, la décoration palimpseste de la vitrine répond au regard de l’artiste oublié. Les désirs posés sur la dégradation des murs qu’il observa en Inde, et avec quelle attention ! Et du coup les hypothèses se bousculent, lequel, mais lequel des artistes d’ici donnera le ton des futurs ? Ils sont comme les chevaux au départ d’une odyssée antique, vers les incertitudes de la mer aux larges voies, vers les naufrages ou les bruits de batailles. Ô Moires ! (L’hymne orphique aux Moires résonne en moi je vais le dérouler dans un instant enfin sa traduction)
Je ne suis pas encore allé en Inde. Mais dans un hameau secret des Charentes, près de la Boutonne, deux esthètes rhénans ont su garder pour le vertige de mes yeux, presque magiquement, la moire des murs anciens de la demeure agricole qu’ils achetaient aux enfants d’Albert Bastel, le long de la tortueuse rivière Boutonne, et où je suis revenu souvent.
(l’hymne orphique aux Moires : Moires infinies, chères filles de la noire Nyx, entendez ma prière, ô Moires aux mille noms, qui, autour du marais Ouranien, où l’Eau claire flue des rochers sous une épaisse nuée, hantez l’immense Abîme où sont les âmes des morts ;
… vous qui allez vers la race des vivants, accompagnées de la douce Espérance et cachées sous des voiles de pourpre, à travers la Prairie fatidique, là où la Sagesse dirige votre char qui embrasse tout dans sa course, aux limites de la Justice, de l’Espoir et des Inquiétudes, et de la Loi antique, et de l’Empire régi par des lois puissantes, car la Nécessité sait seule ce que réserve la vie, et aucun autre des Immortels qui sont sur le faîte neigeux de l’Olympos ne le sait, si ce n’est Zeus ;
et la Nécessité et l’esprit de Zeus savent seuls tout ce qui nous arrivera. Mais, ô Nocturnes, soyez-moi bienveillantes, Atropos, Lakhésis, Klothô !
Venez, ô Illustres, aériennes, invisibles, inexorables, toujours indomptées, dispensatrices universelles, Déesses rapaces, nécessairement infligées aux mortels ! Ô Moires, accueillez mes libations sacrées et mes prières, soyez propices
J’ai pour mes amis silencieux, peintres aux pinceaux aussi ailés que les vélos de feu Albert Bastel, des rêves aussi grotesques, d’aussi anachroniques triomphes que ceux qu’invoquait (en vain puisqu’oublié) Orphée.
Orphée ! Reviens ! Que tout cela, qu’ielles créent, se cache un jour aux replis de la folie d’argent des investisseurs aveugles des futurs, c’est précisément ça qui me donne, au contraire de leurs envies insensées, des envies de Champollion, de décrypteur de mon propre Désir, celui qui seul fasse, authentiquement, Sens : je regarde autour de moi, je tends l’oreille parce que les pinceaux ne font pas de bruit. Le sens du désir. Oligarques, si du désir vous aviez fait la magique étude, vous cesseriez de nous abreuver de tant de merde !!!
Et les héros de la peinture seraient les hérauts de nos joies partagées pendant que, pour devenir de vraies gens de Bien, vous feriez pleuvoir les vôtres, de biens, sur nos réjouissances solidaires ! Comme dans le photomontage de Tomi cette course cesserait d’être vers l’étrangeté d’un mur. Que voulait il dire, lui le trop-glorieux ?
Ainsi les fragments perdus par ma mémoire de la paisible boutique, comme ceux de parchemins qu’on retrouve parfois : chanceux ! Se cacherait derrière cette devanture un Homère de la peinture, que les millénaires conserveront quand tous ses tableaux sont déjà presqu’introuvables aujourd’hui. Et son nom. Le nom de qui ?
Pareils à ce parchemin de l’Iliade, qui dormait à la Bibliothèque universitaire dans une invraisemblable négligence : les décors abîmés de la petite boutique.
Me revient le souvenir de l’ inconnu presque parfait. Je sais, oui, qu’il aurait ADORÉ trouver un décor aussi usé que celui de la devanture peinte par lui – enfin était-ce vraiment par lui ? : c’est dans les années 70 qu’il allait avec quelques potes en chercher de semblables en Inde, quelques années après avoir terminé ses études à l’école des Arts décoratifs de Strasbourg où très humblement il s’était surtout félicité d’avoir appris mieux que quiconque l’art du faux-marbre.
Inconnu parfait, au sens d’une perfection philosophique. A quoi bon parler ou faire parler de soi ? Je les imagine, mes précieux dans cette petite ville rhénane, par discrétion ils se taisent et représentent des réalités, inimaginables sans eux, chacun la sienne. Un jour les journaux du monde entier leur tireront le portrait !
Quelle vanité, la signature, quelles vanités, les comptes en banque remplis. André Nabarro, ça me revient, avait même ramené des photos de fragments de désastres muraux indiens, et les croquis qu’il en faisait.
Avec le même désir d’en faire quelque chose que celui qui avait saisi Tomi Ungerer, l’été 2015, quand voyant à terre des fragments brisés, il avait supplié qu’on les prenne en photo avant qu’on n’ait oublié leur disposition, afin qu’il trouve qu’en faire en matière de représentation.
Puisque le nom de celui qui décorait la boutique de la rue des sœurs n’a jamais connu de gloire, comment évoquer son nom sinon en rappelant qu’il ramenait d’Inde des photographies de palimpsestes muraux ? Et qu’il ramenait aussi un émerveillement. Pour enchanter ce qui l’entourait, depuis l’épicerie paternelle jusqu’aux témoins de ses fêtes.
Moi, j’avais pris la photo que voulait Tomi, celle du pot brisé, près de Goleen, dans le County Cork.
Peut-être est-ce simple geste qui fait qu’au moment où Tomi s’est éteint, après avoir annoté les correspondances de Nabokov, ce maudit neuf février 2019, j’ai été réveillé avec l’impulsion de partir dessiner pendant quelques heures dans ma cuisine, sur un pauvre abat-jour, jusqu’à apprendre au matin sa mort, là-bas, à Cork ?
Depuis, son musée paraît s’être un peu vidé de son attrait antérieur, quand je prononce son nom, les gens de la ville, qui tous sursautaient en entendant parler de lui, se raréfient. Les moins vieux ne savent souvent même pas de qui on parle. C’est comme pour l’auteur d’une œuvre qui avait changé ma vision du monde, F’Murrr, avec son impayable et philosophique BD du « Génie des alpages » : il n’avait plus le sou, à la fin !!!
Juste avant d’avoir photographié les éclats du pot de terre cuite, devant le bistrot de Crookhaven, il faut dire que j’avais observé, chez Tomi, à Three Castle Head , ceci, qui semblait être fait d’éclats, aussi :
Des éclats de disque qui figurent un sourire. Quant à la façade du fantôme de boutique de la rue des sœurs, l’évocation d’éclats de rire jaune m’y renvoie au contraste entre les mille reconnaissances publiques dont bénéficiait Tomi, et le grand silence qui entoure la boutique désespérément vide de la rue des sœurs :
Aussi, l’effacement du décor de l’échoppe ressemble à toutes nos disparitions, et je sais que je dois me réjouir de cela, que l’éternité se moque bien du temps, que je ferais mieux de ne pas écrire, que toute trace est vanité à côté des joies de l’amitié, de l’aimance, de l’amour.
C’est ça que disaient les représentations du panier de verres par le célébrissime Stosskopf, le peintre qui semblait annoncer une période aussi riche artistiquement, en Alsace, que ce qu’on a appelé l’Age d’or flamand, juste avant que la soldatesque de Louis XIV nous réduise en province. Cessons de parler de moi. De nous.
Quand même, cette boutique vide, au prix du mètre carré en pleine ville ! Comme un gouffre, comme une grotte où on respirerait les vapeurs toxiques des désirs : qu’est ce que je pourrais bien en faire ? Y convoquer les historiens et les critiques d’art les plus experts pour projeter tous les artistes de cette ville vers le Nirvâna des Einstein du portefeuille ? L’oracle pourrait tourner comme un devin fou, indiquer soudain comme un compère, comme une autre divinatrice, les travaux secrets par exemple de :
Ou quand Philippe Haag, par exemple, délaissant ses abstractions, a commencé à représenter avec une telle maestria les troncs des arbres, les lignes de ses plages, les galeristes n’ont pas tout de suite compris qu’il fallait se l’arracher. Puis c’est venu. Mais c’est ce processus qui permet maintenant que son travail apparaisse, signature ou pas : réjouissance, pendant que silencieuse se tient l’échoppe abandonnée.
Seul, probablement, je me demande si vraiment celui qui avait mis la petite boutique en peinture sera au rendez-vous protecteur, lui aussi, un jour, des collections et des musées.
Chaque année il y a un moment de culte à Strasbourg, à l’Ecole des Arts Décoratifs (au nom actuellement et administrativement remplacé par un acronyme). A l’occasion des « diplômes», les travaux de dizaines d’élèves sont exposés. Chaque année de bouleversantes surprises renouent avec la loi de la nécessité, celle qui fait qu’après la rencontre de telle ou telle œuvre il puisse arriver qu’on ne perçoive plus rien pareillement. Ainsi la ville serait plus sous l’empire qu’il n’y paraît, de créatures dessinantes, qui en savent parfois plus long sur nous que nous-mêmes.
Par exemple Colomban Mouginot, dont Tomi aurait adoré les teintes :
Ou Aurélie de Heinzelin, dont Tomi avait été si bouleversé en découvrant le travail, (il avait parlé de “terrorisme de l’âme”) qu’il avait fallu l’empêcher de boire toute une bouteille de mirabelle.
Ou alors l’œuvre méconnu de Georges Pasquier, malgré son pignon sur rue.
Une boutique, une vitrine, l’aveuglement des voisins. Dedans, comme le ressort du destin tendu à bloc par une centaine de tableaux.
Et en matière de génie Irhénane, Rhénirane, Téhérhénane, Ainaz Nosrat pourrait évidemment concourir à ces folies paroxystiques dont s’evanouiraient les milliardaires les plus soucieux de préserver quelque fortune en y investissant de quoi mécéniser l’innocence la plus incorruptible : car l’Oeuvre d’Ainaz !
Ou bien Ghislain P. et ses aquarelles raffinées, rapportées de ses odyssées permanentes ? Il pourrait lui aussi, être sans cesse en train de revenir de lointains aussi vertigineux que celui qui déposait des laques à le devanture de la boutique abandonnée de la rue des sœurs. Ils seront bien emmerdés, les investisseurs qui n’avaient pas pensé à temps à considérer les menhirs d’aquarelle qu’il oppose, chaque jour, aux ouragans immoruaux de la financiarisation du monde, ceux là même que dénonçait déjà Erasme.
Ah ! Et Le mur bleu de Denis Fruchaud !
Peut-il, après trente années d’existence bénéfique sur un mur qu’il bleuissait ici, être dit rhénan ? S’il s’était déposé aux montants du magasin hermétiquement clos de la rue des Sœurs, viendraient elles, les sœurs, y trouver clôture pour y marmonner mille prières afin que le travail de Denis pulvérise les enchères ?
Et que dire des facultés qu’aurait Bruno Carpentier à effarer les archéologues photoniques de dans douze milliards d’années, lui qui chaque jour multiplie son observation unique du monde, par exemple, là, observant le mur bleu de Denis Fruchaud :
Mais Bruno Carpentier, lui, a déjà les ailes de la Renommée !
Et François Duconseille, dont j’attends que le Whitney Muséum le bombarde citoyen américain afin juste d’obtenir le droit de l’exposer à New York ?
Et au delà des murs érodés de la cité, au delà du mystère prophétique des gloires, plus silencieux qu’un sphinx, Antoine Walter ? Son œuvre sécrété au fil des décennies au fond d’une deuxième cour qui fut un vrai Carmel, caché en clôture, dans l’élaboration d’un travail vertigineux qui associait la topologie, les structures du penser, les théories chromatiques ?
Et ainsi, muette, se tenait l’échoppe, ô, sœurs renommons votre rue, et allons voir là-bas au pays qui vous ressemble, les miroirs profonds,, les riches plafonds et la rue de la sororité.
Dirait on pas que c’est depuis cet angle que Laurent Kohler aurait esquissé un de ses milles croquis de la Cathédrale (le mille et unième suspendu entre une douceur proustienne et celle des Ménines, posées par lui dans le dernier urinoir Napoléon 3 de la ville ?)
Certainement ma grand-mère (qui prenait des cours de peinturerie) aurait toisé un tel geste urbanistique et l’aurait elle déclaré Boche, en continuant de nous cacher qu’elle était de Metz et pas de Nancy (d’où l’on toise encore l’Alsace et la Moselle au jour administratif d’aujourd’hui). Elle se serait drapée dans les plumes de ses tenues en se tournant résolument vers les surréalistes parisiens comme un soleil légitimant ses obscures origines germaniques.
Et, au delà de la liste nombreuse des génies qui surprennent et modifient sans relâche le regard de ceux qui d’ici observent leur travail, en cherchant plus loin dans le passé, l’incroyable Allenbach, inconnu à New York ?
Quant à René Ringel d’Illzach, depuis que l’abracadabrant singe au dauphin n’est plus dehors dans les jardins de l’Orangerie, qui ne susurreréalisterait son nom ?
Et l’immense Lothar von Seebach, qu’aucun galeriste chinois ou japonais n’a encore imaginé à quel prix on se l’arracherait ?
En m’approchant du décor de la boutique de la rue des sœurs, le mystère s’allège. Vraiment ? Méfiance d’Acier, aurait proféré le meilleur ami d’André, le tahitien Christian Lengaigne :
Ce faux- marbre ! Aucune méfiance n’est plus de mise. Chacun son truc et celui-là, c’est du Nabarro. Oui, celui qui revenait des Indes.
Il est d’André. André Nabarro qui a fait humblement et rigolardement les Arts Déco en 68. S’il s’était trouvé qu’un indien, au contraire, avait visité notre ville, au temple gothique de grès rouge comme André Nabarro visitait le Kerala…
( oui, c’est lui qui sera photoniquement célèbre dans huit milliards d’années!)Oui, si cet artiste était venu visiter le grand temple de Strasbourg comme André allait visiter ceux de L’Inde, ces décors totalement effacés de la boutique divinatoire l’auraient tellement aguiché, qu’il les aurait ramenés dans le Kerala…
Et peut-être cet hypothétique Indien en aurait-il tiré des panneaux symétriques à ceux qui naquirent chez André en rentrant de ses effarements mystiques aux temples hindous.
Il aimait tant les fêtes, André, qu’on l’appelait « La Fraise ». Il mettait, à la préparation de ses fêtes, une passion de bénédictin.
Il aimait, comme Tomi le glorieux, aligner des objets sur ses rayonnages. Mais si Tomi disposait comme ça, dans une sorte de métaphysique objectale :
André, lui, dans un même et immense éclat de rire avec le même et chanteur accent alsacien alignait :
Un grand vent secoue la plaine, tous les noms s’envolent, reste le Nabarro méconnu, en train de crier : TU RIGOOOOOLES !
Et on rigoooolerait…
Et le grand vent secouerait la plaine.
Et si, subitement, ce soir, demain, réapparaissait miraculeusement Tomi, pharaon ressuscité mais encore effrayé par la peinture des grands Autres, (Hopper par exemple) un verre à la main pour se défendre ?
Et même un marc de Gewürtztraminer pour se prémunir de la gloire de l’autre Grand Autre, la Sophie Taeuber, le Hans Arp s’il le fallait !
Ah, cette réapparition de Tomi, quel délicieux miracle ce serait ! Je pourrais bazarder l’abat-jour maudit du neuf Février !
Mais la presse, déchaînée par le grand vent sur la plaine, combien de temps attendra t elle pour découvrir que tous ces travailleurs acharnés périment par le miracle de leur Œuvre, sans arrêt, ses premières pages et ses grands titres, balbutieurs de faits-divers portés aux paroxysmes des guerres et des épidémies ?
Sauf qu’en matière de miracle, la grande phrase est prononcée ce soir du 14 Décembre 2024, dans la représentation au TNS de « La Symphonie tombée du ciel » : « Pour la Logique, la survenue d’un miracle serait une tragédie. »
Mais l’échoppe achoppe sur ce combat des couleurs photographié en Inde, lorsque je remarque, dans l’atelier de Georges Pasquier, l’ombre coïncidentielle de la même scène :
Et l’oracle alors, se jouant de la logique, se tournait vers Patrick Garruchet aux écritures emportées, aussi décidées que les jeux d’ombres sur la Pierre aux neuf gradins de Soubrebost.
Les encres, oui, comme la victoire d’une montagne Sainte Victoire.
Cependant au concours des futurs résiste l’échoppe…
On découvrirait à l’envers relatif des cartes du Temps tombées de la poche d’Einstein, que de colossales fortunes se seraient édifiées, des empires, que dis-je, des promontoires, que dis-je, des nez tartuffés d’émeraudes et de rubis, grâce aux triomphes prédits par la boutique oubliée de la place Matthias Mérian. Les triomphes de :
Ainsi tous, lestés du poids immense de la vitrine oubliée de la rue des sororités, courant dans le silence des pinceaux vers le regard bienveillant des divinités oubliées, en un immense concours rétinien, prunelles des yeux d’Isis, Regina Coelis.
le vertige à compter combien de fois je me suis senti en train de passer entre cette tour dite de chimie, maintenant vide et désamiantée, et au sommet de laquelle j’adore entendre crier comme une âme le faucon crécerelle, MAIS…
Lorsque le vélo transporte ma silhouette entre cette tour et les vagues en façade de la bibliothèque des sciences, si fraîche avec ses grands fauteuils qui disent leur amour aux étudieuses et aux étourdissants, inconscients de ma surprise à les voir sans arrêt si souriants, ce peuple bizarre qui a chaque année vingt ans, depuis… DEPUIS
1989, année du début de mes va et vient quotidiens entre mon lit et mon bureau, entre les jardins des Wahlverwandschaften , les jardins de la vieille université allemande, et la tour des années soixante dix où j’exerce, de l’autre côté du campus construit en même temps que ma tour, quand encore j’allais à l’école …
moi je prends mon bain de jouvence, en les évitant avec mon vélo, ces foules qui ont toujours vingt ans, et je viens de comprendre que
quelques années seulement avant que je ne commence mes dix milliers d’aller retour entre les jardins universitaires et la tour de mon boulot, le maître des réverbères était encore vivant, il n’est mort qu’en 1983, Hans Leip.
Qui ? Hans Leip ?
Or vous le voyez bien, entre la tour où s’écrie le faucon et la bibliothèque où se lovent les étudiantes et les étudiants dans les grands fauteuils confortablement disposés en vitrine, il y a des vieux arbres plantés comme à la parade et aux frondaisons taillées comme une coupe de cheveux réglementaires : une quarantaine de fantômes des soldats prussiens qui étaient là avant, puisque c’était, n’est ce pas, une caserne, une prussienne caserne avec des gars comme Hans Leip, oui.
Si, si, tous ces arbres en rang, comme au défilé. Depuis longtemps je les ai reconnus comme prussiens et impériaux, et je m’amusais à leur donner des prénoms prussiens, Otto, Karl…
mais il y a quinze jours j’ignorais encore son nom à lui Hans Leip.
pourtant
combien de fois avais je comme tout le monde essayé de fredonner sa chanson de 1917 que comme beaucoup je croyais dater de 39 45 mais
qui date de la même époque que les arbres de la caserne d’avant le campus universitaire. De 1917
Ah, les arbres rangés comme des soldats
comme des prussiens qui chanteraient Lily et Marleen leurs deux amoureuses perdues
comme si des Hans Leip étaient là pour nous avertir de
toutes les terreurs qui
séparent et sépareront les amoureuses dans la guerre
alors j’observe mieux les couples d’étudiantes et d’étudiants qui se blottissent : jusqu’à ce que leurs deux ombres, projetées par les réverbères, ne fassent plus qu’une
Et en fredonnant la chanson de Hans Leip comme si les arbres la chantaient avec moi
entre la tour et le studium
je vois bien comme ils s’aiment fort
das wir so lieben uns hatten
est ce que Madame Merk, ma maîtresse pendant deux ans en 64 et en 65 , est ce qu’elle a eu un amoureux avant la guerre, est-ce qu’elle supportait, après les tortures et les souffrances subies avec ses deux sœurs, est ce qu’elle acceptait que la chanson soit en allemand ?
Je m’avoue à moi-même rarement penser à dessiner ou à peindre sauf pour les vignettes sur les pots de confiture mais en une semaine, et Philippe Haag et Ghislain Pfersdorff me rappellent leur travail fréquent d’une mise en portrait de l’arbre.
Or il a fallu que je remonte à la nage quelques milliers d’ «envers de rétine « (ces gestes photographiants devenus quasi automatiques lorsqu’on ressemble à toute la foule autour de nous qui avec son téléphone portable fait rigoureusement la même capture de ce qu’elle voit du coup moins bien pour se souvenir qu’elle a si peu été là, cette foule désireuse d’existence) je veux dire des traversées de musée ou au lieu de rester assis une heure à chaque tableau clic hop pris, embarqué, et plus tard on n’y voit rien comme disait un historien de l’art on n’y voit plus rien sur la petite photo du portable…
Alors que rester longuement devant l’arbre et le dessiner…
entre l’arbre et le corps on peut rire et voir balancer la tentation de saint Antoine et le génie d’un tronc qui m’avait échappé je ne l’avais pas vu au milieu du tableau à Madrid.
Alors que Ghislain, là en Irlande sur l’île de Valentia, court de joie vers l’arbre qui lui parle de sa prochaine aquarelle et entreprend ces jours celle d’un arbre qui surveille la bibliothèque des sciences et la faculté de chimie à Strasbourg :
… et sans un clic photographique j’aurais oublié avoir vu Philippe suspendre un instant son mouvement devant un arbre. La recension des mille images traînant sur la virtualité informatique de ma tablette, racontant mes passages dans les musées et dans les paysages… cette recension faite subitement hier soir mais en me demandant : où ai je donc fourré des arbres, moi ?
me confirme que, par exemple dans la représentation du Strasbourg prussien en construction qui me touche le plus le cœur, par Lothar Von Seebach, les arbres font miroir aux hommes et à l’immobilier (le parlement juste construit et qui deviendra le Théâtre National de Strasbourg) : les silhouettes des personnages qui m’émeuvaient tant, par la légitimité de leur anonymat, passent indifférentes me paraît ils ce matin, aux silhouettes d’arbres que j’ai tant de mal moi aussi à voir exister.
et qu’Edvard Munch, et que Kirchner en aient tant portraiturés les renvoie à la question de ma végétation : et si je tentais, ce samedi matin, tout à l’heure, au marché, de me faire existentiellement végétal, de ne plus me demander comment exister parfaitement et à tout prix avec sans cesse ce sentiment de ne vivre pas assez ?
et du coup, moins hanté par l’idée d’un complot contre l’être, d’une urgence de se secouer le citron pour en arracher du sens en se disant que c’est un devoir d’être, ou, plus simplement, se laisser inspirer d’autres types de penser et d’essence, chercher du Deleuze et du Derrida dans la fibre ligneuse des arbres qui ponctuent les étals du marché, indifférents aux appétits de la foule du marché pour les viandes, les fruits et les légumes de ses prochains repas ?
Et ainsi comme souvent les samedi, à la foule sous les arbres du tableau de Breemberg « « Abraham et Melchiseddek » à la foule du marché…
A cette foule succèdera celle, plus intime, des gens de Moselle qui se retrouvent les samedis matin tout au bout de l’avenue de la Forêt Noire sous la protection de Federico Bartoloni, noble fils du longtemps correspondant de l’AFP au Vatican et dispensateur d’hosties qu’il déguise en pizzas tellement uniques qu’elles rassemblent les enfants du quartier que la semaine avait éloignés les uns des autres. Là, dans cet incroyable accident sociologique de la pizzeria romaine de Federico, une étonnante concentration de ce peuple oublié de tous, les mosellans, se retrouve et se chérit. Comme leurs proches, les gens de Scandinavie, de flandres, de Belgique, de Meuse et du Rhin, comme Philippe et Ghislain, je sais qu’ils ont tous pour la représentation picturale, même à leur insu, une forme d’étrange attrait. Y a t il des tropismes peintres régionaux hollandais et lorrains comme il y a des peuples musiciens ?
Malgré mon désir très vif de m’efflanquer je vais dévorer les pizzas bénîtes de Federico, sous cette influence du regard des arbres que l’automne colore, réalisant que Ghislain est rhénan et Philippe de la Moselle même s’il est en cavale à Londres et dans le Cotentin, oui je commanderai forcément des pizzas à Federico en écoutant les babils des enfants de la Moselle et en regrettant de ne pouvoir aller à l’exposition de Philippe et de ses arbres si bientôt. Et en grossissant.
René Char disait à Rimbaud dans Fureur et Mystère , « Tes dix huit ans réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris ainsi qu’au ronronnement d’abeille stérile de ta famille ardennaise un peu folle, tu as bien fait de les éparpiller aux vents du large, de les jeter sur le couteau de leur précoce guillotine…
Pendant le début des phrases prononcées en scène par Elsa Agnès – et je la voyais « jouer » (vous verrez pourquoi les guillemets après ) pour la première fois, j’ai eu un vertige rhénan, j’ai vu – je vois encore, au surlendemain de la représentation dans la salle Topor du théâtre du rond point des Champs Elysées – je visualise à l’envers de toute chronologie la silhouette mythique de Rimbaud rencontrant celle de René Char – et du coup Paris semble ré-exister. Vibrer d’un moral qui me redonne un désir moral.
D’ailleurs avant de rentrer dans le théâtre du rond point j’ai croisé dans un petit square des Champs Elysées, une africaine, masquée, qui revendiquait son banc où je venais de me poser pour lire – elle dort aux Champs Élysée et le texte d’Elsa Agnès parle en réalité aussi d’elle enfin je veux dire du destin, des abimes, elle fait plus qu’en parler puisqu’elle l’a écrit, dans son texte mis en scène par Anne Lise Heimburger… Dormir au long des avenues comme cette dame, voire écarquiller les yeux depuis un péage de l’autoroute du monde pour se glisser en tous destins, celui d’êtres aussitôt vus, aussitôt suivis par mon âme épuisée d’aisance, comme si saisir les portraits qui s’encadrent brièvement en ces tableaux que font tous les pare-brise de tous les véhicules du monde était l’issue précipitée, en cette rigueur de caserne qui est celle des péages et de cette péagière que dépeint pour finir Elsa Agnès, comme si se saisir et se laisser happer par tous ces portraits était ce sans-issue qu’impose dorénavant l’accélération du monde. Tenir dans ses bras comme un nounours, comme un oreiller consolateur, comme un public médusé, les sept milliards ou plus que nous sommes. Devoir de romantisme. Pour aimer. Malgré la rumeur automobile de l’avenue, des péages, des impasses et des oligarques péagiers qui nous fouettent à bombes nues pour accélérer leurs gains.
En général c’est comme ça : Paris est, après Marseille, la seule ville d’un romantisme digne de Schuman et de Kafka et cette fois ci parce que les cris d’Elsa y sont une prosopopée.
Ça m’énerve souvent que Paris soit presqu’aussi romantique qu’Obersteinbach.
Hans Baldung Grien 1515 (Musée de Bâle)
Mais si les écrits d’Elsa Agnès sont sous nos yeux issus et tissés de ses voix et personne physique, ce paradoxe d’être actrice sans que ce soit pour du jeu et de jouer en actant sa pensée propre, je m’aperçois, chapitre après chapitre, décor après décor, gestes et gymniques, chants et danse furibarde, que ce ne sera pas à corps perdu. Rythmique galbée partitionnée par la géniale rigueur d’Anne Lise Heimburger et de Silvia Costa l’un-peu-vénitienne, les tenues de l’actrice autrice vont me poursuivre, noli-spectateur-me-tangere, dans une penderie géante en toile, où empiler et jeter les tenues successives du Caméléon et tout d’un coup d’ailleurs, quand elle se drape toute bleue, je lui vois visage de lionne, de Léone, de Caméléone mais
Il y a quelque chose d’amusant dans le fait de faire mille kilomètres pour voir une pièce de théâtre c’est le transport j’ai pris bien entendu la malle poste depuis Strasbourg et, pour entendre des chevaux hennir, j’avais avec moi un traité piaffant de fraîcheur, un livre de socio philosophie que m’a fait découvrir Circé, celui de Hartmut Rosa (Luxemburg ?) et grâce à lui le train s’est transformé en aventure puisque ça m’interpellait, son texte, là où je travaille au quotidien, en interrogeant les soirs de mes consultations depuis… 1989 (chuuut) ce qui fait l’amondementde mes patients, à travers la construction de leurs rêves (les rêves sont un moment d’amondement) – Bon alors voilà, mon transport à travers les printemps de la rhénanie, des Vosges, de la lorraine et puis de la Meuse, s’est terminé – des fleurs des fleurs des fleurs – en face des Buttes Chaumont puis par une promenade d’une heure et demie enfilant la rue Lafayette jusqu’aux Champs – où une africaine masquée revendiquait tragiquement mon banc pour après le soleil du soir y passer une nuit élyséenne (moi sans comprendre encore qu’elle dormirait juste jouxtant les imprécations d’Elsa Agnès incarnant son propre cri son propre texte, puisque ne mesurant pas encore à quel point le banc qu’elle revendiquait était tout proche de la petite salle du théâtre du rond point. Mais je serais surpris, une heure après, de resonger à l’africaine lorsqu’une des évocations d’un des trois personnages figurés par le texte semblerait, elle aussi, couchée à même le sol du dénuement extrême).
Ainsi paradoxe des théâtres, vérité romantique, Elsa n’est en cette pièce ni acteuse ni jouant, prenant ses mots à leurs lettres, oui, elle a écrit son texte, ce texte, elle, narrant trois enfances de trois filles, narrant les trois pères d’ycelles, narrant les corps rencontrés de l’homme puis l’anamour et puis des morts, des meurtres, un assassinat horrible avec l’exactitude de comme-il-en-est-des-meurtres (exactement comme a été agressé dans sa petite maison le délicieux Nounou d’Oeting près Forbach, celui que j’ai connu et qui ne vivait que pour ses orchidées, torturé pour de vrai dans le vrai du réel pour trois francs six sous par deux désespérants – et puis il est mort, Nounou, du retentissement de ça, quelques mois de détresse plus tard – scène décrite et écrite par Elsa Agnès comme si à son âge déjà elle l’avait vécue depuis le point de vue du désespérant bourreau ) et du chant et du chant qui se danse à réveiller les Champs Elysées – et puis du voyage puisque les trois vies racontées par Elsa traversent même à un moment le bruit des clochers d’une ville de l’Italie : la salle suspendue médusée après s’être demandé peut être, pendant les premières secondes, avant les premiers mots, comment elle allait bien faire pour pas qu’on s’ennuie une heure et demie mais emporté•es tous•tes hop ! En Inde hop Toronto hop retour au pavillon propret et au canapé des parents et à l’étau des ciels qui s’encadrent à l’arrière des voitures où, pauvres puis riches, les héroïnes d’Elsa contemplent le ciel en même temps que la passivité d’être transportées – détresse passive de trois enfants qui se laissent tatouer par la mocheté virulente et active de trois mondes refusés- rejetés, honnis, mais les infusant – et en majesté dans le texte, surtout le politique du Dit, tout le temps travaillé au corps d’une ouverture au même cri que Rimbaud – Rimbaud poète ouvert ou Rimbaud fermé trafiquant, Rimbaud amoureux du politique est-ce le personnage d’Elsa Agnès qui part en Inde ou Rimbaud effondré d’une fondrière libidinale est-il la femme-péagière qui contemplera voiture après voiture des mondes qui l’embarqueraient comme d’autres moi ? Ô toi mon autre moi est-ce que cette Commune mythique que Rimbaud rejoignit peut être – et en un mot notre dernier enthousiasme à tous, nous qu’enthousiasme le rêve d’aimer l’autre – O du mein Andres ich…
est ce que la révolte d’un peuple parisien qui fit pitié même à Bismarck (dans ses mémoires qui sont en ligne et traduites, il décrit un soir à son secrétaire la misère physique de ces soldats qu’il a combattus et de leurs familles quand il se promène dans leur foule, après sa victoire), est ce que la Communauté vaut le coup d’aller trafiquer comme Rimbaud l’a fait après, comme les trois filles racontées par Elsa font un peu. Avec Elsa Agnès nous nous en sommes allé trafiquer dans des Éthiopies – non plus le luxe effarant du bateau ivre mais la misère des pulsions sexuelles invendables et la vente pourtant des corps et la maladie purulente jusqu’au seuil de la mort ?
Et comme la réponse de Char est venue dans la nuit du théâtre par les mots infiniment complexes d’Elsa, un torrent, un Nil de Mots, un Iénisseï, une Volga, un Yang tsé Kiang qui dirait que malgré le malheur de l’inconfort d’aimer d’amour il reste la candeur de risquer sa peau quand on sent que ça pue et tout d’un coup ça puait plus sur les champs Élysées quelqu’un parlait dans le luxe du théâtre du destin par exemple de la dame qui dort sur le banc derrière les murs du théâtre – et en chantant par explosions dansées Elsa Agnès ressaisit nos âmes bleuies et tous on était dans le rythme. Congo.
Congo. Péage. Obersteinbach. S’écrier poétiquement pour rejoindre les arbres des Champs Elysées et le banc des sommeils de ruine. Fleuves.
L’actrice, pour une fois, elle agit. Puisque c’est elle qui a écrit le texte. Je veux dire, cette actrice, elle joue – mais c’est elle. C’est elle et pourtant c’est joué, à preuve : tous les vertiges de la mise en abîme de la scénographie ne sont pas de trop pour que, chute de rideau de scène après chute de rideau de fond de scène, je me demande moi même à quel jeu je joue en me racontant que c’est agir qu’aller s’asseoir au théâtre dans l’ombre du public, au moment où se dévoile le fait que l’actrice, aujourd’hui, est mise en scène pour se dire.
Regrettant juste que le texte d’Elsa ne soit pas publié pour pouvoir y revenir et en retenir un peu mieux tous les bancs de poissons, pardon de mots, d’images, de phrases et d’idées que j’y ai entrevu comme autant d’éclats de lumières politiques et de couleurs qui me redonnaient le moral.
Ce soir là vraiment, Paris : plus romantique que les Niebelungen à Obersteinbach (oui oui cachés dans les rochers au dessus, le souvenir des Niebelungen )
Il y a les couloirs pittoresques du musée d’Autun, il y a le mystère insondable des villes françaises de la même taille qu’Autun, ces mille trésors pas encore totalement affectés d’un visage vitrifié par ce qui ne se construit plus comme dans les souvenirs tourmentés des maîtres d’œuvre.
A Autun on retrouve encore ce qui respira, quand une ville c’était d’abord des vieilles enseignes de magasin, des prodiges de charpentes et de façades, des tourelles qui paraissent encore méditer comme belles au bois dormant rêvassant à ce que ça coûterait de les réparer et si elles ne vont pas être remplacées par un moins disant de main d’œuvre en verre ou en béton – ah ! Quelle désaffection !
Ah ! Quelle cruauté toutes ces splendeurs qui meurent et que personne ne vient redresser – avec un peu de chance quelqu’un pensera à mettre de la couleur sur le verre ou le béton qui effacera la gloire surannée du dix neuvième siècle et de ses élégantissimes boutiques – mais c’est même pas sûr mon coco…
Non, même pas sûr ma cocotte – et dans les couloirs du musée d’Autun une fois qu’on a été traumatisé par la folie de l’Eve d’Autun…
Une fois qu’on a été abasourdi par Ève et qu’on s’est demandé comment était son nez, le travail du Maître de la fertilité de l’œuf, ça ressemble à l’enseigne surréaliste d’une gargote, le petit tableau aussi génial que discret, avec un duel animalier, comment est ce qu’on peut le remarquer, cependant, parmi les cent trucs fabuleux qui se précipitent là dans les couloirs richissimes d’Autun, pendant qu’on y est parfois seul parce que les touristes ont peut être préféré aller aux îles marquises dans un bel hôtel en béton ou en verre qui décolore l’océan de tout le confort de ses lits king size – et le petit tableau qu’on a sous les yeux fait son travail il reste fixé à l’envers de la rétine, quelques années passent et puis un beau jour on découvre que sur la vignette : il n’y a pas de nom. Pas de nom !!!
Des années après je reviens dessus je me dis mais c’est qui ? Et là patatras. Je découvre ses autres tableaux, répandus par le monde – c’est où, le Milwaukee, vite, un dauphin et traverser l’Atlantique.
l’auteur si modeste de ce travail tellement léché qu’on dirait une enseigne d’une vieille boutique parfaite, italienne, datant d’un monde qu’on n’a même pas connu. Un monde qui aurait toisé les imperfections du siècle passé comme les restes du dix neuvième siècle, à Autun, semblent toiser l’infortune des banlieues du monde d’aujourd’hui en cubes et rectangle construits à la va-vite.
Oui le monde du dix huitième, depuis l’injustice atroce de ses régimes totalitaires, de ses épidémies et de ses guerres, avait pour toiser le dix neuvième pas encore venu, l’élégance de ses collants colorés qui moulait les attributs de mâles aristocrates – le monde impitoyable du dix huitième toisait depuis les harnais de l’élégance qu’on ne retrouve plus qu’aux vieux tableaux – comme là, m’est revenu le souvenir trois années après l’avoir vue, l’élégance d’un tableau, et du tableau d’un anonyme. Né au dix septième…
Je n’avais même pas pensé à me renseigner sur son nom et je découvre qu’il n’en a pas et que pourtant, depuis ma visite d’Autun en 2019, il pisse par dessus deux siècles sur l’enseigne du fast-food de la galerie commerciale que je que vous que nous sommes en train d’essayer de ne pas regarder – ouf!- ne pas vomir – ( et que le siècle prochain aura d’ailleurs à son tour remplacé mais par quoi, par une vitrine virtuelle en chiffres informatiques ou en simple fumée apocalyptique d’après l’ultime spasme nucléaire de l’ultime toux d’un oligarque enfiévré ?)
Dans le Milwaukee il y a un tableau qui a donné un pseudonyme à l’anonyme parfaitement reconnaissable sur le tableau d’Autun. Ça parle d’une fertilité de l’œuf. Mais les autres tableaux parlent de tellement d’obsessions que chacun te donnerait un nom.
Je suis tombé de la chaise.
Qui es tu ?
Au musée Fesch d’Ajaccio je voudrais aller, je voudrais sauter sur un cheval, courir jusqu’à Saint Tropez, sauter dans un vieux voilier, parvenir à Ajaccio, courir au musée Fesch, voir cette chouette incompréhensible.
Qui es tu ? Y a t il jamais eu une exposition consacrée à toi, qui me réouvre à toutes les vieilles cites, à Brescia, ta ville dit-on, aux rues ressuscitées de Venezia, ma ville secrète me dis-je, aux silences des doges, aux fois insensées des papes les plus douillets.
Mais qui es tu, y a t il jamais eu rassemblement de ton travail en un lieu et quand ? Ou est ton visage dans ces images qui te sont tombées dans la mémoire depuis celles de l’ami Hyeronimus Bosch ?
Dire « hier » c’est déjà faire de l’actualité et l’actualité c’est déjà une histoire d’histoire contemporaine au sens de l’animal social et bien entendu tout ça est de l’ordre du bien mais l’opacité du ciel diurne nous empêche d’oublier la société humaine, qu’il soit bleu qu’il soit gris, et l’opacité encore plus grande d’une représentation nominative des ciels nocturnes, qui nous ferait prendre les lanternes de l’infini pour la vessie de Mercure ou d’Orion, coupe tout accès à la question de ce que serait l’hors-humain … et tellement bien que je n’oserais dire quelle question poseraient les infinis cosmiques, puisqu’aussi bien : comment prétendre à une question ce qui est déjà de l’anthropocentrisme, une question des étoiles Ahlala.. blague des blagues revenons à l’actualité des manifestations d’hier ?
Cependant l’Irlande a produit des bières ambrées et la légende de molly malone une enseigne aux brasseries, dont la brasserie d’où je contemplais hier les visages étoilés de sagesse ivre de trois buveurs qui me paraissaient Merlins – brasserie ? Ah, l’étoile des brasseurs décorait la maison de mon grand père brasseur (comme si le destin des enfants de la Shoah avait quelque chose à voir avec la source de sa fortune la bière Greff à Nancy !) mais moi j’y voyais, dans cette bonne étoile des brasseurs, le rêve qui me permettait de marcher dans un parc (celui de la maison de maître de la brasserie, joignant la rue de la Commanderie et la rue Jeanne d’Arc) entre les noisetiers et les soupiraux des caves où pendant un siècle les ouvriers avaient dû se relayer pour faire la fortune de ceux qui adoptèrent mon papli – est-ce de cette étoile que je me réclame pour payer ma bière en terrasse du Molly Malone devant les trois druides qui ressemblent certainement à ceux qui se ruinèrent la santé pour embouteiller la bière à ras du jardin où je pétais dans mes robes à smocks ? Et donc comme une étoile errante pour l’enfant que j’étais (ignorant qu’il put traiter de racaille, mon grand père, qu’il put traiter de racaille tous ceux des prolétaires ses employés qui par leur misère ressemblaient de près ou de loin à son père biologique et certainement aux trois philosophes des bancs publics (Voilà, c’est de ça qu’ils parlent les trois dieux parcheminés, ils parlent de mon arrière grand père qui avait été le bourrelier des chevaux de la brasserie d’un jadis dont le papli ne me parla jamais – ils sont d’une élégance telle, voilà, ils ont caché hors champs, peut-être dans l’élégant immeuble derrière eux, ils ont caché leurs tenues de chevaliers de cochers de cavaliers, encore une gorgée de Guiness et leurs trois chevaux vont surgir dans une nuée de goélands rieurs et natifs tous de Cork) et donc aussi ceux que le grand père t’axait de racaille ils ressemblaient à sa mère morte trop tôt(dont il ne retrouva pas la tombe, cimetière ravagé par des bombardements). Lui, lui qui avait failli être pendu à la cheminée de la brasserie alors qu’il était né tout près du village natal de Louise Michel.
plus beaux que les trois observés hier depuis la terrasse à Guiness, ai je jamais vu ? Leur cadre, ce bâtiment de l’immédiat après bombardements de la dernière guerre qui est devenu beau va savoir comment mais hier il m’apparaissait comme une révélation.
Cependant qu’ils discouraient, les trois philosophes sur leur banc gratuit faisant face aux tables payantes de l’annexe de l’Irlande, d’un petit morceau du pays de James Joyce, d’un fragment évocateur de cris des goélands au dessus du petit port de Port Magee et de tous les recoins du pays de Molly Malone, pendant qu’ils échangeaient savamment leurs propos, des mouvements d’actualité se déroulaient en tous sens autour et sur la place d’Austerlitz : les syndicats et des jeunes gens passaient à gauche en une procession qui criait contre le président de notre monarchie anticonstitutionnelle occupée à récupérer pour ses marquis un petit pourcentage supplémentaire d’argent sur les millions de pauvres comme toujours bien mal défendus – et soudain surgissaient les agents de la force publique que les gamins, tout fiers d’un noble combat, avaient canardés avant de se replier – leur entreprise pleine de théories pour la nourrir et de certitudes qu’on devine arrosées par les trolls informatiques qui font et défont l’opinion et la rage au gré du bon vouloir des oligarques, des marquis donc, qui s’en servent – théories et certitudes des jeunes aristocrates du penser cependant certains absolutistiquement – de par la profondeur sociologique de leurs analyses – de la situation et du génie de leurs maîtres à penser -pendant qu’à quelques kilomètres de nous la guerre d’Ukraine remplit atrocement les cimetières – peut être y a t il un lien entre cette agitation, ici, d’une société qui hurle contre son roi sans arriver plus à prendre en main ses députés – et les hémorragies de vies humaines pour les prises de contrôles territoriaux par les mêmes marquis tout puissants de l’actualité qui -décidément inactuelle – cache les étoiles et l’immense organisation paisible d’un monde, celui des astres, d’où nous n’aurons pas besoin de disparaître – tant nous lui sommes démesurément incomparables, et ça même si je sais bien que les étoiles ne clignent pas des yeux.
C’était si beau pourtant hier de voir surgir la troupe joyeuse de tous ceux qui voudraient exister.
si j’étais Bismarck (lire ses mémoires pendant la Commune quand il s’apitoie sur la mauvaise santé des français ) j’inventerais la sécurité sociale dont j’ai entendu l’enterrement déjà il y a longtemps, il y a plus de dix ans, de mai deux mil sept à Mai deux mil douze.
cette communauté des humains permise par la sécurité sociale, cette communauté d’humains, reliée par la douceur du soin qu’elle a permis d’administrer depuis son copié-collé français offert après guerre par De Gaulle aux communistes, exactement comme Bismarck l’avait utilisé pour contrer ses socialistes presqu’un siècle plus tôt, en 1883, cette étrange communauté n’a jamais su à qui dire merci, faut dire : difficile de dire merci à Bismarck puisque ce qu’il voulait c’était quoi sinon des soldats en bonne santé et on connaît la suite de la mélodie ein zwei.
j’aurais bien voulu que sous les bras grand ouverts de la sécurité sociale une légende dorée s’installe.
mais quoi. Elle fut comme les étoiles. Cette communauté qui m’a permis par exemple, un jour qu’en revenant justement de l’abominable et impitoyable jungle inhumaine de New York l’égoïste, d’aider la géniale dame hantant la nuit quelques auvents abrités de la pluie, dans le campus universitaire, (et ça depuis quinze ans!) l’aider avec l’aide des meilleurs chirurgiens pour sa cheville brisée et ensuite l’aide des meilleures infirmières venues à son chevet sans domicile fixé, et ensuite l’aide de la pandémie qui lui a même donné une chambre d’hôtel ! Mais c’est évidemment le contraire qui se passe, la fin de tout ça l’enterrement d’la légende dorée de la Sécu – les soldats reprennent la main, adieu l’état providence… bienvenue à la frénésie des consommateurs-pollueurs… qui contrôlera nos fleuves d’essence à tous dans nos autos that is the There Is No Alternative Question of Margaret Thatcher et ses émules planétaires et d’ailleurs comment oserais-je élever la voix puisque, c’est Pâques et je roule vers Ambert dans la petite Irlande auvergnate en suçant quelques litres de ce pétrole pour quoi se battent les oligarques et il y a de l’essence, oui, qui coule à flots dans les stations de bord d’autoroute malgré grèves… je regarderai les menhirs de l’Auvergne avec passion parce qu’ils pointent du doigt la seule vraie actualité, ou plutôt l’astralité, celle de l’ordre insensé, celle de l’inavouée communauté qui m’unit sans question ni réponses aux étoiles les plus innommables, surtout ne pas les nommer, ne pas leur projeter la moindre participation à tout ce qui, m’étreignant dans le réseau vital des autres, risque de me faire oublier ce je-ne-sais-quoi dissimulé aux vertiges interstellaires.
les trois divins buveurs emplis d’ivresse céleste pendant que je pleurais en lisant un poème amoureux de Marguerite Yourcenar (« Feux») et puis le passage ensuite d’une centaine d’apollons et de vénus cagoulés, masqués, habillés de noir qui couraient vers le quartier suisse – le passage, à leur poursuite, des cognes, (comme dit Victor Hugo), cependant que volaient en éclats les vitrines des banques et les écrans de publicité cinétique dont les municipalités abreuvent les candidats au bus. Mais voilà, c’est vendredi et.. .Je suis devant le château de Noiretable et c’est le lendemain. Bénissant honteusement qu’il y ait eu de l’essence dans les stations services du capitalisme pétrolier pour me rapprocher en Auvergne de la Pierre de Giniche, des étoiles, de l’ivresse des buveurs de Sublime ivres de mort, ah, mourons bien vite.
Le navire en or de Broighter (musée des Dublin)
Pierre décorée, Youghal, Comté de Cork, 2500-1700 avant notre ère.
Mille fois refait le geste que je voudrais définir serait intérieurement de s’attaquer au jeté, non pas le pas de danse, non.
Ni quelque plaidoirie contre le continent des plastiques qui s’amassent en plein océan, toute apocalypse trouvera bien ses déclinaisons même celle de nos villes si peu sexy depuis que le charme discret des vieilles baraques s’est effacé devant le structuralisme de nos empilements – et que nous (ce « nous » qui se définit comme une biomasse de concurrents acharnés par les luttes pétrolières ) cherchons avidement quels édens nous n’aurions pas détruits.
Il paraît que c’est l’effet des marchés. Nous, du marché. Nous, du plasticocène.
Le je s’oppose artistement au nous. Les géants du je, les héros qu’on se fait, leur signature s’appose encore, comme les vieilles baraques s’opposent encore, par la douceur de vivre qui peut encore s’y partager (cheminée, flambées, au fond du jardin les espaliers, rameaux croulants de fleurs, hivers surlignant par neiges les branches des vergers dans l’encadrement des vieux châssis de fenêtres au verre irrégulier.) De même, certain•es je parviennent encore à opposer à l’apocalypse insignifiante de la révélation industrielle d’une marée de nos déchets, leur Dire dévoilant. Une apocalypse insignifiante, lapalissade paradoxale malgré la mort qui rôde et tend ses bras si fort.
c’est énigmatique ?
Il me faut cependant contourner les apparences. En 2018 j’avais déjà été impressionné par le mécanisme de discrétion qui caractérisait le travail de François, apposant sur des images existantes un appareil de gommettes…
François qui n’avait pas commencé encore sa geste et sa geste serait, dès 2019, de descendre à la nuit tombée dans les caves collectives de son immeuble et là, au fond du garage, d’y retrouver ce qu’il appelait le bac jaune, pour y relever les emballages en cartons jetés là. Voilà contournée cette apparence d’énigme que pouvait contenir la proposition « s’attaquer au jeté »… Mais quel est ce pas de danse, ce jeté qui rira bien qui rira le dernier, le dernier des rebuts ?
Comme un prêtre égyptien il remontait ces cadavres de boîtes vers la lumière du jour et, embaumement, les dépliait, allait récupérer des cadres abandonnés dans une déchèterie ou en acheter pour trois fois rien chez « Emmaüs » ( mais qu’est ce donc qu’ »Emmaüs », historiquement ?), et installait chaque cartonnage déplié dans un cadre puis, se tournant vers le propre emballage de ses propres jours, il les prenait et il les disposait ensemble sur la surface de ses murs. (Il se tourna, il les prit puis il les disposa ensemble …)
Après un passage au Whitney muséum je trouvais anormal que les travaux antérieurs de François n’y fussent pas déjà mentionnés (il recouvrait des images avec des gommettes, préfiguration de l’élision d’l’auteur qui m’remplissait d’élation….
Thérèse Willer, la conservatrice du musée Tomi Ungerer, a été plus loin, et après avoir constaté aux murs de François plusieurs centaines de cartons aux ailes déployées, elle a décidé avec Dimitri Konstantinidis, instigateur d’une galerie déposée entre institutions européennes et quartiers des sans-besoin, d’organiser, et c’était juste après le passage vers l’abîme de Tomi Ungerer, une exposition montrant conjointement les façons de détourner les objets des deux inattendables personnes. Expect the unexpected, aimait à répéter ad nauseam Tomi.
C’est donc après avoir visité le Whitney et avant le blocus sanitaire de l’épidémie du Pangolin que l’héroïque Thérèse, rendant visite aux appartements de François, décidait d’organiser une exposition dans les locaux d’Apollonia…
Soudain il fallait peser l’âme des cartons morts. Savoir si de leur période fonctionnelle ils avaient gardé trace de quelque faute et comment Anubis l’évaluerait.
Ainsi Tomi n’était il plus là pour le dire ce qu’il aurait pensé de cette épidémie qui nous a tous masqués dans un gigantesque carnaval d’effrois. Mais Thérèse Willer avait déjà pris, avant que le premier pangolin couronné se soit fait bouffer, sa décision d’exposer les jetés repris au bac jaune de son immeuble par François Duconseille. Aussi la pangolépidémie allait-t-elle jeter un de ses étranges décrets sur la première sortie triomphale des édits du Néant arrachés aux rebuts par la geste Duconseillère .
Les affiches avertissant de l’expo seraient suspendues comme des fantômes pendant des mois et des mois et des mois, ça tandis que la ville, comme toutes les villes du monde de l’Effroi, se transformait en Pompéï. Rues mortes et permis de marcher.
Les cartons encadrés pouvaient bien attendre. Comme les très grands crus de Bourgogne cette attente, et ensuite la tragédie en quelque sorte, qui voudrait que l’exposition à peine ouverte soit immédiatement interrompue toujours à cause du pangolin et du virus couronné … comme les grands crus les cartons sauvés des eaux par Thérèse Willer profiteraient de la brièveté infinie de l’ouverture de l’exposition pour revenir en toute puissance dans la ville qui a toujours su prêter secours à Strasbourg par un décret médiéval. Assistance serait portée à l’habitant de la république de Strasbourg. Par Bâle. Mais longtemps après l’épidémie. Car d’abord les cartons trouvaient le chemin d’Apollon, et étaient hissés comme autant de pieds de nez, sous le regard des objets (pelles, outils.., ) ressuscités par Tomi.
Tomi ressuscitait depuis la tombe.
François officiait de son vivant. Mais tous nous étions devenus spectre, et quand après des mois de clôture hermétique de la galerie d’exposition il y eut ce brévissime vernissage, de quoi avions nous l’air et comme Tomi l’aurait dessiné !
Que purent se dire les étudiants de l’Ecole des Arts Décoratifs, suspendant méticuleusement la mise en scène des cartons promis à la réincarnation d’une ré-présentation, arrachés à leur fonction pour édicter un sens, se travestir en totems, en silhouettes, en masques, en effigies de l’irreprésentable.
Je sentais se rapprocher le Whitney museum … I had the feeling Whitney was getting closer to the satisfaction of ever unsatisfied Hans of Schnockeloch… Quelque chose du triomphe de la non signature, quelque chose de l’effacement absolu du sujet derrière le cadavre même de l’humanité consommatrice.
Boîtes dépliées bras en croix transformées en Adonis suaves attendant l’âge parfait, 33 ans, pour rejoindre une révélation mais de quoi sinon de l’attente du créateur – Tomi créateur, le télépathant, va savoir s’il ne m’a pas VRAIMENT diligenté un cours de dessin de loin, à moi l’insignifiant, à moi qui suis si pataud , un cours de dessin pour que je recopie bien, le matin même où peut-être ses pensées croisaient celles de tous ceux si nombreux qu’il a chéri, moi tentant d’aquareller une copie du polichinelle de Tiepolo pendant que Tomi annotait les correspondances de Nabokov dans son lit au Comté de Cork… Qui va servir d’Anubis pour juger des fautes passées des emballages, des cartons et des jetés (comme dans le « Messie » de Haendel : He was despised he was rejected…). Évidemment l’osiriaque François et tous les pratiquants de l’art de la Représentation (oh convoquez s’il vous plaît la femme qui dessina si bien dans la Grotte Chauvet il y a trente cinq mille ans), oui.
François créateur des gorgones-carton et des gargouilles-carton greffées spontanément comme autant de greffes automatiques, de surjets-Rohrschach, d’hypnose, sur les décombres même de la cave du Schnockeloch, (les appartements du créateur sont au long de ce ruisseau qui en porte le nom – Schnockeloch, haut lieu de l’insatisfaction universelle puisque la comptine alsacienne le dit « Der Hans Im’Schnockeloch , L’Hans su trou à moustiques hat alles was er will il a tout c’qui veut awer was er hat er willer nèt mais c’qu’il a il en veut pas un was er will er hater nèt et pis c’qui veut ben il l’a pas. » Le désir d’avoir la grandeur de l’abîme voilà. Mais tendrement. Par l’extrémité la plus tendre. Et la plus désirable. Strasbourg membre planétaire, Dublin Joycienne offerte aux lectures de toutes les Marylin du futur.
Ainsi de la maladie de la mort, mon avoir le plus sûr. Mon cadavre ne vous ressemblera pas mais quand il restera que la poudre décomposée, les ossements, je serai l’image de tout un chacun et je dirai l’abîme avec la grandeur qu’aucun écrit qu’aucune légitimité, qu’aucun empire, qu’aucune bataille ni aucune Thèse ne me donnera jamais.
Incroyable abîme de l’exposition première des œuvres de François à Apollonia par temps de blocus et avant la guerre en Ukraine. Incroyable prise de note par Bruno Carpentier l’immense dessinateur de nos mondes, debout devant les cartons ressuscités.
Et puis, l’exposition clôturée précipitamment il n’était possible que d’y repasser dans une forme de désert.
Oui, de clôture pour observer les momies d’emballage attendant le regard de quelque Dieu qui saurait rappeler tout l’engrenage qui jette les créateurs les plus humbles jusqu’aux coffres du marché de l’art.
Et soudain la nouvelle m’a déchiré tout reste de désespoir pour ne plus laisser (et pourtant la guerre, tout près) que le gazouillis printanier des oiseaux. Les objets du « bac jaune » vont faire réapparition et rester visibles pendant trois mois dans la halle du marché de Bale.
O Bale la sainte qui déjà nous dépêcha ses secours pendant l’atroce siège de 1870 … o noble peuple .
Y rest, pour l’actu, les photos que mon frère m’a expédié cette nuit d’Paname. Mais il sortait de la librairie Tschann et moi, moi en grève de tout éditeur et de tout libraire mes seuls écrits, dont comme tout papy perdu Robinson sur son propre blog je serai jusqu’à mon dernier souffle le seul lecteur, ils sont dans la précarité virtuelle de cet hébergement fosse commune remblai d’une impossible barricade je suis le seul émeutier de mon propre silence la librairie Tschann m’apparaît comme le rempart immarscessible de vrais vrais de vrais, et comme il y a grève à la radio, je lis Victor Hugo les misérables, vieux papy blogueur qui dans cinq minutes puisque c’est l’aube, repart voir ses gentils patients qui lui pardonnent en plus (pas tous, rétrospectivement y en a un qui voulait me défoncer ) en ce moment d’être plus préoccupé par les barbelés que représente pour sa journée de petit médecin généraliste du coin de la rue, un nouveau logiciel médical, hébergé comme mon blog par la fausse Commune du blog – et rempli de complexités effarantes lorsqu’on doit s’occuper du monsieur qui fait un infarctus devant soi alors que le logiciel ne permet pas de bien faire la lettre pour les urgentistes voilà
Hier soir un des écrivains qui peuplent ma bibliothèque, Georges, Georges Didi Huberman, savait il qu’il prenait la parole sous les enluminures du Londinio-Cherbourguo-Lorrain (infiniment mittel europien) Philippe Haag ?
je vois sur la photo envoyée aussi par mon frère, ces dessins merveilleux de Philippe Haag, suspendus derrière un des plus actifs remueurs de ma pensée et les radios sont en panne – les radios sont en panne ce 23/3/23, je ne peux pas même savoir si et comment la guerre et les guerres continuent de tendre leurs lacets pétroliers autour de mon destin dans le quartier classé par l’Unesco des grandes avenues teutoniques de Strassburg où dans quelques secondes je dois sauter sur mon vélo pour arriver avant les malades pour essayer de pallier avant leur cohorte les complexités aristotéliciennes de mon nouveau logiciel – sans savoir si des missiles balistiques sophistiqués ne vont pas venir se planter dans mon thorax pendant que je pédalerai au milieu d’un printemps charmant — pourtant trotz Allerdem tout refleurit et Didi Hubermann parlait hier soir, devant les dessins du Lorrain des lorrains, un savant éperdu de perspectives d’océans et d’arbres et connaisseur, lui, d’une anthologie des images (chaque fois qu’ensemble nous traversons les musées et les œuvres contemporaines il édicte nom après nom les auteurs de ce qui l’effare de jouissances picturiesques.
chez moi je remarquais ce matin trois tableaux chacun d’un•e ami•e
Mais si les murs sont offert au regard solitaire de celui qui file soigner (qui est au menu ce matin des gens qui me regardent avec compassion me noyer dans mon logiciel ? Ah si seulement je mourais sous leurs yeux quel mort triomphale ce serait enfin du Poquelin !)
Et donc celui qui m’a parlé dans ses écrits des fluidités de la toge des nymphes (Nympha Fluida) celui qui m’a offert de lire en outre et avec précision le peu d’images échappées des camps (Mémoire des Camps) et faire son anthologie serait infinie, il était hier soir sans le savoir peut-être, en face de Philippe dont les dessins décoraient la librairie.
… et c’est le silence des radios et moi je lis Les Misérables pendant que se tait la radio je lis les raisonnements de Victor Hugo tentant de discerner l’émeute de l’insurrection, et je me demande si le Bien est un drapeau ou si je vais le croiser en descendant dans deux secondes, prendre mon biclou, traverser le campus universitaire plein d’architectures (un coup d’œil-de-coté aux vieux platanes rangés comme les soldats casqués des casernes de la vieille Prusse qui étaient là avant les universités) et embrasser le monde en songeant à tous les amis qui parviennent à dresser une re-présentation du monde, depuis celles de la grotte Chauvet jusqu’aux douceurs colorées de mon frère – songeant à Michel Foucault et à Coluche qui ne sont plus là pour nous dire pourquoi les radios se taisent ce matin. Ah! S’adosser au Bien d’une représentation tangible et pas trancheuse, cela ferait il de moi un despote ?
Représenter l’ennemi (le nouveau logiciel médical qui me dit mon égarement et ma maladresse) dans ma grotte ce serait rendre au paysage la force qu’il y avait il y a trente cinq mille ans lors des aurochs et de la Femme de la Grotte Chauvet ? Femme lionne qui était dans mon lit cette nuit – hier, me semble-t-il, oui, hier, la grotte Chauvet chantait de toutes ses parois conservées pieusement par ceux qui y dessinaient. Trente cinq mille ans et les parois conservées pendant que le monde notre monde nos paysages détruits disparus les mammouths et moi et moi et moi. Vingt aïeux tout au plus me sépare des mille ans écoulés, deux cent tout au plus des dix mille, une toute petite troupe de six cent aïeux me séparent de la dessinatrice des mains de la grotte Chauvet mais où sont parties les neiges d’antan ?
Représenter l’objet qui m’empêche de savourer le regard de mes interlocuteurs et me contraint de prêter attention aux statistiques glacées de l’interconnexion des robots…
voyaient ils, ceux de la Grotte Chauvet, voyaient ils comme l’aïeul de mon frère, Haendel, une Providence dans chaque forme du monde ? voyaient ils une providence dans la forme des parois de cette grotte dont ils ont respecté chaque relief comme un donné prodigieux, comme cette arche naturelle de rochers, le Pont d’Arc, qui en marque l’être ? Respectait il le monde en le représentant sans intention de le troubler, comme mon frère représentant le GLASWALDSEE (lac de verre et des forêts , tout près d’ici dans le silence du Schwartzwald et la fuite des animaux d’ensauvagerie).
Heureusement qu’elle ne vivait que par mes yeux : elle n’a rien senti
Elle était en briques. Que voulaient évoquer les architectes en 1900, en déposant ces architectures aux façades de brique autour de la petite ville de Strasbourg redevenue allemande depuis 1870 ? L’Allemagne du nord ?
La cour ainsi n’avait guère bougé depuis plus d’un siècle et j’y entendais comme les échos du cinéma berlinois. Des plaisirs qui doivent paraître immoraux en temps de guerre, mais justement le plaisir de savourer que quelques une des fenêtres de ces cours puissent encore, malgré les guerres, être intactes ce soir. Retenant mon souffle. Peut être pour quelques jours encore. Comme ce serait improbable que tout cela dure vraiment, la saveur en est d’autant plus ahurissante.
Un matin soudain quelques échafaudages annoncent que l’immeuble va se rhabiller par sa cour arrière, de laine de verre.
Une forme de noirceur envahit d’abord la cour. Pas sans rapport avec toutes les horreurs qui ont pu se dérouler en rhénanie comme ailleurs, pendant ce siècle de guerres ininterrompues…
Mais pas franchement encourageant.
Et puis là dessus hop un coup d’blanc. Au passage les vieux volets sont passés à la poubelle…
S’ils regardaient subitement tous en haut et à leur droite ils pourraient s’étrangler d’horreur comme moi ils verraient l’absurdité consistant à recouvrir un mur de briques d’une isolation en laine de roche… L’homme à chapeau melon, qui porte mon nom et se prénommait Charles, le jetterait à terre et le piétinerait. Le petit jeune homme son voisin qui n’est pas encore inscrit à l’école centrale de Paris et n’a pas encore fait un enfant à Janine Solane danseuse étoile à Chaillot, pousserait des cris d’orfraie et inventerait un surnom pour chacun des ouvriers. La grosse veuve Moll découvrirait scandalisée que sa baignoire n’est plus dans sa salle de bains au deuxième étage en face d’elle mais déposée sur le balcon depuis quelques décennies. Son gendre le Charles a transplanté la Pharmacie à l’Ange de son papa à Tucuman en Argentine – comment ne pas retourner prendre un bain chaud ?
Sur le flanc. Chaque fois que je me brosse les dents j’imagine la mollesse de la belle mère de Charles.
Et puis je peux aussi rêver que derrière l’Observatoire resurgisse en lieu et place de cette cour, la douceur des prairies qu’observa Goethe…
…de toutes façons la nuit…voit-on seulement les briques ?
Heureusement les dessins de Lothar Von Seebach permettent de se remémorer quelques sensations d’époque.
Mais il y eut une revue illustrée qui a capté cent anecdotes . Cent anecdotes du temps où ces immeubles qui me paraissent receler l’immémorialité des styles cinématographiques expressionnistes de ceux qui, comme Murnau ou Fritz Lang, ou Ernst Lubitsch, fuyant le nazisme se sont retrouvé à New York… mais dont j’entendais toujours les répliques se répercuter aux briques de la façade arrière.
Oui il y a eu cette revue avec par exemple ce dessin où un gamin est gêné de la tenue débraillée de son père comme je suis gêné de l’air sinistre et blafard du revêtement posé en moins d’une semaine sur une façade qu’il va probablement faire pourrir sous son hermétisme et qu’en tous cas il me dérobe.
Hermès ! La baignoire de la veuve Moll que je contemplais depuis 1994 sans savoir que son gendre portait mon nom, Charles.